LE DRAME DU VÉSUVE

 

VI. — HERCULANUM.

 

 

Herculanum était située entre Naples et Pompéi, exactement au milieu de ce beau golfe que les Grecs comparaient à un vaste cratère. Elle était exposée également à toutes les brises qui soufflaient de la pleine mer pendant l'été ; on y avait la vue la plus magnifique ; la terre végétale y était profonde et fertile, deux rivières coulaient de chaque côté de la ville ; c'était un lieu plein de douceur, fait pour les oisifs qui voulaient jouir d'un perpétuel enchantement. Les Osques, qui s'y étaient d'abord établis, avaient été dépossédés par les Étrusques de Capoue ; les Étrusques, à leur tour, avaient été remplacés par les Grecs. On dit même qu'Herculanum devint l'asile de la plupart des colons grecs qui furent chassés des villes de l'Italie méridionale ; ils s'y établirent fortement, en assez grand nombre pour s'y faire respecter, ou plutôt avec le consentement de la confédération samnite, qui avait reconquis ses côtes et ne redoutait plus les débris d'une race qu'elle avait vaincue. Le nom d'Herculanum n'est en effet que la traduction latine du nom grec Héracléion et l'on sait que le premier magistrat de la ville s'appelait démarque, comme chez les Grecs, et non meddixtucticus, comme chez les Osques et à Pompéi. Quelques historiens ont mémo supposé qu'Herculanum, à cause du nombre, de la délicatesse et de la richesse de ses habitants, était la troisième ville de la Campanie, après Naples et Capoue.

Les Romains la soumirent et la reprirent de nouveau après la révolte générale qu'on appelle la guerre des alliés ; ils y envoyèrent une colonie, s'ils n'y tinrent pas garnison, car Strabon l'appelle une place forte[1], et nous voyons que sous l'empire les soldats de la flotte étaient casernés à Rétina, qui n'était que le port d'Herculanum. Dans tous les cas, ce pays devint un lieu de plaisance pour les Romains ; ils étaient près de Naples, ils subissaient l'attrait du génie grec et de l'idéal que le génie grec répandait sur la vie matérielle ; ils y bâtissaient des villas, les Fabius en avaient une, les Balbus une autre, et lorsque Agrippine prisonnière voulut être amenée à Caprée pour parler à Tibère, les prétoriens la laissèrent reposer dans une villa, voisine de la mer, que son fils Caligula fit saccager plus tard et dont Sénèque signale les ruines.

Ainsi l'histoire établit déjà des différences profondes entre Herculanum et Pompéi : la première est peuplée par des Grecs, la seconde par des Osques ; Herculanum est adonnée à la culture de l'esprit et aux élégants loisirs, Pompéi appartient tout entière au commerce ; l'une est habitée par les plus riches Romains et accablée de faveurs[2], l'autre est hostile aux Romains et plusieurs fuis châtiée. On doit soupçonner qu'Herculanum a servi de modèle à Pompéi dans bien des détails de la civilisation, on peut affirmer que Pompéi n'a rien appris aux Grecs d'Herculanum. Enfin le tremblement de terre qui fut si fatal à Pompéi, sous Néron, n'endommagea qu'à moitié Herculanum, de sorte qu'une partie des édifices antérieurs à l'empire et des maisons d'un style plus ancien, c'est-à-dire d'un goût plus pur, doit avoir été conservée ; on en peut juger déjà par la beauté des objets recueillis à Herculanum, on en jugera mieux quand la ville elle-même reparaîtra au jour.

Quel fut le sort d'Herculanum pendant l'éruption ? quels phénomènes particuliers se manifestèrent de ce côté du Vésuve ? quelles causes firent disparaître subitement de la surface du monde habité une ville florissante ? Je crois l'avoir démontré, l'enfouissement de Pompéi fut si incomplet qu'après quelques jours les habitants purent reconnaître leur demeures, y camper et les fouiller ; Herculanum, au contraire, fut si profondément enterrée que le lendemain il semblait impossible d'en retrouver même la trace. Dès que ces questions sont posées, tout le monde répond aussitôt avec assurance : la lave a fait tout le mal, Herculanum a été engloutie sous 80 pieds de lave. Si les objets d'art, les bronzes, les tableaux, ont été merveilleusement conservés, c'est qu'ils avaient pour cuirasse contre les injures du temps une couche de lave impénétrable, qu'il faut tailler au ciseau. Cette explication séduit. L'imagination se figure aussitôt des fleuves de feu envahissant la ville, montant comme la mer soulevée par le flux, pénétrant par les portes et par les fenêtres, entourant toutes choses et les modelant, se refroidissant à mesure, gardant pour la postérité des trésors que la postérité devra chèrement conquérir, mais qu'elle retrouvera intacts.

Telle est, en effet, l'opinion répandue dans toute l'Europe et même à Naples ; la plupart des voyageurs qui ont visité Herculanum affirment qu'ils ont touché la lave de leurs mains, et plus d'un touriste, dans les volumes qu'il publie sur les villes du Vésuve, assure avec la même confiance que la difficulté de tailler la lave est le principal obstacle aux fouilles d'Herculanum. Comment donc oser dire à des gens si convaincus que c'est non pas le feu qui a englouti Herculanum, mais l'eau ; que c'est non pas un torrent de lave ardente, mais une inondation de boue et de cendres délayées qui a rempli la ville ? Comment détruire un préjugé si fortement enraciné, que les ouvrages des géologues et des savants n'ont pu l'ébranler ? En vain Dufrénoy a démontré[3] que les eaux seules avaient porté sur Herculanum des monceaux de scories et de débris du tuf de la Somma ; en vain Dyer[4], Overbeck[5], Ernest Breton[6], etc., ont avancé dans diverses langues que les cendres seules, délayées par l'eau, durcies par le tassement, recouvraient Herculanum : on ne les a point écoutés, et l'on continue à maudire les laves qui rendent les fouilles si dispendieuses et si difficiles.

