ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

TROISIÈME PARTIE. — INFLUENCE DE L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

 

CHAPITRE PREMIER. — INFLUENCE SUR LES PAÏENS.

 

 

L'école juive d'Alexandrie n'a laissé aucune trace de son influence sur le monde païen ; nul indice ne révèle l'efficacité de son prosélytisme persévérant, ne justifie les prétentions orgueilleuses de Philon à la conversion prochaine du monde entier. Si Josèphe et le Juif platonicien avaient gardé le silence sur la colonie établie en Égypte, nous n'en soupçonnerions peut-être pas même l'existence. Les fragments composés à la louange de Moïse, de sa législation et de son peuple, offriraient à la critique une énigme de plus, et les philologues expliqueraient par des rapports passagers et fortuits, plusieurs expressions et quelques idiotismes empruntés à la langue hébraïque par certains écrivains d'Alexandrie. Les Juifs ne restèrent cependant pas renfermés dans le quartier assigné à leur nation dans la capitale des Lagides. Pendant que la population égyptienne, ramassée dans le Rhacotis, autour du Sérapéum, en avait fait comme le sanctuaire de ses antiques croyances, les Israélites se répandaient par toute la ville, se mêlaient aux Grecs, parlaient leur langage, adoptaient leurs coutumes, jouissaient de leurs privilèges. Ils pouvaient recevoir quelques-unes de leurs doctrines, mais aussi leur apprendre à leur tour quelques idées d'origine judaïque.

Il n'en fut pas ainsi. Ils accueillirent les idées des Grecs, mais ils ne purent leur faire accepter en échange aucun de leurs dogmes. Cette séparation morale entre des hommes habitant la même cité, serait pour nous un mystère, si nous ne savions, d'un côté, quel immense abime séparait les gentils de la nation sainte, et de l'autre, avec quelle facilité celle-ci passait dans le camp des faux dieux. De plus, nous ne pouvons en douter, le Dieu d'Israël voulait confondre le zèle imprudent des Juifs d'Alexandrie pour faire éclater la sagesse de la loi qui leur interdisait tout rapport avec les peuples infectés de l'idolâtrie. Il fallait montrer la vérité, vaincue par l'erreur, tant qu'elle serait réduite à ses seules forces, pour mieux faire sentir la divine énergie de la Religion qui allait tout dompter, tout soumettre.

Ainsi, les Ptolémées qui, à l'exemple d'Alexandre, apprécièrent la fidélité des Juifs, se les attachèrent par la bienveillance, leur permirent l'exercice de leur culte, ne cherchèrent jamais ni à comprendre leur législation, ni à s'assimiler ce qu'elle avait de grand et d'élevé. Les pratiques extérieures de la religion juive furent toujours un écueil contre lequel vinrent se briser les Grecs de l'Égypte et les autres nations païennes. La première objection présentée par le faux Aristéas et ses compagnons au grand prêtre Eléazar porte sur les observances prescrites par la loi. Elle est renouvelée en tout temps et sous toutes les formes par les ennemis du judaïsme. Les mœurs et les usages du peuple de Dieu leur paraissaient ridicules, et ce premier obstacle les empêchait de percer une enveloppe grossière, en apparence, pour pénétrer plus loin, saisir dans leur beauté les lois de Moïse, et en admirer la sagesse et la belle économie. C'est ce qui explique les railleries prodiguées partout à la nation dépositaire de la vérité et la facilité avec laquelle furent admises les absurdes calomnies dont on la chargeait. On se croyait autorisé à tout accepter sur le compte de ces hommes si étranges, et dont les mœurs et le caractère étaient si opposés au caractère et aux mœurs de tous les autres.

Ne semble-t-il pas cependant, si l'on en croit Aristéas, que sous le second Lagide, la législation de Moïse fut parfaitement connue à la cour d'Égypte ? On y savait même, après les ingénieux commentaires d'Eléazar aux ambassadeurs du roi, et les explications des interprètes au prince lui-même, que sous le voile grossier de la lettre, se .cachaient les sens les plus profonds, et les vérités de l'ordre le plus élevé. Le fils de Lagus et de Bérénice reste longtemps en contemplation devant le livre présenté par les Juifs de Jérusalem. Il se prosterne sept fois devant lui, et l'adore. Il verse des larmes de joie, et proclame ce jour le plus beau de sa vie ; un jour qui ne s'effacera jamais de sa mémoire. Voilà donc Philadelphe converti au judaïsme, et avec lui Démétrius de Phalère qui déclare ouvertement la loi de Moïse l'œuvre de la Divinité, la place dans la bibliothèque du Bruchium, et comme nous l'avons déjà vu, fait jurer aux interprètes de ne lui faire subir aucun changement dans la suite.

Quel ne dut pas être, dans toute la capitale de l'Égypte et dans le royaume tout entier, le retentissement, d'un pareil événement ? Les courtisans qui avaient applaudi la nouvelle traduction avec tant de force en présence de leur maître, n'ont-ils point partagé son respect, et versé des larmes avec lui ? Les poètes qui, sous toutes les formes, et sur tous les tons, ont prodigué la flatterie aux maîtres.de l'Égypte ont dû consacrer quelques hymnes, quelques vers, au moins, au livre traduit à si grands frais, et placé avec tant de pompe dans une bibliothèque publique. Ne durent-ils pas même faire allusion aux doctrines qui les avaient frappés davantage, et que des protecteurs, si généreux et si prodigues, avaient mis en quelque sorte à la mode ?

Chose étrange, c'est à des divinités grecques ou égyptiennes, à Apollon et à Bacchus, à Isis et à Sérapis, que le prince dont on fait un néophyte si fervent élève des temples, il brûle son encens devant elles, il leur fait des sacrifices[1].

Ce sont les dieux d'Homère et d'Hésiode que chantent Callimaque, Apollonius de Rhodes, Aratus, Théocrite. Les attributs des maîtres de l'Olympe ne sont point changés, les dieux ont conservé les mêmes penchants et les mêmes vices. Callimaque fait, à la vérité, de Jupiter un dieu que la mort ne peut atteindre. Il attribue  à la vanité des Arcadiens, et au penchant des Crétois pour le mensonge, les fables qui le font naître en Arcadie ou en Crète ; mais aussitôt il ajoute : Ce fut sur le mont Parrhasius, dans le plus épais des bois, que Rhée te donna la naissance[2]. Il n'omet ni le bruit des Corybantes, ni le lait de la chèvre Amalthée, ni la danse des Curètes. S'il représente Jupiter comme le roi de l'Olympe, et s'il s'élève contre les poètes mensongers qui veulent que le père des dieux soit redevable de la royauté aux caprices du sort, c'est pour mettre ses exploits, la force et la valeur à la place de l'aveugle Destin[3]. Tout obéit à un signe de la tête de ce puissant maître des dieux[4]. Il laisse à des divinités inférieures le soin de veiller sur les hommes ordinaires, se réservant la protection des rois de la terre[5]. Ce ne sont là assurément que les pensées d'Homère et de Platon qu'un poète courtisan exploite avec habileté.

Si Callimaque s'écrie : Ciel ! comme le laurier est agité ! comme le temple entier est ébranlé ! Loin d'ici ! loin d'ici, profanes ![6] il imite plutôt la prêtresse dont il feint l'enthousiasme que les prophètes d'Israël. S'il ajoute : Ce n'est pas à tous indifféremment, mais au juste seul qu'Apollon se manifeste, il l'avait appris des philosophes qui avaient avant lui proclamé la même vérité.

La cosmogonie de Moïse était de nature à frapper davantage les esprits, soit par la place qu'elle occupe dans les livres sacrés, soit à cause de la solution plus raisonnable qu'elle donne aux problèmes que les sages de la Grèce avaient tant de fois agités ; or elle est complètement ignorée des membres du Musée. Orphée prenant sa lyre, et mêlant à ses accords les doux accents de sa voix, chante comment la terre, le ciel et la mer, autrefois, confondus, ont été tirés de l'état de chaos et de discorde : la route constante suivie dans les airs par le soleil, la lune et les autres astres, la formation des montagnes, celle des fleuves, des nymphes et des animaux[7]. Apollonius a suivi pas à pas Hésiode ; il n'a rien pris dans la version alexandrine des livres saints.

