ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

SECONDE PARTIE. — CARACTÈRE DE L'ÉCOLE JUIVE D'ÉGYPTE

 

CHAPITRE II. — LES JUIFS D'ALEXANDRIE ET LES ÉGYPTIENS.

 

 

La lutte engagée dans Alexandrie entre les Israélites et les Égyptiens n'a pas commencé avec Apion et Chérémon, combattus par Josèphe. Les ouvrages rendus par nous à l'école juive nous apprennent qu'elle n'a point cessé pendant toute la durée de la dynastie des Lagides et s'est continuée sous les empereurs romains. Le désir de rabaisser les Égyptiens devant les nouveaux maîtres de leur patrie semble même avoir été, après le prosélytisme, le plus puissant mobile qui ait fait agir les faussaires, ou plutôt leur animosité et leurs combats contre les habitants de Rhacotis étaient une conséquence nécessaire du désir d'attirer les Macédoniens à leurs croyances. Comment la colonie juive pouvait-elle pardonner aux indigènes leurs prétentions à l'invention de tous les arts et de toutes les sciences, et surtout le respect que les vainqueurs de l'Asie avaient pour les institutions, les dieux et le culte égyptien ? Alexandre n'avait-il pas ordonné de faire bâtir un temple à Isis à côté de ceux qu'il élevait pour les divinités de son pays dans sa nouvelle ville d'Alexandrie[1] ? Ptolémée Soter ne fit-il pas venir en grande pompe de Sinope, Sérapis, cette divinité à la fois grecque et égyptienne[2] ; ne lui avait-il donc pas fait élever le plus beau temple de toute la ville ? Nos faibles expressions, dit Ammien Marcellin, ne sauraient peindre la beauté de cet édifice. Il est tellement orné de grands portiques à colonnes, de statues presque animées et d'une multitude d'autres ouvrages, qu'après le Capitole, qui immortalise la vénérable Rome, l'univers ne voit rien de plus magnifique[3]. Plus tard, on avait déposé sous les portiques ou dans une dépendance de ce temple la seconde bibliothèque d'Alexandrie, citée avec admiration par les auteurs profanes et ecclésiastiques, jusqu'à la fin du ive siècle, époque de sa destruction par Théophile[4]. Des Juifs pouvaient-ils rester en silence devant ce qu'ils considéraient, avec justice, comme un larcin fait à Jéhovah et aux livres sacrés ? De plus, les Ptolémées, voyant que la plus grande partie de leurs sujets étaient des Égyptiens, comprirent, en politiques habiles, qu'ils devaient donner à ceux-ci une part prépondérante dans l'œuvre de transaction qu'ils désiraient accomplir. Aussi évitaient-ils avec soin tout ce qui était de nature à froisser les susceptibilités nationales et à heurter de front les préjugés religieux des vaincus. Ils maintinrent les anciens collèges de Thèbes, de Memphis et d'Héliopolis. Ils voulurent que la célèbre institution du Musée fût formée à la fois sur le modèle d'une école philosophique de la Grèce et d'une école sacerdotale d'Égypte, afin que sur les bords du Nil on pût la croire un emprunt fait à l'antique Égypte. La nouvelle dynastie, toujours dirigée par le même principe, faisait célébrer à Memphis, d'après les anciens usages, les cérémonies d'intronisation, et dans les monuments qu'elle faisait ériger ou réparer, elle associait toujours les divinités du pays à celles de la Grèce. C'étaient là autant de nouveaux griefs servant à envenimer les vieilles haines nationales. Toutefois, l'école juive s'attira involontairement d'abord les colères des habitants de l'Égypte. La traduction des livres saints répandait, plus que ne l'eussent voulu les concitoyens des troupes submergées dans les flots de la mer. Rouge, une histoire qui donnait la supériorité aux Hébreux, sous le rapport de l'antiquité et de la sagesse ; elle rappelait des événements dont les Égyptiens auraient voulu effacer le souvenir. Se voir représentés comme issus d'un rejeton maudit par un patriarche de cette nation, toujours considérée chez eux comme une vile esclave ; entendre continuellement des blasphèmes, des imprécations contre les divinités adorées sur les bords du Nil, était chose insupportable à l'orgueil égyptien. De leur côté, les Juifs, qui, n'avaient pas traduit leurs livres sacrés dans des vues hostiles, se prévalurent bientôt des avantages qu'ils en tiraient et de l'humiliation dont ils couvraient leurs ennemis.

