LE DRAME DU VÉSUVE

 

IV. — LES VICTIMES.

 

 

Après avoir écouté les témoins oculaires, il nous reste, pour entrer plus avant dans le drame du Vésuve, à consulter les victimes. Aucune relation n'existe, et nous sommes réduits à imaginer par induction ce qui s'est passé à Pompéi et à Herculanum ; mais le sol et les fouilles ont fourni des documents dont l'archéologie doit savoir tirer parti : les squelettes et les cadavres ont une éloquence qu'il faut comprendre et traduire.

Dion Cassius avance qu'au commencement de l'éruption, les Pompéiens étaient réunis dans le théâtre. Comme la restauration du théâtre n'était pas achevée, on a proposé de lire amphithéâtre ; mais la rectification a peu d'importance. Que ce fût du théâtre ou de l'amphithéâtre, les spectateurs eurent le temps de se sauver et de regagner leurs maisons. On n'a trouvé dans le théâtre aucun squelette, et les fouilles de l'amphithéâtre n'en ont fait découvrir que deux, soit que des gladiateurs y eussent été retenus captifs, soit que leurs cadavres eussent été oubliés, soit que deux pauvres gens eussent cherché un refuge sous les voûtes qui supportent les gradins.

Quoi qu'il en soit, les Pompéiens furent avertis par la colonne de fumée qui s'élançait du Vésuve ; ils la voyaient des rues, du forum, de leurs terrasses, elle était en quelque sorte sur leurs tètes. Tous auraient pu se sauver, s'ils étaient partis à temps. Les plus sages ou les plus timides se sont enfuis, les autres ont attendu l'événement, et la plupart de ceux qui ne savaient où trouver un autre asile s'enfermèrent dans leurs maisons. Qui peut dire ce qui s'est alors passé ? qui peut calculer les inspirations imprévues de la peur et du désespoir ? Bientôt les ténèbres qui se répandirent sur la campagne, les pierres qui tombèrent avec le fracas de la grêle sur les dalles de l'atrium et les tuiles de la toiture, firent croire que le monde retournait au chaos. Quand on vit les cours et les rues se remplir, les colonnes et les murs fendus par le tremblement de terre, la crainte d'être ensevelis vifs décida une nouvelle série de fugitifs à s'éloigner des lieux habités. Des oreillers, des étoffes repliées, protégeaient leur tête contre les projectiles qui pleuvaient sur eux. Des lampes et des torches éclairaient mal leur course aveugle. Les citadins, nous dit Dion Cassius, fuyaient dans la campagne, les campagnards se réfugiaient dans la ville. L'instinct irréfléchi avait pris la place de la raison ; comme il arrive dans les grandes calamités publiques. Il faut donc renoncer à deviner les plans ou les calculs d'une population affolée par la terreur.

L'examen du sol fait d'abord reconnaître que les phénomènes volcaniques qui ont perdu Pompéi étaient les mêmes que ceux qui ont perdu Stabies. Les pierres ponces recouvrirent la vile jusqu'à quatre mètres de hauteur ; un mètre environ de cendre plus fine s'y ajouta ; deux autres mètres de cendres et de débris carbonisés qu'on voit ensuite, sont des dépôts produits par les éruptions postérieures du Vésuve. Puisqu'en 1822 il est tombé un pied de cendre dans les rues de Castellamare, Pompéi, située dans la même direction et voisine du volcan, a dû le même jour en recevoir plus encore. Du reste, de minces filons de terre végétale et de petites coquilles terrestres apparaissent entre les couches plus récentes, et prouvent que la culture avait repris ses droits dès que l'action de l'air et de l'humidité avait rendu les cendres fertiles. Ce serait donc sous une épaisseur de quinze pieds seulement qu'une ville entière, dont les maisons avaient plus d'un étage, aurait été ensevelie, et qu'une partie de la population aurait péri ! Rien n'est moins vraisemblable, et il est évident que notre ignorance fait trop peu d'efforts lorsqu'elle simplifie à ce point le tableau. Une étude attentive est nécessaire pour analyser et pénétrer les causes de la mort d'un assez grand nombre de Pompéiens, de même qu'il faut une imagination patiente pour retrouver les traces de la destruction d'une cité qui n'a pas été aussi subite que nous le voulons croire. Nous ne nous occuperons aujourd'hui que des victimes ; les ruines auront leur tour.