Mais il n'est pas étonnant que quelques fragments, seuls débris des nombreux ouvrages alexandrins qui ont péri par le ravage du temps, par les incendies, ou par le vandalisme, ne présentent qu'imparfaitement la pensée du siècle de Ptolémée Philadelphe et de ses successeurs. Peut-être retrouverions-nous dans les écrivains dont nous n'avons plus les œuvres, ou dans ceux qui ne nous les ont pas laissées complètes, les traces de cette influence que nous n'apercevons pas dans ce qui nous reste. Nous n'en pouvons douter, les Juifs d'Alexandrie, qui ont vécu dans des siècles postérieurs, les auraient recueillies avec soin s'ils en avaient trouvé, et ils nous les auraient transmises. Comment, en effet, cette école qui, pour se donner plus d'éclat, fabriquait des vers sous le nom des poètes de l'antiquité grecque, et pour gagner les philosophes révérés par les Alexandrins, leur prêtait le langage de l'Écriture, et montrait dans des pensées, qu'elle tourmentait de mille manières, le reflet de la sagesse divine, aurait-elle négligé d'extraire les passages des écrivains d'Alexandrie qui auraient pensé et parlé comme elle. Avec quel empressement des hommes qui s'attachaient si fortement à des ombres, n'auraient-ils pas saisi la réalité ? Ils auraient certainement signalé avec orgueil les moindres imitations. D'un autre côté, il est non moins certain que Josèphe, saint Justin, Clément d'Alexandrie, Eusèbe Pamphile auraient conservé quelques-uns des trophées de l'école qui les a si souvent induits en erreur. Nous sommes d'autant plus disposé à le croire que les Juifs ont réellement essayé ce moyen légitime de prouver leur influence. Ils l'ont fait, il est vrai, avec plus d'audace que de succès. Aristobule, à la suite des vers orphiques que nous avons reconnus comme apocryphes, cite quelques vers tirés des Phénomènes d'Aratus. Il y voit, comme dans les précédents, une imitation des livres saints des Juifs. Mais le fragment qu'il a dû respecter et laisser dans toute son intégrité, à cause des temps et des lieux où il vivait, n'est pas aussi favorable au célèbre péripatéticien que l'hymne attribuée à Orphée. Il fallait que le philosophe fût aveuglé par le désir de voir sa religion partout, pour s'arrêter sérieusement à des analogies si peu frappantes, et penser que ce sont les idées juives qui ont nécessairement inspiré Aratus quand il dit[8] :

Commençons par Jupiter ; mortels, ne manquons jamais de le mentionner avant tout : les chemins, les places publiques et la mer elle-même, et les rivages et les ports, tout est plein de sa divinité ; tous nous avons sans cesse besoin de lui, car c'est de lui que nous sommes sortis. Il est plein de bonté pour les hommes ; sa main leur donne le signal, et il rassemble les peuples pour qu'ils se livrent au travail, ne perdant jamais de vue ce qui est nécessaire à leur existence. Il dit quel sol répondra le mieux aux efforts des bœufs, à l'action du hoyau ; il enseigne les saisons favorables pour arroser les plantes et pour confier la semence aux champs.

Ces vers renferment des pensées de la plus grande beauté, nous ne chercherons pas à le nier, mais le poêle a pu les emprunter à l'antiquité profane. Aristobule aurait pu, avec autant de raison, citer les uns après les autres tous les auteurs grecs, sans en excepter aucun : car il n'en est point qui ne soit, au moins une fois, dans ses œuvres, tombé d'accord avec les livres de Moïse. Mais était-il nécessaire qu'ils les eussent consultés ? La raison de l'homme n'est pas réprouvée au point d'être condamnée à n'entrevoir jamais la vérité, et à ne pouvoir jamais en saisir quelques lambeaux.

Le philosophe péripatéticien a été imité par ses concitoyens d'Alexandrie. Nous avons parlé de cinq vers attribués par le précepteur de Ptolémée Philométor à Linus, maître d'Orphée. Le faussaire, quel qu'il soit, pouvait, avec moins de danger d'être reconnu, se cacher sous un nom dérobé à l'antiquité la plus reculée, et se couvrir en même temps de l'incertitude où l'on était relativement aux œuvres de Linus. Mais Callimaque, sous Ptolémée VII, tous les savants le con- naissaient ; à Alexandrie, le peuple pouvait l'avoir entre les mains. Il n'était donc pas prudent de lui prêter des idées et des vers que l'on ne trouvait pas dans ses ouvrages. Mais plus tard on s'enhardit, et quand la mémoire du plus célèbre poète de la pléiade fut moins présente à tous les esprits, ou lorsque la destruction de nombreux documents encouragea la fraude, c'est sous le nom de Callimaque que l'on mit les vers autrefois placés par Aristobule sous celui de Linus. C'était pour les Juifs un disciple de Moïse de plus. Mais nous avons reconnu la fraude, elle ne peut servir à prouver l'influence des Juifs ni sur Linus, ni sur Callimaque. Seulement, par ce stratagème, nous expliquons, autrement que par une erreur de copiste, le nom du maître d'Orphée, remplacé par celui de l'auteur de l'hymne à Jupiter dans Clément d'Alexandrie. Peut-être Eusèbe avait-il eu, comme il paraît, le texte même d'Aristobule sous les yeux, tandis que Clément semble avoir consulté celui du faussaire plus moderne.

Ce sont probablement encore les Juifs Alexandrins qui ont fourni au savant auteur des Stromates une autre citation de Callimaque, dans laquelle il croit remarquer une imitation d'Isaïe. Le célèbre catéchiste d'Alexandrie, en accordant trop de confiance à l'école juive, s'est égaré comme elle, et a trouvé des plagiaires de l'Écriture sainte, là où il n'y en avait en aucune manière. Quand le poète cher à Philadelphe nous dit[9] : C'était l'année où les volatiles, les habitants des mers et les quadrupèdes répétaient qu'ils étaient comme le limon de Prométhée, et encore : Si c'est Prométhée qui t'a fabriqué, et si tu n'es pas sorti d'un autre limon... était-il nécessaire qu'il eût sous les yeux ces paroles d'Isaïe  : Foulez-lez aux pieds comme de la boue ? La fable de l'antiquité sur l'homme d'argile de Prométhée ne lui suffi sait-elle pas ?

Il fallait que les ouvrages des auteurs sur lesquels on voulait s'appuyer ne présentassent que des rapports bien imparfaits et des ressemblances peu concluantes, pour qu'on ne pût en extraire des passages plus favorables que ceux-là à la thèse favorite des Juifs de l'Égypte. Telles sont cependant les seules preuves apportées en sa faveur. Nous n'admettons pas, avec un habile critique[10], qu'il faille reconnaître l'influence juive dans ces vers de l'hymne à Jupiter : Elle dit, et levant son bras puissant, elle frappa le mont de son sceptre. Le roc s'ouvre et vomit l'onde à grands flots. La poésie pouvait accorder une fois, à une déesse qui vient de mettre au jour le maître de l'Olympe, une puissance qu'elle donne si souvent au dieu des mers.

Le nombre sept était sacré parmi les pythagoriciens, dont les doctrines avaient beaucoup de vogue en Égypte ; il l'était aussi chez les Israélites. Dans son hymne à Délos, le poète a donc pu dire, sans imiter les Juifs : Les chantres harmonieux de Phébus, les cygnes de Méonie, quittant le Pactole, vinrent tourner sept fois autour de Délos et chantèrent autant de fois la délivrance de Latone. Ce fut en l'honneur de ces chants sept fois répétés, que, dans la suite, le dieu monta sa lyre de sept cordes... Ils chantaient encore pour la septième fois, quand Phébus naquit. Ces emprunts sont bien peu importants, ils ne modifieraient en rien les doctrines du siècle de Ptolémée Philadelphe, et pourtant il est probable qu'ils ne furent pas faits aux livres sacrés et aux croyances des Juifs.