Déjà, sous le règne des premiers Lagides, les Juifs avaient, par leurs attaques, provoqué la population égyptienne, puisque, sous Philopator,, ils sont accusés par elle d'inspirer de l'éloignement pour les anciens usages du pays ; de n'avoir aucun attachement pour les rois ; d'être les ennemis de tous les hommes et des Grecs en particulier ; de s'opposer aux intérêts de ces derniers et aux succès de leurs armes[5]. Les mêmes accusations reparaîtront plus tard. La persécution cruelle, exagérée peut-être par le troisième livre des Macchabées, a été suscitée à l'instigation de la population de Rhacotis, puisque la portion grecque de la ville consolait les malheureuses victimes de la fureur du roi, prenait part à leurs peines, leur offrait des retraites assurées et leur promettait assistance[6].

Lorsque la paix leur eut été rendue par la bienveillante intervention du ciel[7], les Juifs alexandrins ne cherchèrent point, par la prudence, à contenir les passions si violemment déchaînées naguère contre leurs concitoyens. Ils avaient pourtant alors plus de ménagements à garder, puisqu'ils avaient une plus grande prospérité à se faire pardonner. Le grand crédit dont ils jouissaient à la cour de Philométor, la construction d'un temple non loin d'Héliopolis, ce sanctuaire de l'antique religion égyptienne, étaient de nature à les rendre plus odieux aux jaloux adorateurs d'Isis et d'Osiris. Malgré l'intervention des rois qui s'efforcèrent en général de s'interposer entre les différentes parties de la population de leur capitale et à prévenir les collisions, le Rhacotis et le quartier israélite furent toujours plus ou moins en guerre.

Les Juifs se contentèrent d'abord de tourner en ridicule les divinités égyptiennes, le culte qu'on leur rendait, et d'attaquer les mœurs, souvent infâmes, de leurs adorateurs[8]. Plus tard, ils ne s'arrêtèrent pas aux attaques violentes, mais justes, aux railleries lancées dans la suite par les Latins eux-mêmes contre le culte de l'ibis, du crocodile, du singe à longue queue et des légumes, divinités qui poussent dans les jardins ; ils employèrent le mensonge et la fraude pour rabaisser les Égyptiens, comme ils s'en servirent pour convertir les Macédoniens. Ils prétendirent que cette sagesse dont l'Égypte se vantait d'être la mère et les inventions qu'elle croyait nées dans son sein lui venaient des Hébreux.

Avant Joseph, dit Artapan, le sol, en Égypte, était mal cultivé, parce que les terres n'avaient point été partagées et que les plus grands opprimaient les plus faibles. Joseph commença par diviser le terrain en séparant les propriétés par des limites. Il fit ensuite cultiver de grands espaces restés en friche. Il inventa aussi les mesures, et s'attira par tant de bienfaits l'affection des Égyptiens[9].

L'Écriture sainte ne parle pas de ces perfectionnements apportés dans l'agriculture par le fils de Jacob. Elle se borne à faire mention de sa sage prévoyance, de son habileté à mettre des grains en réserve pour les sept années de disette qui devaient succéder aux sept années d'abondance[10]. Ce n'était point assez pour le Juif d'Alexandrie. La vérité n'humiliait pas les Égyptiens à son gré. Il leur retire donc une industrie qui, certainement, sera plutôt venue à l'esprit d'un peuple adonné à la culture qu'à celui de l'enfant des pasteurs de Judée. Peut-être même en lui attribuant l'invention des mesures, a-t-il voulu insinuer que Sérapis, représenté avec le modius, symbole de la fertilité et de la richesse de la terre, pouvait bien n'être que le patriarche hébreu, sauveur de l'Égypte.

Les Juifs d'Alexandrie s'efforcèrent en effet de prouver que, comme la Grèce avait emprunté sa sagesse aux livres de Moïse, ainsi l'Égypte avait reçu ses divinités de la main des grands hommes du judaïsme. Aussi ont-ils cherché à montrer, dans ces derniers, des rapports frappants avec certains dieux de l'Égypte ou avec les personnages célèbres qui avaient introduit leur culte dans cette contrée.