Tout le monde sait cependant quelle est la nature de la lave et quels en sont les effets. La lave est une masse incandescente dont la température est telle que tous les corps susceptibles d'entrer en fusion y sont absorbés et liquéfiés ; poussée hors des fissures du cratère par une force irrésistible de dilatation, cette masse s'avance comme un fleuve de feu et dévore tout sur son passage ; lente à se refroidir, elle devient aussi dure que du mâchefer et du porphyre. Or je fais appel aux souvenirs de tous ceux qui ont fait l'ascension du Vésuve pendant ces coulées de lave qui suivent une éruption et durent plusieurs semaines ou même plusieurs mois. Ce qui se passe aujourd'hui doit nous édifier sur ce qui se serait passé il y a dix-huit siècles ; il suffit d'appliquer à ses souvenirs un peu de réflexion et de bon sens.

Par exemple, nous avons vu de très faibles coulées, déjà éloignées de l'orifice d'émission et refroidies par le contact de l'air et du sol, entourer des maisons de campagne, les calciner, les faire écrouler par l'embrasement subit des planchers et des toits. Comment les statues de marbre et les stucs d'Herculanum, si la lave les a enveloppés, sont-ils demeurés intacts, avec leur ton primitif, sans éclats ni fissures ? Nous avons vu les métaux entrer en fusion au premier contact et disparaître dans cette pâte, rouge et visqueuse comme de la fonte de fer ou le verre- sortant de la fournaise. Comment les objets d'argent, les statues de bronze, les vases de plomb, se retrouvent-ils à Herculanum avec leur forme, leurs reliefs, leurs ornements, leur patine naturelle ? Les bronzes d'Herculanum sont encore mieux conservés que ceux de Pompéi : on les distingue par leur fraîcheur d'épiderme, leur poli, leur ton égal et foncé, tandis que les bronzes de Pompéi ont été attaqués par les exhalaisons sulfureuses, rongés à la surface, et ont contracté une belle couleur bleue d'outremer qui ressemble à celle du sulfate de cuivre.

D'autres faits du même genre ne sont pas moins inexplicables. Les guides montrent aux étrangers une expérience qui dégénère bientôt en jeu : ils séparent avec un bâton ferré un petit morceau de lave ardente, le laissent refroidir sur la terre et y appliquent un gros sou (jadis c'était un de ces larges carlins de cuivre qui valaient cinq sous), afin d'en obtenir une empreinte. Si l'opération est faite trop tôt, le cuivre entre en fusion, et la pièce de monnaie, au lieu de laisser son empreinte, disparaît, amalgamée avec le reste de la lave. Comment donc se peut-il qu'on recueille à Herculanum tant de monnaies antiques, de cuivre ou d'argent, et qu'elles n'aient été ni dévorées ni même altérées par ces flots de lave où se concentre .une chaleur qui défie les calculs ? On sait aussi que les couleurs employées par les anciens pour décorer leurs édifices sont des couleurs à base minérale : elles bravent l'humidité du sol, mais le contact du feu les dénature ; les incendies partiels dont on voit les traces à Pompéi ont transformé par places le bleu en gris, le rouge en jaune, et les fabricants napolitains n'ignorent pas ce moyen très simple de produire aujourd'hui, avec du minium soumis à l'action du feu, ce qu'ils appellent du jaune brûlé. Pourquoi donc les maisons qu'on a fouillées à Herculanum offrent-elles des couleurs si admirables ? Pourquoi le bleu d'outremer et le rouge vermillon qui couvrent des murailles entières sont-ils d'une égalité et d'une fraîcheur qu'eût nécessairement détruites l'application d'un corps incandescent ? Enfin j'ai vu sur le Vésuve des arbres à peine touchés par la coulée de lave, s'enflammer comme des allumettes, lancer un jet lumineux et tomber aussi rapidement que si la foudre les avait frappés. Pourquoi les poutres, les planchers, les linteaux d'Herculanum, au lieu d'être réduits en cendres, ont-ils pourri lentement au sein de la terre[7], à leur place, sans causer de vides ni de dégâts ? Pourquoi les retrouve-t-on noircis ainsi que des morceaux de chêne plongés dans la vase depuis des siècles, ainsi que les pilotis des ponts, ainsi que les pieux des anciens quais de Carthage, ainsi que les bois roulés par le Jourdain et rejetés par la Mer-Morte après qu'elle les a saturés de chlorure de sodium ? Pourquoi tout prouve-t-il qu'ils n'ont été : décomposés que par l'effet du temps ? Pourquoi le bois, a-t-il gardé sa qualité et sa couleur dans les parties traversées par des vis et des clous, c'est-à-dire protégées contre l'humidité par l'oxyde de fer ? Pourquoi recueille-t-on des manuscrits[8] écrits sur la moelle fibreuse d'un roseau, sur du papyrus, quand la lave aurait dû les dévorer et faire envoler leurs cendres comme celles de la feuille de papier que nous jetons sur un brasier ? Pourquoi cette lave bénigne a-t-elle respecté également les fruits, les noix, les amandes, le linge, la soie, les mèches de lampe qu'on retrouve par centaines, et tant d'autres objets éminemment combustibles qui n'ont fait que noircir et qui disparaissent d'ordinaire sans laisser de traces dans le plus faible incendie ?

