LE DRAME DU VÉSUVE

ÉTUDES COMPLÉMENTAIRES

VIII. — LES BOUTIQUES DE POMPÉI.

 

 

J'ai décrit les peintures antiques qui nous faisaient connaître les détails du commerce et de l'industrie au premier siècle de notre ère. Les boutiques de Pompéi contiennent des enseignements d'un autre genre qui ont aussi leur intérêt et leur précision. C'est de l'histoire familière, racontée par les monuments eux-mêmes, c'est-à-dire prise sur le vif.

Ce qui frappe d'abord à Pompéi, c'est qu'il y a des boutiques partout. Comme à Rome, c'était une source de revenus, et les plus riches propriétaires ne négligeaient point de bâtir, sur les quatre rues qui déterminaient leur îlot de terrain, des boutiques qu'ils multipliaient autant qu'il était possible. Les ruines qu'on a découvertes sous l'église de Sainte-Anastasie, à Rome, au-dessous du Palatin, laissent même supposer que les empereurs faisaient cette spéculation. Les propriétaires des maisons de Pompéi étaient d'ailleurs presque tous des marchands. Les plus belles maisons sont flanquées de boutiques à droite et à gauche de la porte d'entrée, et les boutiques communiquent directement, soit avec l'atrium, soit avec le couloir qui mène de la porte à l'atrium. Ces boutiques, plus spacieuses que les autres, servaient donc au propriétaire : il y vendait des objets propres à son commerce ; il y avait son comptoir, si c'était un changeur ou un banquier (le coffre-fort était dans le fond de l'atrium, scellé sur le sol)[1] ; il y exposait un choix de marchandises s'il faisait trafic d'étoffes, de tapis, de cordages, d'agrès, etc. ; enfin, ses esclaves ou son portier (dispensator) y vendaient son huile, son vin, son blé, ses fruits, s'il était un propriétaire rural, vivant de ses produits, comme certains propriétaires de Florence font vendre leur vin par leur portier.

Ce qui frappe surtout, c'est que presque tous les habitants de Pompéi exerçaient une industrie, soit par eux-mêmes, soit par leurs affranchis, soit par leurs esclaves. On conçoit l'exclamation naïve de ce Pompéien qui a fait encastrer en mosaïque dans le dallage de son atrium l'inscription suivante : Salut, gain, SALVE, LVCRV.

Tout le monde a présentes à l'esprit les dispositions si élémentaires d'une boutique de Pompéi. C'est une ouverture presque égaie à la distance des deux murs qui déterminent la largeur de la boutique. Le jour, cette vaste baie est ouverte aux passants ; la nuit, elle est close par des volets épais en bois qui se glissent dans une rainure ménagée par l'architecte sur le sol. Ces clôtures ont été rongées par le temps et l'humidité ; mais elles ont laissé leur empreinte sur les cendres du Vésuve qui les ont ensevelies. M. Fiorelli a fait couler du plâtre dans les moules naturels ou bons-creux que le bois avait laissés en pourrissant. On peut voir aujourd'hui comment se recouvraient les planches de ces fermetures, comment la porte était ménagée sur le côté, quelle grosse serrure la fermait ; on comprend aussi le texte du Digeste[2] qui nous apprend que parfois une chaîne assujettissait les volets et les rendait solidaires.

L'intérieur de la boutique était généralement divisé dans sa hauteur : le rez-de-chaussée était pour l'industrie ; l'entresol servait de logement et d'entrepôt au marchand. L'existence de ces entresols est démontrée par les trous des poutres qui supportaient le plafond, et par les escaliers ou traces d'escaliers qui y conduisaient.

Devant chaque boutique règne un trottoir, en briques, en stuc, en galets recueillis sur la plage, en mortier amalgamé de débris de marbre poncés. Parfois, dans la dalle de lave qui borde le trottoir, on remarque un trou oblique, où le voyageur et le paysan passaient, comme dans un anneau, le licou de leur cheval ou de leur mulet, lorsqu'ils voulaient s'arrêter chez le marchand.

Le soir, les boutiques étaient éclairées par des lampes fumeuses. Les rues n'avaient point d'éclairage ; les passants attardés portaient des lanternes assez semblables aux nôtres. La sécurité, la propreté, la police de la ville gagnaient peu à cette absence d'éclairage fixe. Constantinople, avec ses rues obscures et ses chiens qui se jettent en hurlant sur les étrangers, a dû conserver les traditions de l'antiquité. Les douze dieux, le serpent Agathodémon qu'on peignait sur les murs pour écarter les affronts des passants pendant le jour, devaient produire peu d'effet dans les ténèbres. Les propriétaires qui menaçaient de la colère de Vénus pompéienne[3] n'étaient alors pas plus écoutés.