Ainsi, c'est par Abraham, d'après Eupolème, que les prêtres égyptiens d'Héliopolis ont été initiés à la connaissance de l'astrologie et de plusieurs autres sciences qu'ils ignoraient entièrement auparavant. Le culte d'Isis et d'Osiris, qui paraît tirer son origine des spéculations astronomiques, n'était-il pas dû aux leçons mal comprises du savant professeur venu de la Chaldée ? ou le maître habile n'avait-il pas été adoré lui-même sous le nom des divinités chères aux Égyptiens ? Le Juif alexandrin ne le dit pas formellement ; mais nous ne sommes pas les seuls à croire que sa pensée secrète est de nous incliner à le conclure, puisque, par ses assertions mensongères, il a égaré, dans nos temps modernes, des critiques habiles qui ont trop bien saisi le véritable sens de ses paroles, sans se défier assez de ses artifices[11].

Artapan déguise moins ses pensées. Pour lui, Moïse, c'est Hermès ; les prêtres de l'Égypte lui décernèrent, pour ainsi dire, les honneurs divins. Aussi les Juifs lui attribuèrent-ils presque toutes les inventions de l'Hermès des Égyptiens. Ceux-ci lui doivent les instruments propres à l'architecture, à la guerre, à la distribution des eaux du Nil[12], l'art de la navigation et la science de la philosophie. Il partagea l'Égypte en trente-six gouvernements, rédigea des lois, et prescrivit avant tout le culte de la Divinité. Il assigna aux prêtres, pour signes sacrés, dit le même Artapan, les chats, les chiens, les ibis ; il leur donna en partage les terres les plus fertiles. C'est au libérateur des Hébreux que l'Égypte, auparavant sans discipline et sans lois, doit ses institutions si vantées. Bien plus, si le bœuf Apis lui-même possède un temple et des autels, c'est grâce à la sage réponse de Moïse au roi Chénèphre. Ce prince étant allé à Memphis avec Moïse, lui demanda s'il connaissait encore quelque chose d'utile aux hommes. Les bœufs, avait dit l'interprète des dieux, parce qu'ils servent à labourer la terre. Alors un taureau avait reçu le nom d'Apis, un sanctuaire lui avait été érigé. Des critiques modernes ont encore été séduits par ces récits qui ne reposent sur aucun fondement. Ils s'en servirent pour prouver qu'à défaut d'Abraham, Moïse, au moins, était l'Osiris des Égyptiens ou leur Mercure Trismégiste[13].

Quatre circonstances, dit Basnage, renversent les conjectures faites à ce sujet :

1. Moïse fut élevé dans la science des Égyptiens. L'Écriture aurait-elle remarqué cette éducation, si ces Égyptiens n'avaient pas été distingués dans le monde par leur savoir ? Ils étaient alors les peuples les plus savants et les plus polis de la terre ; et s'imagine-t-on que cette nation, qui avait tant étudié la nature, bâti des obélisques et des pyramides pour y graver les événements et pour conserver la mémoire de la religion et des dieux, n'eût pas son culte tout formé ?

2. Cela paraît, parce que Pharaon, voulant permettre au peuplé de sacrifier à son Dieu, Moïse répondit qu'ils sacrifieraient l'abomination des Égyptiens ; c'est-à-dire qu'en sacrifiant des bœufs et des moutons ils se seraient rendus abominables aux Égyptiens. Ainsi, on adorait non-seulement Dieu sous l'emblème du soleil, et le soleil sous l'emblème d'Osiris ; mais on lui avait déjà consacré des bœufs et des animaux : ainsi, la religion des Égyptiens était plus ancienne que Moïse et Joseph, où l'on voyait déjà la même abomination, parce que les Hébreux mangeaient la viande des animaux que les Égyptiens avaient consacrés aux dieux.

3. Cela se développe encore plus clairement par l'histoire du veau d'or, qui était un reste du paganisme qu'on avait pratiqué en Égypte, où l'on consacrait des animaux de métal faute d'animaux vivants, et particulièrement des veaux d'or, parce que ce métal est celui du soleil.