Je pourrais pousser plus loin cette réfutation par l'absurde ; les arguments iraient en se multipliant. C'est qu'en effet un peu de réflexion suffit pour démontrer que le feu n'a pu avoir aucune part dans la destruction d'Herculanum, et que si la lave, qui est le plus terrible agent de destruction après la foudre, y avait pénétré, on reconnaîtrait à peine quelques pierres noircies, des briques éclatées et des marbres réduits en chaux ; mais, pour aller plus vite au but, je dirai que, dans un récent voyage, j'ai examiné avec une attention particulière le sol d'Herculanum, c'est-à-dire des parties que les fouilles ont rendues accessibles. Je n'y ai pu découvrir un centimètre carré de lave ; tout est cendre, rien que cendre, et cette cendre a été durcie par trois causes : l'eau, le tassement, le temps. C'est précisément cette dureté, qu'il ne faut pas s'exagérer, qui a trompé les visiteurs, surtout dans les corridors souterrains qu'on a creusés pour explorer le théâtre. On descend par des escaliers où suintent les infiltrations des rues de Portici ; on entend sur sa tête le roulement des voitures ; on traverse des tunnels que le frottement a rendus luisants ; on voit sur les voûtes raboteuses la fumée des torches déposée depuis un siècle ; on subit l'impression des ténèbres en même temps qu'on croit s'enfermer dans les entrailles de la terre. En un mot, ce voyage a quelque chose de fantastique qui frappe l'imagination, et l'on a besoin d'être rassuré en se répétant que ces couloirs sont taillés dans la lave et à l'abri de tout éboulement ; mais, si l'on gratte cette prétendue lave avec l'ongle, on s'aperçoit qu'elle est friable, qu'elle cède, et que ce n'est que de la cendre durcie. Les guides montrent dans le plafond d'un de ces couloirs creusés assez régulièrement l'empreinte d'un masque humain. On admire cette solidité inaltérable d'une matière qui a moulé si bien les objets qu'elle enveloppait. Toutefois, si l'on essaye avec un couteau d'entailler, non pas l'empreinte elle-même, mais les parties qui l'avoisinent, on reconnaît avec étonnement que rien n'est plus facile, et que ce n'est encore que de la cendre durcie.

Une rue d'Herculanum, à l'extrémité de la ville, du côté de la mer, a été fouillée méthodiquement ; quelques maisons ont été nettoyées, la maison dite du Squelette, la maison d'Argus, une auberge, des magasins, une prison d'esclaves, etc. ; tout est à ciel ouvert, et l'on s'y promène comme dans une rue de Pompéi. L'espace ainsi déblayé est de 3 à 4.000 mètres carrés, surface assez considérable pour des observations du genre de celles qui nous occupent en ce moment. Or l'on n'y trouvera aucun débris de lave, aucun indice de lave, aucun dégât produit par la lave. Au contraire, si l'on examine les terrains à pic qui entourent cet espace de quatre côtés, tout est cendre, il y a 10 et 12 mètres de cendres ; ce n'est qu'à la partie supérieure qu'on aperçoit des charbons, des projectiles volcaniques, des couches diverses correspondant aux éruptions modernes et séparées par des couches de terre végétale qui avaient eu le temps de se reformer entre chaque éruption. Cherchez les monceaux de déblais extraits de ces fouilles, étudiez-les ; vous n'y verrez encore que de la cendre, rompue par la pioche aussi facilement que de l'argile ou de la pouzzolane.

Comment la cendre, dira-t-on, qui doit être légère, pulvérulente, sans cohésion. ; aurait-elle acquis assez de dureté pour prendre des empreintes durables, former des voûtes résistantes et avoir des apparences de solidité si trompeuses qu'on l'ait prise pour de la lave ? L'exemple de Pompéi et des empreintes recueillies dans les caves de la maison de Diomède est déjà une réponse ; mais des analogies plus frappantes encore aident à comprendre cette force d'adhérence. J'ai déjà raconté la formation des bancs de pépérin dans les vallées du Monte-Cavo par l'accumulation des cendres du volcan amalgamées avec les eaux. Cet amalgame est devenu tellement dur qu'il a fourni aux Romains des matériaux de construction. Les catacombes de Rome, qui ne sont autre chose qu'un tuf volcanique, c'est-à-dire des sables et des débris réduits en poudre, tassés par leur propre masse et par le temps, sont également friables, faciles à tailler, plus faciles à dégrader, et cependant on y a creusé des couloirs, des voûtes, des plafonds, des escaliers, des tombeaux innombrables et jusqu'à cinq étages de souterrains les uns au-dessous des autres. Il ne faut pas non plus oublier que la pouzzolane, qui donne un si excellent mortier hydraulique,- était tirée primitivement de Pouzzoles, près du Vésuve. Enfin je rappellerai le grand autel d'Olympie, que décrit le voyageur Pausanias, et qui n'était formé que de la cendre des victimes brûlées en l'honneur de Jupiter. Après chaque sacrifice, les prêtres délayaient les cendres avec l'eau de l'Alphée, enduisaient l'autel et l'agrandissaient ainsi peu à peu, si bien qu'après dix siècles l'autel avait 123 pieds de circonférence et 22 de hauteur. Quiconque, en effet, a vu jeter de l'eau dans sa cheminée, a pu juger de la ténacité de la cendre dès qu'elle est mêlée avec un liquide ; à plus forte raison les cendres volcaniques, dans la campagne de Rome, à Naples, à Santorin, sont-elles propres à la fabrication des mortiers.

Du reste, même quand ces explications ne satisferaient qu'à moitié le lecteur, les faits sont là, ils sont irrécusables. Je défie tout observateur-attentif qui étudiera les parties d'Herculanum accessibles jusqu'à ce jour, d'y découvrir autre chose que de la cendre. Sur la surface du sol actuel de Portici, qui est exhaussé en moyenne de 20 mètres, il pourra se faire qu'on signale des coulées de lave appartenant aux éruptions modernes, surtout du côté de Résina. Je ne puis affirmer non plus que dans un quartier inconnu d'Herculanum on ne constatera pas un jour la présence de la lave ; mais comme il ne peut être question aujourd'hui que de ce que nous connaissons, c'est-à-dire des parties de la ville qui sont visibles ou explorées, je répète qu'on ne pourra trouver un centimètre de lave à Herculanum, et que tout y est cendre.