Il y a cent vingt-deux ans que les fouilles de Pompéi ont commencé ; on estime que depuis ce temps l'on a retrouvé environ 600 squelettes. M. Fiorelli, dans un rapport adressé au gouvernement italien[1], constate qu'on en a recueilli 127 de 1846 à 1866, c'est-à-dire dans une période de vingt années. Comme les recherches ont été moins actives dans le siècle qui a précédé, il convient d'atténuer la proportion ; au lieu d'une moyenne de 10 squelettes par an, on peut prendre une moyenne de 4 à 5 squelettes, soit un peu moins de 500 squelettes. On obtient de la sorte un chiffre aussi rapproché que possible de la vérité. L'on n'a encore déblayé que les deux cinquièmes de Pompéi ; or, si dans ces deux cinquièmes on a constaté un total de 600 victimes, il est naturel que dans.les trois autres cinquièmes on s'attende à en découvrir 900. En tout, 1.500 Pompéiens auraient péri, c'est-à-dire le dixième de la population, si on l'évalue à 15.000 âmes, — le huitième, si on la réduit au chiffre plus vraisemblable de 12.000.

Un tel désastre fournissait un vaste champ à l'observation. Si les personnes qui ont dirigé les travaux d'excavation à diverses époques avaient pris des notes exactes, il est impossible que la position des corps, le lieu où ils se trouvaient, l'état des ruines ou du sol, toutes les circonstances, en un mot, ne continssent pas quelque enseignement. De même que les magistrats, quand un crime a été commis, portent leur examen sur tout ce qui- entoure le cadavre et constatent les détails les plus futiles, parce que ces détails peuvent dénoncer tout à coup le coupable, de même les ingénieurs et les archéologues qui ont exploré Pompéi nous apprendraient beaucoup, s'ils avaient décrit avec soin chaque découverte de ce genre. Il n'en est rien malheureusement, et je ne saurais dire quelle a été ma déception lorsqu'a paru l'Histoire des antiquités de Pompéi[2]. M. Fiorelli avait eu la patience de copier les manuscrits qui avaient été rédigés depuis l'origine par les directeurs des fouilles ou les surveillants, car ils avaient l'habitude de constater jour par jour les découvertes faites par leurs ouvriers, et de dresser un inventaire des objets envoyés au musée de Portici. La publication de ces listes ou, si l'on veut, de ces carnets, si laborieusement préparée par M. Fiorelli, promettait les plus attachantes révélations. Dès l'an 1748, don Rocco Alcubierre, officier espagnol, puis Carl Weber, ingénieur suisse, plus tard Francesco la Vega, don Pietro la Vega, etc., concentrent entre leurs mains les rapports des agents qu'ils emploient[3]. En faisant imprimer dans un ordre méthodique ces divers manuscrits, M. Fiorelli a rendu un nouveau service à la science, et il n'a pas dépendu de lui que ce service fût plus grand ; mais ]es réflexions des auteurs sont si brèves et leurs désignations si imparfaites, qu'on voit qu'ils obéissaient aux règles de l'administration bien plus qu'au désir d'instruire la postérité. On constatait, on n'étudiait point ; on faisait des catalogues pour prévenir les vols ou les soupçons, on n'avait point souci de la curiosité des savants ; on comptait les objets comme les intendants comptent les meubles du château qui leur est confié, on ne les décrivait point.

