ESSAI HISTORIQUE ET CRITIQUE SUR L'ÉCOLE JUIVE D'ALEXANDRIE

 

INTRODUCTION.

 

 

La loi de Moïse défendait au peuple juif de se mêler aux nations idolâtres qui l'environnaient. Le divin législateur avait compris que le dépôt sacré confié aux enfants d'Abraham serait difficilement conservé dans son intégrité, si la politique, le commerce, ou des alliances avec des étrangères ouvraient aux doctrines séduisantes du paganisme un accès facile dans la Judée. Les prévarications dont l'histoire sainte nous offre si souvent l'affligeant tableau, la chute tristement célèbre du roi Salomon, les concessions coupables faites par l'école juive d'Alexandrie aux doctrines de la Grèce, nous font apprécier en même temps et la puissance de la contagion, et la sagesse des mesures sévères opposées à ses ravages. Les livres saints multiplient les prescriptions les plus rigoureuses pour empêcher l'erreur de pénétrer dans le sanctuaire de la vérité. Les traditions rabbiniques font même mention d'un édit qui mettait au nombre des adorateurs des astres et des plantes celui qui désertait la terre sainte pour passer dans le pays des faux dieux.

Ces défenses furent des barrières devant lesquelles les Juifs s'arrêtèrent pendant longtemps, les regardant comme infranchissables. Mais le schisme des tribus relâcha les liens si resserrés auparavant de leur nationalité. L'exil dans les montagnes de la Médie, et la captivité de Babylone jetèrent forcément la nation choisie au milieu de toutes les erreurs de l'idolâtrie. Plus tard, les rois d'Égypte et les rois de Syrie, tour à tour maîtres de la Palestine qu'ils se disputaient comme une proie, en transportèrent un grand nombre d'habitants soit à Alexandrie[1], soit à Antioche[2]. La nécessité força de diminuer quelque chose de l'ancienne rigueur. On établit des distinctions entre l'émigration forcée et la désertion volontaire. Celle-ci continua d'être considérée comme une trahison[3]. Mais les efforts pour l'arrêter devinrent inutiles. Les Juifs avaient appris à franchir les frontières de leur pays. Il ne fut plus nécessaire de leur faire violence. La bienveillance des princes, l'appât d'un pays plus fertile, l'attrait d'un climat plus doux les attirèrent bientôt hors de la patrie[4]. La passion du commerce, la soif de l'or les poussa à se disperser dans le monde entier. De sorte que, quelque temps avant notre ère, un savant géographe a pu dire qu'on trouvait des Juifs par toute la terre[5], et après l'établissement du christianisme, l'auteur des Actes des apôtres a pu écrire qu'on en voyait chez toutes les nations qui sont sous le ciel[6].

Quelles que fussent les causes de leur émigration, les Juifs, sur la terre étrangère, présentaient, en général, le spectacle qu'ils nous donnent encore aujourd'hui. Ils restaient, pour la plupart, attachés à leur législation, à leurs mœurs et à leurs préjugés[7]. S'ils introduisirent dans la religion du Sinaï, qui, en Palestine, resta, comme dans une arche sainte, à l'abri de toute atteinte profane, plusieurs opinions empruntées aux gentils, ce furent ces préjugés mêmes qui les égarèrent, et en même temps leur prosélytisme aveugle, que Dieu ne voulut point seconder parce que la mission des Juifs n'était pas de conquérir, mais de conserver. Il réservait à une religion plus parfaite le miracle d'une propagation dont rien ici-bas ne peut expliquer ni la rapidité, ni l'étendue.

