ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

PREMIÈRE PARTIE. — OUVRAGES SORTIS DE L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

 

CHAPITRE II. — POÉSIES ATTRIBUÉES AUX POÈTES DE LA GRÈCE ET AUX SIBYLLES.

 

 

I. — Orphée.

Aristote, dans un ouvrage perdu pour nous, mais que Cicéron avait pu lire encore, prétendait qu'Orphée n'avait jamais existé : Orpheum poetam Aristoteles docet nunquam fuisse, dit l'orateur romain[1]. La tradition la plus constante et la plus universelle donne un démenti formel au célèbre péripatéticien, ou plutôt elle nous avertit qu'il faudrait peut-être donner à sa pensée une autre interprétation[2]. Aristote voyait probablement, comme nous, dans l'Orphée de la fable captivant par la douceur de ses chants les bêtes farouches, et donnant de la sensibilité aux objets inanimés eux-mêmes, un personnage sorti de l'imagination des poètes et accepté par la crédulité des peuples[3]. C'est la seule explication plausible du passage de Cicéron sur Aristote, s'il est vrai que, dans un ouvrage également perdu, le philosophe de Stagire attribuait au chantre de la Thrace L'introduction de certains dogmes en Grèce[4].

Nous admettons donc avec Pindare[5], Aristophane[6], Euripide[7], Platon[8], Pausanias[9], Diodore de Sicile[10], Diogène de Laërte[11] l'existence d'Orphée ; et nous partageons, sur ce point, l'opinion des Pères des premiers siècles de l'Église. Le paradoxe de Vossius[12], qui ne voit dans Orphée, Linus et Musée qu'une sorte de triumvirat de personnages imaginaires, dont les noms sont tirés de la langue antique des Phéniciens, et celui de Huet, évêque d'Avranches[13], sont d'un faible poids en présence de témoignages si nombreux et si respectables par leur antiquité.

Mais cet Orphée est-il réellement l'auteur de l'Argonautique, du poème sur les Pierres, des hymnes et de tous les autres fragments mis sous son nom par S. Justin, Clément d'Alexandrie, Stobée, Eusèbe, Athénagore, Timothée le chronographe cité par Cedrenus et Proclus[14] ? Les critiques ont été très-partagés sur cette question. Les uns ont pensé qu'il ne restait plus rien des œuvres d'Orphée[15]. Tous les ouvrages publiés sous son nom auraient été composés longtemps après lui. Ils offrent, selon eux, les fictions les plus opposées, non-seulement aux croyances de la Grèce, mais aussi à celles de l'Égypte, où le prêtre de Thrace avait été puiser ses doctrines[16]. Pour d'autres, le style des hymnes accuse un jargon moitié grec, moitié latin, tel qu'on pouvait l'employer à l'époque où la langue de Démosthène et de Tite Live commençaient à se défigurer[17]. Le savant évêque d'Avranches croyait les hymnes orphiques composées par des chrétiens, postérieurement à l'époque où florissait Origène[18]. Mais David Ruhnkenius trouve dans les hymnes et dans le poème des Argonautes des idées qui rappellent l'âge d'or et des expressions tout à fait homériques. Il en conclut que ces poèmes étaient sinon l'œuvre d'Orphée, du moins celle d'Onomacrite[19]. S'il nous était permis de hasarder notre opinion, nous dirions que parmi les œuvres publiées sous le nom d'Orphée, quelques-unes conservent peut-être non les expressions, mais la pensée générale du célèbre poète de la Thrace. Je conviens, a dit un critique, qu'une espèce de tradition donnait les poésies orphiques à un pythagoricien appelé Cécrops ou Cercops. Je conviens encore que Sextus Empiricus et Clément d'Alexandrie ont cité des hymnes sous le nom d'Onomacrite, qui a fleuri près d'un siècle avant Platon, sous le gouvernement de Pisistrate. Mais enfin tous les philosophes l'ont cité, tous les philosophes l'ont commenté ; ces citations et ces commentaires prouvent d'une manière évidente que si Onomacrite avait, en faisant paraître les poèmes d'Orphée, touché à l'expression, on était persuadé qu'il n'avait rien changé à la doctrine[20].

N'avons-nous aujourd'hui que les œuvres publiées par Onomacrite ? Nous ne le pensons pas. Platon, dans le ne livre de la République, se plaint des charlatans cherchant à répandre de toutes parts de prétendus livres d'Orphée et de Musée, pour. abuser les personnes crédules et les engager à célébrer certaines fêtes. Il existait donc à l'époque du fondateur de l'Académie des écrits apocryphes attribués à Orphée. Les pythagoriciens qui embrassèrent peu à peu les doctrines orphiques[21], ont probablement, antérieurement à Proclus, supposé quelques-uns d'entre eux, ou, du moins, ils ont inséré leurs idées dans ceux qu'ils possédaient. On a même prétendu que Pythagore en avait composé quelques-uns. Selon Clément d'Alexandrie et Diogène de Laërte[22], Ion de Chio l'avait assuré positivement. Mais la plupart des critiques ont cru le philosophe de Samos incapable d'une telle supercherie[23]. Quoi qu'il en soit, nous pensons que les païens ne furent pas seuls à chercher un appui dans le célèbre poète. Les gnostiques des premiers temps du christianisme nous paraissent avoir fabriqué quelques hymnes et quelques fragments orphiques, ou fait des interpolations dans les ouvrages tombés entre leurs mains. Nous comprenons de cette manière le partage des sentiments parmi tous ceux qui se sont occupés de rendre les œuvres Orphiques à leurs véritables auteurs.

Nous ne chercherons pas ici à distinguer l'ouvrage des faussaires antérieurs à Platon de celui des faux Orphée païens ou chrétiens qui sont venus après ce philosophe. Nous nous bornerons à signaler dans cette collection ce qui accuse la main d'un Juif d'Alexandrie, car l'école juive prit certainement part à, l'imposture, et nous la soupçonnons de ne pas s'être contentée du seul passage sur lequel nous insisterons. En effet, il nous serait peut-être possible de prouver que l'hymne XV[24] n'est pas d'un Grec, mais d'un Juif. Mettant à profit l'observation d'Aristobule et d'Aristéas sur l'analogie du Jéhovah des Israélites et du Jupiter des gentils[25], l'Orphée juif a pu faire cette prière :

Ô vénérable Jupiter, Jupiter éternel, nous te présentons nos prières et nos vœux. Ô Jupiter, toutes choses dépendent de ta divinité : la terre et les sommets immenses de la terre, les montagnes et la mer, et tout ce que l'air environne de son fluide élément, tout cela est à toi. Jupiter, fils de Saturne, générateur universel, commencement et fin de toutes choses ; Jupiter, qui tiens dans tes mains le tonnerre, les éclairs et la foudre, écoute-moi favorablement, accorde-moi la paix divine et le bonheur des richesses.

Que dire de cet autre fragment cité par Clément d'Alexandrie[26] et par Eusèbe[27] ?

Roi de l'air et des enfers, roi de la terre et des ondes, toi dont le tonnerre ébranle l'Olympe, toi que redoutent les génies et que craignent les dieux, toi à qui obéissent les Parques inflexibles pour tout autre, éternel principe de toutes choses, père de la nature, toi dont la colère secoue le monde entier, toi qui déchaînes les vents, enveloppes la terre de nuages et sillonnes de tourbillons de feu la vaste étendue des airs ; la loi qui régit les astres et qui marque le temps de leurs révolutions émane de toi : auprès de ton trône étincelant se tiennent les anges infatigables, dont la tâche est de veiller aux besoins des mortels et à l'accomplissement de leurs devoirs. Le printemps qui se couronne de fleurs nouvelles et se pare de ses brillantes couleurs est une création de ta volonté, comme également l'hiver avec les nuages glacés qui l'environnent : et les fruits de l'automne, les raisins de Bacchus, c'est encore à toi que nous les devons.

Inaccessible aux coups de la mort, ton nom ne peut se révéler qu'à des immortels. Viens, ô le plus grand des dieux, toi qu'accompagne l'inflexible Nécessité, viens, Dieu redoutable, immense, infini, toi qui. as les cieux pour couronne.

Clément d'Alexandrie a remarqué avec justesse[28] que l'auteur de ces vers n'a fait que paraphraser les expressions mêmes des Écritures ; et d'abord d'Osée quand il dit : Voyez, c'est moi qui affermis le tonnerre, qui crée le vent et toutes les armées du ciel. Puis celles de Moïse mettant ces paroles dans la bouche de Dieu : Voyez, voyez que je suis seul, et qu'il n'y a point d'autre Dieu que moi. Moi, je tue et je fais vivre ; je frappe et je guéris, et nul ne peut s'arracher de ma main[29].

On peut suspecter avec raison des passages qui rappellent si bien les livres de l'Ancien Testament. Mais nous laisserons de côté les fraudes moins apparentes, pour ne montrer que celles dont on ne peut douter.

Nous rangeons parmi ces dernières un fragment assez considérable conservé par saint Justin martyr[30], Clément d'Alexandrie[31] et Eusèbe Pamphile[32]. Voici la traduction du morceau tel que nous le trouvons dans l'évêque de Césarée :

Je parlerai à ceux qui sont dignes de m'entendre. Arrière, profanes, qui violez les lois saintes, et foulez aux pieds la règle imposée à tous par Dieu. Mais toi, Musée, noble enfant de la Lune, dont le flambeau nous éclaire, écoute-moi, car la vérité seule réglera mon langage. Que les erreurs qui jadis firent illusion à tes sens ne te privent point de l'heureuse éternité. Aie toujours les yeux fixés sur les préceptes divins et ne les en détache pas : scrute toujours d'un regard sévère les profondeurs intellectuelles de ton âme, marche d'un pas ferme dans la voie droite et ne contemple que le roi immortel de l'univers. Voici la voix des anciennes traditions à son égard : Il est un, infini, parfait, auteur de toutes choses ; tout est en lui, aucun œil mortel ne saurait le voir ; il se manifeste à l'intelligence seule : auteur des, biens, il n'envoie jamais le mal aux mortels, quoique après lui marchent et la fureur et la haine, la guerre, la peste, la douleur et les larmes. Il n'a pas son semblable. Si tu pouvais l'apercevoir ici-bas, tu verrais facilement toutes choses dans l'univers. Mon fils, si je puis reconnaître les traces et la main puissante de ce Dieu suprême, je te les montrerai : car lui-même, je ne puis le voir, un nuage épais l'enveloppe et le dérobe à ma vue. Dix rangs de nuages le séparent de l'homme. Cet arbitre souverain des destinées des mortels, nul ne le connaît, nul, si ce n'est un descendant d'une famille chaldéenne. Cet homme connaissait aussi le cours du soleil et la révolution circulaire de cet astre autour du globe terrestre. Il savait de plus comment le même astre guide autour des flots ses coursiers rapides comme les vents et fait jaillir de toutes parts des faisceaux d'une lumière vive et immuable. Il est assis au plus haut du ciel, sur un trône d'or, et la terre roule sous ses pieds. De la main droite, il touche aux extrémités de l'Océan, sa colère ébranle les montagnes jusque dans leurs fondements, elles ne peuvent supporter le poids de son courroux. Il est partout, quoique le ciel soit sa demeure. Il accomplit toutes choses sur la terre ; car il est le commencement, le milieu et la fin de toutes choses. Tel est le langage des anciens ; tel est l'enseignement d'un simple mortel qui avait appris lui-même ces dogmes sublimes à la double table de la loi. Mais il n'est pas permis d'en rien révéler. Je ne puis y penser sans trembler de tous mes membres. Ô mon fils, c'est lui qui d'en haut dirige tout ici-bas. Prête une oreille attentive à ces grandes choses, mais surtout qu'un frein puissant maîtrise ta langue ; conserve précieusement dans ton cœur ce que je viens de te révéler.