Le problème, c'est de savoir comment une telle masse de cendres a pu être concentrée sur la malheureuse cité, et, puisque l'eau a joué un rôle si terrible, d'où provenait cette immense quantité d'eau.

Il est d'abord évident que les cendres ont été rejetées par le volcan ; d'après la nature du terrain ou les brèches produites à l'orifice du cratère, les pierres ponces étaient toutes rejetées du côté de Pompéi et de Stabies, tandis que les cendres étaient portées sur Herculanum. Peut-être convient-il de faire la part du vent qui séparait ces matières et des convulsions qui les lançaient inégalement. Ensuite il faut se rappeler que toute éruption très violente est accompagnée de vapeur d'eau, provenant de la rencontre subite des nappes d'eau souterraines avec le feu. J'ai expliqué l'origine de ces nappes[9], j'en ai montré les effets quand elles se précipitent dans le foyer d'éruption. De telles vapeurs, dont le volume et la force de dilatation dépassent tout calcul, sont refroidies aussitôt qu'elles sont en contact avec l'atmosphère ; elles se condensent et retombent en pluies. Si M. Fouqué, en 1865, dans une éruption de l'Etna qui n'avait rien d'extraordinaire, a pu constater qu'il était tombé sur la montagne 22.000 mètres cubes d'eau en vingt-quatre heures, on peut quintupler et même décupler ce chiffre pour l'explosion du Vésuve, dont la violence en 79 n'a jamais été égalée. Sans recourir à l'hypothèse de boues projetées par le cratère, ni s'appuyer sur l'exemple des volcans de Java, qui lancent dans les airs des gerbes de fange au lieu de gerbes de feu, on peut assurer que de telles quantités d'eau, se confondant avec les cendres et les matières réduites en poudre que rejetaient d'autres cheminées du cratère, ont produit subitement un amalgame liquide soit dans l'air, soit en retombant sur le sol. Les Napolitains connaissent ce genre de phénomène, qui s'est reproduit plus d'une fois, dans des conditions modérées, il est vrai ; ils appellent cela des laves baveuses (lave bavose), et s'ils ajoutaient toujours l'épithète, ils auraient raison d'employer le substantif, et de dire qu'Herculanum a été ensevelie sous la lave. Herculanum, en effet, a été submergée par des laves baveuses[10], ou, pour employer une expression plus simple, par des torrents de boue.

En outre les pluies subites, je dirais volontiers les nappes d'eau qui tombaient du ciel à chaque émission de vapeur, ont entraîné toutes les cendres qui étaient déposées sur les pentes de la montagne, et les ont précipitées sur la plaine ; l'avalanche s'est jetée sur Herculanum. En même temps les deux rivières qui coulaient à droite et à gauche de la ville[11] cessèrent de couler jusqu'à la mer. Nous avons expliqué déjà[12] comment le rivage se souleva, pourquoi les vaisseaux de Pline furent arrêtés par des bas-fonds imprévus qui rendaient le port de Rétina inabordable. L'effet de ce soulèvement fut d'exhausser l'embouchure des deux rivières et de rejeter les eaux sur la ville. L'inondation apporta son contingent de vase, de cendres, de terre végétale. Il ne faut pas omettre les canaux comblés, les égouts obstrués, les aqueducs rompus par le tremblement de terre et versant leurs eaux dans la vallée. A mesure que la fange se déposait dans les rues, dans les cours, dans les chambres, le niveau de l'eau montait, de nouveaux dépôts s'accumulaient, les cendres qui tombaient du ciel à flots pressés se mouillaient aussitôt et grossissaient les atterrissements. C'est ainsi qu'en quelques jours, en quelques heures peut-être, une cité florissante se trouva plongée sous une épaisseur de 20 mètres de boue. Les habitants qui ne s'étaient pas enfuis à temps furent noyés. En vain ils montèrent au premier étage, puis au second, puis sur les terrasses ou les toits : il fallut périr, ils durent laisser dans cette cendre guide l'empreinte de leurs cadavres.

Quand les eaux se furent écoulées, on ne vit plus qu'un monticule grisâtre, raviné à la surface par les petits ruisseaux qui avaient tari les derniers. Rien n'émergeait plus, ni le fronton des temples, ni les murs du théâtre, ni le faîte des édifices les plus élevés. Sous une carapace qui allait chaque jour se tasser et durcir, Herculanum était bien autrement ensevelie que ne l'était Pompéi. Ce n'étaient pas 15 pieds de pierres ponces qui remplissaient le rez-de-chaussée et le premier étage des maisons jusqu'aux fenêtres, c'étaient 70 et 80 pieds de matière compacte qui cachaient même l'emplacement de la ville. Les habitants qui n'avaient pas succombé durent revenir plus tard, comme ceux de Pompéi ; moins heureux, ils ne purent rechercher leurs demeures, qu'aucun indice ne leur signalait, et qu'il leur paraissait impossible d'atteindre à des profondeurs inconnues. On croit avoir remarqué des traces de fouilles faites hors de la ville, au-dessus de la riche villa où les modernes ont recueilli 1.756 papyrus ; mais les propriétaires ne creusèrent pas assez bas, leur tentative fut vaine : les richesses d'art qu'on a trouvées il y a cent ans et qu'ils n'auraient pas manqué de reprendre en sont la preuve ; on les connaîtra tout à l'heure. Il est probable que le principal obstacle aux fouilles, ce fut, après la profondeur, l'humidité d'un sol d'alluvion où tout travail devenait bientôt impraticable.