Ce qui contribua à préserver les Juifs, loin de la Palestine, je ne dis pas de toute influence étrangère, mais de l'apostasie et des superstitions monstrueuses au milieu desquelles ils vivaient, ce fut le besoin qu'ils éprouvèrent de se rapprocher les uns des autres sur le sol étranger, de former des synagogues, de créer des écoles. C'est ce que nous remarquons surtout en Chaldée, en Syrie, en Égypte, longtemps avant J.-C. L'union fit leur force. Ajoutons que Dieu ne voulait pas qu'ils parvinssent à effacer de leur front le signe de leur élection, comme depuis ils n'ont pu faire disparaître celui de leur réprobation. De toutes les écoles juives, la plus célèbre et la plus digne d'attirer l'attention, est sans contredit celle qui fleurit sur la terre antique des Pharaons[8]. Les descendants de ceux que Nabuchodonosor avait transportés à Babylone, formèrent, il est vrai, une sorte de nation dans la Chaldée où ils étaient restés, malgré l'édit de Cyrus[9]. ils y possédèrent des richesses immenses[10]. Ils offrirent même la souveraine puissance à Hyrcan, qui venait de combattre les Parthes et se rendait vers Hérode. Pour donner un démenti au christianisme, on leur fit plus tard l'application de la célèbre prophétie de Jacob : le sceptre ne sortira point de Juda[11]. Mais les Juifs, fixés sur les rives de l'Euphrate, furent toujours si intimement unis à leurs frères de Palestine, qu'ils formèrent un même peuple dans des pays différents. ils avaient les mêmes usages, les mêmes tendances, le même langage, la même pensée[12]. Sur les bords du Nil, il n'en fut pas ainsi. C'est là que le peuple de Dieu se trouva pour la première fois, et d'une manière plus directe, en communication, avec la civilisation grecque. Il y parla la langue d'Homère, de Sophocle et d'Euripide. Pendant près de quatre siècles, il travailla dans la capitale des Lagides à concilier Moïse avec Pythagore, Platon, Aristote et Zénon ; il lutta contre les gentils, et chercha à les attirer à sa religion. Pour en triompher plus facilement, il s'appuya sur les poètes, les historiens et les philosophes du paganisme, mais après avoir falsifié leurs ouvrages ou leur avoir attribué ses propres œuvres. Et, cependant, malgré les efforts les plus inouïs et les plus ingénieux artifices, leur législation reste inconnue, méprisée, haïe. Tandis que la religion qui devait, non détruire la loi donnée aux Juifs, mais la compléter, non l'accommoder aux exigences de la philosophie et de la sagesse humaine, mais la rendre plus repoussante encore en y ajoutant la folie de la croix, allait, en peu de temps, triompher du même pays et des mêmes hommes.

Quelle époque faut-il assigner à la formation d'une école juive sur les bords du Nil ? Si nous en croyons Aristobule, auteur de Commentaires sur les livres de Moïse, dédiés à Ptolémée Philométor, une colonie de Juifs établis en Égypte aurait eu une puissante influence sur les plus illustres philosophes de la Grèce. Il est évident, dit-il, que Platon a mis à contribution notre législation ; il a étudié avec le plus grand soin chacune des dispositions qu'elle renferme : car, avant Démétrius de Phalère et avant l'empire d'Alexandre et des Perses, d'autres avaient déjà traduit en grec les livres où sont rapportées la sortie d'Égypte des Hébreux, nos concitoyens, la série des miracles opérés en leur faveur, leur entrée dans la terre promise, et l'exposition de leur législation tout entière. Il est donc évident que ce philosophe a fait de nombreux emprunts à nos livres, car ses connaissances étaient vastes comme celles de Pythagore qui a transporté dans son corps de doctrines plusieurs des nôtres[13].

Et plus loin :

Il me semble que Pythagore, Socrate et Platon avaient pris une profonde connaissance de nos livres et en avaient bien traduit le sens, quand ils disaient qu'ils entendaient la voix de Dieu en contemplant la création et la disposition de cet univers, œuvre admirable de la Divinité[14].

Il est vrai que le Juif d'Alexandrie ne dit pas expressément que cette ancienne traduction eût été composée en Égypte, où on l'aurait mise sous les yeux des sages de la Grèce dont il fait mention. Mais si nous rapprochons de la citation d'Eusèbe une tradition à laquelle Aristobule semble avoir donné naissance, celle des fondateurs de l'école Italique et de l'Académie conversant sur les bords du Nil avec des disciples de Moïse, il nous sera facile de comprendre toute la pensée du péripatéticien. Nous n'en pouvons douter, il fait remonter la fondation d'une école juive en Égypte bien avant Alexandre le Grand.