D'abord, il est étonnant qu'un fragment si important de l'Ίερός λόγος ait été cité seulement par les Pères de l'Église et les auteurs ecclésiastiques qui ont vécu à Alexandrie ou ont eu des rapports avec cette savante capitale des Lagides. Les auteurs profanes, Proclus et Stobée, surtout, seraient sans doute parvenus à le connaître, s'il n'avait pas été comme la propriété exclusive, des concitoyens du faux Orphée alexandrin. Celui-ci n'a même pas pris soin de dissimuler, pour mieux jouer son rôle de faussaire, les emprunts de toutes sortes faits aux livres de la loi. On ne parviendra probablement jamais, nous le savons, à percer entièrement les ténèbres dont les véritables doctrines orphiques sont enveloppées. Il est permis de supposer dans les initiés aux mystères de Bacchus et de Cérès ; la connaissance de certaines vérités, précieux débris de la tradition antique. Pythagore, et après lui Platon, recueillirent probablement quelque chose de cet héritage. Ce dernier y fait peut-être même allusion dans les expressions que l'on rencontre quelquefois dans ses dialogues : ώς φασίν οί παλαιοί, ώς φησίν ό παλαιός λόγος. D'autre part, il est des erreurs dont le poète de la Thrace n'a ph s'affranchir.

D'après Diodore de Sicile, il avait voyagé sur les bords du Nil[33], et les prêtres d'Héliopolis l'avaient initié à leurs mystères. Or, il n'avait pu puiser dans la religion égyptienne la vérité pure de tout Mélange avec l'idolâtrie. Car, suivant l'historien cité plus haut, l'Égypte, dans ses doctrines accessibles à tons, offrait tontes les aberrations du polythéisme[34]. Pour sa théologie allégorique, dont on élève si haut les graves et admirables enseignements, écrivait Eusèbe Pamphile[35], elle n'a pas même pour elle la vraisemblance ; loin d'être fondée sur la vérité et de présenter quelque chose de divin, elle ne repose que sur des interprétations forcées et mensongères. Puis, après avoir cité un passage de Porphyre à l'appui de son sentiment, il ajoute : Le témoignage d'un tel homme suffit pour faire voir clairement due la théologie mystique des Égyptiens ne reconnaissait pas d'autres dieux que les astres du firmament, les étoiles fixes et les planètes. Élie n'attribuait la création de l'univers ni à un étire incorporel et raisonnable, ni à un Dieu, ni à plusieurs dieux, ni, en un mot, à quelque puissance spirituelle et intelligente.

Comment donc, s'il en est ainsi, comment donc Orphée, dont les doctrines avaient été puisées chez les Égyptiens ou chez les anciens peuples de la Grèce[36], pouvait-il parler avec tant d'élévation d'un Dieu distinct de l'univers, un, infini, parfait, source incompréhensible.de tous les êtres[37] ? d'où lui serait venue la connaissance d'une intelligence invisible et incorporelle se manifestant à l'âme seule[38], puisque, d'après Platon, les premiers habitants de la Grèce n'eurent pas d'autres dieux que le soleil, la lune, les étoiles, le ciel ; puisque Chérémon et les philosophes de la même contrée ne citent parmi les divinités égyptiennes que les astres errants, les signes du zodiaque et les autres corps célestes[39].

Clément d'Alexandrie[40] a reconnu avec raison dans le passage où Dieu est représenté assis au plus haut du ciel sur un trône d'or, avec la terre sous ses pieds, une paraphrase de ces paroles d'Isaïe : Le ciel est mon trône et la terre est mon escabeau ; et dans cet autre : Sa colère ébranle les montagnes jusque dans leurs fondements ; elles ne peuvent supporter le poids de son courroux ; une explication de ces expressions d'un prophète : S'il ouvre le ciel, la terreur se répandra de tous côtés ; en votre présence, les montagnes s'écrouleront comme la cire se fond devant le feu ; enfin, dans ce troisième : De la main droite, il touche aux extrémités de l'Océan, une reproduction fidèle de ces paroles d'Isaïe : Il a mesuré le ciel avec la paume de la main et la terre entière avec le regard[41].

Au lieu de conclure que l'auteur de pareils vers s'était inspiré dans les livres de Moïse, le savant auteur des Stromates n'aurait pas douté de l'imposture s'il avait fait plus attention à ces éloges des grands hommes du judaïsme, placés dans la bouche d'Orphée :

Nul n'a connu le vrai Dieu, si ce n'est un des descendants d'une tribu chaldéenne, c'est-à-dire Abraham, d'après Clément d'Alexandrie lui-même, ou son fils Isaac[42].

Et plus loin :

Tel est le langage des anciens ; tel est l'enseignement d'un simple mortel qui avait appris lui-même ces dogmes sublimes à la double table de la loi. Or, quels sont ces hommes privilégiés, ces anciens si versés dans la connaissance du Dieu à la fois commencement, milieu et fin de toutes choses ? On ne peut en douter, ce sont ceux-là même qui ont écouté la voix des traditions dont il a parlé plus haut, révélées à Abraham, issu d'une tribu chaldéenne. Donc il fait ici allusion à la postérité du saint patriarche. Dans ce simple mortel qui avait emprunté ses dogmes sublimes à la double table de la loi, il est facile de reconnaître Moïse[43].

Le véritable Orphée, qui vécut environ un siècle avant la guerre de Troie, selon une opinion préférable peut-être à celle d'Eusèbe[44], n'a pu parler en ces termes d'Abraham, de Moïse et du peuple juif. Lorsqu'il visita l'Égypte, les Hébreux en étaient sortis depuis longtemps. Les habitants du pays ne pouvaient lui faire un éloge si pompeux d'une doctrine qu'ils n'avaient pas comprise et d'une nation qu'ils voulaient exterminer.

L'impossibilité pour les hommes de connaître Dieu, si ce n'est par une révélation spéciale ou par l'intermédiaire de ses œuvres ; la justification de la Divinité qui n'envoie jamais le mal aux mortels, quoique après elle marchent la famine, la haine, la guerre, la peste, la douleur et les larmes ; l'allusion aux idées archétypes de Platon, d'abord dans ces expressions : κόσμοιο τυπωτήν, puis dans le conseil donné à Musée d'élever sa contemplation vers le Verbe de Dieu, pour en faire le guide de son intelligence, et comme un divin patron à l'aide duquel il Comprendra facilement toutes choses dans l'univers ; enfin, ce qu'il dit du nom ineffable de la Divinité est parfaitement en harmonie avec la doctrine de Philon et de ses coreligionnaires.

Plusieurs expressions ne peuvent d'ailleurs avoir été employées que par un poète familiarisé avec le style et le langage de la traduction, faite pour les Juifs d'Alexandrie.

Josèphe, dans son livre contre Apion, a avancé que le mot loi n'était pas même connu des Grecs[45]. Il prouve son assertion par l'exemple d'Homère. Dans ses poèmes, dit-il, il n'en a point fait usage. L'historien juif, dans son ardent désir de placer Moïse au-dessus de tous les autres législateurs, s'est laissé emporter loin de la vérité. Il aurait eu raison peut-être s'il s'était borné à remarquer que les Juifs seuls ont employé cette expression pour désigner la loi par excellence.

Ainsi, dans ces vers :

Φέυγοντες δικαίων θεσμούς, θείοιο τεθέντος

πάσι νομοΰ...

le prétendu Orphée n'a pas assez déguisé son langage. Il a prêté au mot νομοΰ le sens que lui donnent toujours les Septante et les écrivains d'Alexandrie, sans en excepter la Sibylle, en qui nous reconnaîtrons plus tard un habitant de la capitale de l'Égypte[46].

Les Juifs hellénistes (interprètes de l'Écriture) ont souvent employé le mot πλάξ pour désigner la table de la loi. Homère s'est servi deux fois de δίπλακα[47] ; mais dans un sens différent. L'imposteur n'a pas songé qu'il se trahissait en écrivant :

Έκ θεόθεν γνώμαισι λαβών κατά δίπλακα θεσμόν.

La sibylle d'Alexandrie disait à peu près à la même époque : Dieu donna la loi à Moïse, l'ayant écrite sur deux tables de pierre : γράψας πλαξί δυσί[48].

Est-il possible de trouver le nom même du Juif qui s'est permis de fabriquer des fragments orphiques d'une manière aussi maladroite ? Aristobule a fourni à Eusèbe l'extrait sur lequel nous venons de nous arrêter. Le philosophe péripatéticien serait-il donc l'imposteur ? S'il a pris part à la fraude, d'autres Juifs lui en avaient probablement déjà donné l'exemple. Nous sommes portés à le croire, parce que S. Justin, qui invoque aussi le témoignage d'Orphée, n'a pas reproduit exactement le fragment tel que nous le trouvons dans l'évêque de Césarée[49]. Il a passé un grand nombre de vers très-propres à servir sa cause. Clément d'Alexandrie[50] paraît avoir eu sous les yeux le texte même copié plus tard par l'élève de S. Pamphile. Comment expliquer de semblables variations ? Par des interpolations faites au fragment orphique consulté par S. Justin. On avait sans doute montré au saint martyr, lors de son voyage à Alexandrie, l'œuvre d'un faussaire plus timide, antérieur à Philométor, sans lui faire connaître les additions nombreuses d'un imposteur plus audacieux, peut-être sous le règne de Ptolémée VII. Nous croirions volontiers Aristobule, dont les Pères de l'Église avaient pu lire les ouvrages, coupable de plusieurs de ces interpolations. Il voulait sans doute donner ainsi plus de poids à ses Commentaires et rendre plus directes les louanges de sa nation, présentées d'abord d'une manière trop vague et peu concluante par l'Orphée alexandrin, qui l'avait précédé.

II. — Linus, Homère, Hésiode.

Nos soupçons sur Aristobule se confirment lorsque nous le voyons donner à dessein, dans ses Commentaires sur Moïse, une fausse interprétation à quelques vers d'Hésiode, et en attribuer .à Linus et à Homère dont ils ne sont point les auteurs. Nous traduisons ici ces courts fragments conservés par Eusèbe, dans la Préparation évangélique[51]. Nous les trouvons également dans Clément d'Alexandrie[52]. Les expressions ne sont pas exactement les mêmes dans l'un et dans l'autre, mais le sens n'éprouve aucun changement notable.

Le septième jour, dit Aristobule, est appelé par nous sabbat, c'est-à-dire jour du repos. Homère et Hésiode, par lesquels nos livres furent mis à contribution, lui donnèrent aussi le nom de sacré.

Voici les paroles d'Hésiode :

Le premier jour, le quatrième et le septième, jour sacré[53]...

Il dit encore :

C'était le septième jour, brillante lumière du soleil.

Homère dit aussi :

Le septième jour, jour sacré, avait éclairé l'univers.

Et ailleurs :

Le septième jour avait brillé, jour de l'accomplissement de toutes choses.

Puis :

Le septième jour, nous quittâmes le courant de l'Achéron.

Linus dit aussi :

C'était le septième jour où toutes choses furent accomplies.

Et encore :

Le septième jour donna naissance à toutes choses ; le septième jour est au nombre des principes ; le septième jour est parfait.

Le même poète a dit aussi :

On voit partout apparaître le septenaire et dans le ciel étoilé, et dans les sphères où s'accomplit la révolution des années.