4. Enfin, bien loin que les Israélites eussent donné leur religion et leurs héros aux Égyptiens, ce peuple captif avait adopté les dieux de ses maîtres ; car Josué, peu de temps après la mort de Moïse, lui demandait s'il voulait servir aux dieux, auxquels leurs pères avaient servi en Égypte. La religion qu'ils y avaient apportée, du temps de Jacob, loin de se répandre chez les idolâtres, était tombée avec leur prospérité. Le culte était aboli ; c'est pourquoi Dieu ; en renouvelant ses lois, leur criait : Souvenez-vous du jour du repos, dont l'observation avait été interrompue pendant les années de l'esclavage. Le nombre adorait les idoles, et le mal était ancien ; car ce n'étaient pas seulement ceux qui sortaient d'Égypte qui avaient commis le crime, mais leurs pères avaient servi ces faux dieux au delà du Jourdain et de la mer Rouge. On ne peut donc plus contester que les Égyptiens n'eussent inventé leur religion avant Moïse ; et vouloir qu'après cela ils l'aient tirée de ses écrits, c'est tomber dans une absurdité pitoyable. »

Il nous semble que l'auteur alexandrin de toutes les fables sur Moïse a voulu joindre ici la dérision au mensonge. Le libérateur des Juifs, il ne l'ignorait point, n'adorait pas les divinités données ici par lui aux prêtres égyptiens. La suite de la narration prouve que le législateur des Hébreux et le Dieu par lequel il était conduit, étaient parfaitement connus de l'imposteur[14]. Quelle était donc son intention ? Il voulait sans doute nous faire entendre que le Moïse des Juifs, l'Hermès des Égyptiens, avait approprié le culte au caractère des peuples différents auxquels il s'adressait. Il avait trouvé les chats, les chiens, le crocodile, les singes, les légumes bons pour un peuple grossier ; il avait communiqué la vérité à la nation juive, seule capable de la comprendre et de se laisser guider par elle.

Ces attaques artificieuses provoquèrent des représailles de la part des Égyptiens. Les mensonges appelèrent les mensonges. Le célèbre Manéthon qui vivait sous le règne de Ptolémée Philadelphe, à l'époque où le Pentateuque avait déjà été traduit, imagina de reculer les bornes de l'histoire égyptienne bien au delà de la création mosaïque. Afin de rendre à sa nation l'antiquité que la Bible lui enlevait, il lit de princes qui avaient régné simultanément dans les différents royaumes de l'Égypte, des successeurs au trône d'un même empire. Le désir de répondre aux Hébreux, et de donner à ses concitoyens la victoire sur leurs ennemis paraît l'avoir préoccupé dans toute la suite de son histoire. Il nous est permis de le supposer, lorsque nous le voyons, sur tant de points, chercher à atténuer la vérité historique au détriment de la nation juive, et dans l'intention bien arrêtée de faire disparaître le merveilleux du récit biblique.

Il ne voit aucun prodige dans la sortie des Hébreux de l'Égypte. Ils avaient fait une invasion soudaine dans cette contrée, en avaient soumis une grande partie par la force, et l'avaient retenue par la violence pendant l'espace de cinq cent onze ans[15]. Mais les rois de la Thébaïde et des pays restés libres marchèrent contre eux, et après une lutte longue et acharnée, ils les taillèrent en pièces, et les contraignirent à se renfermer dans le camp retranché d'Avaris. Ils ne purent y être forcés. A la faveur d'un, traité, ils sortirent de l'Égypte avec leurs troupeaux et toutes leurs richesses, et se retirèrent sans être tourmentés vers la Syrie. Ils s'arrêtèrent dans la Judée, y élevèrent une vaste cité appelée Jérusalem et un temple qui devint fameux dans la suite[16].

Le législateur des Hébreux n'était qu'un prêtre d'Héliopolis, appelé Orsasiph ; du nom d'Osiris, adoré dans la ville où il prit naissance. Dans la suite, il avait changé de religion, adopté le nom de Moïse[17]. Le prêtre égyptien répondait ainsi aux attaques des Juifs d'Alexandrie. Il leur rendait stratagème pour stratagème. II cherchait à leur ravir leurs célébrités, comme ceux-ci voulaient s'approprier celles de sa nation : voici comment il expliquait la vie de ce prétendu habitant d'Héliopolis, et inter, prêtait sa mission divine.