Les piliers qui séparaient les boutiques les unes des autres portent encore des inscriptions tracées au pinceau : blanchies à la chaux à diverses reprises, elles ont été recouvertes par des inscriptions nouvelles. Ce sont presque toujours des excitations électorales, des recommandations de candidatures par des électeurs influents ou des clients intéressés. Je vous prie de nommer édile M. Casellius, ou bien Fidelis vous prie de nommer[4], etc. Très rarement on y reconnaît des annonces correspondant à nos affiches modernes. On a relevé sur le pilier d'une maison, depuis comblée par ceux-mêmes qui l'avaient fouillée, une annonce où Julia, fille de Spurius Félix, met en location pour cinq ans des mansardes et une quantité considérable[5] de boutiques.

Les oisifs et les enfants ont tracé aussi sur le stuc, le plus souvent avec la pointe d'un clou ou d'un couteau, des caricatures, des gladiateurs, des alphabets. Ces graffiti ont été l'objet de publications spéciales. La plus considérable est celle du père Garrucci. Quant aux enseignes proprement dites, on e na peu trouvé. Le phallus a été fort mal interprété. Une rosace et un damier incrusté en mosaïque dans des piliers, indiquent-ils, comme quelques personnes l'ont cru, la boutique d'un maître mosaïste ? L'ancre, le navire, la chèvre, le moulin tourné par un âne, l'amphore portée par deux esclaves, sont des signes choisis à plai.sir par les possesseurs des boutiques des maisons, bien plus que des armes parlantes de leur commerce. Nous savons, du reste, qu'à Rame certaines maisons étaient reconnaissables, comme dans notre vieux Paris, aux enseignes qui remplissaient l'office de notre numéro. L'histoire a conservé le souvenir de quelques-unes de ces enseignes : l'Ours coiffé[6], la Grenade[7], les Poules blanches[8], etc.

L'aspect des boutiques de Pompéi est triste et nu aujourd'hui. Les murs dépouillés, les clôtures enlevées, les supports et armoires disparus sans laisser de traces, déroutent l'imagination. Tout paraît petit, surtout avec un soleil qui met tout en lumière ; les lézards qui se glissent vivement entre les pierres et les mouches qui bourdonnent au milieu d'un silence de mort, éloignent toute idée de commerce, de richesse, d'animation. Une étude attentive et quelques efforts d'esprit ne tardent pas à opérer dans le cerveau du visiteur l'œuvre de reconstruction.

Ce banc d'abord, qui est sur le devant de beaucoup de boutiques, est la place de l'étalage. Les marchands, avec des planches et des appareils qui étaient dans le genre des nôtres, y exposaient leurs plus beaux échantillons. Les rainures et les traces des gonds dans le seuil expliquent le système de fermeture et d'ouverture. Ici était la réserve ou salle de dépôt ; par cet escalier, on montait à la chambre où dormait la famille. Les boutiques d'huile, de vin[9], de boissons chaudes, se reconnaissent à leurs vases, fourneaux, comptoirs, ornés de marbre. Les cafés, où l'on vendait le vin cuit, le vin aromatisé, l'hydromel, le salep, attirent surtout le regard des visiteurs. On leur montre même les peintures assez grossières d'un de ces cafés, où des soldats trinquent avec des verres semblables à ceux que contient par centaines le musée de Naples et dont la forme rappelle nos verres à bière, sauf le renflement qui donne plus de prise aux doigts.

Les boutiques destinées à d'autres industries déroutent davantage le visiteur, parce qu'elles n'ont conservé le plus souvent que leurs murs dans un état parfait de nudité. Il faut un peu de réflexion pour concevoir que même aujourd'hui, dans le midi de l'Europe, l'ameublement des magasins est plus que simple. Un comptoir de bois, une chaise et un escabeau en font les frais. Les denrées délicates, les drogues, les couleurs sont dans des vases de terre cuite ou de verre. Le pain, la viande, la charcuterie sont fixés par des crochets à de petites planches mobiles qu'on suspend le matin en dehors de la boutique et qu'on retire le soir. Les paniers, les corbeilles de jonc tressé, jouent aussi un grand rôle dans les boutiques de Naples. Tout cela a dû exister à Pompéi, mais a été condamné, par la matière même, à périr promptement sans laisser de traces.