Comment ces poètes ont-ils donc pu être si bien instruits des fêtes d'un peuple dont ils ne font même pas mention ? Aristobule trouve une explication facile, mais aussi elle est naïve. Homère, Hésiode, et probablement Linus avec eux, ont mis les livres saints à contribution ; ils en avaient apparemment la traduction grecque, faite exprès pour leur usage. Le philosophe péripatéticien a évidemment été emporté trop loin par un zèle exagéré. Les critiques sérieux ont cherché une solution plus plausible[54]. Ayant lu dans le second chapitre de la Genèse ces paroles : Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, ils se sont persuadé que dès la création le sabbat avait été regardé comme un jour de repos et de fête. Les patriarches Abraham, Jacob et Joseph, selon eux, auraient sanctifié le sabbat. Les nations idolâtres en auraient conservé le souvenir, écho affaibli de pratiques issues toutes d'une même origine. Ces commentateurs n'ont peut-être pas bien compris le sens des paroles de Moïse. Le législateur juif ne fait pas remonter l'institution du sabbat à la création du monde. Il donne, comme il le fait souvent, la cause première de l'établissement d'une fête en vue de porter son peuple à la respecter davantage. Du reste, pour faire des Patriarches des observateurs anticipés de la loi du repos du septième jour, on s'est appuyé sur des passages sans-valeur, on a supposé précisément la chose mise en question[55]. D'après l'opinion la plus générale, l'institution du sabbat eut lieu lorsque le peuple hébreu s'arrêta dans les déserts de Morah, après la sortie d'Égypte[56]. Les Grecs ne pouvaient en avoir connaissance que par des rapports intimes avec la nation sainte ; or, jamais ils n'ont existé.

On ne peut donc douter de la mauvaise foi d'Aristobule. L'histoire du peuple juif ne lui était pas in- connue ; il n'a pu être égaré par l'ignorance. N'avait-il pas vu le sabbat désigné par Moïse et par Ézéchiel comme un signe particulier donné par Dieu à la nation sainte pour la distinguer de toutes les autres ? Et, quant aux vers d'Hésiode, ne pouvait-il pas en connaître la véritable signification, au lieu de se retrancher derrière une équivoque, dont à Alexandrie, où l'on savait la manière de partager les jours, chez les Grecs, il ne pouvait être dupe.

Chez les anciens[57], les jours étaient partagés en trois classes : les jours de fête, έορτάσιμοι, où les travaux cessaient, et les sacrifices étaient offerts aux divinités. Les jours de travail, dans lesquels les lois permettaient de vaquer aux occupations ordinaires. Enfin, les jours néfastes, c'est-à-dire détestés, et dans lesquels on ne pouvait faire de sacrifices. Or, on donnait le nom de sacré, ίερόν ήμαρ non-seulement aux jours réservés au culte des dieux ; mais aussi, par antiphrase sans doute, à ceux de la troisième classe. Le mot ίερόν avait donc une acception très-étendue. Le Juif péripatéticien en a profité pour faire passer Hésiode dans les rangs des disciples de Moïse.

Aussi a-t-il prudemment évité de citer les vers suivants du poète des Travaux et des Jours ; ils faisaient pourtant disparaître toute espèce d'équivoque, en donnant l'explication de sa pensée. Hésiode appelle le septième jour ίερόν ήμαρ, parce que Latone mit Apollon au monde le septième jour du mois de Thargélion. De là le surnom Έβδομαγενής donné à ce dieu. Plutarque et Eustathe nous apprennent qu'en effet le septième jour de chaque mois était consacré à Apollon. Les Athéniens célébraient cette fête en portant des lauriers, en couronnant des corbeilles et en chantant des hymnes en l'honneur du dieu de Délos. Quel rapport entre ces fêtes et le retour hebdomadaire du repos du sabbat ? Dans le second vers d'Hésiode, on ne fait pas même mention de jour de fête. Aristobule aurait assurément pu en ajouter bien d'autres à celui-là, puisqu'il lui suffisait de trouver le nombre sept dans une description ou dans une narration pour s'en emparer, sans examiner s'il pouvait servir dans une démonstration rigoureuse.

On ne trouve ni dans l'Iliade, ni dans l'Odyssée les trois vers mis sous le nom d'Homère par Aristobule. De savants critiques l'ont accusé de les avoir fabriqués[58]. Si le Juif péripatéticien s'est en effet rendu coupable d'une telle imposture, il aurait pu le faire avec plus d'adresse et surtout plus d'à-propos. Le troisième vers ne va pas mieux à son but que le second d'Hésiode, dont nous avons parlé plus haut. Il ne prouve rien en faveur du repos du septième jour. Le premier ne présente pas nécessairement un sens favorable au Juif d'Alexandrie, comme nous l'avons vu précédemment, à l'occasion d'Hésiode. Le second vers seul aurait une autre valeur ; il ferait du chantre d'Achille un partisan de la théorie biblique de la création du monde en six jours. Il était nécessaire, nous le comprenons, de représenter Homère comme un lecteur des livres saints, pour justifier de semblables prétentions. Mais Aristobule a oublié qu'il ne pouvait pas à son gré insérer de nouveaux vers dans l'Iliade ou dans l'Odyssée.

Toutefois l'auteur des commentaires sur Moïse n'a peut-être pas fabriqué entièrement le vers dont il s'agit ici. Il s'est contenté, nous serions du moins portés à le croire, de substituer un mot à un autre et de copier le reste dans Homère. Il en avait fait assez pour changer toute la pensée à son profit.

Nous lisons en effet dans l'Odyssée[59] :

C'était le quatrième jour dans lequel tout fut achevé.

Le philosophe aura effacé le nombre quatre pour le remplacer par celui qu'il désirait trouver. Le poète grec ne lui permettait cependant pas une méprise, car il ajoute aussitôt : Or, le cinquième jour... D'ailleurs, il ne s'agit pas dans l'Odyssée de l'œuvre de la création, mais de certains préparatifs achevés le quatrième jour.

Les vers suivants sont, dans Aristobule, mis sous le nom de Linus[60], et dans Clément d'Alexandrie[61], sous celui de Callimaque. Il est difficile d'assigner la véritable cause de ce changement. Nous pensons que le précepteur de Ptolémée a voulu placer sa composition sous le patronage de Linus. Il a fait ainsi un personnage célèbre par. son antiquité et digne de figurer auprès d'Orphée, d'Homère et d'Hésiode. De plus, il n'aurait pas eu, dans la capitale de l'Égypte, sous Ptolémée Philométor, l'audace de falsifier les œuvres de Callimaque.

Or, Linus est-il l'auteur des vers cités sous son nom ? Selon Pausanias, Linus, fils d'Uranie et d'Amphimarus, et Linus, fils d'Isménus, furent l'un et l'autre des musiciens célèbres[62], mais ils n'ont point fait de vers, ou, s'ils en ont composé, nous ne les possédons plus.

Stobée attribue à Linus un poème sur la nature du monde et il nous en a conservé quelques vers[63]. Celui dans lequel le poète grec nous conseille d'espérer, parce que tout est possible à Dieu et rien ne lui est impossible, ne nous semble pas sorti de la plume d'un païen. Mais, admettons qu'ils sont en effet de Linus, et avec eux les autres mentionnés par le même auteur : pourquoi Stobée n'a-t-il pas aussi recueilli ceux que Aristobule a cités ? Pourquoi les Juifs auraient-ils eu seuls le privilège de connaître des restes si précieux ? Nous ne leur accorderons pas, d'ailleurs, la valeur que le Juif d'Alexandrie voulait leur donner dans son ouvrage sur Moïse. Nous apercevons encore ici une équivoque dont il s'est efforcé de tirer parti. Au lieu de donner à έβδομος, έβδόμη, la signification de sept, il lui prête celle de septième jour de la semaine[64]. Les anciens, et surtout les pythagoriciens, avaient, nous le savons, un très-grand respect pour le nombre sept ; ils le regardaient comme parfait, comme l'origine des autres ; de toutes choses par conséquent, d'après le système de Pythagore sur les nombres. Aristobule ne l'ignorait pas ; mais il espérait sans doute, par sa pieuse ruse, réussir à inspirer à ses lecteurs plus de respect pour les livres des Juifs.

III. — Eschyle.

Saint Justin[65], Clément d'Alexandrie[66] et Eusèbe Pamphile[67] prêtent à Eschyle des vers dont ils ne nous paraissent pas les auteurs. Ce ne sont point, selon la remarque de Walckenaer[68], les Pères de l'Église qui les ont eux-mêmes composés : ils étaient incapables d'une telle imposture ; mais ils les ont trouvés dans des écrits publiés avant eux. Nous n'hésitons pas à les attribuer à des Juifs de l'école d'Alexandrie.

En voici la traduction :

Distingue Dieu des mortels, et ne pense pas qu'il ait un corps semblable au tien ; car tu ne le connais pas. Tantôt il apparaît comme un feu et se précipite dans l'immensité, tantôt c'est un torrent, tantôt il n'est que ténèbres. Ici, il se montre sous la forme d'un terrible habitant du désert ; là, c'est un vent qui se répand dans l'air, c'est un nuage, un éclair, c'est la foudre, c'est le tonnerre. La terre lui est soumise ; les rochers, les fontaines et les réservoirs d'eau sont sous ses ordres. Les montagnes, la terre, l'immense profondeur de la mer, les sommets les plus élevés des collines tremblent quand il jette sur l'univers le regard majestueux d'un maître, tant est puissante la majesté de Dieu, du Très-Haut, etc.

Dans les premiers vers de ce fragment, le faussaire, peut-être pour nous faire croire qu'il citait un passage d'un drame satyrique d'Eschyle, intitulé : Protée[69], s'est plu à nous faire la description de nous ne savons quel dieu, habile à revêtir à son gré toutes les formes. Il n'est cependant point parvenu à se déguiser entièrement à l'aide de cet artifice. Son style le trahit, comme nous le montrerons bientôt. Dans les six derniers vers, il n'a même pas pris soin de dissimuler ; il a prêté à Eschyle ses propres pensées. Dans toutes ses tragédies, les divinités de ce poète sont celles d'Homère, d'Hésiode et de toute la Grèce ; son génie puise même une partie de sa force dans une foi vive aux fables du paganisme. Il les oublie tout à coup pour demander ses inspirations aux psaumes de David, leur emprunter de nouvelles images et des expressions dont il n'avait jamais fait usage jusque-là.

Clément d'Alexandrie lui-même l'a remarqué[70] ; les vers d'Eschyle lui paraissent une paraphrase de ces paroles : La terre tremble devant la face du Seigneur. M. Bothe, dans son édition d'Eschyle, a cru devoir supprimer deux vers empruntés, disait-il, à quelque psaume, et plus dignes de Clément d'Alexandrie que du tragique grec[71]. Il aurait pu les remarquer dans saint Justin, antérieur à l'auteur des Stromates ; le faussaire ne pouvait donc être celui qu'il soupçonnait. Il pouvait le reconnaître à d'autres marques. Le parallélisme dont on a fait usage ici indique un faussaire auquel la poésie hébraïque n'était pas inconnue[72]. En effet, après avoir dit que son dieu se change successivement en fleuve, en montagne, etc., il ajoute aussitôt : Les eaux lui sont soumises, les rochers sont sous ses ordres. Et bientôt après : Les montagnes, l'immense profondeur de la mer tremblent devant lui. Si le poète met dans le même vers : Toutes les sources et tous les réservoirs d'eau, les terres et les montagnes, les profondeurs des mers et les hauteurs des monts, c'est évidemment encore par parallélisme, selon l'observation de Bœckh[73].