Mais, dans la suite, les Israélites ne furent-ils pas mieux connus ? Le roi Ptolémée Épiphane Ier, selon Josèphe[11], donna à la religion juive des marques de vénération profonde. Lorsqu'il eut soumis la Syrie, il se rendit à Jérusalem, suspendit dans le temple les trophées de sa victoire et y offrit des sacrifices selon les coutumes antiques. Cet hommage éclatant ne prouve-t-il pas que le judaïsme avait fait des progrès dans les esprits, que l'on en reconnaissait la supériorité sur le culte des Grecs et des Égyptiens ? C'est la conclusion que semble tirer l'historien des Antiquités juives. Ce n'est pas aux divinités égyptiennes, dit-il à Apion, mais au Dieu d'Israël, que le roi vainqueur voulut rendre des actions de grâce. Josèphe donne une valeur qu'il n'a pas à un acte purement politique. Ptolémée III avait compris qu'il était difficile de dompter un peuple qui tenait moins à ses rois qu'à son Dieu, et ne s'attachait à un prince que si ce prince lui permettait de rester en paix autour des sanctuaires du Très-Haut. Il sentit donc qu'une marque de respect pour le temple de Jérusalem et la Divinité qu'on y adorait, le servirait plus que ses armées, ses généraux et ses victoires. Il se montrait sur ce point fidèle au plan tracé par les premiers Lagides. D'ailleurs, n'est-il pas permis de croire que le Dieu qui autrefois s'était manifesté à Alexandre, l'avait désarmé, avait fait succéder la bienveillance à la colère et au désir de la vengeance, éclaira aussi, pour un instant, l'esprit de cet autre monarque ? Mais de même que le conquérant de l'Asie, malgré les faits merveilleux qui lui avaient révélé la supériorité de la religion juive sur toutes les autres, n'avait pas tardé à l'oublier entièrement pour élever dans la cité qu'il venait de fonder sur les bords du Nil, des sanctuaires aux dieux de la Grèce et à Isis, la grande divinité des Égyptiens[12] ; ainsi Ptolémée III, s'il fut un instant fléchi par celui qui tient en ses mains le cœur des rois, oublia bientôt les Juifs, leur temple et leurs sacrifices pour revenir aux dieux du paganisme. Des inscriptions retrouvées dans les ruines de Canopus l'attestent[13]. D'ailleurs, le prince rapporta de cette expédition, où il avait montré tant de respect pour Jérusalem, tous les objets sacrés que les Perses avaient enlevés de l'Égypte. Il rendit à cette contrée des dépouilles précieuses à un peuple idolâtre. Il cherchait donc moins la vérité que ce qu'il croyait utile à sa grandeur et au maintien de sa dynastie. On dirait que le vrai Dieu a placé à dessein ces inconséquences auprès des témoignages les moins équivoques rendus à la vérité,' pour nous apprendre, par ces éclatants exemples, combien il était difficile de changer un monde attaché à ses erreurs par des chaînes si puissantes.

Josèphe, dans ses Antiquités, nous représente un autre prince, Ptolémée Philométor, comme un rabbin, ou plutôt comme un souverain pontife instruit de ce qui concerne toutes les difficultés de la loi[14]. C'est lui que l'on choisit pour arbitre dans les débats survenus sous son règne entre les Samaritains et les Juifs. Il s'agissait de décider sur l'antiquité des temples de Jérusalem et du Garizim. Pour éclaircir une pareille question il fallait être très-versé dans la connaissance des Écritures et savoir si elles n'étaient pas falsifiées, puisque les Samaritains s'appuyaient sur un passage du Deutéronome, que les Juifs prétendaient avoir été corrompu par leurs adversaires. Philométor s'est trouvé capable de résoudre toutes ces difficultés. Il se prononce en faveur des Juifs et il condamne les avocats des Samaritains au supplice[15].

Une telle sévérité dans des princes d'ailleurs si tolérants en matière de religion, nous paraît déjà suspecte. Mais, de plus, comme le remarque Van Dale[16], Onias, qui avait rendu de grands services aux rois d'Égypte[17], avait dès lors bâti, avec l'autorisation de Ptolémée Philométor et de Cléopâtre, le temple juif. d'Héliopolis. Les Juifs de Jérusalem, indignés de cette grave infraction à la loi, mirent les lévites qui servaient dans le nouveau sanctuaire au rang des prêtres sacrifiant sur les hauts lieux. Comment donc des hommes qui adoraient le Dieu d'Israël et lui offraient des sacrifices dans le temple d'Onias, à peine bâti, pouvaient-ils disputer sur l'antiquité de celui des Samaritains ? Ces contradictions infirment le témoignage de Josèphe. Les soupçons sur la fidélité de sa narration se confirment par l'examen des lettres de Ptolémée VI et de la reine Cléopâtre[18]. Le roi d'Égypte, accordant à Onias la liberté de bâtir un temple, lui fait remarquer pourtant qu'il ne sait pas si des autels, dans un lieu souillé et couvert d'ossements, peuvent être agréables à la Divinité. Puisque Isaïe a prédit qu'un temple serait élevé en Égypte, je permets pourtant, dit-il, de le construire, autant qu'on le peut, sans violer la loi, afin de ne pas avoir part au péché contre Dieu[19]. Il faut l'avouer, dit Basnage, Josèphe, en faisant parler des princes païens, ne sait ni se conformer aux bienséances des caractères, ni conserver la couleur qui convient aux temps et aux lieux[20]. Il suit l'exemple des historiens qui prêtent aux rois et aux généraux des harangues et des lettres qu'ils ont eux-mêmes composées, en prenant moins la vraisemblance pour guide que leur propre génie, et des systèmes pris d'avance, sans s'inquiéter si les faits les démentent ou les confirment.

Aristobule le péripatéticien avait, il est vrai, composé un Commentaire sur la loi de Moïse. Il avait pu donner à Philométor quelque connaissance des lois judaïques si toutefois c'est bien ce prince dont il fut précepteur, et s'il faut attacher à cette dernière expression un sens rigoureux, ce dont il est permis de douter, assurément il ne l'avait pas converti. Il ne l'avait pas attaché à la religion juive, au point de soulever dans son âme des scrupules semblables à ceux que lui prête Josèphe. N'est-cc pas en effet ce roi si religieux, ce zélé néophyte, tremblant de permettre la construction d'un temple en un lieu souillé, qui fit élever plusieurs temples aux divinités du paganisme ? L'inscription suivante, recueillie par Hamilton sur un des Propylons de Parembolé, le prouve :

Pour la conservation du roi Ptolémée et de la reine Cléopâtre, sœur et femme du roi, dieux Philométors, à Isis, à Sérapis et aux divinités adorées dans le même temple[21].

Le nom du même prince se trouve également sur une inscription du propylon d'Antéopolis :

Le roi Ptolémée, fils de Ptolémée et de Cléopâtre, dieux Épiphanes et Eucharistes, et la reine Cléopâtre, sœur du roi, dieux Philométors, ont construit ce pronaos à Antée et aux dieux adorés dans le même temple[22].