Aménophis, roi d'Égypte, désira voir les dieux. Un prêtre, nommé comme lui Aménophis, fils de Papius, participant, pour ainsi dire, à la nature divine, à cause de sa haute sagesse et de sa science de l'avenir, lui apprit qu'il serait satisfait, s'il voulait purger l'Égypte des lépreux qui la souillaient de leur présence[18]. Le roi fit rassembler ceux que le prêtre lui avait désignés. Ils ne furent pas moins de quatre-vingt mille[19]. On les relégua dans la partie orientale du Nil. Ils y furent occupés à tirer et à tailler les pierres avec des prêtres infectés de la même maladie et avec les Égyptiens à qui ces travaux étaient imposés. Le monarque, sensible à leurs souffrances et touché de leurs prières, leur donna, dans la suite, la ville d'Avaris, abandonnée par les pasteurs réfugiés en Judée. Les proscrits trouvèrent le lieu propre à favoriser une révolte, ils choisirent pour chef Orsasiph, prêtre d'Héliopolis, attaqué, comme eux, de la lèpre, et ils s'obligèrent, par serment, à lui obéir[20].

Après avoir donné à ses compagnons d'infortune des dieux différents de ceux qu'adoraient les Égyptiens et des lois opposées aux lois de leurs persécuteurs, le nouveau chef se prépara à la guerre congre le roi Aménophis. Il envoya d'abord des ambassadeurs à Jérusalem, invita les habitants de la Judée à revenir dans la contrée qu'ils avaient précédemment quittée, à s'unir aux Égyptiens d'Avaris pour écraser le tyran de la contrée et s'emparer de ses richesses et de son trône. Ceux-ci répondirent avec joie à leur appel ; ils prirent les armes et se jetèrent sur l'Égypte au nombre de 200.000[21].

Aménophis céda pour un instant à l'orage. Il se retira avec ses sujets et ses divinités dans l'Éthiopie. Ses ennemis ravagèrent son royaume, brûlèrent les villes, renversèrent les temples et les statues des dieux, et mirent en pièces les animaux sacrés ; les prêtres et les prophètes furent forcés eux-mêmes de les égorger. L'apostat d'Héliopolis, qui fut plus tard Moïse, donna alors des lois aux peuples de Judée, ses auxiliaires, unis aux lépreux d'Avaris. Mais Aménophis, après treize années de séjour en Éthiopie, reparut tout à coup à la tête d'une armée formidable. II combattit les envahisseurs, les défit, en massacra un grand nombre, et poursuivit le reste jusque sur les frontières de la Syrie[22].

Les fables de Manéthon furent répétées par Chérémon, auteur d'une histoire de l'Égypte[23]. Seulement celui-ci a jeté à dessein une certaine confusion dans son récit, afin de faire croire que les Hébreux étaient eux-mêmes les lépreux chassés par le roi Aménophis, sur les ordres de la déesse Isis. En effet, il ne dit pas, selon l'observation de Josèphe, qui des 380.000 hommes rassemblés à Péluse, et venus de nous ne savons quel pays[24], ou des 250.000 lépreux chassés par le roi d'Égypte et réunis par Moïse et Joseph à cette armée redoutable, étaient les Israélites. Lorsqu'il raconte que le fils d'Aménophis vint combattre ce qu'il appelle les Juifs, il confond les deux armées sous une même dénomination, afin d'insinuer que les Israélites avaient été effectivement atteints de la terrible maladie.

Lysimaque alla encore plus loin que Chérémon. Il leva toute ambiguïté[25], et dit positivement que les Juifs couverts de la lèpre, ou infectés par d'autres maladies, se réfugiaient près des temples, pour y implorer le secours de ceux qui les fréquentaient[26]. Les rapports qu'ils -avaient ainsi avec les Égyptiens devinrent funestes à ces derniers. Ils furent victimes du fléau cruel ; comme les misérables étendus sur le seuil des édifices consacrés aux dieux, ils cessèrent de cultiver la terre, et la famine vint ravager l'Égypte. Le sage roi Bocchoris apprit de l'oracle de Jupiter Ammon, qu'il devait, pour purifier son royaume, repousser dans le désert les hommes impurs, et jeter les lépreux à la mer. Il obéit : mais Moïse, un des malades condamnés à mourir de faim, ou à servir de pâture aux bêtes féroces du désert, conseilla à ses compagnons d'infortune, de ne pas s'abandonner eux-mêmes, lorsque tout les abandonnait, de se serrer les uns contre les autres, de marcher dans une même direction, jusqu'à ce qu'ils parvinssent dans des pays cultivés[27].