Les squelettes figurent parfois dans l'inventaire, mais sans qu'on y attache d'importance, et sous une forme qui varie peu . Le... février 176..., on a trouvé :or, une boucle d'oreille, trois monnaies ; — argent, une bague ; — bronze, deux vases, une fibule, un vase sans anse, une lampe ; — fer, un râteau, une serrure, un battant de sonnette, sept clous ; — verre, cinq vases brisés, une bouteille, deux verres intacts, quinze boulons ; — ivoire, une aiguille, une plaque sculptée ; — os, un manche de couteau, un dé, un crâne avec des ossements. Cette énumération est plus ou moins longue, selon le nombre des objets ; le mot squelette est substitué çà et là aux mots crâne avec des ossements ; c'est tout ce qu'il faut attendre du Journal des fouilles, pour nous éclairer sur le sort de la plupart des Pompéiens ensevelis sous les cendres. Du 23 mars 1748 au 14 juillet 1764, le texte est espagnol, et dès le 19 avril 1748 Alcubierre signale en ces termes la découverte du premier cadavre : Haviendose descubierto un muerto esta manana entre el rapillo y la tierra, un mort s'étant découvert. ce matin entre la pierre ponce et la terre. En 1764, la langue italienne remplace la langue espagnole ; toutefois la brièveté est égale, surtout lorsqu'il s'agit des squelettes ; il semble que le sujet répugne ou soit dédaigné, sauf quelques exceptions dont nous tirerons tout à l'heure parti. Même dans ces derniers temps, lorsque la passion archéologique arrive à son apogée, de 1853 à 1860 par exemple, les squelettes sont indiqués[4] sans qu'on paraisse songer à examiner dans quel rapport ils se trouvent avec les lieux, les terrains, les niveaux, etc.

Fiorelli commence à donner quelques détails[5], et l'on en voudrait davantage. Le nouveau journal que rédigent les membres de l'école archéologique de Pompéi depuis 1868 est également beaucoup trop sommaire sur ce point[6], et j'adjure les jeunes savants qui secondent M. Fiorelli avec tant de zèle, de ne point nous épargner à l'avenir de minutieuses descriptions.

Malgré les regrets que laisse ce laconisme, on petit rapprocher les observations faites par les soprastanti des diverses époques, et en tirer des conclusions sur le sort des Pompéiens. Plus d'un genre de mort les a décimés, et ces genres bien constatés suffisent pour nous éclairer sur la nature des phénomènes qui ont accablé particulièrement Pompéi. D'abord il faut écarter les images qui se présentent à l'esprit, la lave, le feu, les pierres pesantes lancées par le volcan ; on ne trouve pas un centimètre de lave dans la ville : située sur un plateau, elle était à l'abri des coulées. Le feu a exercé si peu de ravages, qu'il n'est dû évidemment qu'à des accidents très restreints. Ce n'est point le Vésuve qui a embrasé les maisons par ses projectiles, ce sont plutôt les lampes et les torches que des ténèbres prolongées avaient forcé de tenir allumées partout. Soit que les oscillations du sol eussent mis en contact des rideaux, des étoffes avec la flamme agitée, soit que les habitants de la maison se fussent enfuis sans prendre les précautions nécessaires, il y a eu quelques incendies partiels étouffés par les cendres qui remplissaient l'atmosphère et les pluies torrentielles qui alternaient avec les cendres. On ne doit pas attribuer à la combustion l'état des poutres, des linteaux et des bois qu'on retrouve abondamment à Pompéi. L'action du temps et de l'humidité les a lentement consumés, noircis, rendus pulvérulents ; mais ils n'ont été ni réduits en cendre, ni carbonisés, ni même attaqués par le feu : les pilotis qu'on retire des lieux marécageux noircissent de même ; cela est si vrai, que les parties des poutres traversées par des chevrons et des clous ont été protégées par l'oxyde de fer et ont conservé leur couleur naturelle. Enfin les grosses pierres lancées par l'orifice du cratère retombent toujours sur les pentes du cône, et décrivent des paraboles trop courtes pour atteindre la plaine ; quant à l'immense quantité de pierres ponces, qui ont souvent quatre mètres d'épaisseur, elles sont si petites et si légères, qu'elles auraient à peine meurtri le visage délicat d'un enfant ; un oreiller ou un voile jeté autour du visage était une protection suffisante.

Trois causes ont été surtout funestes aux habitants : le tremblement de terre, leur réclusion volontaire ou forcée, les gaz plus lourds que l'air, qui se répandaient sur le sol et les asphyxiaient.