L'auteur de l'histoire faussement attribuée à Aristéas confirme l'assertion du philosophe juif lorsqu'il raconte que longtemps avant Ptolémée, fils de Lagus, les Juifs étaient déjà passés plusieurs fois en Égypte : d'abord, comme auxiliaires de Psammétique contre les Éthiopiens ; puis à la suite d'un roi de Perse[15], probablement Artaxerxès Ochus.

Mais quelle confiance accorder à ce dernier, en qui tous les critiques ont reconnu un faussaire, auteur d'un roman plutôt que d'une véritable histoire ? Et sa narration ne perd-elle pas son autorité devant les témoignages positifs d'Hérodote[16] et de Diodore de Sicile[17] ? D'après ses historiens, ce furent des soldats d'Ionie et de Carie qui furent appelés au secours de Psammétique, et s'établirent en Égypte. Ils ne font nulle mention des Juifs. Quant à Aristobule, le fragment que nous a conservé Eusèbe Pamphile[18] nous le montre très-habile dans un art où ses concitoyens d'Alexandrie excellèrent : celui d'employer le mensonge pour relever la gloire de la nation juive aux yeux des Grecs et des Égyptiens. Pour l'auteur des Commentaires sur Moïse, la version des Septante avait paru trop tard. Pythagore et Platon n'avaient pu en profiter. Il eut recours pour se donner raison à une assertion qui paraît dénuée de fondement, mais qui cependant prit de la consistance et devint pour ses concitoyens une vérité clairement démontrée.

L'Écriture sainte nous apprend, il est vrai, que les Juifs s'établirent en Égypte quand la Palestine eut été ravagée pour la première fois, et Jérusalem saccagée par les Assyriens. Lorsque Godolias, gouverneur de la Judée pour Nabuchodonosor, eut été tué par Ismaël[19], les Juifs restés dans leur patrie, redoutant le courroux du vainqueur irrité, se réfugièrent en effet sur les bords du Nil, contre la volonté de Jérémie[20]. Mais ils ne purent se dérober aux malheurs dont le prophète les avait menacés. Le roi d'Assyrie se jeta sur l'Égypte, défit Amasis ; les Juifs qui ne périrent point par la famine ou le glaive furent conduits en captivité à Babylone.

Ainsi, rien ne prouve que, avant Alexandre le Grand, des habitants de la Palestine aient fixé leur séjour en Égypte. De plus, si quelques rares adorateurs du vrai Dieu passèrent dans ce royaume, ils ne purent ni s'unir par aucun lien commun, ni former une école. Jamais les Égyptiens ne l'eussent souffert. La protection des Ptolémées ne fut pas toujours pour leurs sujets israélites un rempart assez puissant dans Alexandrie, où la population grecque leur était favorable[21]. Comment donc, privés de l'appui des rois, auraient-ils pu se réunir en paix, lire les livres de la loi, les interpréter et prier leur Dieu, sous les yeux d'un peuple animé contre eux de la haine la plus invétérée ? Les sujets de collision devaient se présenter sans cesse entre des hommes également attachés à leurs préjugés nationaux, à leurs mœurs, à leur religion[22]. Si l'Égyptien qui ne voulait pas s'abaisser jusqu'à admettre un étranger à sa table[23] avait un mépris plus grand encore pour le Juif qu'il considérait comme son ancien esclave[24], le disciple de Moïse pouvait irriter l'adorateur des idoles en lui disant en d'autres termes les pensées des vers d'Anaxandride, cité par Athénée[25].