Lysimaque expliquait ainsi d'une manière favorable aux Égyptiens le passage de la mer Rouge. C'était une partie des Juifs lépreux qui avaient péri dans les flots, ils y avaient été précipités par les ordres de Bocchoris. La colonne enflammée des saintes Écritures, ce sont des feux allumés par les proscrits, dans le désert, et autour desquels ils se réunirent pour tenir conseil[28]. Il rend compte de la séparation profonde, existant entre les Juifs et les autres peuples, par une espèce de serment d'Annibal auquel ils ont toujours été fidèles. Avant de se mettre en marche, Moïse avait fait jurer à la foule dont il était le guide, de ne jamais montrer à l'avenir aucune bienveillance à l'homme qui ne serait pas de leur nation ; de lui donner plutôt de mauvais que de bons conseils, de renverser les temples et les autels qu'ils rencontreraient, de piller, de saccager tout[29].

Apion le grammairien recueillit tous les mensonges trouvés avant lui, par la haine de ses concitoyens, et trouva. moyen d'en inventer encore. D'après lui, le septième jour est sanctifié par les Juifs, parce que, après avoir marché pendant six jours dans le désert, ils avaient contracté la maladie appelée par les Égyptiens sabbatosim, et n'avaient pu s'en guérir qu'en se reposant le septième jour[30]. Il profitait d'un sens équivoque[31] pour se venger de l'orgueil et des supercheries de l'école juive d'Alexandrie, qui, par un moyen analogue, avait fait avant lui, d'Homère, d'Hésiode et de Linus des sanctificateurs du septième jour de la semaine, et dans son siècle, s'écriait encore : Qui donc, en l'univers entier, n'honore pas le jour du sabbat ? Qui ne cesse son travail en ce jour, pour prendre du repos, et en donner à ses serviteurs et à ses animaux ?[32]

Le même Apion soutient, après Manéthon et Chérémon, que Moïse était un prêtre d'Osiris, issu de la ville d'Héliopolis[33]. Il avait fait croire qu'il tenait sa législation du ciel ; mais en réalité elle était l'œuvre de cet imposteur. Arrivé près du Sina, entre l'Égypte et l'Arabie, il s'était, pendant quarante jours, caché sur cette montagne, et en était descendu avec des tablettes, prétendant les avoir reçues de la Divinité. Dans ses autres accusations, Apion fait paraître une ignorance ou une impudence difficile à comprendre, si nous ne savions qu'on peut tout attendre de la part d'ennemis acharnés les uns contre les autres, et disposés à ne jamais s'entendre et à toujours s'attaquer. Dans le sanctuaire où les Juifs d'Alexandrie n'avouaient pas même qu'il y eût la statue d'un Chérubin[34], tant ils craignaient qu'on ne leur reprochât d'être des idolâtres, Apion avance qu'on avait placé la tête d'un âne, devant laquelle les Israélites se prosternaient. Le roi Antiochus avait fait cette curieuse découverte ; lorsqu'il avait pillé le temple de Jérusalem. Comme la tête du dieu juif était en or massif, il s'en était emparé, pour en faire son profit[35].

Dans le sanctuaire, où la nation juive se vantait, avec tant de raison, de n'immoler que des victimes saintes, on égorgeait un homme chaque année, et on en dévorait la chair[36]. Apion a soin de désigner les Grecs comme les victimes choisies pour servir d'holocauste dans ces sanglants sacrifices. C'est encore le roi Antiochus, d'après le grammairien d'Alexandrie, qui découvrit les mystérieuses iniquités du culte juif. Lorsqu'il eut pénétré dans le temple, il y trouva un lit sur lequel un homme était étendu ; près de lui, était une petite table chargée de mets exquis. A la vue du roi Antiochus, il se leva de sa couche, se jeta aux genoux du prince, le supplia de lui rendre la liberté et la vie. Il était Grec, avait été fait prisonnier par les Juifs ; ceux-ci l'engraissaient pour le sacrifice annuel qu'ils avaient coutume d'offrir dans une forêt profonde[37]. Tous ils mangeraient de sa chair, et jureraient sur ses malheureux restes une haine immortelle à. la nation grecque. Ailleurs, Apion assure que les Juifs font, par le Créateur du ciel et de la terre, serment de ne jamais venir en aide ni aux Égyptiens, ni aux Grecs, ni à aucun étranger quel qu'il soit[38].