Enfin, les expressions elles-mêmes nous révèlent un Juif d'Alexandrie, prenant avec trop de confiance le style de la version des Septante pour modèle, sans trop songer qu'il se laissait tomber dans un piège où l'on pouvait facilement le saisir et le reconnaître. Nous nous contenterons de reproduire ici quelques-unes des citations du savant philologue. Nous renvoyons à son ouvrage ceux qui en désireront de plus nombreuses.

Un auteur grec, d'après le critique allemand, n'aurait pas dit : χώριζε θνητών : la version alexandrine fait, au contraire, souvent usage de cette tournure[74].

Μή δόκει est un pur hébraïsme.

Eschyle ne pouvait dire :

όμοΐον αύτώ σάρκινον καθεστάναι.

Il eût employé cette autre forme :

όμοΐος αύτώ σάρκινος καθεστάναι,

ou du moins celle-ci :

όμοΐόν τινα σάρκινον καθεστάναι[75].

Les Juifs hellénistes ont très-souvent employé les expressions όμμα θεοΰ, όμμα δεσπότου ; mais les poètes païens ne les ont pas connues[76], ou du moins ils ne les employaient pas au singulier.

L'imposteur se trahit, dans le dernier vers, par sa maladresse ; car, selon Potter[77], il n'a pas su éviter l'hiatus que présente la rencontre de deux voyelles :

Πάντα δύναται γάρ δόξα ύψίστου θεοΰ.

Admettons, avec Bœckh, qu'il faille δόξα θούφίστου θεοΰ, ces dernières expressions indiqueront toujours un Juif d'Alexandrie. Les Grecs ont dit quelquefois, il est vrai, Ζεύς ϋψιστος, mais les Israélites seuls et les chrétiens ϋψιστος θεός[78].

IV. — Sophocle.

La tragédie elle-même, dit Clément d'Alexandrie, en nous détournant du culte des idoles, nous enseigne à porter nos regards vers le ciel. Sophocle fait ainsi parler ses acteurs sur la scène[79] :

Au nombre des vérités, il faut reconnaître un seul Dieu qui a formé le ciel, les vastes régions de la terre, les flots azurés de la mer et les vents impétueux ; mais nous, aveugles mortels, nous, la plupart esclaves des égarements de' notre cœur, nous allons, dans nos peines, demander un soulagement à des dieux en pierre, à des simulacres d'airain, à des figures d'or et d'ivoire. Quand nous leur avons offert de riches sacrifices, quand nous leur avons établi de pompeuses solennités, nous nous imaginons avoir donné de grandes preuves de piété.

Si ce fragment est réellement de Sophocle, dit Richard Bentley [80], pourquoi a-t-il été connu de saint Justin, de Clément d'Alexandrie et d'Eusèbe Pamphile, et non de Plutarque, de Porphyre, de Stobée, enfin, qui a fouillé les bibliothèques avec un zèle infatigable et lu avec soin les ouvrages de Sophocle et d'Euripide ?

Ce silence paraîtrait, en effet, étrange, si l'examen du fragment ne nous en venait révéler le motif. L'auteur d'Œdipe à Colone, grâce aux Juifs d'Alexandrie, a été ici transformé en fervent prosélyte. Il a rejeté les erreurs de sa jeunesse pour s'unir à Moïse, à Aristobule, à Philon, proclamer hautement l'unité de Dieu et tourner en ridicule les divinités de ses concitoyens, représentées alors avec tant de grandeur et de majesté par le génie de Phidias et de ses élèves.

Il ne faut pas s'étonner si les auteurs profanes n'ont pas été instruits de cette merveilleuse conversion. Mais comment les Athéniens qui ont accusé Socrate de ne pas reconnaître les dieux de sa patrie, et de vouloir lui en imposer d'autres, ont-ils laissé en paix l'auteur d'une semblable diatribe contre les idoles chères aux Grecs ? Comment les fils ingrats de Sophocle n'ont-ils pas profité de ce nouveau moyen de prouver aux juges la folie de leur père ? Nous lisons, il est vrai, dans le traité des Lois de Platon un passage qui paraît avoir une grande analogie avec celui de Sophocle, et justifier, à cette époque, le langage si élevé du poète tragique.

La terre et le foyer domestique, voilà pour tous les hommes les vrais temples des dieux : que personne ne songe donc à leur en élever d'autres. L'or et l'argent qui brillent dans les autres villes, soit chez les particuliers, soit dans les temples, servent à exciter la convoitise ; l'ivoire venant d'un corps privé de vie n'est pas une offrande digne de la sainteté des dieux. Le fer et l'airain sont propres à faire des armes pour les combats[81].

Le philosophe rappelle à ses concitoyens que les statues ne sont que des représentations grossières de la divinité sans être la divinité elle-même ; car celle-ci n'est pas renfermée dans un point de l'espace, elle remplit tout de sa présence. Mais le fondateur de l'Académie ne proscrit point le culte des dieux de la Grèce. Sophocle en mettant à dessein en opposition le Dieu unique, créateur du ciel et de la terre, et les dieux de pierre, d'or et d'ivoire, condamne ceux-ci et les sacrifices qu'on leur offre, et reconnaît pour seule légitime l'adoration du Jéhovah des Juifs.

Pour ne nous laisser aucun doute sur son origine et le pays où il vécut, l'auteur de ce morceau, à l'exemple du faux Eschyle, a pris soin de copier aussi la version des Septante.

Ainsi, ταΐς άληθείαισιν, ne se rencontre dans aucun auteur tragique[82]. A peine trouverait-on trois écrivains grecs qui aient fait usage de ces suppressions, tandis que dans la traduction alexandrine elles ont été fréquemment employées. Les hellénistes avaient pour la périphrase άνέμων βίας, une prédilection que ne partageaient ni Sophocle, ni les poètes des beaux temps de la langue grecque[83].

Richard Bentley juge cette tournure : θνητοί δέ πολλοί, — nos multi mortales, — indigne d'un Attique d'une élégance toujours si exquise[84]. Et cette autre : καρδίαν πλανώμενοι, lui paraît lin hébraïsme, dont les Septante ont très souvent fait usage.

L'examen du vers :

Ή χρυσοτεύκτων, ή έλεφαντίνων τύπους.

adonné lieu à des observations semblables. Le mourt'nzo ; est pris ici pour la statue elle-même, et non pour la forme de la statue : or, les Grecs ne lui ont guère donné que cette dernière acception, comme on peut le voir dans un passage d'Isocrate, dans la Vie d'Évagoras[85]. Sophocle, au lieu de ces locutions barbares, eût, d'après le critique anglais, composé ainsi son vers, pour se faire comprendre de ses concitoyens :

χρυσοτεύκτους ή' λέφαντίνους τύπους θεών.

Saint Justin[86] et Clément d'Alexandrie[87], avec le fragment dont nous venons de nous occuper, en citent un second, également sous le nom de Sophocle : il a rapport au jugement dernier. L'auteur des Stroma tes n'est pas entièrement d'accord avec le philosophe martyr. Nous suivrons la version de ce dernier :

Il viendra, oui, il viendra le temps où le brillant éther fera jaillir de ses espaces dorés des trésors de feu, lorsque la flamme, dévorant et la terre et les cieux, consumera, dans sa fureur sans frein, la nature tout entière. Puis tout disparaîtra, les gouffres des flots ne seront plus ; la terre n'aura plus de forêts, et l'air enflammé ne sera plus rempli de milliers d'oiseaux. Or, nous savons que deux routes conduisent aux enfers ; l'une réservée aux criminels, l'autre aux hommes justes. Puis tout ce qui aura été détruit, renaîtra de nouveau.

Philon le Juif, dans son traité sur l'incorruptibilité du monde, nous apprend que les païens croyaient, comme les Juifs et les chrétiens, à la future destruction du monde par le feu. Les stoïciens, dit le Platon juif, croient en l'existence d'un seul monde, ouvrage de la Divinité ; il sera, après une longue révolution d'années, consumé par le feu qui les pénètre et les vivifie : mais de ses débris, Dieu fera sortir un autre monde[88].... Les plus anciens philosophes du Portique ont cru, dit aussi Numénius[89], qu'après la révolution de certaines périodes de très-longue durée, tous se changeront d'abord en air, puis seront détruits par le feu. Ce dogme eut l'assentiment des plus anciens et des principaux philosophes de la secte : notamment de Zénon, de Cléanthe et de Chrysippe[90]. L'imposteur aurait dû remarquer que Sophocle vivait avant ces philosophes : et il n'aurait pas dû lui prêter si facilement leurs doctrines.

Si cependant, au siècle du célèbre tragique, on croyait déjà à la conflagration future de l'univers, si ce poète pouvait y faire allusion, il est certain qu'il ne pouvait lui venir à l'idée de présenter cette combustion comme la catastrophe, qui précéderait le châtiment des méchants et la récompense des bons. L'auteur du fragment, ou l'interpolateur, avait certainement cette intention, lorsqu'il jetait au milieu de sa description les mots qui ne s'y rattachent par aucun lien logique : Deux chemins, nous le savons, conduisent aux enfers : l'un réservé aux criminels, l'autre aux hommes justes.

Dans le Phédon[91] et dans le Gorgias[92], Platon parle du jugement des hommes après la mort, et des routes différentes qui s'ouvriront devant eux, quand ils auront comparu devant le redoutable tribunal. Admettons que Sophocle à cherché ses inspirations dans les traditions antiques, consultées par le philosophe athénien ; nous n'aurons pas encore fait disparaître toutes les difficultés. Il faudrait expliquer ce tableau de la ruine du monde placé avant les réflexions sur le sort différent réservé, après cette vie, au juste et à l'impie. Il indique un poète qui non-seulement croyait au jugement dernier, mais aussi à la ruine universelle dont il devait être précédé. Or, les Juifs seuls avaient appris ces événements par les saintes Écritures, et par leurs traditions. Pour faire passer leurs. croyances dans Sophocle, ils ont, ou composé tous les vers dont nous nous sommes occupé, ou, comme le pense Bœckh, ils ont corrompu un passage du célèbre tragique en y faisant des interpolations[93].

V. — Euripide.

saint Justin et Clément d'Alexandrie ne s'accordent pas sur l'auteur des vers que nous allons examiner. Le premier les attribue à Euripide[94], le second à Diphile[95], poète comique : Nous ne savons pas la cause d'une telle contradiction. Peut-être les ouvrages consultés par les Pères de l'Église ne s'accordaient-ils pas entre eux : peut-être aussi les imposteurs juifs ont-ils changé, suivant les circonstances, le nom de ceux dont ils recherchaient l'appui[96]. Ils prenaient le nom d'Euripide, quand ils jugeaient que le nom de ce poète serait d'un plus grand poids dans la balance ; celui de Diphile, lorsque ce dernier pouvait leur servir davantage. Cependant, s'il est vrai, comme le pensé Walckenaer, que dans le fragment dont il s'agit, il y ait cinq vers tirés du Phrixus d'Euripide[97], c'est à ce poète, sans doute, que l'on a voulu attribuer d'abord les vers interpolés.

Voici le morceau tel que nous le trouvons dans S. Justin[98] :

Il donne une longue vie au pécheur pour le juger avec plus de sévérité. Si quelque mortel osait, malgré ses crimes, se flatter d'avoir échappé à la justice de Dieu, il serait dans une erreur funeste ; il aura lieu de s'en repentir au jour de la justice quine s'avance qu'à pas lents. Vous tous qui ne croyez pas en l'existence. d'un Dieu, vous êtes dans une erreur doublement grossière, car Dieu existe, oui, il existe. Que celui qui a jusqu'ici commis l'iniquité sans remords, mette le temps à profit, car il faudra qu'il reçoive enfin le châtiment qu'il mérite.