Mais après seize siècles l'humidité s'est évaporée, et les laves baveuses sont aujourd'hui assez compactes et assez résistantes pour qu'on puisse les creuser dans tous les sens. La surface a été rendue à la culture, des maisons s'y sont construites, Portici et Rétina sont peuplées et florissantes. De nouvelles éruptions ont jeté un linceul plus épais sur Herculanum, qui semblait à jamais effacée du monde, lorsqu'en 1684 un boulanger, faisant creuser un puits, tomba sur des ruines antiques ; c'étaient celles du théâtre, où l'on montre toujours le puits de 1684. En 1720, Emmanuel de Lorraine, prince d'Elbeuf, qui était venu à Naples comme général dans l'armée impériale et avait épousé la fille d'un grand seigneur napolitain, voulut bâtir une villa à Portici. Il acheta le terrain du boulanger, fit exploiter le sol par son architecte Giuseppe Standardo, en tira des marbres, des statues[13], vingt-quatre colonnes de jaune antique qu'on prétendait entourer un temple circulaire d'Hercule. Ce travail de mineur, conduit par des boyaux qui contournaient les monuments et y pénétraient, aurait été, sinon impossible dans la lave véritable, du moins tellement dispendieux, qu'un particulier n'en aurait pas supporté le fardeau. Dans la cendre, au contraire, ce n'était qu'un jeu ; à mesure qu'un corridor devenait inutile, on le rebouchait avec les cendres extraites du corridor qu'on creusait à côté et qu'on poussait dans une autre direction.

En 1736, don Carlos, devenu roi des Deux-Siciles, désira construire à son tour un château à Portici. Le prince d'Elbeuf lui céda son terrain, où les fouilles, je devrais dire les dévastations, furent reprises avec une activité d'autant plus grande que le roi voulait former un musée dans son palais. Non seulement on détacha les marbres et les pierres des revêtements, non seulement on enleva les colonnes qui soutenaient les portiques, mais on ruina les enduits de stuc pour emporter les peintures et les ornements qui les décoraient. Près de sept cents morceaux furent réunis à Portici, et l'on peut croire qu'on en a gâté autant sans réussir dans cette opération difficile. Ce qui excitait surtout la convoitise, c'étaient les belles statues de bronze qu'on découvrait intactes. Aussi l'académie d'Herculanum, fondée par le roi en 1755 et dont les membres se réunissaient chez le marquis Tanucci, appliquait-elle tous ses soins à la publication des monuments figurés, sans songer ni à conserver ni à décrire les monuments d'architecture que les ouvriers ravageaient dans leur travail souterrain. Les premières plaintes vinrent des habitants de Portici, qui sentaient le sol miné sous leurs pieds et craignaient les éboulements. On fit droit à leurs réclamations. L'ingénieur suisse Carl Weber, qui remplaça l'Espagnol don Rocca Alcubierre, laissa de distance en distance des piliers qui consolidaient ces sortes de carrières pendant qu'on les exploitait ; dès qu'elles semblaient épuisées, on les remplissait.

Il parait toutefois que Carl Weber prenait note des découvertes et les consignait sur un plan. Ce plan, dont l'étendue n'a jamais dû être considérable, a été perdu, et la topographie d'Herculanum est restée un mystère. Les publications du graveur Cochin et de l'architecte Bellicard, de Lalande, de Requier, de Romanelli, du marquis Venuti, et même celles de Winckelmann, sont pleines d'incertitudes ou de contradictions. On prétendait, pour mesurer la grandeur de la ville, avoir compté cinq cents pas sur le rivage entre Rétina et Portici. On avait reconnu une vallée au delà du théâtre, une grande rue décorée de portiques qui reliait le théâtre à la ville, une basilique, un forum, des temples, une voie extérieure bordée de tombeaux ; mais la manière dont les fouilles étaient conduites nous est un témoignage d'abord que les études topographiques, s'il en a été fait, étaient fort incomplètes, ensuite qu'il reste encore bien des richesses enfouies à côté desquelles on a passé, enfin qu'un seul quartier de la ville, deux tout au plus, ont été 'explorés.

La moisson sera donc encore belle lorsque des explorations régulières, à ciel ouvert, pourront être entreprises. On a commencé en 1828, sous le règne de François Ier, à 200 pas au sud-ouest du théâtre. De ce côté, qui jadis était voisin de la mer, et à l'extrémité de la ville, on n'a rencontré que 11 mètres de cendres ; l'on a déblayé une rue qui conduisait du théâtre au port, les maisons qui bordaient cette rue, et notamment la maison d'Argus, où le premier étage était conservé avec ses charpentes consumées et noircies par le temps, avec ses vingt et une chambres, éclairées chacune par une fenêtre[14], avec des provisions de comestibles, noisettes, noix, dattes ; amandes, figues, froment, lentilles, fèves, riz, miel dans un vase de verre, sans oublier les bijoux, le linge, les ustensiles, etc. On n'a pas su consolider l'étage supérieur, comme on le ferait aujourd'hui, et il a été démoli pour prévenir un éboulement ; mais il n'en est pas moins acquis qu'en s'avançant vers l'intérieur du tumulus et en soutenant les étages supérieurs avant de déblayer les étages inférieurs, on peut faire reparaître dans leur intégrité les demeures des anciens habitants d'Herculanum. Quant aux richesses d'art qu'elles contiennent, on peut les calculer d'après le nombre d'objets précieux recueillis dans une seule villa.