Le tremblement de terre a été plus violent qu'à Misène, qu'à Stabies, qu'à Herculanum. La situation de Pompéi, sur d'anciennes coulées de laves et sur une fissure normale du volcan, l'exposait la première aux secousses qui accompagnaient l'éruption. De même qu'en 63, sous Néron, la ville avait été détruite, tandis qu'Herculanum et Naples n'étaient qu'à demi boula-versées, de même en 79, sous Titus, Pompéi fut agitée plus violemment que les cités voisines. Les ruines actuelles le démontrent sur tous les points. Certes, les maisons n'ont pas été jetées à terre, et les rez-de-chaussée sont debout ; mais les pierres ont été fendues par des oscillations qui les ont pour ainsi dire déchirées en deux, puis rapprochées. Les plus belles pierres des façades et les piliers des boutiques ont ainsi éclaté ; les mosaïques et les dallages des maisons présentent des ondulations qui accusent tour à tour le soulèvement et l'affaissement du sol. Avec de tels mouvements, il est impossible que les colonnes des portiques les plus élevés, les étages supérieurs de certaines maisons, des murs de clôture mal bâtis, n'aient pas été renversés.

En effet, on lit dans la relation des fouilles du 14 juin 1787, qu'on a trouvé huit squelettes sous les ruines d'une muraille, hors des portes de la ville. Un collier, des bracelets, une bague d'argent, étaient la parure des femmes qui étaient au nombre des victimes ; une lanterne attestait que ces malheureux avaient fui en essayant de se guider au milieu des ténèbres. Le 5 mai 1818, on a recueilli pendant le déblai du forum, deux squelettes, dont l'un était engagé sous une des colonnes renversées du temple de Jupiter ; il avait été évidemment écrasé par la chute du portique sous lequel il avait cherché un abri. Une visière de bronze était voisine, comme si le malheureux avait voulu protéger ainsi ses yeux contre la grêle de pierres ponces. Il semble qu'un autre Pompéien ait été écrasé par la chute de la statue équestre de Néron[7], qui était sur l'arc de triomphe de la rue de Mercure ; son squelette a été trouvé à côté de cette statue, qui est en bronze, un peu plus grande que nature et fort laide. Dans l'intérieur de la célèbre maison du Faune, on a réuni les ossements d'une femme sans pouvoir jamais découvrir son crâne, broyé sans doute sous les débris d'un étage écroulé. M. Fiorelli, en 1861, a constaté[8] la chute du premier étage d'une maison où les ossements de deux personnes étaient brisés et dispersés parmi les débris. Du 18 au 23 janvier, en déblayant l'atrium, il découvrit encore le cadavre d'une femme atteinte sur le seuil du tablinum, au moment où elle fuyait avec ses objets les plus précieux. Ses bijoux étaient renfermés dans une cassette de bois revêtue d'incrustations : un collier composé d'amulettes de toute sorte, des épingles à cheveux en os, un fuseau, quatre flacons à parfums en verre. Une lampe de terre cuite, portant l'image d'un dauphin, était auprès d'elle et l'avait éclairée dans sa fuite. L'écroulement des parties supérieures du portique ou de la maison la fit périr.

Enfin, dans les derniers mois de l'année 1869, on déblayait une maison située au delà de la rue de Stabies, et où le nom de l'esclave Thrason est tracé sur le stuc plusieurs fois, en grec, avec la pointe d'un couteau. Au fond du petit jardin de cette maison, au premier étage du gynécée, on a découvert onze cadavres, qu'on a essayé en vain de mouler ; les débris des constructions et les racines d'arbres mêlées aux ossements ont morcelé et fait tomber le plâtre versé dans cette immense cavité. On a recueilli des boucles d'oreilles, quelques bijoux, une longue chaîne d'or qui ressemble pour la façon aux chaînes étrusques, sept cents monnaies d'or et d'argent. Les habitants de la maison s'étaient tous réfugiés, avec ce qu'ils avaient de plus précieux, dans cet appartement élevé ; ils s'y croyaient à l'abri des matières volcaniques qui remplissaient peu à peu le rez-de-chaussée ; ils attendaient la fin de cette terrible épreuve. Une oscillation plus violente du sol a probablement fait écrouler le haut de la maison et la toiture ; ils ont été écrasés.