Nous pouvons interroger d'autres inscriptions recueillies par les savants qui se sont occupés avec autant de sagacité que de bonheur des monuments de l'Égypte. Elles n'accusent aucun vestige de l'influence juive sur cette contrée ; elles contredisent, au contraire, toutes les assertions de Josèphe et de Philon sur la prétendue oppression des Égyptiens par les Ptolémées. Loin de tourner la religion du pays en ridicule, pour s'attacher aux Juifs et embrasser leurs croyances, les Lagides ont toujours cherché à s'en rapprocher. Les temples, les pronaos, les propylons, les stèles que l'on élevait ou que l'on restaurait sous leur règne étaient grecs pour la forme et les ornements, mais ils portaient d'abord le nom des divinités égyptiennes[23]. Dans la suite, seulement, peut-être à partir de Ptolémée Philométor[24], les conquérants ajoutèrent à celles-ci le nom correspondant du dieu objet d'un culte semblable dans la religion grecque. Encore eurent-ils soin de mettre, par déférence, le nom égyptien le premier. Chacun trouvait ici ses avantages, dit M. Letronne, et tous les intérêts étaient représentés[25]. »

Pourquoi donc ceux des Juifs étaient-ils si complètement oubliés ? On ne trouve aucune allusion à leur Dieu, à leur culte, à leurs cérémonies religieuses dans ces pages sans nombre écrites sur les monuments publics ou privés par des rois, des personnages de leur cour, ou par de simples particuliers. Les Juifs auraient-ils refusé l'alliance sacrilège de Jéhovah avec les faux dieux de l'Égypte que les rois macédoniens associaient, par condescendance, à ceux de leur patrie ? Nous ne le croyons pas. Ils n'auraient pas désapprouvé dans les autres une assimilation dont ils nous ont eux-mêmes donné des exemples. Ces paroles, dit Aristobule à la suite du fragment d'Aratus que nous avons cité, démontrent clairement, je pense, que toutes choses sont soumises à la puissance divine ; car nous n'avons frit que représenter, avec les attributs qui lui conviennent, le Jupiter des poètes. Au fond, leur pensée n'a en vue que Dieu seul[26]. Des hommes qui faisaient des concessions de cette nature pour être mieux connus devaient désirer que l'on fit allusion à leur culte et à leurs doctrines sur ces monuments dont plusieurs avaient résisté à tant de siècles et à tant de révolutions.

Deux inscriptions trouvées dans le temple de l'Hydreuma du Panium prouvent, du reste, d'une manière plus directe que les Juifs ne reculaient devant aucune concession faite aux idées du paganisme. L'une d'elles est ainsi traduite par M. Letronne :

Loue le Dieu,

Ptolémée,

Fils de Dionysius,

Juif.

et l'autre :

A la louange de Dieu,

Théodote fils de Dorion,

Juif, sauvé de...

Ce qui me frappe, dit le savant auquel nous empruntons ces citations, c'est le soin que Ptolémée et Théodote ont pris d'éviter de prononcer le nom de Pan. Tous les autres voyageurs nomment le dieu ; ils s'adressent à Pan, Evhodus, sauveur, efficace. Ici, ni le nom du dieu, ni les épithètes ne se rencontrent. Ils louent le dieu, mais ils n'ajoutent rien de plus[27].

N'est-il pas naturel de penser que les deux Juifs, tout en étant sans doute forcés de rendre hommage à un dieu du paganisme, ont tourné cet hommage de manière qu'il pût s'adresser au Dieu unique et suprême Jéhovah, sans blesser ou irriter les Grecs qu'ils accompagnaient. Pour ceux-ci, le dieu c'était Pan ; pour les deux Juifs, c'était Jéhovah[28].

Il n'est pas nécessaire de supposer que ces Juifs furent contraints par les Grecs à rendre grâces au dieu qu'on adorait dans le temple. Ils ont pu, d'eux-mêmes, s'adresser au Dieu d'Israël dans le sanctuaire d'une divinité païenne. Les Israélites établis en Égypte, nous le savons, ne poussaient pas loin la délicatesse.

Si des scrupules auxquels les faits nous permettent de ne pas croire, détournaient les Juifs d'Alexandrie d'une semblable association dans les temples, leur Loi ne devait-elle pas obtenir, sur les monuments privés, de la ferveur des néophytes, des témoignages que le vrai Dieu ne réprouvait pas ? Si nous exceptons les deux proscynèmes que deux Juifs probablement conduits près du Panium par leur commerce[29] ont inscrits dans le temple, nous ne trouvons aucun vestige des triomphes si vantés de la religion juive. Tandis que, dans les inscriptions des temples, dans celles qui ont rapport aux dédicaces et offrandes religieuses, dans les actes sacerdotaux, et surtout dans la fameuse inscription de Rosette, dans les proscynèmes et actes de visite, sur le colosse de Memnon, sur le grand Sphinx de Memphis, sur les Pyramides, sur le phare .d'Alexandrie, au temps des Lagides, comme au temps des empereurs romains, tout nous révèle en Égypte, chez les rois et les simples particuliers, chez les Grecs et chez les Égyptiens, la présence de deux religions qui tendaient à se rapprocher, à s'unir et à s'assimiler. Chose étonnante, Philon lui-même n'a pas réussi, je ne dis pas à propager ses doctrines, mais à faire connaître son nom et son talent aux païens dans des villes où le moindre grammairien ne restait pas inconnu. Le philosophe juif, issu d'une famille illustre parmi ses concitoyens d'Alexandrie[30] frère d'Alexandre Lysimaque, préposé à la perception des impôts dans la capitale de l'Égypte[31], chargé lui-même des fonctions sacerdotales, devait, plus que tout autre, triompher de l'indifférence, et attirer les regards. Il semble pourtant avoir vécu dans un isolement complet. On dirait qu'il a passé toute sa vie au milieu des solitaires du désert ; qu'il n'a écrit que pour eux ou pour lui-même ces passages où l'on trouve si souvent le mysticisme des ascètes chrétiens. En vain fut-il envoyé en ambassade à Rome, en vain parut-il devant l'empereur Caligula et les hommes influents de sa cour pour plaider la cause de ses concitoyens contre Apion ; il ne put sauver son nom de l'oubli. Ce sont les Pères de l'Église et les auteurs 'ecclésiastiques saint Justin, Clément d'Alexandrie, Origène, Eusèbe, saint Épiphane et saint Jérôme qui l'ont tiré de l'obscurité, lui et ses ouvrages. Par leur 'secours Philon inspira, mais indirectement, les philosophes alexandrins, Plotin, Porphyre, qui ne parais. 'sent pas avoir eu connaissance de ses livres.

Nous ne nous sommes occupés jusqu'ici que des savants et de la partie la plus éclairée de la population alexandrine. C'était probablement parmi le peuple que le Judaïsme faisait des prosélytes. Comble plus tard le christianisme, il s'adressa Peut-être, d'abord aux petits, aux humbles et aux ignorants. Philon nous assure que les lois de Moïse attirent le Monde entier, les barbares, les étrangers et les Grecs ; ceux qui demeurent sur le continent et les habitants des îles, les nations orientales et les occidentales, l'Europe et l'Asie[32]. Comment expliquer ces paroles si la religion juive n'avait pas de nombreux adeptes, au moins dans les rangs inférieurs de la société ? Il nous semble que le célèbre platonicien a été induit en erreur par une cause qui paraît avoir, plus d'une fois, trompé ses concitoyens. Les Juifs, avant Notre-Seigneur Jésus-Christ, étaient répandus dans l'Orient et dans l'Occident. Très-souvent ils prirent des noms grecs ou latins. Ainsi, les noms de Cléopas, d'Hérode, d'Antipater, de Ptolémée, de Dionysius, de Théodote, de Dorion, d'Aristobule, de Bérénice, d'Agrippa, de Luc, de Silas[33], sont évidemment étrangers. Parmi les soixante-douze Juifs qui, selon le faux Aristéas, traduisirent le Pentateuque, cinq portaient des noms grecs : Théophile, Jason, Théodote, Théodore, Dosithée. S'il en est ainsi, ne peut-on pas conjecturer que Philon a pris pour de nouveaux convertis, des Israélites qui avaient adopté les noms des peuples au milieu desquels ils vivaient. La distance des lieux, la difficulté des communications, l'inexactitude des renseignements qu'il ne recevait sans doute que par sa nation, naturellement portée, en pareille matière, à l'exagération, étaient autant de causes d'erreur. De plus, il n'est pas absurde de supposer que Philon confondait, comme on le faisait si fréquemment alors, le christianisme avec le judaïsme dont il le regardait peut-être comme une secte. Quoi qu'il en soit, il paraît hors de doute que, sauf de rares exceptions, le peuple d'Alexandrie et de l'Égypte écouta peu les sollicitations des Juifs. N'était-ce pas à cette population grecque si vive, si spirituelle, si moqueuse, qui n'épargnait pas les rois eux-mêmes, comme le prouvent tant de surnoms railleurs, que la circoncision, l'abstention de la chair de certains animaux, et toutes les pratiques du culte devaient surtout paraître ridicules ? Or, pour être admis dans les assemblées, pouvoir entendre la parole de Dieu, et partager les privilèges de la nation sainte, il fallait adopter ces usages si étranges pour des païens. Les prescriptions de la Loi, selon la remarque de Josèphe[34], sont plus pénibles que celles de la législation lacédémonienne de la sévérité desquelles on a tant parlé. Grand obstacle pour un peuple marchand, accoutumé à la facilité de mœurs du paganisme. Aussi l'historien nous semble-t-il entièrement dans la vérité quand il ajoute que les autres hommes ne peuvent pas porter le lourd fardeau de ces lois si légères pour ses concitoyens.