Ce fut de 1750 à1760 que le roi Charles III, averti par un particulier qui creusait un puits, fit dépouiller et combler de nouveau cette maison de campagne, dont Winckelmann a décrit une partie[15]. On y a trouvé de beaux candélabres, des vases et des meubles en bronze, un lit et un double siège (bisellium), une bibliothèque dont le bois était pourri, mais dont les manuscrits, réduits en pâte par l'eau et rongés aux extrémités, se déroulent sur la machine inventée par le père Antonio Piaggi[16]. On y a trouvé quatre tableaux peints sur marbre en camaïeu, parmi lesquels brille celui qui représente des jeunes filles jouant aux osselets, et qu'a signé l'Athénien Alexandre ; les bronzes les plus vantés du musée de Naples, les six actrices qui se costument (peut-être des baigneuses figurées autour d'une piscine), les deux nageurs prêts à se jeter dans l'eau, le Faune ivre, les bustes des cinq derniers Ptolémées avec les deux Bérénice, le Platon et l'Archytas, l'Héraclite et le Démocrite, onze bustes romains, des satyres, des silènes, des animaux, des petits groupes, enfin cette admirable statue de Mercure au repos, qui a inspiré si heureusement le sculpteur français Duret lorsqu'il a exécuté son Danseur napolitain. Quant aux statues de marbre, elles étaient rares ; une seule, il est vrai, suffit pour illustrer une collection : c'est le chef-d'œuvre désigné parle le nom d'Aristide et qui représente plus vraisemblablement l'orateur Eschine ; la Minerve archaïque est également célèbre. On doit ajouter que les bronzes les plus remarquables du musée de Naples viennent d'Herculanum et principalement de cette villa. Il y avait d'autres riches maisons de campagne, aux portes de la ville, sur les routes de Naples et de Pompéi : elles restent à découvrir.

On conçoit maintenant pourquoi M. Fiorelli doit porter de ce côté ses principaux efforts. Non seulement il recueillera plus d'objets pré cieux qu'à Pompéi et d'un style supérieur, mais il rendra un service insigne à l'archéologie en dégageant peu à peu de son enveloppe, en consolidant, à mesure qu'il la dégagera, une ville qui 'a été enterrée dans toute sa hauteur. Auprès des résultats que promet Herculanum, ceux que donne Pompéi paraissent moins dignes d'envie. Pompéi était adonnée au commerce, elle était plus loin de Naples, ou y avait le goût moins pur ; Herculanum était comme un faubourg de' Naples et un lieu de repos, on y aimait les plaisirs de l'esprit et le luxe. Pompéi était habitée. surtout par des Osques et par des colons pauvres, fils des grossiers vétérans envoyés par Auguste ; Herculanum avait été peuplée par une race privilégiée, la race grecque, elle attirait pendant l'été les Romains les plus riches et même les patriciens. A Pompéi, on était moins lettré, l'art s'appliquait surtout aux besoins de la vie ; à Herculanum, on avait des bibliothèques et l'on faisait venir des artistes grecs ou leurs œuvres. Pompéi a été dépouillée jadis à loisir par ses propres habitants ; Herculanum n'a pu l'être, et les boyaux de mine creusés au siècle dernier n'ont atteint que peu de maisons et surtout que les monuments publics. Enfin Pompéi, remplie surtout par des pierres ponces, assez grosses et assez anguleuses pour laisser partout des interstices, est un sol peu favorable au moulage, parce que la surface des objets n'y laisse qu'une empreinte raboteuse et imparfaite ; Herculanum est un immense moule, où l'agent le plus pénétrant, l'eau, a porté partout les matières les plus subtiles, les a tassées par dépôts continus, sans secousse, sans interruption, préparant pour la postérité, dès qu'elle saurait s'en servir, les images fidèles et saisissantes de tout ce qui a peuplé, constitué, décoré, meublé une cité antique.

C'est donc à Herculanum que la méthode si simple, mais si féconde, de. M. Fiorelli pourra surtout s'appliquer. C'est là que cet habile explorateur rencontrera des cadavres finement moulés, avec leurs traits, leur beauté et tout le détail des ajustements ; c'est là qu'il saura découvrir les planchers, les plafonds, les portes, les fenêtres, les armoires, les sièges, les lits, les coffres, toute une menuiserie consumée par le temps, dont le plâtre prendra aussitôt la place et fera revivre les formes. Les moulures, si délicates qu'elles soient, auront laissé leur marque ; chaque fois que la pioche de l'ouvrier s'arrêtera à propos, on pourra couler dans les orifices qui se présenteront un mélange liquide qui, en durcissant, reproduira la boîte à fard, les sculptures d'un coffret de toilette, le roseau du scribe, les tablettes du poêle, la planche sur laquelle le peintre avait ébauché son tableau, en un mot, les produits les plus raffinés de l'industrie, même quand elle employait des matières que la terre devait décomposer. Des peintures nouvelles ou même des bronzes semblables à ceux qu'on a déjà excitent moins notre convoitise que toutes ce révélations, qui jetteront sur la vie antique un jour absolument nouveau, M. Fiorelli pourra également, avec la prudence qu'il montre à Pompéi et les procédés de consolidation qu'il emploie, soutenir les étages supérieurs, les chambres à coucher, les terrasses, les toitures peut-être ; il nous rendra dans leur intégrité des maisons quia sont enfouies dans toute leur hauteur et qu'aucune main n'a touchées depuis dix-huit siècles. L'auberge qui se voit aujourd'hui à l'extrémité d'Herculanum a été en partie ruinée par ceux qui la fouillaient, et présente cependant trois étages.