L'Alexandrin répondait aux railleries de l'école juive sur les divinités adorées sur les bords du Nil, en tournant en ridicule la circoncision, et l'abstention de la chair du porc et des animaux aux pieds fourchus[39]. Il tirait de l'histoire du peuple hébreu, toujours esclave, toujours opprimé, un argument contre leur loi qui ne pouvait pas être sage, contre leur culte que la divinité devait réprouver[40].

A ces accusations générales contre les Juifs, Apion en ajoutait de particulières contre ceux qui habitaient Alexandrie. Ces derniers se vantaient d'avoir été appelés dans la capitale de l'Égypte, à cause de leur courage, de leur fidélité, de leur dévouement ; il leur reproche de ne s'y être introduits que par la force[41], de s'y maintenir par la violence, en refusant d'adorer les mêmes divinités que les habitants de cette ville. Il en concluait qu'ils ne devaient point partager le droit de cité[42]. L'école juive accusait ses adversaires d'avoir apporté la division dans Alexandrie. Ceux-ci rejetaient sur elle la cause de toutes les séditions qui avaient agité l'Égypte, de tous les malheurs qui étaient venus fondre sur elle. La première vantait outre mesure les services d'Onias et de Dosithée ; les seconds prétendirent que ces généraux chargés par Philométor et Cléopâtre du commandement des troupes, ne l'avaient fait servir qu'au triomphe de l'injustice et de la tyrannie[43].

La haine d'Apion était partagée par tous ses concitoyens. Mais ceux-ci ne s'arrêtaient pas à des discussions violentes, à des mensonges, à des calomnies ; ils voulaient encore des victimes, ils voulaient verser le sang. Ils épiaient donc sans cesse les occasions favorables pour tomber sur la population juive, et soulever les Grecs contre elle. Ils la maltraitèrent cruellement sous le gouvernement de Flaccus, vers la fin de Tibère[44]. L'outrage sanglant fait au roi Agrippa à son passage dans la ville d'Alexandrie fut préparé par les Égyptiens, que Philon nous représente comme dévorés d'envie et enflammés de fureur à l'aspect d'un Juif revêtu des insignes de la royauté. Plus tard, après avoir excité la vile populace d'Alexandrie à piller, à brûler les maisons des Israélites, à renverser leurs oratoires, à en égorger un grand nombre, ils furent encore leurs ennemis les plus acharnés auprès de Caligula. Apion les combattit avec le mensonge et la calomnie qu'il mit au service de son artificieuse éloquence ; et Hélicon, son compatriote, employa contre eux son influence auprès de l'empereur dont il avait su captiver les bonnes grâces par ses flatteries et ses bassesses[45].

 

 

 



[1] Arr., lib. III, c. I.

[2] Guigniaut, Sérapis et son origine, dans le Tacite de M. Burnouf, t. V, p. 531 et sqq.

[3] Amm. Marcell., l. XXII, c. 46.

[4] Saint-Genis, p. 364.

[5] Macchabées, l. III, c. III.

[6] Macchabées, l. III, c. III.

[7] Macchabées, l. III, c. VI.

[8] Orac. sibyll., l. III, v. 597.

[9] Eus., Pr. év., l. IX, c. XXIII.

[10] Gen., c. XLI.

[11] Basnage, Hist. des Juifs, t. II, c. XVIII et XIX.

[12] Eus., Pr. év., l. IX, c. XXVII.

[13] Eus., Pr. év., l. IX, c. XXVII.

[14] Eus., Pr. év., l. IX, c. XXVII.

[15] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. V.

[16] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. V.

[17] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. IX.

[18] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. IX.

[19] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. IX.

[20] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. IX.

[21] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. IX.

[22] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. IX.

[23] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. XI.

[24] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. XI.

[25] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. XI.

[26] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. XII.

[27] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. XII.

[28] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. XII.

[29] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. XII.

[30] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. I.

[31] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. I.

[32] Phil., De vit. Mos., l. II, t. II, p. 137.

[33] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. I.

[34] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. IV.

[35] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. IV.

[36] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. IV.

[37] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. IV.

[38] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. V.

[39] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. V.

[40] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. V.

[41] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. II.

[42] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. II.

[43] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. II.

[44] Phil., adv. Flacc., t. II, éd. Mangey, p. 520, 525, 527.

[45] Phil., t. II, éd. Mang. p. 570, 574, 572.