Les industries de luxe avaient des coffres, des armoires où l'on serrait les étoffes, les métaux précieux, etc. Les habitants de Pompéi, lorsqu'ils sont venus fouiller les cendres sur l'emplacement de leurs maisons, dont les terrasses et les toits sortaient du sol, ont emporté surtout ce genre de richesse, aussi bien que les tableaux, les mosaïques mobiles, l'ivoire, les statuettes. Ils n'ont recherché ni le savon, ni les couleurs au fond de la cuve, ni les pains desséchés dans le four, ni les légumes pourris dans le cellier. En un mot, ils nous ont laissé ce qui était peu digne de coûteuses recherches ; ils ont retiré tout ce qui avait plus de valeur. Si quelques boutiques ont été négligées, c'est que leurs propriétaires étaient morts, soit asphyxiés sur place, soit foudroyés dans leur fuite par le gaz acide carbonique qui s'échappait du sol. C'est ainsi que dans une boutique attenant à la maison du poète tragique, on a recueilli deux colliers d'or, des bracelets, quatre boucles d'oreilles, des anneaux pesants, et des squelettes. Évidemment ces malheureux avaient rassemblé leurs bijoux pour les emporter : mais nous ne sommes pas dans la boutique d'un joaillier, qui serait ou mieux garnie ou absolument dégarnie.

Enfin, pour compléter l'aspect des rues commerçantes, il faut se figurer les auvents, les branchages de laurier, de chêne vert et d'oranger, les guirlandes mêlées de fleurs[10]. Les boutiques de Portici et de Resina, surtout celles des marchands de fruits, sont encore ornées de cette façon. Il faut imaginer les toiles tendues d'un côté de la rue à l'autre, les peintures qui brillaient partout et qui égayaient le fond même des petites boutiques, toute la menuiserie extérieure rehaussée des tons les plus vifs ; les comptoirs en plein vent des marchands d'eau à Naples (aquaioli) en conservent la tradition. Il faut ajouter, pour l'éclat du coup d'œil, les étalages faits à la porte et jusqu'en pleine rue, comme à Séville, comme à Cènes, et surtout comme au Caire et à Tunis ; les étoffes brillantes, la gaze transparente, les tapis, les armes, etc., suspendus sous la main des passants. Les rues marchandes sont un mélange d'obscurité et de fraicheur, de mollesse et d'activité. De toutes parts les eaux des petites fontaines courent le long des ruisseaux à la pente rapide. Les marchands sont assis sur le seuil ; les femmes, les oisifs, les esclaves causent avec eux ; les costumes eux-mêmes sont variés : l'Alexandrin et l'Africain se mêlent aux Osques et aux Latins ; les esclaves syriens coudoient les esclaves grecs. A travers les portes des maisons qu'une grille légère ferme seule pendant le jour, on voit les atria, avec leurs colonnes frappées obliquement par le soleil, le jet d'eau babillard, les fleurs qui croissent auprès de la table de marbre, le chien qui sommeille. Pompéi me reporte malgré moi en Orient, pendant les-ardeurs de l'été. J'y retrouve les mêmes oppositions d'ombre et de lumière ; la vie m'y apparaît avec les impressions si diverses du commerce et de l'indolence, de la chaleur et des précautions pour l'adoucir, du luxe et de la simplicité. Le soleil, la beauté, la couleur rehaussent les détails vulgaires : les bazars de l'Orient en sont, j'en suis sûr, l'image la plus juste et la véritable tradition.

Il résulte des observations qui précèdent que deux choses sont également difficiles à deviner, d'abord quel était le nom du propriétaire ou du locataire de la boutique, ensuite quelle était son industrie. Heureusement, il y a des exceptions. Par exemple, à l'angle de la voie Statienne et en face de la maison de M. Epidius Sabinus, on a déblayé le 9 décembre 1853[11], une boutique qui contenait divers objets, deux sonnettes, un anneau d'argent, une garniture de meubles incrustée d'argent et gravée, un vase de bronze, quelques terres cuites et une lampe. à deux becs ; une des chaînes qui servaient à suspendre cette lampe portant sur  une plaque l'inscription suivante : DIVNI PROCVLI. Quelle était la nature du commerce de Junius Proculus ? rien ne le laisse soupçonner.