Nous ne pouvons nullement nous accorder avec vous : nos mœurs, nos lois sont, à tous égards, en contradiction. Vous adorez le bœuf ; nous l'immolons aux dieux. Vous croyez que l'anguille est une très-grande divinité ; nous la considérons comme un excellent mets. Vous adorez le chien ; nous le battons quand il dérobe notre poisson. Vos chats sont-ils malades  ? vous versez des larmes ; nous les tuons avec plaisir. La musaraigne est en très-grande vénération chez vous ; chez nous, il n'en est rien.

Nous ne nous arrêterons pas à discuter l'existence d'une traduction grecque antérieure à celle que l'on attribue aux Septante. Aristobule a été abandonné sur ce point même par la plupart de ses coreligionnaires[26]. Ils ont refusé de s'associer à la défense d'une proposition aussi étrange. L'anachronisme leur a paru sans doute trop grossier. A quoi bon une version grecque des livres saints dans un pays où cette langue était presque inconnue ? Comment les Juifs eux-mêmes pouvaient-ils avoir l'idée de s'en servir, puisque ce n'est qu'après l'expédition d'Alexandre qu'ils ont commencé à la cultiver, ainsi que les habitants de l'Asie et du reste de l'Égypte[27].

Nous ne pouvons donc, malgré le désir que nous aurions de montrer, avec l'école juive, les livres saints comme la source commune où puisèrent Pythagore, Socrate et Platon, faire violence à l'histoire et donner à des faits douteux une certitude qu'ils ne sauront jamais avoir. On peut aussi refuser de croire à des entretiens qui auraient initié en Égypte les plus célèbres philosophes du paganisme à la connaissance des doctrines de la religion juive. D'abord, ce qu'on raconte de leurs voyages est rempli d'incertitude ; ensuite, il faudrait qu'ils eussent rencontré des Juifs dans le pays qu'ils parcouraient ; que ceux-ci eussent pu et voulu communiquer avec eux. Les Israélites prenaient, dans les temps reculés, tant de soin de cacher leurs dogmes, qu'il n'est pas probable qu'ils aient consenti à les divulguer à des voyageurs inconnus. De l'aveu même de Josèphe, la nation juive a toujours été très-méprisée pour sa philosophie[28]. Comment donc se serait-on adressé à elle pour en recevoir des leçons ? D'ailleurs les vérités que l'on croit empruntées à la doctrine de Moïse sont les restes d'une très-antique tradition répandue sur la terre depuis les patriarches, ou elles ont un sens bien différent de celui que l'on a quelquefois voulu leur donner, ou enfin elles sont de celles qui semblent accessibles à la raison naturelle. Il ne faut pas oublier que, de tout temps, la gloire de la véritable religion fut de voir les esprits les plus élevés n'arriver à rendre leur nom immortel qu'en restant d'accord avec elle, ou en entrevoyant, même à travers des nuages, quelques-unes des vérités qu'elle enseigne.

Ce fut le conquérant de l'Asie qui, en transportant des Juifs[29] dans la cité qu'il venait de fonder en Égypte, rassembla à Alexandrie les premiers éléments d'une école distincte de celles de Jérusalem. Sous le règne des premiers Lagides s'éleva le monument qui en signale l'existence, la formation définitive et les tendances. Nous voulons parler de la version dite des Septante, ouvrage des Juifs de l'Égypte, comme nous le prouverons dans la suite. A partir de l'époque des Ptolémées, il nous devient possible de suivre les développements et l'histoire de l'existence politique de la colonie juive fixée sur les bords du Nil.