Si le judaïsme avait eu dans Alexandrie une sérieuse influence, aurait-il rencontré dans la capitale de l'Égypte des ennemis si constamment acharnés à garder le silence sur ses doctrines, ou à les travestir par ignorance, comme dit Josèphe[35], de la manière la plus odieuse ? Des« écrivains convertis à la foi, guidés par la justice, ou forcés par l'évidence, auraient, comme Pline le Jeune le fit plus tard, à Rome pour les chrétiens, vengé leur culte de toutes les absurdités dont on le chargeait. Il leur serait échappé, comme au contemporain de Trajan, quelques expressions sur l'envahissement de la religion de Moïse, sur les moyens de l'arrêter, sur la pureté et l'élévation de ses doctrines[36]. Les Alexandrins ne nous ont rien laissé de semblable sur les Juifs. Manéthon, Chérémon, Apion, Lysimaque et Apollonius Molon s'accordent à leur reprocher leur haine contre les autres peuples, et surtout contre les Égyptiens, leur obstination à vivre en dehors des autres nations, à en repousser les divinités, les arts et les sciences[37]. Ils ne les accusent pas d'attirer les autres à leurs croyances, mais d'être trop grossiers eux-mêmes pour ouvrir leur intelligence aux lumières et à la civilisation de l'Égypte. Sans doute, ces hommes, en voyant la population de ce vaste pays se rapprocher et s'unir, trouvaient que les Juifs, malgré leurs concessions au paganisme, ne participaient pas assez au mouvement général. De là leur colère et leurs accusations. Ajoutons à cela que les Israélites, si versés dans le commerce, si habiles à attirer tout à eux, avaient accumulé d'immenses richesses dans la capitale, et qu'ils s'y étaient multipliés au point de. l'envahir, au lieu de se renfermer dans les limites du quartier qui leur avait été assigné d'abord. C'est ce qui souleva contre eux, sous le règne de Caligula, des haines et des persécutions si terribles. De là vient qu'on renversa leurs maisons et leurs synagogues, comme le raconte Philon[38], qu'on pilla leurs trésors, qu'on massacra un grand nombre d'hommes, de vieillards, de femmes et d'enfants, et qu'on força le reste à rentrer dans les bornes qu'il n'aurait pas dû franchir. Ces persécutions n'ont rien du caractère de celles qui se déchaînèrent plus tard contre les chrétiens. Elles montrent que dans les cités anciennes, comme dans les cités du moyen âge et nos villes modernes, les Juifs ont toujours été les mêmes, avides, rapaces, ingénieux à pénétrer partout où il y avait du gain à faire, sans prouver qu'ils aient eu, dans les unes plutôt que dans les autres, de nombreux prosélytes.

Mais pour apprécier plus complètement le rôle de l'école juive d'Alexandrie et juger de son peu d'influence sur le monde païen, qu'il nous soit permis de passer dans la capitale de l'empire romain. Dans cette cité la littérature alexandrine était imitée par les poètes les plus illustres, enseignée par des maîtres célèbres. De plus, les relations établies entre Jérusalem et la maîtresse du monde, après l'expédition de Pompée, s'unissaient, pour mieux faire connaître les Juifs, aux rapports de Rome avec l'Égypte.

Leur nation n'y fut cependant pas mieux appréciée que dans la capitale de l'Égypte. Des hommes tels qu'Apion devaient, nous le savons, faire partager leurs préventions à leurs disciples dans la ville des Césars. Mais on est étonné de voir les écrivains les plus consciencieux, les plus avides de connaître la vérité par eux-mêmes, tomber, par rapport aux Juifs, dans les méprises les plus grossières. Quelques-uns d'entre eux avaient visité Alexandrie, ils y avaient même séjourné pendant quelque temps. Ils avaient donc pu contrôler les témoignages suspects, en consultant les livres sacrés traduits en grec. Ils ne partageaient pas les préjugés des habitants d'Alexandrie. Supposons qu'on explique l'obstination de ces derniers à se taire sur les triomphes des Juifs, par l'envie dont ils étaient animés à la vue de leurs croyances qui envahissaient tout. Rome n'avait encore rien à craindre alors d'une religion confondue d'abord avec celle-ci, calomniée et persécutée plus tard avec tant de fureur. Rien ne s'opposait donc alors à ce qu'elle dît la vérité si elle la connaissait, et si le judaïsme jetait un vif éclat, s'il était en quelque sorte exposé sous les yeux de tous, dans la vie des Grecs néophytes, elle devait certainement le connaître. Voyons donc ce que l'on pensait des Juifs dans la ville de Rome. Les auteurs qui en ont fait mention semblent avoir vécu à Alexandrie, tant leurs préjugés ont de conformité avec ceux que Josèphe a réfutés dans ses livres contre Apion.

Diodore de Sicile, contemporain de Jules César et d'Auguste, avait fait dans sa jeunesse des voyages en Asie, en Afrique et en Europe avant de se fixer à Rome, où il publia sa Bibliothèque historique. Il ne présente qu'un tissu de mensonges, comme dit Photius, sur la sortie des Juifs de l'Égypte, sur leurs lois et leur législateur.

Il raconte que dans des temps très-reculés une contagion funeste se déclara en Égypte, et que le plus grand nombre des habitants attribua cette calamité au courroux d'une divinité offensée. En effet, dit-il, comme le pays contenait une foule d'étrangers de nations diverses, dont les cérémonies religieuses différaient de celles qui étaient jadis pratiquées en Égypte, il résulta que le culte des dieux, tel que les habitants de la contrée l'avaient reçu de leurs ancêtres, tomba insensiblement dans l'oubli et la désuétude. On en conclut qu'il fallait expulser les étrangers cause du fléau redoutable. Alors les hommes les plus distingués par leur valeur, enveloppés dans un commun arrêt de proscription, se réunirent, quittèrent l'Égypte et cherchèrent un asile, soit dans la Grèce, soit dans d'autres régions. Cadmus et Danaüs étaient les chefs de l'émigration. Une nombreuse population qui ne faisait point partie de ceux qu'ils conduisaient, gagna la Judée. Le conducteur de cette dernière colonie se nommait Moïse. Il atteignit la contrée dont nous venons de parler, y fonda plusieurs villes, entre autres Jérusalem. Il fit élever un temple dans cette célèbre cité. Législateur des Juifs, il leur donna un culte, leur enseigna la pratique des cérémonies religieuses et leur dicta des lois. Il partagea le peuple qu'il gouvernait en douze tribus, nombre qu'il estimait le plus. parfait, comme étant d'accord avec celui des mois, dont la réunion compose l'année. Les institutions civiles et religieuses qu'il établit différaient entièrement de celles que les anciens peuples ont adoptées. La persécution qui avait forcé les Juifs à fuir, avait tellement aigri ce peuple, que le législateur introduisit parmi eux la haine la plus profonde pour les étrangers, les mœurs barbares et misanthropiques qui se sont confondues avec sa manière de vivre habituelle. On prétend, ajoute le même historien, qu'ils n'ont jamais eu de rois, et qu'ils ont toujours reconnu pour chef le plus sage et le plus vertueux de leurs prêtres[39].