Sextus Empiricus et Stobée ont cité, le premier quatre, le second cinq vers de ceux que nous avons traduits ici. Ils les ont l'un et l'autre attribués à Euripide[99]. Nous les avons soulignés, pour les distinguer de ceux qu'ils n'ont point connus.

Le vers qui commence la citation de S. Justin et les six qui la terminent, ont paru à Walckenaer tout à fait indignes des autres. Rien dans ces derniers qui ne convienne à Euripide. Le style en est pur et harmonieux, les idées rappellent bien le poète ami de la philosophie de Socrate. Le mot θεόν, employé au singulier, parait seul ne pas être à sa place dans la bouche d'un écrivain de l'antiquité grecque. Il a été substitué aux expressions τούς θεούς, conservées par Sextus Empiricus et Stobée, et plus conformes, en effet, au langage ordinaire d'Euripide. Mais elles étaient trop païennes pour être de quelque utilité ; pour cette raison, elles ont été changées pour le faussaire. Cette substitution faite, on a prêté au poète tragique une violente sortie contre quiconque ne croit pas en l'existence de Dieu.

Όράθ όσοι νομίζετ' ούκ εΐναι θεόν...

Έστιν γάρ, έστιν.

On lui a prêté des menaces contre ceux qui, après s'être souillés de crimes, ne mettent pas le temps à profit pour les effacer.

Mais toutes ces interpolations ont été faites avec une maladresse rare. L'apostrophe dont nous venons de parler n'est unie par aucun lien au reste du fragment. L'enchaînement logique, après cette pensée : Il s'en repentira au jour de la justice qui ne s'avance qu'à pas lents, exigeait immédiatement cette autre : Vous qui avez commis l'iniquité, mettez le temps à profit. » Il n'est pas plus facile de rattacher le vers :

Δίς έξαμαρτάνοντες ούκ εύγνωμόνως.

à ceux qui le précèdent ou viennent après. La suite du raisonnement demandait cette disposition des idées : « Vous tous qui ne croyez pas en l'existence de Dieu, prenez garde de ressentir un jour la vengeance de celui dont vous niez la puissance avec tant de folie.

Remarquons avec Walckenaer qu'outre l'obscurité naissant du défaut de liaison, ce même vers : Λίς έξαμαρτάνοντες, etc. présente une amphibologie impossible à comprendre dans un attique. De plus, dans le texte de Clément d'Alexandrie se rencontre un grossier hiatus :

δοκεΐτε ούκ εΐναί[100].

Dans S. Justin, il a disparu, grâce sans doute à un copiste éclairé qui aura été choqué de la dissonance occasionnée par le choc des voyelles. Enfin, les expressions έξαμαρτάνοντες et χρόνον κερδαίνειν, avec le sens qu'elles ont ici, paraissent à Walckenaer empruntées aux Septante.

V. — Ménandre.

Voici, dans les Pères de l'Église, une nouvelle contradiction relativement au nom des poètes dont ils invoquent le témoignage. Justin[101] prête à Philémon les vers placés par Clément d'Alexandrie[102] et l'auteur de la Préparation évangélique[103], sous le nom de Ménandre. Ce nouveau fait confirme ce que nous avancions précédemment sur l'ingénieux artifice des Juifs de l'école d'Alexandrie.

La citation du maitre d'Origène contient peut-être quelques vers de Ménandre[104]. Mais de nombreux changements et différentes additions y ont été faits dans la suite, comme nous le prouverons après en avoir donné la traduction :

Si quelqu'un, mon cher Pamphile, offre un sacrifice, immole une multitude de taureaux ou de boucs, ou autres animaux semblables ; si sa main fabrique les tissus les plus précieux et les manteaux de pourpre s'il prépare artistement et l'ivoire et l'émeraude, et qu'il s'imagine par là avoir droit à la faveur divine, quelle erreur est la sienne ! que son âme est vaine ! car le devoir de l'homme, avant tout, c'est d'être bon. Il ne doit point séduire la vierge, souiller par l'adultère le lit nuptial, il ne doit point aspirer à la richesse par le vol ou le meurtre. Ne convoite pas même une aiguille, mon cher Pamphile, car Dieu qui est prés de toi t'aperçoit ; et plus loin... Ne convoite pas même une aiguille qui ne t'appartiendrait pas, car Dieu se plaît aux actions justes ; il a l'iniquité en horreur. Il accorde une vie heureuse à celui qui arrose la terre de ses sueurs. Sacrifie à Dieu, en faisant éclater ta justice ; que la vertu brille dans ton cœur comme une parure magnifique. Quand tu entendras le bruit du tonnerre, ne prends point la fuite, sachant que ta conscience n'a rien à se reprocher, car tu es sous le regard de Dieu[105].

Les Juifs n'ont pas seuls reconnu, nous le savons, l'insuffisance du sacrifice des animaux pour apaiser la Divinité et se la rendre favorable. Les païens, éclairés par les lumières de la raison, sont quelquefois, sur ce sujet, tombés d'accord avec les livres de l'Ancien Testament. Théophraste défend d'offrir aux divinités le sang des animaux[106] : Persuadons-nous, dit-il, qu'elles ne se soucient pas de semblables hommages. Elles ne considèrent que la moralité de leurs adorateurs. La plus belle offrande à présenter aux dieux, c'est un cœur pur, une âme exempte de toute passion mauvaise.

Ces maximes de Théophraste pouvaient, sous une autre forme et en termes différents, paraître dans les comédies d'un poète comme Ménandre. Mais le développement qu'on leur a donné dans le passage cité plus haut, ressemble trop à une paraphrase d'Isaïe, suivant Clément d'Alexandrie lui-même[107], pour que le véritable auteur n'ait pas eu le prophète sous les yeux. Ai-je besoin de vos sacrifices, s'écrie-t-il[108] ; je suis rassasié du sang de vos boucs et de vos taureaux ; j'ai tous vos présents en horreur. Purifiez-vous, soyez exempts de souillures, cherchez la justice, délivrez l'opprimé, soutenez la veuve et l'orphelin, et alors vous paraîtrez devant moi, dit le Seigneur. L'imposteur s'est permis de ne pas suivre pas à pas le texte sacré, pour mieux nous donner le change : mais il n'a pas su éviter tous les pièges où il pouvait se laisser prendre. Il a, d'une part, dans le vers :

Ή δι' έλέφαντος ή σμαράγδου ζωδία,

imité le faux Sophocle[109] qui avait dit :

Θεών άγάλματ' έκ λίθων, ή χαλκέωυ

Ή χρυσοτεύκτωυ ή έλεφαντίνων τύπους.

D'un autre côté, il a copié l'Eschyle alexandrin dont nous nous sommes précédemment occupé. Nous trouvons dans celui-ci :

Μή δόκει τόν θεόν σάρκινον καθεστάναι.

L'imposteur met à son exemple :

Εΰνουν τόν θεόν καθεστάναι.

De plus, en remplaçant contre toutes les règles à par la préposition &de, et en faisant usage des expressions καθεστάναι, πλανάσθαι, particulières aux Juifs formés au langage incorrect des Septante, il nous révèle clairement son origine et sa patrie.

Le tableau du seul sacrifice agréable à la Divinité est de nature à nous frapper encore davantage. Le poète ne s'est pas contenté de développer cette pensée de l'Écriture sainte : Offrez un sacrifice de justice et espérez dans le Seigneur[110]. Il a mis en vers les commandements donnés par Dieu au peuple juif sur le mont Sinaï. Le fragment de S. Justin est précieux pour nous faire comprendre jusqu'où pouvait aller l'audace du plagiaire. Il ne se borne pas à dire : vous ne volerez point, vous ne commettrez point d'adultère. Comme s'il craignait de ne pas laisser voir assez la source où il avait puisé, il ajoute : L'homme juste ne convoite pas le bien d'autrui, ni sa femme, ni sa maison, ni son champ, ni son esclave, ni sa fille, ni son cheval, ni son bœuf, ni ses troupeaux : il ne désire même pas l'aiguille qui ne lui appartient pas[111] ; car il est sous le regard de Dieu, qui est près de lui. Cette dernière réflexion n'est-elle pas, en effet, comme le veut Clément d'Alexandrie[112], une imitation, ou plutôt un plagiat de ce passage, de Jérémie : Je suis le Dieu qui veille à tes côtés et non un Dieu éloigné. L'homme pourrait-il faire quelque chose en secret et sans tomber sous mon regard.

VI. — Diphile ou Philémon.

Le savant maitre d'Origène et S. Justin, martyr, sont encore une fois partagés sur l'auteur d'un fragment qui nous reste à étudier ici. Le premier l'attribue à Diphile[113], le second à Philémon[114], tous deux poètes comiques. Nous ne chercherons pas à cette difficulté une solution, impossible peut-être, certainement inutile. Nous nous bornerons à montrer que le fragment en question n'appartient ni à Diphile, ni à Philémon, et que de tels vers doivent provenir des écoles juives de l'Égypte.

La version du livre de la Monarchie s'éloigne en plusieurs points de celle de la Ve Stromate. Celle-ci renferme à la fois les passages que Clément d'Alexandrie[115] dit être de Diphile, et les vers attribués avec plus de raison, comme nous l'avons dit plus haut, au poète Euripide, par S. Justin. Nous prendrons ici le dernier pour guide.

Voici, d'après lui, les paroles de Philémon :

Penses-tu, mon cher Nicérate, que ceux qui sont morts, après avoir passé leur vie dans les délices, puissent échapper à pieu, cet œil de justice qui voit tout ? Nous croyons que deux chemins conduisent aux enfers ; l'un est la voie suivie par les hommes justes, l'autre est réservé aux impies. Car si le même sort est réservé à l'innocent et au coupable, volez, dérobez, semez partout le trouble et le désordre. Mais ne vous faites pas illusion, il y aura un jugement dans les enfers. Il sera rendu par le Dieu souverain de l'univers, dont je tremblerais de prononcer le nom.

Nous avons déjà vu dans le prétendu Sophocle des idées analogues à celles-ci. Mais elles sont reproduites sous une nouvelle forme 'et sous le patronage d'Un autre nom. Nous ne pensons pas, comme nous l'avons dit ailleurs, qu'un poète élevé dans le sein du paganisme n'aurait pas pu être instruit de ces dogmes si conformes d'ailleurs à ceux des Juifs et des chrétiens. Platon a fait plusieurs fois allusion à la comparution des âmes dépouillées de l'enveloppe du corps, devant un juge inaccessible à la corruption et à l'erreur. Virgile, dans le sixième livre de l'Énéide, admet, d'après les doctrines platoniques, des juges, que rien ne pourra tromper, lorsqu'ils feront l'examen de la vie des mortels cités à leur tribunal. Deux chemins, dont l'un conduit au Tartare, séjour (les impies, et l'autre aux campagnes riantes de l'Élysée, se présentent devant ceux dont l'arrêt a été prononcé.

Nous croyons donc avec Bœckh[116] qu'on a pu extraire d'une comédie grecque quelques-uns des vers dont nous avons donné la traduction : mais aussi nous sommes persuadé comme lui[117] que plusieurs de ceux qu'ont cités les Pères ont été interpolés. Les trois derniers au moins sont de ce nombre :

Μηδέν πλανηθής, έστι κάν άδου κρίσις,

Ήνπερ ποιήσει θεός ό πάντων δεσπότης,

Οΰ τοΰνομα φοβερόν, ούδ' άν όνομάσαιμ' έγώ[118].