Elle était très-peu nombreuse lorsque le vainqueur des Perses l'établit dans la nouvelle capitale de l'Égypte, en lui accordant les mêmes privilèges qu'aux Macédoniens et aux Grecs[30]. Mais Nicanor, général de Ptolémée Soter, vainqueur de la Palestine, l'augmenta de plus de cent vingt mille hommes arrachés à leurs foyers[31]. Le fils de Lagus lui-même, au retour d'une expédition qu'il commanda en personne, attira un peu plus tard à sa suite une foule nombreuse d'Israélites gagnés par sa douceur et sa bienveillance[32]. Il ne fut pas moins favorable aux Juifs qu'Alexandre lui-même[33]. Il s'en servit comme de gardes fidèles pour s'assurer les places fortes de l'Égypte[34]. Son fils Ptolémée Philadelphe n'a pas été, à la vérité, un admirateur enthousiaste de Moïse et de sa législation, comme le raconte le roman d'Aristéas[35] ; mais il fut assez habile politique pour ne pas inquiéter les Juifs dans leur culte et leurs travaux sur la loi. Ptolémée III, qui offrit des sacrifices dans le temple de Jérusalem en action de grâces du succès de son expédition de Syrie[36], ne dut pas être hostile à ses sujets qui adoraient le même Dieu dans sa capitale. Philopator suscita, il est vrai, une cruelle persécution contre les Juifs d'Égypte pour se venger de ceux de la Judée[37]. Le troisième livre des Macchabées nous en a conservé toutes les horreurs dans leurs moindres détails ; mais le même livre nous apprend que le calme succéda bientôt à la tempête.

Après le règne agité d'Épiphane Ier, les Juifs d'Alexandrie, s'il faut en croire Josèphe, montèrent en quelque sorte sur le trône avec Philométor[38]. Ils furent, par Onias et Dosithée, maîtres des troupes et des destinées du royaume des Lagides[39]. Un temple, comme celui de Jérusalem, fut bâti à Héliopolis, sur la demande d'Onias et avec l'autorisation du monarque[40]. Un Juif, Aristobule, avait été chargé de l'éducation d'un prince, de Philométor lui-même, suivant les uns ; de son frère, suivant les autres[41]. La persécution qui frappa, sous Ptolémée VII, le Musée d'Alexandrie, et occasionna la dispersion d'un grand nombre de membres de ce corps savant, n'atteignit pas les Juifs[42]. Josèphe est tombé dans une grave erreur en représentant ce roi comme le persécuteur de sa nation[43]. Il a confondu, selon la remarque de dom Calmet, Ptolémée Philopator avec Ptolémée Physcon. Le troisième livre des Macchabées ne nous laisse aucun doute sur ce point. Les successeurs de ces princes laissèrent aux Juifs d'Alexandrie, dont les cruautés des rois de Syrie avaient considérablement grossi les rangs, leurs privilèges et la tranquillité ; Cléopâtre se montra moins bienveillante[44]. Elle leur refusa du blé dans un temps de famine ; elle voulait les massacrer tous lorsque la ville d'Alexandrie fut prise par César[45]. Le vainqueur de Pompée récompensa la population juive des secours qu'elle lui avait prêtés et lui accorda sa protection[46]. Auguste, par des ordonnances et des rescrits[47], le sénat, dans des actes authentiques, attestèrent plus tard qu'elle avait bien mérité de l'empire romain[48]. Philon, le représentant le plus illustre de l'école juive d'Alexandrie, nous apprend qu'après Tibère, qui ne fut pas l'ennemi des Israélites[49], les haines les plus ardentes éclatèrent contre ses coreligionnaires dans la capitale de l'Égypte et aux environs, où leur nombre s'élevait à plus d'un million. Des attaques furent dirigées contre eux de toutes parts. Les Égyptiens employèrent tour à tour le ridicule, la calomnie, les persécutions cruelles, le meurtre et le pillage. Mais la cause de leur ruine devait venir d'un autre endroit. La chute de Jérusalem consomma non-seulement l'extermination ou la dispersion d'un grand nombre d'habitants de la Palestine, mais elle se fit sentir aussi dans toutes les colonies juives jadis florissantes[50]. A Alexandrie, des essais de révolte suscités par les réfugiés de la Judée et des esprits turbulents occasionnèrent des édits sévères de la part de Titus[51], et enfin l'interdiction définitive du temple d'Héliopolis[52]. D'autre part, le christianisme envahit peu à peu la capitale de l'Égypte, comme le reste de l'empire. Parmi les Juifs, ceux qui n'embrassèrent pas la religion nouvelle, ne laissèrent plus assez de traces pour qu'on puisse les distinguer et les suivre.