Ailleurs, il rapporte qu'Antiochus Épiphane, vainqueur des Juifs, était entré dans le sanctuaire de leur Dieu ; qu'il y avait trouvé une statue de pierre représentant un homme avec une longue barbe, assis sur un âne, et tenant un livre à la main. Il avait cru que cette figure était celle de Moïse, fondateur de Jérusalem, de ce législateur qui avait réuni le peuple juif et lui avait donné des institutions ennemies de l'humanité et lui avait enseigné des coutumes impies[40].

Ainsi cet historien, que les savants. français de l'expédition d'Égypte[41] ont vengé de la critique trop sévère de G. Heyne, et dont ils ont trouvé les descriptions généralement exactes, preuve qu'il aimait à examiner par lui-même, ou à peser la valeur du témoignage des autres, ne rapporta que l'erreur d'un pays où il aurait puisé la vérité si les Juifs y, avaient eu une grande influence.

Trogue Pompée, s'il faut en croire son abréviateur Justin, n'a pas mieux connu l'histoire du peuple de Dieu. Les Juifs, dit-il, sont originaires de Damas, la plus grande ville de Syrie, d'où sortirent aussi les rois assyriens, issus de Sémiramis, et à laquelle le roi Damascus donna son nom. A ce prince succédèrent Azélus, Adorès, Abraham et Israël. L'heureuse naissance de dix fils rendit ce dernier plus illustre que ses ancêtres. Il divisa le royaume en dix tribus qu'il partagea entre ses enfants. Joseph était le plus jeune d'entre eux. Ses frères, redoutant la supériorité de son esprit, l'enlevèrent secrètement et le vendirent à des marchands étrangers qui le transportèrent en Égypte. Moïse, fils de Joseph, fut recommandable et par sa beauté et par la science qu'il hérita de son père. Les Égyptiens attaqués de la lèpre le chassèrent de l'Égypte, suivant l'ordre de l'oracle, avec tous les malades, de peur que la contagion ne fît plus de progrès. Moïse, devenu chef de ces bannis, regagna Damas, l'ancienne patrie de sa nation, et s'établit sur le mont Sina. Il n'y arriva avec son peuple qu'après sept jours de marche, de fatigue et de jeûne, par les déserts de l'Arabie. Il consacra à jamais au jeûne le septième jour que les Juifs appellent le sabbat, parce que ce jour avait été le terme dé leur voyage. Comme ils se rappelaient que la crainte d'une contagion les avait fait chasser de l'Égypte, pour ne pas se rendre odieux par la même raison aux habitants des pays où ils se trouvaient, ils s'interdirent tout commerce avec les étrangers ; cette loi, purement politique dans son origine, devint insensiblement chez eux une institution religieuse[42].

On ne pouvait se dispenser de donner dans une histoire universelle une place à un peuple que l'on trouvait partout, avec lequel les Romains s'étaient déjà rencontrés, dans le pays même qu'il habitait ; mais ce récit indique l'indifférence ou la négligence d'un historien qui parle d'une nation sans importance et peu connue.

Pline l'Ancien, après avoir parlé de l'origine de la magie, de son utilité, de ses inventeurs, des philosophes qui l'étudièrent, ajoute : Une autre secte de magiciens reconnaît pour chefs Moïse, Iannès, Iotapés et des Juifs tous postérieurs de plusieurs milliers d'années à Zoroastre[43].

Strabon, qui avait visité l'Égypte jusques aux limites de l'Éthiopie, c'est-à-dire jusqu'à la ville de Syène et les cataractes du Nil, et se lia d'amitié avec le gouverneur de la contrée pour les Romains, Ælius Gallus, n'a pas admis tous les préjugés de ses concitoyens. Que d'erreurs il mêle cependant encore à la vérité ! Les Égyptiens, selon lui, sont les ancêtres des Juifs. Moïse est un prêtre égyptien qui, mécontent de la religion établie dans son pays, en sortit avec une foule d'hommes qui, comme lui, adoraient la Divinité. Il soutenait et enseignait que les Égyptiens étaient dans l'erreur en représentant la Divinité sous forme d'animaux sauvages ou privés ; que les Libyens, que les Grecs eux-mêmes se trompaient quand ils donnaient aux dieux la figure humaine[44].

Strabon était stoïcien, et il loue Moïse, parce qu'il lui prête des doctrines analogues à celles de Zénon. En effet, remarque le savant géographe, Dieu pourrait bien n'être réellement que ce qui nous environne, nous, la terre et les mers : c'est ce que nous appelons le ciel, le monde, la nature des choses. Or, quel homme sensé, disait Moïse, pouvait oser le représenter sous une des formes que nous avons sous les yeux ? Moïse, ajoute-t-il, prescrivait de s'endormir dans le temple, non-seulement pour soi, mais encore pour les autres, lorsqu'on avait le don de faire d'heureux songes. C'est lui-même qui conduisit les Juifs dans la contrée où s'élève Jérusalem ; c'est lui qui en bâtit le temple. Il ne trouva aucune résistance dans les habitants du pays qu'il venait envahir. Toutes les tribus environnantes accoururent se joindre à lui, entraînées par ses discours et par ses promesses. Pendant quelque temps ses successeurs restèrent fidèles à ses préceptes ; ils marchèrent dans la voie de la justice et rendirent à Dieu le culte qu'il aime ; mais le sacerdoce fut ensuite exercé par des hommes d'abord superstitieux, puis tyranniques. De la superstition naquit l'usage de s'abstenir de telle ou telle espèce d'aliments, usage qu'ils ont conservé jusqu'à ce jour.

Ce récit de Strabon prouve dans cet illustre voyageur le désir de ne pas sien tenir aux faits racontés jusque-là sur les Israélites ; mais en même temps il montre que l'histoire et les mœurs de ce peuple étaient toujours un mystère, puisque des recherches consciencieuses ne conduisaient qu'à des connaissances si imparfaites. On sent que la barrière qui avait toujours séparé les Juifs des nations n'était pas encore renversée. C'était aux Juifs eux-mêmes qu'il fallait s'adresser pour les connaître ; les hommes qui vivaient au milieu d'eux n'étaient que des guides ignorants et infidèles.

Les historiens qui, pour éclairer les Grecs et les Romains sur la nation juive-ainsi méconnue et calomniée, allaient en quelque sorte à leur rencontre, et s'accommodaient à leurs idées et à leur langage, échouèrent encore. Ni Justus de Tibériade, avec sa Chronique des rois juifs qui avaient été couronnés, et ses Mémoires sur la guerre des Juifs sous Néron, ni Josèphe, avec ses Antiquités juives et son discours contre Apion, n'ont été assez puissants pour -mettre fin aux préjugés des vainqueurs de la Judée ; et cependant si l'affranchi de Vespasien reproche à Justus de nombreux mensonges, lui-même ne les a pas omis pour rendre sa narration ou plus intéressante ou plus vraisemblable[45]. Il a souvent fait disparaître le merveilleux des livres saints pour s'insinuer davantage dans l'esprit de ces maitres du monde, qui regardaient comme des superstitions grossières ce que la religion des Juifs avait de plus vénérable. Le livre du favori de Vespasien et de Titus dut certainement trouver des lecteurs à Rome ; mais il ne triompha pas des préventions du paganisme. Tant il est vrai que Dieu voulut confondre jusques au bout les Juifs qui trahissaient leurs doctrines, et démontrer jusqu'à l'évidence, par les obstacles qu'elle avait à vaincre, la divinité de la religion qui allait sortir du sein de la Palestine.