Devant de telles espérances, ma conclusion sera nette : il faut abandonner Pompéi et concentrer les efforts et les ressources sur Herculanum. Pompéi a donné à peu près tout ce qu'on doit en attendre, je crois l'avoir prouvé ; Herculanum a été ravagée çà et là, mais non explorée. Qu'on laisse à Pompéi une dizaine d'ouvriers pour continuer les fouilles sur quelques points ; ils dégageront, par exemple, l'extrémité de l'agora grecque (forum triangulaire), ils rechercheront auprès de l'amphithéâtre le monument que reproduit le tableau de la bataille avec les habitants de Nucéria[17], ils déblayeront, du côté de la voie des Tombeaux, le quartier important où la colonie romaine s'était établie (pagus Augusto felix). Cela suffira pour entretenir un peu d'activité, satisfaire les esprits avides de nouveauté et attirer les visiteurs. Une considération d'un ordre plus élevé doit même décider ceux qui hésiteraient. Personne n'ignore combien les maisons de Pompéi, qui sont depuis longtemps exposées au soleil, à la pluie, au vent de la mer, se sont altérées. Les marbres se rongent, les ornements de stuc se détachent, les enduits craquent, les couleurs pâlissent, les peintures s'effacent, quoique frottées chaque année avec un lait de cire qui les protège et les jaunit ; les mosaïques, soulevées par la gelée des nuits d'hiver, se brisent sous le pied, et le mortier cesse de retenir leurs petits cubes. Les quartiers qui ont été dégagés, il y a soixante ans, sous le règne de Murat, sont déjà très dissemblables des quartiers fraîchement déblayés, et l'on peut prédire que dans un siècle, malgré tous les soins des conservateurs, il ne restera plus que des murs, des colonnes, des dallages, en un mot l'architecture sèche, sans ses v6ternents et sa parure. Si tout Pompéi revoyait la lumière d'ici à dix ans, les voyageurs qui visiteront la ville après l'an 2000 admettraient à peine nos descriptions et consulteraient avec défiance nos dessins et nos planches coloriées. Laissons donc aux âges futurs leur tâche et leur part de plaisir. Que chaque génération puisse mettre la main dans ce sol plein d'enseignements, qu'elle s'instruise, qu'elle surprenne dans leur vivacité les détails qui accompagnent la découverte et disparaissent aussitôt ; qu'elle contemple dans leur fraîcheur les stucs, les mosaïques et les peintures que la terre humide conserve seule et conserve si bien ! Pompéi est un trésor enfoui ; on y puise à coup sûr, mais en le diminuant : laissons-en quelque chose à nos héritiers.

Quant aux obstacles que rencontre l'exploration d'Herculanum, ils se réduisent à deux : les constructions modernes qu'il faut exproprier, la quantité de cendres qu'il faut emporter. L'expropriation est coûteuse ; toutefois il s'agit, non pas de. démolir Portici et Résina, mais seulement d'étendre les fouilles actuelles dans un quartier où les maisons sont chétives, les jardins mal tenus, et où 15.000 francs payeront trois fois plus qu'il ne vaut un terrain déjà considérable. Il suffira d'acheter un peu chaque année : la continuité même des travaux, qu'on ne devra pousser qu'avec méthode et avec lenteur, permettra d'attendre les occasions, de profiter des décès et des ventes forcées. Les cendres, il est vrai, iront en croissant, et plus on avancera dans la colline, plus la couche sera épaisse. Aujourd'hui la tranchées a 11 mètres de hauteur, elle en aura 12, puis 15, 20 peut-être quand on entrera dans la profondeur du massif, de sorte qu'à chaque mètre superficiel de terre correspondront 12, 15, 20 mètres cubes de cendres. Où porter ces cendres ? Dans la mer ? mais elles seront rejetées par les vagues et produiront des atterrissements regrettables. Sur des points sacrifiés ? mais on formera bientôt des montagnes qui entraveront un jour l'extraction, comme elles l'entravent sur deux côtés de Pompéi. L'esprit ingénieux et prévoyant de M. Fiorelli saura triompher de ces difficultés. De même qu'à Pompéi un chemin de fer transporte les pierres ponces au loin dans la plaine, de même des wagons jetteront les cendres d'Herculanum soit dans un ravin inutile, soit sur une plage basse, soit dans des carrières de lave abandonnées. Pourquoi, lorsqu'on est si près de la mer, ne pas établir sur la côte un dépôt de ces cendres, tant recherchées dans d'autres pays ? Pourquoi ne pas les offrir, gratuitement d'abord, aux spéculateurs qui voudront les enlever sur des barques, ou même les exporter sur des navires ? Ce que la compagnie de l'isthme de Suez a fait à Santorin, une autre compagnie ne peut-elle le faire à Résina ? Ces cendres ne sont-elles pas un engrais excellent, plein d'oxydes alcalins et de débris favorables à l'agriculture ? Sont-elles différentes de la pouzzolane, qui donne des mortiers et des enduits si renommés ? La seule opération du transport rendra cette pouzzolane plus meuble et plus fine, car, lors lue les wagons la précipitent en talus, elle se tamise naturellement, laissant rouler plus bas les pierres ou les scories qui s'y trouvent mélangées ; l'exploitation n'en sera que plus avantageuse pour l'industrie.