Voilà le tableau rapide de l'état politique des Juifs de l'Égypte, tel que nous le trouvons dans l'historien Josèphe. Durant cette succession de près de quatre siècles, les disciples de Moïse sont-ils restés muets dans une cité où ils étaient si nombreux, où ils jouirent, en général, d'une complète liberté ? Se sont-ils contentés de leurs livres sacrés, sans produire aucune œuvre nouvelle, soit pour nourrir leur piété, soit pour défendre leur religion attaquée, soit enfin pour en étendre les conquêtes ? Il faudrait, pour le penser, ne connaître ni le caractère des Juifs, ni leur activité, ni leurs habitudes. A Jérusalem, outre les livres canoniques, ils en avaient composé un grand nombre d'autres, dont il ne nous reste que les titres et quelques courts fragments ; le livre de l'Alliance[53], celui de Samuel[54], ceux de Nathan et de Gad[55], le livre de Hénoch[56], de Sannès et de Mambrès[57], et une infinité d'autres[58]. En Chaldée, des livres apocryphes, attribués soit à Melchisédech, soit à Abraham, à Isaac ou à Jacob, soit à Hydaspes[59] ou à Bérose[60], prouvent que les exilés, sur les rives de l'Euphrate, ne pouvaient rester dans l'inaction et le silence. Des recherches sur l'école juive d'Antioche et des autres villes où les Israélites s'établirent, nous feraient sans doute découvrir les véritables auteurs de livres supposés, ou d'interpolations faites dans les ouvrages des philosophes de l'antiquité.

Nous nous étonnions de ne trouver à Alexandrie que quelques rares écrivains dans les rangs des Juifs, tandis qu'ils paraissent avoir été, en tous temps, si nombreux ailleurs. Les historiens de cette nation, les écrivains ecclésiastiques, ne mentionnent, en effet, que les auteurs inspirés des livres de l'Ecclésiastique et de la Sagesse, et son traducteur, le petit-fils de Sirach, puis Aristobule et Philon le Juif. Nous ne pouvions nous expliquer une telle disette d'ouvrages que par l'incendie qui dévora à différentes époques les bibliothèques d'Alexandrie. Mais, après avoir examiné certaines œuvres apocryphes et quelques fragments attribués par Josèphe ou les Pères des premiers siècles de l'Église à des poètes, à des historiens ou à des philosophes grecs, nous aurons cru y reconnaître la main des Juifs de l'Égypte. Nous nous sommes alors proposé de chercher ce qui leur appartient et de leur rendre leur bien.

Avouons cependant que nous n'avons pu dresser une liste exacte de tous leurs travaux. Un examen plus étendu conduirait à la découverte de falsifications plus nombreuses ou d'interpolations que nous n'avons pas mentionnées ici. Nous laissons à de plus habiles le sain de combler les lacunes de ce modeste essai. Nous nous sommes borné à signaler quelques-uns des ouvrages qui sont.de nature à faire mieux connaître les tendances particulières de l'école juive d'Alexandrie. C'est ce que nous nous sommes proposé dans la première partie de nos recherches. Nous n'avons pas voulu nous occuper des livres ou des fragments généralement reconnus pour avoir été composés par des Juifs habitant la capitale des Lagides. Il était inutile de discuter sur leur authenticité que personne n'attaque. En effet, tous les critiques avouent que les livres sacrés dont j'ai parlé plus haut, les Commentaires sur Moïse dont Eusèbe nous a conservé quelques fragments et les ouvrages de Philon -Sont sortis de la ville Savante des Ptolémées.

Dans une seconde partie, nous nous sommes efforcé de tracer rapidement le caractère particulier de l'école juive de l'Égypte et dans une troisième, de rechercher quelle fut son influence sur les païens, sur les Juifs et les auteurs ecclésiastiques des premiers siècles de l'Église.

 

 

 



[1] Josèphe, Ant. jud., l. XII, c. I.

[2] Id., l. XII, c. III.