Ce qui précède ces vers aura sans doute été changé et disposé de manière à rapprocher davantage les croyances du paganisme de celles du judaïsme. Ainsi, on aura remplacé des expressions rappelant trop la pluralité des dieux par celles-ci, τό θεΐον, et Δίκης όφθαλμός. On préparait ainsi une transition naturelle au tableau de la fin qui nous représente Dieu, le maître de toutes choses, siégeant sur le tribunal sans avoir besoin ni de Rhadamanthe, ni d'Eaque, ni de Minos, les assesseurs ordinaires des divinités païennes. On pouvait alors, sans inconvénients, dire avec les prophètes : Le Seigneur viendra vers vous pour vous juger, il sera lui-même le témoin de vos adultères et des parjures[119]. Il viendra examiner vos pensées et vos œuvres, vous paraîtrez devant lui et vous verrez sa gloire[120].

Nous croyons d'autant plus volontiers à ces altérations, que les tournures τό θεΐον λεληθέναι et Δίκης όφθαλμός, ont déjà été employées par le faux Euripide et le faux Eschyle, et qu'elles ne sont point ordinaires aux écrivains grecs.

Μηδέν πλανηθής est un hébraïsme[121] ainsi que κρίσις έν άδου[122]. Les Juifs d'Alexandrie aiment ces expressions : Dieu le maitre de toutes choses, Θέος ό πάντων δεσπότης[123] ; il n'en est pas de même des Grecs[124]. L'école juive d'Égypte a oublié que le nom de Jupiter n'était pas vénérable au point que l'on ne pût le prononcer comme celui des Euménides. Les païens ne partageaient pas, sous ce rapport, la crainte du peuple hébreu, et le maître des dieux lui-même n'a jamais voulu inspirer pour son nom un respect aussi profond. Il le laissait, sans colère, prononcer aussi souvent qu'on le désirait. Notre imposteur n'a pas tenu compte de cette différence entre le fils de Saturne et Jéhovah, dont le Psalmiste a dit que le nom était à la fois saint et terrible[125].

Il nous reste à déterminer le temps dans lequel furent faites ces suppositions frauduleuses et ces interpolations maladroites. Nous ne nous sommes pas arrêté après chaque auteur à fixer l'époque à laquelle il vivait, dans la capitale de l'Égypte ; car nous pensons que les imposteurs, s'ils ont été plusieurs, furent à peu près contemporains. C'est aussi l'opinion de Bœckh[126] ; ce critique ayant remarqué que Clément d'Alexandrie avait emprunté au faux Hécatée d'Abdère les vers du prétendu Sophocle, a cru les fragments des autres poètes puisés à la même source. Son opinion ne nous paraît pas improbable. Car la plupart des extraits se suivent en général l'un l'autre dans l'auteur des Stromates, de manière à faire croire qu'il les a tous copiés dans l'histoire d'Abraham et des Égyptiens, ouvrage d'Hécatée le juif[127]. S'il en est ainsi, il deviendra facile de deviner l'époque où écrivirent tous ces poètes imposteurs. Ou c'est Hécatée d'Abdère qui a lui-même fabriqué ces pièces apocryphes ; et alors il nous suffit de savoir sous quel règne il vivait, probablement vers la fin de celui de Ptolémée Lathyré ; ou, selon toute probabilité, l'auteur de l'histoire d'Abraham n'a fait que reproduire des fragments existant déjà avant lui. Or, Aristobule, qui cite Orphée, Linus, Hésiode, Homère, ne fait aucune mention du témoignage des poètes dramatiques ; on peut en conclure que les falsifications dont nous nous sommes occupé, n'étaient pas encore publiées de son temps. Nous sommes donc placé entre la fin du règne de Ptolémée Philométor, et celui de Ptolémée Aulète. Certaines analogies de pensées et de style avec les parties des poèmes sibyllins composées sous le règne de Ptolémée VI[128], nous font penser que les fragments mis sous le nom des poètes tragiques parurent environ à la même époque, peut-être sous Ptolémée Physcon. Du reste, la ressemblance qu'ils ont entre eux[129], nous porte à croire que s'ils ne sont pas rôtis sortis de la même plume, ils ont été du moins publiés à des intervalles très-rapprochés.

VII. — Les sibylles.

Nous possédons trois livres d'oracles sibyllins. Grâce à l'intelligente érudition de nos contemporains[130], nous pouvons les consulter sans craindre les erreurs d'un texte infidèle, ou les commentaires d'une critique peu éclairée. Renferment-ils les prédictions de ces femmes célèbres que les Chaldéens, les Grecs et les Romains crurent inspirées par la Divinité, et douées du privilège de lire dans l'avenir ? Les nombreux témoignages empruntés aux livres des sibylles par les écrivains ecclésiastiques des premiers siècles de l'Église les ont fait souvent, même dans des temps rapprochés de nous, considérer comme authentiques.

Ce serait, il faut l'avouer, un monument bien précieux et digne du plus haut intérêt qu'un livre écrit, dans plusieurs de ses parties, par la femme d'un fils de Noé[131], échappé aux eaux du déluge avec le patriarche, sa famille et les animaux renfermés dans l'arche. Mais s'il est réellement si ancien, pourquoi Moïse n'en parle-t-il pas dans le Pentateuque, et les auteurs sacrés dans les autres livres de l'Ancien Testament ? N'auraient-ils pas dû emprunter des vers à un poème composé dans leur langue, et s'appuyer sur un témoin oculaire des merveilles dont ils faisaient le tableau ? Leur silence ne doit pas nous surprendre. Saint Justin, Clément d'Alexandrie, Tatien et Eusèbe, d'accord avec les Pères les plus anciens de l'Église, nous apprennent que nous n'avons les ouvrages d'aucun écrivain antérieur à Moïse ; ils n'en exceptent pas même la sibylle contemporaine du déluge. Quelque imposteur a donc pris, à une époque plus récente, le nom de cette dernière, pour se donner un air d'antiquité. Les écrivains des premiers siècles du christianisme auraient dû, par conséquent, se défier davantage de prédictions évidemment faites après coup et qui ont été condamnées plus tard par un concile de l'Église.

Comment les livres sibyllins seraient-ils arrivés jusqu'à eux ? Les Juifs n'en avaient pas été les dépositaires ; le paganisme avait donc dû être l'arche dans laquelle furent conservées ces précieuses prophéties. Or, l'histoire des ouvrages attribués aux sibylles ne nous permet pas d'ajouter foi à ce mode de transmission ; tout s'accorde à nous le faire rejeter. Le livre remis à Tarquin par la sibylle, d'après Pline, les neuf volumes déposés entre ses mains, suivant Servius et Suidas[132], étaient, comme nous l'apprenons de Denys d'Halicarnasse[133], ce que les Romains avaient de plus sacré : aussi ce précieux dépôt fut-il placé sous la garde vigilante, d'abord de deux, puis successivement de dix, de quinze et de quarante citoyens qui les conservaient religieusement, les consultaient et les interprétaient dans les grandes calamités et les dangers pressants de la république[134]. Ils ne pouvaient en révéler le contenu sans s'exposer à un châtiment semblable à celui de M. Atilius puni du supplice des parricides pour les avoir donnés à copier à son ami Petronius Sabinus[135]. Sous le consulat de Scipion et de Norbanus, le Capitole devint une première fois la proie des flammes[136]. Pour remplacer les vers Sibyllins, anéantis par le feu, le sénat envoya trois ambassadeurs à Érythrée, ville d'Asie. Ils en rapportèrent environ mille vers transcrits par des particuliers[137]. Plus tard, Auguste commanda aux prêtres de copier de leur main les vers dont l'écriture avait été presque effacée par le temps, afin que personne ne pût les lire. Il fit rassembler un grand nombre de livrés attribués à tort aux sibylles, ou sans nom d'auteur[138] ; les donna à examiner, anéantit ce qui lui parut peu digne de foi, conserva le reste, et le renferma dans deux cassettes d'or, placées ensuite sous la base de l'Apollon Palatin[139]. Des prêtres furent encore chargés de les garder. On ne voit pas que les successeurs d'Auguste aient jamais perdais de prendre copie de ces oracles. Il était au contraire, selon saint Justin, défendu de les lire, sous peine de mort[140]. Il paraît donc à peu près certain, d'abord, que les anciens oracles, quel qu'ait été du reste leur contenu, ont été anéantis à jamais : que les plus récents, conservés avec tant de soin, entourés de tant de mystère, ne pouvaient être, dès la naissance du christianisme, répandus par toute la terre[141]. Ainsi ces derniers étaient l'ouvrage de quelque faussaire.

La clarté de leurs prédictions nous en fournit aine nouvelle. preuve. Ne serait-il pas étonnant que des femmes souillées par l'adultère et l'inceste[142] aient vu les événements renfermés dans l'avenir, en leurs moindres détails et avec plus de précision que les prophètes eux-mêmes ? Isaïe, qui, selon saint Jérôme, est plutôt un évangéliste qu'un prophète, ne parle pas du mystère de l'Incarnation avec autant de clarté que la sibylle. Il n'en marque pas aussi exactement toutes les circonstances. Il avait dit, en terme vagues : Voici qu'une vierge donnera le jour à un enfant[143]. La femme inspirée est beaucoup mieux instruite. Elle connaît le nom de cette vierge[144]. Elle l'appelle Marie. Elle donné à l'ange le nom de Gabriel[145] ; elle marque les circonstances mêmes du dialogue entre le messager de Dieu et la vierge de Nazareth. Elle n'oublie point le trouble causé par les paroles de l'envoyé céleste. Aucun prophète n'a prédit clairement le baptême du Sauveur dans le Jourdain, la sibylle seule a eu ce privilège[146]. Elle a vu même le Saint-Esprit descendre sous la forme d'une colombe ; elle a entendu la voix à travers les nuées. Sont-ce donc là les livres qui ordonnaient, quand on les consultait, de faire des vœux au dieu Mars[147] ; de célébrer des jeux en l'honneur de Jupiter ; de consacrer des temples à Vénus, d'apaiser Cérès par des sacrifices, d'établir tous les cinq ans des jeux en son honneur[148] ? Sont-ce les livres qui commandaient, pour qu'on pût chasser les ennemis de l'Italie, d'apporter la mère des dieux de Pessinonte à Rome[149] ? Comment, s'il en était ainsi, saint Paul aurait-il pu dire, dans l'Épître aux Romains[150] : L'avantage des Juifs sur les gentils est grand de toute manière, surtout parce que les oracles de Dieu lui ont été confiés ? Il eût été plus vrai de dire  : les païens ont été mieux partagés que le peuple choisi, puisque les uns possédaient, dans leurs écrits sibyllins, de véritables histoires, tandis que les autres ne voyaient, pour ainsi dire, que des formés indécises à travers le voile de leurs prophéties.