Il n'en est pas de même de la boutique de Nonius Campanus, située à l'angle de la rue des Thermes, pavée de briques et de petits morceaux de marbre, revêtue d'un enduit blanc sur lequel tranchent des lignes rouges tirées par le peintre. Sur un mur, on lit en belles lettres tracées à la pointe, les noms et qualités de M. Nonius Campanus, ancien soldat, propriétaire de la boutique où des esclaves travaillaient pour lui. Ces esclaves étaient des corroyeurs ou pelletiers[12], ainsi que le prouvent deux tranchets à lames recourbées, propres à tailler le cuir, neuf autres tranchets à manches de fer, des crocs pour tendre les peaux, un marteau, une hachette, des tenailles, etc. On a remarqué encore les restes d'un banc de bois, une plaque de travertin sur laquelle on battait et assouplissait les cuirs, deux petites chaînes de bronze, le fléau d'une balance, des serrures, des ornements d'os et de métal qui avaient revêtu un coffre de bois, des monnaies, quelques vases de terre, une ampoule en verre. Sur le mur, au-dessous de l'inscription tracée par la main du soldat Nonius, on lit en lettres cursives Scaura Angipta sudit hic buaria[13] : Scaura Angipta (peut-être faudrait-il lire Scaura l'Égyptienne) a cousu ici des peaux de bœuf. C'est ainsi qu'on trouve parmi les inscriptions funéraires de Rome une certaine Julia Tananea qui prend le titre de sutrix Augustæ, cordonnière de Livie.

Après l'industrie du pelletier, nous rencontrons celle du marchand de couleurs (pigmentarius) : Le 16 avril 1856, les explorateurs de Pompéi ont déblayé une boutique pavée de briques ; les murs étaient blancs. Ils y ont recueilli deux amphores, des coupes, des vases avec leur couvercle, beaucoup de couleur blanche, rouge et verte ; un couteau de fer, un disque de marbre noir, un de marbre blanc, un petit fermoir en os, une tessère ronde avec l'inscription IO V.A.X, enfin un gros morceau de bitume.

Les trous d'un escalier en bois et d'un plancher indiquent nettement l'entresol. Cet entresol est consumé, on y a trouvé un squelette avec deux pièces de monnaie, quatre vases, deux fourneaux, deux lampes, sept charnières en os qui appartenaient à un coffre, de gros morceaux de couleur rouge et de couleur bleue. Le marchand de couleurs s'était réfugié dans son entresol et y avait été asphyxié.

Le teinturier (offector) vient après le marchand de couleurs. Une inscription électorale tracée en grande lettres sur le pilier de la boutique, nous apprend que le maître de la boutique votait pour Posthumius Proculus. La boutique a deux entrées, l'une sur la rue qui descend du forum, l'autre sur la rue qui mène au temple d'Isis. Ces ouvertures étaient fermées la nuit par des planches à recouvrement qui se glissaient dans les rainures. Les planches ne joignaient pas exactement ; en poussant on les faisait fléchir de façon à agrandir leur écartement. C'est ce qui explique l'acte de ce philosophe pythagoricien qui vient payer son cordonnier, trouve sa boutique fermée, apprend qu'il est mort et, ne voulant point frustrer même un mort, écarte deux planches et glisse dans le magasin les pièces de monnaie qu'il apportait. On remarque dans la boutique du teinturier des vasques pour l'immersion des étoffes, revêtues d'un stuc très dur ; cependant le ciment est rongé par les acides. Dans le fond d'une vasque on a recueilli une poudre noire qui a été soumise à l'analyse chimique : c'était du sulfate de fer.

L'industrie du foulon, ou blanchisseur de laines et apprêteur d'étoffes, a déjà été décrite d'après les peintures du musée de Naples. On sait quelle était l'importance de cette industrie dans l'antiquité. Les foulons de Pompéi formaient un collège, avaient une basilique, c'est-à-dire une Bourse où ils se réunissaient. La prêtresse Eumachia, à laquelle ils avaient élevé une statue, avait contribué à l'embellissement de cette Bourse, ce qui rappelle la Bourse à la Soie (Seteria) de Valence, construite, dit-on, par Chimène. Les vêtements de laine jouaient un si grand rôle dans le costume antique, et le voisinage des Apennins, couverts de troupeaux, devait donner au. commerce de la laine une telle importance qu'on s'explique la richesse des foulons de Pompéi et leur nombre. J'ai décrit la principale usine : il y en avait d'autres, une notamment à côté de la maison de Siricus. C'est là qu'on voit encore les bassins en ciment sur les fourneaux et les capsules ou revêtements de plomb qui les protègent.