[3] Petr. Cunæus, De rep. heb., l. II, ch. XXIII, p. 363 et sqq.

[4] Josèphe, Ant. jud., l. XII, c. I.

[5] Strabon apud Josèphe, Ant. jud., l. XIV, c. 7.

[6] Act. ap., ch. II, v. 5.

[7] Pet. Cun., ibid., p. 365.

[8] Petr. Cun., ibid. p. 358.

[9] Id., ibid., p. 86 et sqq.

[10] Id., ibid., p. 361 et sqq.

[11] Id., ibid., p. 87.

[12] Id., ibid., p. 364 et sq.

[13] Eusèbe, Pr. ev., l. XIII, c. XII.

[14] Eusèbe, Pr. ev., l. XIII, c. XII.

[15] Bibl. Patrum. Aristeæ Hist., LXX. Script. sac. Interp., t. II, p. 466.

[16] Hérodote, l. II, p. 179, éd. Wess.

[17] L. I, p. 77, éd. Wess.

[18] Eusèbe, Pr. ev., l. XIII, c. XII.

[19] Jérémie, c. XLVIII, v. 2 et sqq.

[20] Id., c. XLIX, v. 40 sqq, et c. L, v. 7.

[21] Macchabées, l. III passim.

[22] Josèphe, c. Ap., l. I, ch. IX.

[23] Petr. Cun., lib. cit. p. 45 et sq.

[24] Id., p. 46.

[25] Athénée, l. VII, Deipn., p. 299 F.

[26] Bibl. Patrum, t. II, p. 476.

[27] Voyez Brucker, Hist. crit. phil., t. I, p. 635 et sqq.

[28] Josèphe, contr. Ap., l. I, c. VIII.

[29] Josèphe, contr. Ap., l. II, p. 1063 éd. Gen.

[30] Josèphe, contr. Ap., l. II, p. 1063 éd. Gen.

[31] Josèphe, Ant. jud., l. XII, c. I et II.

[32] Josèphe, Ant. jud., l. XII, c. I.

[33] Josèphe, contr. Ap., lib. II, p. 1063.

[34] Josèphe, contr. Ap., lib. II, p. 1063.

[35] Aristéas, Histor., LXX Scr. s. int. p. 476.

[36] Josèphe, cont. Ap., l. II, p. 1064.

[37] Macchabées, l. III passim.

[38] Josèphe, cont. Ap., l. II, p. 1064.

[39] Josèphe, cont. Ap., l. II, p. 1064.

[40] Josèphe, Ant. jud., lib. VIII, c. VI.

[41] Brucker, Hist. crit. ph., t. II, p. 698 sqq.

[42] Matter., Hist. de l'école d'Alex., t. I, p. 208, 209.

[43] Josèphe, contr. Ap., p. 1064.

[44] Josèphe, contr. Ap., p. 1064.

[45] Josèphe, contr. Ap., p. 1064.

[46] Josèphe, contr. Ap., p. 1063, 1064.

[47] Josèphe, Ant. Jud., l. XVI, c. X.

[48] Josèphe, contr. Ap., l. II, p. 1064.

[49] Phil. Judæus, éd. Mangey, t. II, p. 568, 569.

[50] Josèphe, De bello jud., l. VII, c. XXIX, XXX.

[51] Josèphe, De bello jud., l. VII, c. XXIX, XXX.

[52] Josèphe, De bello jud., l. VII, c. XXIX, XXX.

[53] Exode, c. XXIV, v. 7.

[54] Lib. Reg. I, c. X, v. 25.

[55] Paralip. I, c. XXIX, v. 29.

[56] B. Jud. epist., v. 14, 45.

[57] Jonatham in Numeros, XXII, 22.

[58] V. P. Victor Vaillant, De historicis qui ante Josephum res judaïcas scripsere, c. III.

[59] Dom Cellier, Hist. gén. des aut. sacrés, t. I, p. 470 et sqq.

[60] P. M. Cruice, De Flavii Josephi auctoritate, p. 30 et sqq.