Tacite[46], qui a dû lire l'historien Josèphe, comme l'indique le récit des prodiges précurseurs de la ruine de Jérusalem, empruntés à la guerre des Juifs contre les Romains, malgré sa haute sagesse et son vif amour de la vérité, se laisse égarer comme les autres, quand il en vient à ce peuple si difficile à comprendre.

Il cite sérieusement l'opinion de ceux qui font sortir les Juifs de l'île de Crète. Le mont Ida leur a donné son nom, car ils furent d'abord appelés Idœi, puis, par corruption, Judœi. Quelques auteurs, ajoute-t-il, en font une colonie d'Égyptiens. Au temps d'Isis, selon ces derniers, ils vinrent, sous la conduite d'Hierosolymus et de Juda, rejeter sur les contrées voisines de l'Égypte la surcharge de leur population. D'autres les croient originaires d'Éthiopie ou d'Assyrie. Ils s'établirent dans une partie de l'Égypte pour passer ensuite dans le voisinage de la Syrie. Ils furent contraints de quitter le pays où ils avaient été infectés de la lèpre. Bocchoris, sur la réponse de l'oracle d'Hammon, les chassa de son royaume et les abandonna au milieu des déserts. Ils étaient tous abattus par la douleur : Moïse seul les exhorta à ne rien attendre ni des dieux, ni des hommes qui les trahissaient également. Ils le prirent pour guide, et s'avancèrent au hasard dans les déserts. Ils manquaient d'eau ; un troupeau d'ânes sauvages qui sortait d'un pâturage couvert d'herbe épaisse, pour gagner une roche couverte d'un bois touffu, fit conjecturer à Moïse que le sol recélait des sources abondantes. Il parvint à les découvrir.

De là vient que dans le temple qu'il fit construire, Moïse consacra la tète de l'animal dont les traces lui avaient indiqué la source d'eau, et le chemin à suivre dans le désert. Moïse donna à son peuple une religion toute nouvelle et absolument contraire à celle des autres nations. Ce peuple a de l'horreur pour tout ce que les Romains vénèrent, il se permet tout ce qui les révolte.

Après avoir parlé de leurs sacrifices, de l'abstention de la chair de certains animaux, des jeûnes fréquents, du repos du septième jour et de celui de la septième année dont il ignore le véritable esprit, du Dieu d'Israël, dont, comme Strabon, il fait une divinité toute stoïcienne, il continue ainsi : Ces rites, quelle qu'en soit l'origine, ont leur antiquité pour excuse. D'autres institutions, sinistres, infâmes, n'ont prévalu que par la perversité ; car leur temple fut le réceptacle de tous les scélérats qui, abandonnant la religion de leurs pères, venaient y porter en foule leur argent et leurs offrandes.

Voilà donc ce qu'avaient valu aux Juifs près de quatre siècles de prosélytisme, et toutes ces concessions sacrilèges qui en avaient fait presque des apostats. Leur culte était traité d'infâme ; eux-mêmes, pour le défendre, étaient mis au rang des brigands et des scélérats. Le vrai Dieu ne devait qu'aux doctrines d'un historien attaché au stoïcisme l'honneur de n'être pas confondu avec les divinités monstrueuses de Rome et de l'Égypte.

Nous retrouvons partout les mêmes préventions. Il serait trop long d'énumérer tous ceux qui ne furent pas mieux instruits que Tacite, et de rapporter leur opinion sur la nation juive. Ptolémée Héphestion[47] dont Photius analyse l'histoire dans sa bibliothèque ; Plutarque[48], Dion Cassius[49], Trebellius Pollion[50], Helladius[51] ont reproduit, à des époques différentes et sous différentes formes, les mêmes erreurs et les mêmes calomnies.

Nous comprenons maintenant le véritable rôle du peuple juif, au milieu des nations, avant l'arrivée de Jésus-Christ. Dieu l'avait dispersé parmi les peuples idolâtres pour chanter sa puissance et faire connaitre le nom de celui à qui seul appartiennent les créatures et leurs adorations[52] ; mais il ne réveilla nul écho ; le paganisme retint dans son sein la vérité captive. En Asie, cependant, où la nation sainte conserva sa foi pure de tout mélange profane, où elle n'admit pas, comme à Alexandrie, de coupables transactions, la loi de Moïse fut connue davantage. Encore son action paraît-elle n'y avoir pas été très-efficace. Ailleurs, elle le fut moins encore. Les critiques qui ont fait de la capitale de l'Égypte et de Rome des cités éclairées par les lumières de la révélation juive, et toutes remplies des disciples de Moïse, ont été égarés par les exagérations des écrivains de l'école juive d'Alexandrie, qui avaient déjà induit en erreur les auteurs ecclésiastiques des premiers siècles. Ils ont attribué à certains passages des écrivains de Rome un sens moins conforme à la vérité que propre à servir des systèmes arrêtés d'avance. Les Juifs étaient très-nombreux dans la capitale du monde, au temps de Cicéron, soixante années avant Jésus-Christ ; nous en trouvons la preuve dans le plaidoyer pour Flaccus[53]. Comme dans Alexandrie, ils s'y distinguaient par leur prosélytisme ; une allusion d'Horace ne nous permet pas d'en douter[54]. Mais ils n'ont pas été plus heureux sur les bords du Tibre que sur les rives du Nil ; et les gentils qu'ils voulaient attirer dans leurs rangs ne vinrent pas les grossir. Leur argent eut sans doute plus de puissance que leurs doctrines pour ameuter la multitude contre Flaccus et son illustre défenseur. S'il avait eu devant lui des convertis, Cicéron était assez habile pour ne pas justifier Flaccus d'avoir empêché les Juifs d'Asie de transporter de l'or à Jérusalem pour l'ornement du temple, en prétendant qu'il y avait sagesse à rompre le cours d'une superstition barbare, de sacrifices indignes de la majesté de l'empire, de la splendeur du nom romain et des antiques institutions de la république. Les plaisanteries d'Horace ne supposent pas nécessairement quelque préjugé populaire et devenu notoire pour tout le monde ; mais elles prouvent que les Juifs étaient assez nombreux dans la ville pour attirer l'attention, et paraissaient assez ridicules pour qu'on se permît sur eux la raillerie avec succès.

Tel fut pourtant, dans les premiers siècles de l'Église, le désir de répondre à ceux qui reprochaient au christianisme de n'être que d'hier, qu'il a entraîné souvent les hommes les plus instruits et les personnages les plus illustres dans des méprises vraiment étranges. Quelques-unes rappellent celles des Talmudistes qui, dans leurs naïfs récits, font un prosélyte de Néron lui-même. Lorsqu'il faisait le siège de Jérusalem, ce prince, pour savoir s'il réussirait à la prendre, tira quatre flèches ; elles tombèrent toutes dans la ville. Il en conclut qu'il la réduirait en son pouvoir. Mais il entendit aussitôt un petit enfant lisant un passage d'Ézéchiel dans lequel Dieu mena tait sa maison d'une ruine prochaine, en lui promettant de la venger ensuite de la tyrannie d'Édom. L'empereur comprit que Dieu le punirait s'il prenait Jérusalem. Il se fit donc prosélyte, et eut pour fils le fameux Méir, l'un des Tanaïtes[55]. L'empereur Constantin, ou l'auteur quel qu'il soit du discours adressé à l'assemblée des fidèles, par un excès de zèle, admet des faits qui ne sont pas plus vraisemblables. Il prétend[56] que Cicéron a traduit en latin le célèbre acrostiche de la sibylle qui commence par ces mots :

Ίησοΰς Χριστός, Θεοΰ ύιός σωτήρ, σταύρος...

que Virgile avait lu les vers de l'orateur romain et les livres sibyllins, qu'il faisait allusion au Messie dans sa quatrième églogue. La critique a démontré avec évidence que les poèmes attribués aux sibylles sont, dans presque toutes leurs parties, postérieurs à l'établissement du christianisme. Nous n'avons pas à rions en occuper ici. Cependant, comme quelques fragments sortis, ainsi que nous l'avons vu, d'Alexandrie sous Ptolémée Philométor, font allusion au Sauveur attendu par les Juifs et à l'âge d'or qu'il ramènera sur la terre, ne pourrait-on pas supposer que l'auteur de l'églogue a puisé ses inspirations dans l'œuvre du faussaire ? Cette opinion a trouvé des défenseurs de nos jours. On a même avancé qu'il était probable que Virgile avait lu la traduction grecque d'Isaïe. Josèphe nous raconte que le roi Hérode vint à Rome, avec un nombreux cortège, sous le règne d'Auguste[57], qu'il y séjourna quelque temps ; l'historien juif avance que le roi de Judée avait été l'hôte des enfants de Pollion. On a profité de ces données pour bâtir tout un système plus ingénieux que solide. Ce Pollion doit être celui-là même auquel Virgile dédia son églogue. Le poète a dû être présenté à Hérode par Asinius Pollion. Ce dernier l'aura invité à s'asseoir à sa table, auprès du monarque. Il n'est pas croyable que, dans les entretiens, les prophètes n'aient pas quelquefois occupé les convives. Le savant poète n'a pas négligé une occasion si précieuse d'augmenter le trésor de ses connaissances.