Les boulangers ne sont pas moins nombreux, quoique, dans les maisons riches, il y eût des fours particuliers et des moulins. La maison de Pansa contient encore trois moulins en lave, un puits, un four à ventilateur. Dans la rue Domitienne, après la maison de Polybe, on entre dans une boulangerie. La boutique communique avec l'atrium, et, de l'atrium, on passe par le tablinum dans la boulangerie proprement dite. Les moulins sont montés sur une base encastrée dans une chaussée bien pavée. Le récipient, en forme de double cône qui sert de meule (catillus), pivote sur la borne (meta) de lave ; une cavité circulaire, entaillée au pied de cette borne fixe, recevait la farine. Non loin, des jarres pour contenir l'eau, une table pour pétrir, un vase pour la fleur de farine, deux serpents peints sur le mur, pour écarter le mauvais œil et procurer une bonne cuisson.

Du reste, les boulangers avaient, comme de nos jours, un talent et une réputation inégaux. Les plus renommés marquaient leur pain comme la boulangerie viennoise à Paris. Des pains recueillis à Herculanum portent les inscriptions suivantes : CELERIS Q. GRANI ou VERI. SERV.

Un boulanger de Pompéi fut nommé duumvir à l'unanimité ; il s'appelait P. Paquius Proculus. La maison a été fouillée et reconnue, en 1868, par Fiorelli qui, en lisant sur une colonne de l'atrium, l'inscription à la pointe PAQVIA, n'a plus douté qu'il ne fût dans la demeure d'une famille très estimée à Pompéi et dont plusieurs membres avaient rempli des fonctions municipales. Or, cette demeure est une boulangerie ; elle s'est même successivement agrandie ; car un mur a été abattu et l'a mise en communication avec la maison voisine. Le pétrin, le four, cinq moulins, dont trois sont intacts, ne laissent aucun doute sur le genre d'industrie exercé par le propriétaire.

Dans la rue des Augustales, au coin de gauche, au n° 25, une autre boulangerie se fait remarquer par la peinture qui a été placée au-dessus du four ; cette peinture représente un magistrat en toge distribuant des pains.

Une boulangerie plus grande a été fouillée, en 1866, par Fiorelli. C'est là qu'il a trouvé quatre-vingts pains, toute la fournée du jour, carbonisés dans le four où l'éruption du Vésuve les avait fait oublier ; les esclaves, évidemment, avaient pris la fuite. Les cinq meules du pistrinum sont toutes ébréchées par l'usage. Des tuyaux de plomb amenaient l'eau de l'aqueduc de Pompéi dans un réservoir d'eau. Un tour aidait à passer directement les pains pétris et préparés à celui qui les enfournait.

On remarque, sur le trottoir qui est en face de la boulangerie, deux piliers coniques de lave tout neufs qui allaient remplacer les meules usées et ébréchées que je viens de citer.

Les boutiques de barbiers (tonstrinœ) sont plus difficiles à reconnaître, l'aménagement étant moins caractéristique. On en voit une cependant en prenant à gauche dans la rue de Mercure. Dès l'entrée, un banc offrait aux clients le loisir d'attendre leur tour. Au-dessus du banc, deux niches, ménagées dans l'épaisseur de la muraille, servaient à déposer les coiffures ou vêtements qui gênaient l'opération. Les rochers taillés auxquels étaient adossées certaines maisons d'Athènes, sont percés de niches rectangulaires ou cintrées qui étaient comme de petites armoires. Les maisons et les chapelles de l'Orient ont conservé cet usage. Au centre de la boutique, un tabouret en maçonnerie était destiné au patient. Je ne parle ni du rasoir court et arrondi, avec son manche, ni des ciseaux, ni de la pince à épiler, ni du miroir à la main ; tout cela doit être étudié au musée de Naples.

Une pharmacie a été signalée par une boite à drogues, des pilules, un vase de verre qui contenait six litres (mesure italienne) de baume. De même que le droguiste de la rue Stabia a été trahi par une certaine quantité de drogues noircies et de pâte décomposée. A droite, dans un atrium, est un triple fourneau avec trois chaudières établies à des niveaux différents. Une mosaïque squamée orne le prothyrum. Les fouilles qui ont eu lieu le 12 juillet 1847, ont fait trouver deux statuettes de Jupiter, une d'Isis, une d'Hercule et une de l'Abondance, en bronze.