L'ordre qui règne dans les huit livres sibyllins est encore une preuve de leur supposition. Les anciens ne reconnaissaient pas aux prêtresses inspirées la faculté d'enchaîner ce qu'elles disaient[151]. Elles s'exprimaient en termes obscurs, entrecoupés ; la fureur divine dont elles étaient animées passait, en quelque sorte, dans leur langage heurté, sans suite. Or, les sibylles, malgré leurs protestations fréquentes d'enthousiasme[152], ont cependant assez de présence d'esprit et assez de loisir pour aligner parfaitement toutes choses. Elles ont donné un démenti formel au proverbe qui les accuse d'obscurité et de désordre[153]. Leurs oracles, si souvent confiés à des feuilles légères emportées par les vents rapides[154], suivent assez bien l'ordre chronologique et surtout celui de la Genèse. Nous pouvons tirer de l'arrangement général des pensées dans ces livres la conclusion de Cicéron sur la composition des acrostiches qu'il trouvait dans les écrits sibyllins[155] : c'est là l'ouvrage d'une personne qui écrit, mais non d'un homme inspiré ; d'un auteur qui concentre son attention sur son travail et non d'un enthousiaste. L'inspiration ne s'arrête pas à chercher des étymologies forcées, de froids et puérils jeux de mots. Il faut avoir du loisir et un esprit ouvert à la plaisanterie pour s'amuser à former les sons identiques que présentent ces vers :

Έσται καί Σάμος άμμος, έσεΐται Δήλος άδηλος,

Καί 'Ρώμη 'ρώμη...[156]

La sibylle devient non moins plaisante quand elle nous assure qu'Adam vient de Άδης[157], comme si le nom du premier homme était d'origine grecque. Elle lui donne, dans un autre endroit[158], l'épithète τετραγράμματος ; elle y ajoute un curieux commentaire. Le mot Adam est composé de quatre lettres représentant l'Orient, l'Occident, le Midi et le Septentrion[159]. Elle oublie ou plutôt elle ignore que Adam n'a que trois lettres en hébreu et en chaldaïque. On a appelé Jupiter Aix, parce que, dit-elle, διεπέμθη[160]. Belle étymologie, vraiment digne d'un Grec ! s'écrie un éditeur des écrits sibyllins[161], et de celle de Deucalion, venant de δεύρο καλεΐν. Mais voici que la divinité des mathématiques elle-même s'empare de notre sibylle. Elle désigne le nom de Dieu d'après les nombres formés par chacune des lettres dont il est composé[162]. Elle assigne à la ville de Rome la durée de 948 ans, parce que ce nombre résulte de la valeur qu'ont séparément les lettres grecques du mot 'Ρώμη[163]. Cette façon scientifique d'annoncer l'avenir l'a induite en erreur au sujet de la capitale du monde, dont elle place trop tôt la destruction. Parlerons-nous des imitations nombreuses, ou plutôt des plagiats évidents qu'offrent les livres des sibylles ? Orphée, Hésiode, Homère, Phocylide, et les autres poètes gnomiques, l'oracle d'Apollon lui-même, ont été mis tour à tour à contribution, et leurs vers ont été insérés dans ce poème, le plus souvent avec une signification qu'ils n'ont pas[164].

Tout nous révèle donc l'imposture dans les huit livres qui nous restent des sibylles. Mais plus d'un faussaire a prêté son concours et son travail à cette œuvre de mensonge. On y reconnaîtrait volontiers la main des dix sibylles de Lactance[165] et de Varron. Seulement, il nous serait impossible de les désigner chacune par leur nom, comme Pa fait le Cicéron chrétien. Cependant, nous pouvons, avec de sages critiques[166], attribuer aux hérétiques des premiers siècles de l'Église une très-large part dans la confection de ces livres apocryphes. Les païens eux-mêmes, contre lesquels on les invoquait en faveur de la religion naissante de Jésus-Christ, s'aperçurent bientôt des falsifications et en reconnurent les auteurs[167]. De là le nom de sibyllistes donné quelquefois aux premiers chrétiens[168]. Saint Augustin ne paraît pas éloigné de croire que ceux-ci avaient supposé les prédictions relatives à Notre-Seigneur Jésus-Christ ; car il ne les défend pas contre Fauste le manichéen, qui doutait de leur authenticité[169].

Les Juifs d'Égypte avaient, longtemps avant le christianisme, travaillé à la fabrication d'écrits sibyllins dans la ville appelée le grand atelier des ouvrages apocryphes. Ce qui leur appartient, dans les livres qui nous restent, présente un caractère particulier auquel on les reconnaît[170]. En parcourant le troisième livre des prétendus oracles de la sibylle, on est frappé de l'extrême complaisance de la prophétesse pour la population juive. Elle prend toujours parti contre ses ennemis, qu'elle sait distinguer avec une rare habileté : elle a des menaces et des malédictions pour les uns, des éloges pompeux et de magnifiques espérances pour les autres. A l'époque de Démosthène, on l'accusait de philippiser ; dans la capitale des Lagides, elle semble prendre toujours le parti des Juifs, en haine de leurs persécuteurs. Les Phéniciens, acharnés contre les Israélites, les accusaient sans cesse auprès des rois d'Égypte et de Syrie[171] ; ils s'élevaient contre leurs cérémonies religieuses et leurs croyances, odieuses aux autres nations ; la sibylle décharge sur eux sa colère ; elfe prédit leur ruine complète[172]. Afin que nous ne puissions pas nous méprendre sur ses intentions et sur le rôle qu'elle veut jouer, elle donne la raison de la sévérité des arrêts divins : ce sont ses mensonges et ses calomnies, sa haine sacrilège contre le Dieu souverain maître du monde[173] qui attireront sur la Phénicie le courroux céleste, et seront cause de la destruction complète de la cité posée sur les bords de la mer[174].

Puis, pour venger le peuple qu'elle aime et flatter son orgueil national blessé par la domination universelle des Grecs, elle se tourne contre ces maîtres puissants de l'Europe, de l'Asie et de l'Égypte[175]. Ils ont réduit en esclavage le monde entier, un jour vient où ils seront forcés de se courber sous le joug à leur tour[176]. Ils ont fait sortit de Jérusalem de nombreux captifs, pour les transporter sur les bords du Nil ou de l'Euphrate ; bientôt une nation, portée sur les ailes de la Victoire, fondra sur leur empire[177] ; leurs guerriers seront égorgés[178], leurs richesses deviendront la proie du vainqueur, leurs femmes et leurs enfants seront chargés de chaînes et couverts d'opprobre[179].

A ce tableau sinistre, la sibylle oppose la riante description de l'âge d'or qui recommencera pour la nation sainte, exécutrice des desseins de vengeance du vrai Dieu sur les gentils. Des régions où le soleil se lève[180] s'élancera un roi conduit par le Tout-Puissant ; il triomphera de ses ennemis par les armes, se les enchaînera par des alliances, et donnera la tranquillité à la terre tout entière[181]. La terre et les mers apporteront au peuple choisi le tribut de leurs richesses[182]. Il en jouira en paix autour du temple[183] dans lequel il immolera à son Dieu des hécatombes sacrées, des béliers et les premiers-nés des brebis[184].

Tandis que la guerre, la peste et tous les fléaux les plus terribles frapperont les autres mortels, adorateurs des idoles[185], la Divinité se tiendra près de sa nation chérie, elle l'entourera comme d'un rempart de flamme[186]. Mais aussi, comme celle-ci mérite bien d'être privilégiée parmi toutes les autres ! à elle seule la prudence, l'intelligence et la bonne foi ont été données en partage[187]. Elle ne se prosterne pas devant les idoles d'or, d'argent, d'airain ou d'ivoire[188], ouvrage de la main des hommes, mais elle élève vers les cieux des mains exempts de souillures[189]. Le Juif respecte avant tout le Dieu toujours grand, immortel, et, après lui, l'auteur de ses jours[190]. Comme le Phénicien, l'Égyptien, le Grec et le Romain, il ne se livre pas à d'infâmes débauches[191], mais il respecte les lois de la nature et les liens sacrés qui unissent les époux[192].

N'est-ce donc pas une sibylle juive qui a rendu de tels oracles ? En vain a-t-elle cherché à piller les poètes de l'antiquité[193] pour faire croire que ceux-ci s'étaient permis des larcins sur ses œuvres ; elle n'a pu soutenir parfaitement son rôle jusques au bout. Les expressions, les tournures des traducteurs alexandrins se sont présentées souvent à sa mémoire, et en les employant elle a fait maladroitement tomber le masque dont elle se couvrait.

Ici, nous rencontrons un vers extrait presque en entier du Deutéronome, et pour le faire mieux remarquer elle le répète deux fois[194]. Plus loin, la Genèse[195], David[196], Ézéchiel[197], Isaïe[198] et Zacharie[199] sont copiés presque littéralement. La prophétesse s'empare non-seulement de leurs pensées, mais aussi des tours de phrases et des locutions de l'interprète d'Alexandrie, autant que le permet la- mesure de son vers. Plusieurs mots sont employés dans un sens que les Juifs hellénistes seuls leur donnèrent. Ainsi εϊδωλον dans les anciens auteurs grecs, ne signifiait pas idole[200], mais fantôme, ombre de ceux qui sont morts. L'épithète ϋψιστος, le Très-Haut[201], est un hébraïsme fréquent dans la version des Septante ; ainsi que le mot άγνός[202] ou άγιος[203] ajouté à νόμος, ou cette dernière expression seule[204], comme nous l'avons fait observer ailleurs. Enfin, nous avons remarqué, dans le troisième livre attribué aux sibylles, deux mots qui, selon toute probabilité, appartiennent à la capitale de l'Égypte  : βασίλισσα[205] et άπόμοιρα[206]. Sturz les signale comme tels dans son ouvrage sur le dialecte alexandrin[207].

Cherchons maintenant à fixer l'époque où vécut notre fausse sibylle, et la part qui lui revient dans la fraude dont nous l'avons reconnue coupable. Notre tâche ne sera pas difficile. L'imposteur pousse la complaisance jusqu'à nous instruire lui-même sur le premier point. Les travaux des éditeurs des oracles sibyllins nous épargnent des recherches pénibles sur le second, et ne nous laissent que la tâche facile de renvoyer à leurs savants ouvrages.

La sibylle, dans le cours de ses prédictions, oublie fort heureusement qu'elle s'était donnée pour un personnage antique, pour l'épouse du fils d'un patriarche ; elle découvre, sans y penser, son âge véritable. Après avoir invité la Grèce à se prosterner devant le Dieu adoré en Judée[208], elle se met à lui dire tout à coup : Voilà mille et cinq cents années que des rois superbes te tiennent sous leur domination ; ces monarques qui ont appris les premiers aux hommes à vénérer les idoles ou divinités sujettes à la mort[209]. Or, quinze siècles à partir de la fondation des premières villes de la Grèce nous conduisent vers le temps où Ptolémée IV, ou son frère Ptolémée Physcon régnaient en Égypte[210]. La sibylle s'appuyant, dans deux passages différents[211], sur des prophéties d'Isaïe dont elle ne comprend pas le sens, place sous le premier de ces deux princes, la fin de l'idolâtrie, et le commencement du règne du peuple de Dieu. Ces prophéties, si bien en harmonie avec les espérances des Juifs d'Alexandrie[212], ne se sont pas réalisées sous Philométor. Le faussaire a donc vécu avant Ptolémée VI, ou plutôt il écrivait lorsque ce prince gouvernait encore. C'est là l'opinion de plusieurs critiques, c'est celle de M. Alexandre[213].

Le troisième livre des oracles sibyllins tout entier, si nous en exceptons, les quatre-vingt-seize premiers vers, et environ deux cents autres du 295e au 490e, interpolés sans doute par des chrétiens, est donc l'ouvrage de la même main, et il a été composé dans les écoles juives de l'Égypte.

 

 

 



[1] De nat. deor., l. I, c. XXXVIII.

[2] Cf. De la Barre, Acad. des inscr. et belles-lettres, t. XVI, p. 16 sq.

[3] Acad. des inscrip., t. XVI, p. 100.

[4] Acad. des inscrip., t. XVI, p. 100, in note c.