Une somme de 110.000 francs est inscrite chaque année au budget pour l'entretien du musée de Naples et les fouilles de Pompéi. On n'ose demander au parlement italien d'augmenter cette somme et de la porter, par exemple, à 150.000 francs. Il convient d'attendre un état des finances plus prospère. A ces 110.000 francs s'ajoute l'impôt perçu sur les visiteurs, qui a produit en 1869 plus de 40.000 francs ; mais une inégalité choquante prouve dans quelle défaveur est aujourd'hui Herculanum. On a recueilli près de 38.000 fr. à Pompéi et moins de 2,500 francs à Herculanum, ce qui nous apprend, comme chaque entrée est de 2 francs, que 19.000 personnes éprouvaient le désir d'étudier Pompéi, tandis que 1.200 seulement consentaient à regarder Herculanum. En d'autres termes, le nombre des visiteurs a été quinze fois moins considérable, dans un lieu que dans l'autre. Cette disproportion disparaîtra dès que les fouilles seront reprises vigoureusement à Herculanum. La nouvelle des premières découvertes excitera la curiosité publique. Herculanum étant, sur la route de Pompéi, à un quart d'heure de Naples par le chemin de fer, on y percevra bientôt le même revenu, et la somme de 40.000. francs produite par les tourniquets des deux villes, pourra s'élever un jour à 80.000 francs. Quand M. Fiorelli aura prélevé ce qui est nécessaire pour le musée, pour la solde des gardiens de Pompéi, pour les restaurations, pour l'entretien de l'école archéologique, pour la publication du Bulletin, il lui restera de quoi payer encore cinquante ouvriers en permanence, ce qui est plus que suffisant. En admettant même que les recettes ne s'accroissent pas, tout ce que nous demandons, c'est qu'on fasse à Herculanum les dépenses de fouilles qu'on faisait chaque année à Pompéi, sur une moins grande échelle, parce que l'expropriation absorbera une partie de ces fonds réservés, et parce que l'extraction sera plus coûteuse ; mais l'importance de ces travaux ne dépend pas de l'étendue qu'on leur donnera, elle dépend surtout de la façon dont ils seront conduits. Or M. Fiorelli a montré tout ce qu'on doit espérer de lui ; l'expérience qu'il a depuis dix ans acquise a donné à sa méthode une précision pour ainsi dire infaillible. L'opinion publique ne lui demandera pas de déblayer un îlot de maisons chaque année ; une seule maison suffira, et donnera peut-être plus de trésors que vingt maisons de Pompéi. Depuis les toits jusqu'au sol, tout sera sondé avec précaution, soutenu et restauré avant d'être dégagé de l'armure de, cendre durcie ; les poutres, les linteaux, les balcons, seront copiés et aussitôt remplacés ; les étages ne seront plus démolis comme jadis ; les portes, les fenêtres, toute la menuiserie sera soigneusement moulée ; pas un trou ne sera signalé, si petit qu'il soit, sans qu'on y coule du plâtre ; les couches de cendres, horizontalement enlevées, laisseront apparaitre tour à tour les orifices de ces précieuses cavités qui contiennent l'empreinte exacte des cadavres, des meubles, des étoffes, des marchandises contenues dans les boutiques, des objets les plus menus et des matières les moins durables. La tâche de M. Fiorelli est bien belle et vraiment digne d'envie. Les résultats qu'il a obtenus à Pompéi, sur un sol relativement ingrat, il les complétera avec un succès certain au milieu des maisons d'Herculanum, plus riches, mieux conservées, pleines de révélations, enveloppées par la cendre comme par un moule immense. Qu'il quitte donc Pompéi sans regrets, pour entreprendre des recherches plus délicates, mais que sa persévérance et son talent rendront assurément fécondes ! L'Europe l'applaudit à l'avance, et ses concitoyens montreront leur patriotisme en l'aidant énergiquement, car il ne peut manquer d'assurer à l'Italie la reconnaissance du monde savant et une gloire nouvelle.

 

 

 



[1] Φρούριον, liv. V, p. 378.

[2] Les inscriptions et les statues consacrées à toute la famille des Balbus en font foi.

[3] Mémoire sur les Terrains volcaniques des environs de Naples.

[4] Pompéi, 2e édit., p. 18 : It does not appear that any lava flowed from the Vesuvius ; ejected matter consisted of rocks, pumice and ashes which seem to have been partly changed into liquid mud by torrents of rain.

[5] Pompéji, in seinen Gebaüden Alterthümern, u s. w., t. Ier, 2e édit., p. 29.

[6] Pompeia, 3e édit., p. 505 : Herculanum dans son linceul de cendres pétrifiées.

[7] C'est ainsi que les houilles, les anthracites et les lignites sont des bois transformés en charbon sans l'aide du feu, mais, au contraire, à la suite des déluges et par l'effet d'un séjour prolongé au sein de la terre.

[8] Humphry Davy, avait reçu à Londres quelques-uns des manuscrits récemment découverts, pour les analyser et expérimenter les moyens de leur rendre leur qualité première. Il constata que ces papyrus n'avaient pas été carbonisés, c'est-à-dire mis en contact avec des corps incandescents, mais, an contraire, noircis par l'humidité et la moisissure.

[9] Voyez le chapitre III.

[10] On a vu qu'à Pompéi également les eaux de l'aqueduc rompu dans la ville et les pluies torrentielles ont contribué à remplir de leurs alluvions les parties basses et les souterrains, et que plus d'un Pompéien a été noyé dans l'asile qu'il croyait impénétrable aux projectiles et aux cendres.

[11] Nonius Marcellus, ch. III.

[12] Voyez le chapitre III.

[13] Parmi ces statues, je signalerai celles qui sont aujourd'hui au musée de Dresde. Le vice-roi de Naples, Charles Borromée, les avait réclamées et envoyées en présent au prince Eugène ; Victoire de Savoie, nièce et héritière du prince Eugène, les vendit à Auguste III, roi de Pologne et électeur de Saxe en 1736. Winckelmann y voulait reconnaître des vestales : elles se rapprochent plutôt des filles de Balbus qui sont au musée de Naples, et qui ont été trouvées dans le même endroit.

[14] Voyez Bechi, t. VIII du Museo Borbonico, et Finati, Manuel pour Herculanum, Pompéi et Stabies, Naples, 1844.

[15] Découvertes d'Herculanum, 4e partie, p. 38.

[16] On en a déroulé et lu cinq cents jusqu'à ce jour. Ce sont, pour la plupart, des traités de philosophie, écrits en grec, par Épicure, Philodème, Métrodore, Colotès, Démétrius, etc. Quel dommage que le possesseur de cette villa n'ait pas eu le goût de l'histoire ou de la poésie, et ne nous ait pas légué un Polybe, un Tite-Live, ou un Ménandre complets !

[17] Voyez le chapitre Ier.