Les fabriques de savon offrent encore moins d'intérêt. Des tas de chaux excellente, sept bassins au niveau du sol, des débris de matière grasse que l'analyse a fait estimer du savon, furent observés dans les fouilles de 1783. Une autre fabrique, située dans la rue des Augustales, au coin d'une petite ruelle, est. remarquable uniquement par son four construit en encorbellement, comme le trésor de Mycènes.

Le four me fait penser au potier dont la fabrique était située hors les murs, sur la voie des Tombeaux. Lui aussi avait un four et un four excellent, à réverbère, construit en pierres et en briques. La voûte du fourneau était plate, percée de petits trous pour laisser entrer la flamme dans la partie supérieure du four proprement dit où les vases cuisaient. Dan !es parois, des ouvertures étaient ménagées et des tuyaux de terre cuite permettaient d'activer ou de modérer la cuisson. Trente-quatre petites marmites étaient encore dans le four, qui s'est malheureusement écroulé en 1854.

Lorsque j'ai décrit la boutique de Nonius Campanus, j'ai omis à dessein, parmi les objets qu'on y a trouvés, cent quatre couvercles de vases. Il n'y avait que des couvercles ; les vases étaient restés en débris dans la boutique située en face, qui était celle d'un potier ou d'un marchand de vases. Quand l'immense quantité de vapeur d'eau que vomissait de temps à autre le Vésuve se condensait, de véritables torrents tombaient sur Pompéi et entraînaient les objets ainsi qu'une inondation. J'en ai cité jadis des preuves, en voici une nouvelle : l'eau a bouleversé la boutique du marchand de vases, renversé et brisé les vases eux-mêmes ; mais comme les couvercles étaient à la fois plus résistants et plus propres à flotter, le courant les a entraînés dans la boutique de Nonius Campanus où ils ont été rejetés et entassés.

Je m'étais promis de ne point parler des marchands d'huile. Cependant les fouilles de 1852 ont découvert une boutique assez belle pour mériter une exception elle est située au coin de la rue de la Fontaine-du-Bœuf et donne sur la rue de Stabia. Le comptoir est revêtu de marbre gris et de cipollin. Sur le devant, il y a une plaque ronde de serpentin et des rosaces. Sur l'appui du comptoir, le pied d'un vase de bronze est resté adhérent ; le vase lui-même a disparu. Huit jarres sont encastrées dans la maçonnerie du comptoir. La neuvième est dans l'angle, auprès d'une petite cave bu puits revêtu de ciment. C'était là qu'on conservait l'huile dans sa fraîcheur et qu'on la puisait. La même habitude s'est conservée dans l'Italie méridionale.

Quant aux tavernes. proprement dites ou boutiques de marchands de vins, elles ont été trop souvent décrites pour qu'il soit utile d'y revenir. J'en citerai deux seulement, parce que le nom de leur propriétaire est connu. La plus vaste est celle de Fortunata, derrière la fontaine qui représente un aigle tenant un lièvre dans ses serres ; c'est le sujet figuré sur les monnaies d'Agrigente. L'inscription qui mentionne Fortunata est sur le pilier extérieur ; le comptoir de maçonnerie est recouvert de marbre et, sur ce marbre, les tasses et les verres ont laissé une marque ronde, trace évidente de leurs pieds. Au fond de la boutique, deux petites chambres recevaient les consommateurs plus importants. La taverne de Phœbus est à côté de la citerne publique ; elle contenait, quand on l'a fouillée, une tirelire, un squelette d'homme et deux squelettes d'animaux. L'inscription, qui a fait connaître le nom de Phœbus, est ainsi conçue : Phœbus et ses clients vous prient d'élire duumvirs M. Holconius Priscus et C. Gaulus Rufus. Je puis citer encore Pérennius Nymphéroïs, le marchand de boissons chaudes. Les verres et les tasses ont laissé une marque sur le marbre du comptoir, dont leur pied protégeait la surface. Une tête d'enfant en marbre est engagée dans la maçonnerie d'une niche ; sans doute, c'était un fragment de statue brisée dans le récent tremblement de terre et recueilli par Nymphéroïs. On a trouvé dans la boutique une lampe et un phallus de bronze avec des clochettes.