Mais la critique fait justice de toutes ces suppositions. Elle détruit, d'un côté, l'hypothèse des entretiens de Virgile avec Hérode ; elle montre, de l'autre, que les livres sibyllins avaient été détruits par les flammes sous Sylla ; que les envoyés de Rome, chargés d'en recueillir des vers çà et là pour composer un nouveau recueil, n'allèrent pas à Alexandrie ; que, du reste, il n'est pas croyable qu'ils aient jamais songé à s'adresser à un peuple si méprisé et tourné en ridicule de' tant de manières, et qu'enfin, à supposer que les Juifs d'Égypte eussent donné ces vers de leur invention, Virgile n'étant ni patricien, ni quindécemvir, ne pouvait prendre connaissance du sacré dépôt conservé par des gardiens spéciaux loin du profane vulgaire.

Les vers sibyllins ne donnent pas, d'ailleurs, l'explication des pensées de Virgile. Il faut, comme Constantin, faire violence au texte du poète pour y trouver un reflet d'Isaïe. Toutes les difficultés disparaissent, au contraire, lorsque l'on entre dans le véritable sens de l'églogue ; qu'on se contente d'y voir des vœux pour Auguste, Pollion et son fils, ou une interprétation des vers de la sibylle de Cumes qui avait prédit le retour de l'âge d'or et l'avènement d'un monarque illustre[58]. L'auteur de l'Énéide pouvait, nous l'avouons, avoir connaissance des bruits répandus par tout l'Orient sur la future naissance d'un personnage célèbre ; mais il paraît avoir ignoré le véritable foyer de toutes les prédictions et de toutes les prophéties, si l'on en juge par ces vers :

Hujus in adventum jam et nunc et Caspia regna,

Responsis horrent Divum, et Mæotia tellus[59].

Quand bien même il aurait su, comme Suétone[60] et Tacite[61], que de la Judée sortirait celui que les oracles annonçaient, il n'aurait pas compris ce qu'il devait être. Il aurait, à l'exemple des deux historiens dont nous venons de parler, changé l'objet de ses flatteries et adressé à Vespasien et à Titus les vers qu'il avait dédiés à Auguste. Les prophéties d'Isaïe, à supposer qu'il les ait lues, ne lui eussent présenté qu'une série d'énigmes. Comment Virgile, nourri dans le paganisme, serait-il entré si facilement dans le sens des livres inspirés, dont les Juifs n'ont pu percer tous les mystères. C'est se laisser égarer par un zèle indiscret et aveugle que de donner aux gentils plus de lumières qu'aux chrétiens et aux prophètes eux-mêmes ; c'est enlever au christianisme une partie de sa gloire que de représenter le monde si favorablement disposé à l'accueillir et déjà si bien instruit des vérités que les apôtres devaient lui révéler.

 

 

 



[1] Matter, Hist. de l'École d'Alex., t. I, p. 97.

[2] Call., Hymne à Jupiter.

[3] Call., Hymne à Jupiter.

[4] Hymne sur les bains de Pallas.

[5] Hymne à Jupiter.

[6] Hymne à Apollon.

[7] Apoll. des Rhodes., Expéd. de Argon, ch. I.

[8] Eus., Pr. év., l. XIII, ch. XII.

[9] Eus., Pr. év., l. XIII, ch. XIII. — Clém. Alex., Str. V.

[10] Walckenaer, De Aristob. Judæo, sub fin.

[11] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. 2.

[12] Arrien, l. III, c. I.

[13] Letronne, Inscript. grecq. et lat. de l'Égypte, t. I, p. 2.

[14] Josèphe, Ant. jud., l. XIII, c. VI.

[15] Josèphe, Ant. jud., l. XIII, c. VI.

[16] Epist. ad Morinum in Tract. de idolol., p. 742.

[17] Josèphe, Ant. jud., l. XIII, c. VI.

[18] Josèphe, Ant. jud., l. XIII, c. VI.

[19] Josèphe, Ant. jud., l. XIII, c. VI.

[20] Basnage, Hist. des Juifs, t. III, l. II, c. VI.

[21] Letronne, Inscript. grecq. et lat. de l'Égypte, t. I, p. 18.

[22] Letronne, Inscript. grecq. et lat. de l'Égypte, t. I, p. 30.

[23] Letronne, Inscript. grecq. et lat. de l'Égypte, t. I, p. 408.

[24] Letronne, Inscript. grecq. et lat. de l'Égypte, t. I, p. 402 et sqq.

[25] Letronne, Inscript. grecq. et lat. de l'Égypte, t. I, p. 399.

[26] Eus., Pr. év., liv. XIII, c. XII.

[27] Letronne, Inscript. gr. et lat. de l'Égypte, t. II, p. 252 et sq.

[28] Letronne, Inscript. gr. et lat. de l'Égypte, t. II, p. 252 et sq.

[29] Letronne, Inscript. gr. et lat. de l'Égypte, t. II, p. 255.

[30] Hieronym. Cat. sac. Eccl., c. II.

[31] Photius, Cod. CV, p. 151.

[32] Philo, De vit. Mos., l. II, t. II, p. 137.

[33] Letronne, Inscript. gr. et lat., t. II, p. 55 et sq.

[34] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. VIII.

[35] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. I.

[36] Pline le Jeune, liv. X, lett. XCVII.

[37] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. VI.

[38] In Flacc., t. II, p. 527. — Leg. ad Caium, t. II, éd. Mangey, p. 562 et sqq.

[39] Diod. Sic., l. XL, ed. Wessel, t. II, p. 543.

[40] Diod. Sic. e Photii Bibliotheca, p. 1151.

[41] Descript. de l'Égypte, Thèbes, p. 59.

[42] Justin, liv. XXXVI, ch. II.

[43] Hist. nat., l. XXX, c. 2.

[44] Strabonis Geog., l. XVI, c. 2.

[45] E. Egger, Examen crit. des Hist. d'Auguste, c. V, § 8, p. 189.

[46] Tacite, Hist., liv. V, ch. 2 et sqq.

[47] Bibl. Photii, Cod. CXC, p. 486.

[48] Plut., Symposiac., l. IV, q. v.

[49] Lib. XXXVII, § 45 et sqq.

[50] Vita Claudii, c. I.

[51] Phot., Cod. CCLXXIX.

[52] Liber Tobiæ CXIII, v. 4.

[53] Ch. XXVIII, tom. XII, éd. J. V. le Clerc.

[54] Hor., Sat., liv. I, s. IV, v. 442.

[55] In cod. Ghittin., LXXIX, c. V, p. 56.

[56] Orat. ad S. C., c. XVIII.

[57] Ant jud., l. XV, c. 13.

[58] J. P. Rossignol, Virgile et Constantin, p. 33, sqq.

[59] Virg., Æn., l. VI, v. 797 et sq.

[60] In Vesp., c. 4.

[61] Tac., Hist., l. V, c. 13.