[5] Phythiques, IV, 315.

[6] Ranæ, v. 1032.

[7] Rhésus, v. 947, 599.

[8] République, l. II.

[9] Pausanias, Græcæ Descript. Bœot., c. XXX.

[10] Diodore Sic., t. I, p. 45. sq., éd. Wess.

[11] Diogène Laërce, éd. Men., in proœm., p. 2.

[12] Vossius, De art. pœt. nat., c. 18.

[13] Dém. Ev. Propos. IV, c. 8.

[14] V. Orphica, éd. Hermann.

[15] V. L'abbé Souchay, Acad. des inscr. et bel.-let., t. XVI, p. 100.

[16] V. L'abbé Souchay, Acad. des inscr. et bel.-let., t. XVI, p. 125.

[17] Schneider, Anal. critic., Fascicul. I, sec. IV.

[18] Quæst. Aletan., l. II.

[19] Ruhnken, Epist. crit., p. 67.

[20] Acad. des inscrip. et bel.-let., t. XVI, p. 100.

[21] Acad. des inscrip. et bel.-let., t. XXIII, p. 264.

[22] Diog. Laërce, in Pythag., l. VIII, c. 8. Clément Alex., Stromates, p. 244.

[23] V. Acad. des inscrip., t. XVI, p. 23 sq.

[24] P. 276, éd. Hermann.

[25] Eusèbe, Prép. év., l. XIII, c. XII. — Aristéas, Hist. LXX int.

[26] Clément Alex., Stromates, V, p. 724.

[27] Prép. év., l. XIII, p. 453.

[28] Clément Alex., Stromates, V, ibid. Eusèbe, Prép. év., l. XIII, ch. XIII.

[29] Deutéronome, XXXII, 29.

[30] Orph., p. 447, éd. Herm.

[31] Clément Alex., Stromates, V, p.442, sq.

[32] Prép. év., l. XVII, c. XII.

[33] Eusèbe, Prép. év., l. II, ch. I.

[34] Eusèbe, Prép. év., l. II, ch. I.

[35] Eusèbe, Prép. év., l. III, ch. III, IV.

[36] Eusèbe, Prép. év., l. III, ch. IX.

[37] Eusèbe, Prép. év., l. XIII, ch. XII.

[38] Eusèbe, Prép. év., l. XIII, ch. XII.

[39] Porphyre dans Eusèbe, Prép. év., l. XIII, ch. IV.

[40] Clément Alex., Stromates, V, p. 443.

[41] Clément Alex., Stromates, V, p. 443.

[42] Clément Alex., Stromates, V, p. 441.

[43] Orphica, éd. Herm. p. 453.

[44] Eusèbe, Prép. év., l. XIII, ch. XII.

[45] Josèphe, contr. Ap., l. II, c. VI.

[46] Or. Sibyll., l. III, éd. Alex., v. 580, v. 636.

[47] Iliade, l. III, v. 126, l. XXIII, v. 253.

[48] Or. Sibyll., l. III, v. 257.

[49] S. Justin, de Monarchia, p. 37.

[50] Clément Alex., Stromates, V, p. 442, 443.

[51] L. XIII, ch. XII.

[52] Stromates, V, p. 638 sq.

[53] Hésiode, Opera et dies, v. 770.

[54] Mém. de l'Acad. des inscrip. et bel.-let., De la fête du septième jour, par l'abbé Salier, t. IV, p. 17, sq.

[55] Acad. des inscrip. et bel.-let., ibid., p. 49.

[56] Acad. des inscrip. et bel.-let., ibid., p. 49.

[57] Acad. des inscrip. et bel.-let., ibid., p. 45, 56, sq.

[58] Walckenaer, De Aristob. Jud., § V. — Bœckhius. Græc. trag. Æsch. Soph. Eurip., etc. p. 146.

[59] Odyssée, l. V, v. 262.

[60] Eusèbe, Prép. év., l. XIII, ch. XII.

[61] Clément Alex., Stromates, V, p. 438.

[62] Pausanias, Beot., c. XXIX, p. 767.

[63] J. Stobæi, Florilegium, t. I, p. 127, et t. III, p. 351, éd. Gaisford.

[64] Acad. des inscrip. et bel.-let., l. c. p. 59, 60.

[65] S. Justin, De monarch., p. 37.

[66] Clément Alex., Stromates, V, p. 445.

[67] Prép. év., l. XIII, ch. XIII.

[68] Walckenaer, De Arist. Jud., § II.

[69] Bœckh, ibid., p. 153

[70] Clément Alex., Stromates, V, p. 445.

[71] Bothe, ad Æschyle, p. 807.

[72] Bœckh, p. 154.

[73] Bœckh, p. 154.

[74] Bœckh, p. 153.

[75] P. 153.

[76] P. 155.

[77] Bœckh, ibid., p. 156.

[78] Bœckh, ibid., p. 156.

[79] Clément Alex., Stromates, V, p. 439.

[80] Ep. ad Millium.

[81] Eusèbe, Prép. év., l. III, ch. VIII.

[82] Bœckh, ibid., p. 149.

[83] Bœckh, ibid., p. 149.

[84] Epist. ad Mill. p. 463, 530, éd. Lips.

[85] Epist. ad Mill. p. 463, 530, éd. Lips.

[86] Saint Justin, De mon., p. 38, éd. Venet.

[87] Clément Alex., Stromates, V, p. 442.

[88] Philon, De inc. mundi, t. II, p. 505, éd. Mang.

[89] Eusèbe, Prép. év., l. XV, ch. XVIII.

[90] Eusèbe, Prép. év., l. XV, ch. XVIII.

[91] Eusèbe, Prép. év., l. XI, ch. XXXVIII.

[92] Gorgias, sub fin.

[93] Bœckh, ibid., p. 150.

[94] S. Justin, De monarch., p. 38, éd. Venet.

[95] Clément Alex., Stromates, V, ibid., p. 442.

[96] Bœckh, p. 160.

[97] Bœckh, p. 159.

[98] S. Justin, ibid., p. 38.

[99] Walckenaer, De Aristobul. jud.

[100] Bœckh, p. 159.

[101] De monarch., p. 39, éd. Ven.

[102] Clément Alex., Stromates, V, p. 444.

[103] Prép. év., l. XIII, c. XIII.

[104] Bœckh, ibid., p. 457.

[105] Clément Alex., Stromates, V, p. 442.

[106] Eusèbe, Prép. év., l. IV, ch. X, XIV.

[107] Clément Alex., Stromates, V, p. 441.

[108] Is., ch. I, v. II et sqq.

[109] Bœckh, p. 457.

[110] Clément Alex., Stromates, V, p. 441', éd. Lugd. Bat.

[111] S. Justin, De monar., p. 39.

[112] Clément Alex., Stromates, V, p. 441.

[113] Clément Alex., Stromates, V, p. 442.

[114] S. Justin, De monarch., p. 38.

[115] Stromates, V, p. 442.

[116] P. 160.

[117] P. 161.

[118] S. Justin, De monarch., p. 38.

[119] Mal., III, 5.

[120] Is., LXVI, 18.

[121] Bœckh, p. 161.

[122] P. 162.

[123] P. 162.

[124] P. 153 et sq.

[125] Psalm. CXIX, 9.

[126] P. 448, 149.

[127] Bœckh, p. 448.

[128] Rich. Bentley, Ep. ad Millium.

[129] Bœckh, p. 457, 459.

[130] Orac. sibyllina cur. C. Alexandre, in-8°, chez Firmin Didot, 1841.

[131] L. III, v. 822 et sqq., l. I, v. 289.

[132] Suidas, au mot Sibylle.

[133] Denys d'Halicarnasse, l. IV, c. 52.

[134] Denys d'Halicarnasse, l. IV, c. 52.

[135] Valère Maxime, l. I, c. I, § 13.

[136] Dion Cassius, l. LIV, c. 17.

[137] Dion Cassius, l. LIV, c. 17.

[138] Suétone, Octave, c. 34.

[139] Suétone, Octave, c. 34.

[140] S. Justin, Apologie, l. I, p. 70.

[141] S. Justin, ad Græc. cohort., p. 35.

[142] Or. sibyll., l. VII, v. 160 et sqq., l. II, v. 340 et sqq.

[143] Is., VII, 15.

[144] L. VIII, v. 457 et sqq.

[145] L. VIII, v. 457 et sqq.

[146] L. VI, V. 4 et sqq.

[147] Tite-Live, l. XXII, c. 9.

[148] Tite-Live, l. XXVI, c. 37.

[149] Tite-Live, l. XIX, c. 10.

[150] Rom. III, 1, 2.

[151] S. Justin, Coh. ad gentes, p. 34.

[152] Liv. I, v. 5 ; l. II, v. 347 ; l. III, v. 4 et sqq.

[153] Or. sibyl. Opsopæi prœf. ad lectorem, p. XXIII, éd. d'Alex.

[154] Virgile, Æn., l. VI, v. 74 et sqq.

[155] De Div., lib. II, c. 54.

[156] L. III, v. 363 et sqq.

[157] L. I, v. 81.

[158] Liv. III, v. 24.

[159] Liv. III, v. 26.

[160] Liv. III, v. 141.

[161] J. Opsop., præf., p. XXIV, éd. d'Alex.

[162] Liv. I, v. 144 et sqq.

[163] Liv. VIII, v. 148 et sqq.

[164] Ops. præf. ad carmina sibyl., p. XXIV, éd. d'Alex.

[165] Lactance, De falsa rel., l. I, c. VI.

[166] Or. Sibyl., l. V, not. 4, l. VI, sub. init. D. Cellier, t. I, Hist. gén. des Aut. sac.

[167] Celse apud Origène, lib. VII.

[168] Origène, cont. Celse, l. V.

[169] S. Augustin, l. I, c. XV et XVI, et De civ. Dei, l. XVIII, c. XLVI.

[170] Or. sibyll., liv. III, not. au v. 97.

[171] Josèphe, cont. Ap., l. I. Or. sibyll., l. III, n. ad vers. 496.

[172] Liv. III, v. 492 et sqq.

[173] V. 499.

[174] Liv. III, v. 501 et sqq.

[175] Liv. III, v. 520 et sqq., v. 732 et sqq.

[176] V. 537.

[177] V. 520 et sqq.

[178] V. 521.

[179] V. 526 et sqq.

[180] V. 652.

[181] V. 654 et sq.

[182] V. 657 et sq.

[183] V. 702 et sqq.

[184] V. 526 et sqq.

[185] V. 603 et sq.

[186] V. 705 et sq.

[187] V. 584 et sq.

[188] V. 587.

[189] V. 591.

[190] V. 593, 594.

[191] V. 597 et sqq.

[192] V. 594 et sq.

[193] L. III, v. 110 et sq. v. 120, 699, 795.

[194] V. 629, 759.

[195] V. 98, 99, 104. Cf. Gen., c. II, v. 1.

[196] V. 716 et sq. Cf. Ps. 94, v. 6.

[197] V. 728 et sq. Cf. Ez., c. XXXIX, v. 9.

[198] V. 787 et sq. Cf. Is., c. II, v. 6.

[199] V. 784. Cf. Z., c. II, v. 10.

[200] V. 588, 605, 723.

[201] V. 574, 719, 580.

[202] V. 600.

[203] V. 767.

[204] V. 686.

[205] V. 253.

[206] V. 245.

[207] Sturz, § 12, p. 154, 449.

[208] V. 545 et sqq.

[209] V. 554 et sqq.

[210] Not. in v. 554.

[211] V. 192, 608.

[212] Not. in v. 608.

[213] Not. in v. 192.