Pompéi avait aussi ses auberges. Il y avait, comme dans l'Italie, l'albergo nobile et l'auberge plus vulgaire, la locanda. L'auberge plus riche était dans la ville, auprès de la porte d'Herculanum. Elle appartenait à Albinus, dont le nom, tracé en lettres noires, a été recueilli pendant les fouilles de 1770. On voit encore la pierre pour les cavalier qui montaient sur leur cheval, le seuil abaissé pour le passage des chars, la vaste cour avec cuisine et chambres. de voyageurs, les deux cafés (thermopoles), l'un, intérieur, l'autre, voisin et communiquant avec l'intérieur de l'auberge. Il est de même encore dans nos villes de province. Dans l'écurie, on a recueilli des ossements de chevaux, des essieux, des débris de char. La cave a 35 mètres de largeur et trois soupiraux.

Sur la voie des Tombeaux, en dehors de la ville par conséquent, était une auberge moins élégante. Elle fait partie d'un long bâtiment avec un portique et des boutiques sous les arcades. Une fontaine et un abreuvoir indiquent un lieu de halte pour ceux qui entraient dans Pompéi et allaient au marché. Les paysans s'y arrêtaient volontiers, car on a trouvé le squelette d'un âne et les débris d'une petite charrette, un mors, divers comestibles. Le bâtiment est couvert en terrasse ; les chambres étaient au-dessus des boutiques.

Je terminerai en citant la petite auberge de l'Éléphant, découverte, en 1861, à côté de la maison de Siricus. A l'extérieur, est peint un éléphant entouré par un énorme serpent et conduit par un nain. Une inscription nous apprend que Sittius a restauré ou fait restaurer cette peinture[14] ; car l'on ne sait si c'est le propriétaire ou le peintre qui s'appelait Sittius. à croirais plus volontiers que c'est le propriétaire, parce que les peintres de Pompéi n'avaient point l'habitude de signer leurs œuvres. Une autre inscription avertit les passants qu'ils trouveront dans cette maison hospitalière toutes les commodités désirables et une salle à manger avec trois lits : HOSPITIVM HIC LOCATVR TRICLINIVM CVM TRIBVS LECTIS ET COMM[ODIS]. L'intérieur est très petit, très modeste, la décoration, nulle ; on n'a trouvé que des ustensiles de cuisine. Je suppose qu'on venait à l'Éléphant faire des parties fines, comme de nos jours chez le traiteur ; peut-être même étaient-ce des parties de débauche, attendu que le quartier devait être mal famé ; en face est le lupanar, que son plan, ses peintures, ses inscriptions ne permettent point de méconnaître. Mais j'arrive ici à un genre d'industrie qu'il ne me convient point de décrire. Je termine sans avoir épuisé mon sujet.

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] On a trouvé plusieurs de ces coffres-forts, garnis de bandes de fer et de clous comme les nôtres, fixés par une barre de fer scellée dans le sol ; cette barre pénétrait par un trou ménagé dans le fond du coffre ; le coffre étant ouvert, on passait dans l'orifice qui terminait la barre de fer une traverse qui la retenait et empêchait d'enlever le coffre-fort.

[2] XXXIII, titre VII, loi 7.

[3] Abia (pour habeat) Venere Pompianam iradam qui lœscrit, etc. L'orthographe est d'un Osque qui avait peu fréquenté l'école.

[4] M. Casellium œdilem faciatis oro ou Fidelis orat.

[5] Neuf cents ; mais il faut entendre par là beaucoup, un nombre indéterminé ; de même qu'en français l'on dit : j'ai mille ennuis, mille affaires.

[6] Ad ursum pileatum.

[7] Ad malum Arabicum. C'était la pauvre maison où logeaient les Flaviens avant d'arriver à l'empire.

[8] Ad gallinas albas. C'était une station ou auberge au septième mille, près du Tibre ; la villa de Livie était voisine.

[9] Popinœ, Tabernœ vinariœ.

[10] L'είρεσιώνη des anciens, figurée sur les monnaies d'Athènes.

[11] Fiorelli, Histor. Pompeian. Antiq., II, p. 587.

[12] Fiorelli, Giornale degli Scavi, 1862.

[13] Sudit est pour suit. L'orthographe de ces graffiti est souvent fort peu édifiante.

[14] SITTIVS RESTITVIT ELEPANTVM. L'H d'elephantus a été omis.