La seconde cause de mort fut la réclusion forcée ou volontaire. J'appelle réclusion forcée, celle des vieillards infirmes, par exemple, ou des malades abandonnés dans leur lit, celle des prisonniers ou des esclaves enchaînés par leurs maîtres. Dans l'impossibilité de fuir, oubliés par les vivants, éperdus eux-mêmes, ils furent soit étouffés par les matières qui obstruaient les portes et les fenêtres, soit noyés par les eaux qui s'infiltraient dans les caveaux et les souterrains, soit condamnés à mourir de faim. C'est ainsi peut-être que deux squelettes trouvés dans l'amphithéâtre sont ceux de deux gladiateurs captifs. Il n'y a point de doute pour ceux qu'on a trouvés à la caserne des gladiateurs, dans la prison même, à côté des ceps de fer qu'on a recueillis dans la chambre, et dont ils étaient parvenus à se dégager[9]. Deux squelettes de prisonniers qu'on a découverts dans la prison voisine du forum, avaient encore les os des jambes pris dans les entraves fixes auxquelles les assujettissait une traverse de fer[10]. Les chevaux dans leurs écuries, les chiens attachés dans leurs niches, périrent de même. On a retrouvé très peu de squelettes de chevaux, sans doute -parce que les chevaux ont aidé leurs possesseurs à s'éloigner plus vite du fléau. Dans l'auberge de la voie des Tombeaux, des ossements de cheval ont été reconnus auprès d'un mors et d'un reste de char. Il ne faut oublier non plus ni les tortues, qui se promenaient librement dans les jardins, ni les poulets familiers, ni la chèvre qui avait sauté dans un four ouvert, et qui y fut enterrée par les pierres ponces. Chose singulière, les chats avaient tous disparu, avertis par leur instinct.

J'appelle réclusion volontaire, celle des gens insouciants ou timides qui s'enfermèrent, crurent que des pertes solidement jointes étaient une protection suffisante, et attendirent que la pluie de pierres cessât, de même que la neige, la grêle, l'orage, qui n'ont qu'une courte durée. De plus sages prirent même des provisions. C'est ainsi que derrière la maison d'Épidius Sabinus, on a vu dans une chambre[11], à côté d'un squelette, les os d'un petit animal et un vase de terre qui avait contenu quelques mets ; c'est ainsi que, dans une maison située près du Vicolo Storto[12], on a remarqué des os de poulet auprès de sept squelettes qui étaient vraisemblablement ceux des esclaves de la maison, car ils étaient dans la chambre à gauche de l'atrium. Les tortures des malheureux qui se condamnèrent à une telle captivité, et qui s'aperçurent trop tard du sort qui les attendait, durent être atroces. Murés vifs par les pierres et les cendres, comme Pline avait failli l'être à Stabies, ils furent peu à peu ensevelis. Les plus heureux furent noyés par l'irruption subite des pluies torrentielles et des cendres qu'el :es entraînaient à travers la couche de pierres ponces comme à travers un tamis ; mais cette mort plus rapide n'échut qu'aux Pompéiens descendus dans des souterrains et des lieux bas : c'est l'histoire de ceux qui s'étaient abrités dans les belles caves de la maison de Diomède, et qui seront tout à l'heure l'objet d'une description spéciale. Les plus misérables, au contraire, furent ceux qui s'étaient ménagé une retraite si sûre et si impénétrable, qu'ils ont eu le temps d'y souffrir la faim et une lente agonie. Le 30 août 1787, un corridor solidement voûté, clos à ses deux extrémités, a été reconnu vide. Ni les pierres ponces, ni les cendres délayées par l'eau n'y avaient pénétré. Dans ce corridor gisaient dispersés les os d'un homme. Ces os avaient été traînés à des places différentes ; ils avaient été rongés aux jointures, non par le temps, mais par la dent d'un carnivore. En effet, on remarqua bientôt le squelette d'un chien captif avec son maître . Le maître était mort de faim le premier ; le chien avait mangé le cadavre, prolongé sa vie, et était mort ù son tour. Qui peut dire aussi ce qu'a souffert le marchand mal inspiré qui se réfugia dans sa boutique, fortement close, sous l'image peinte d'Hercule Vainqueur[13], avec son pécule composé de cinquante-sept monnaies d'argent (trente-sept étaient des monnaies consulaires.)

La troisième cause de mort fut le dégagement des gaz impropres à la vie. Ces gaz sont de trois sortes, le gaz acide chlorhydrique, l'acide sulfureux, l'acide carbonique ; tous les trois sont plus lourds que l'air, tombent sur le sol et asphyxient ceux qui les respirent. J'ai expliqué déjà comment ils émanent des laves incandescentes et sortent des fissures qui rayonnent normalement du Vésuve. Pompéi, située sur une de ces fissures, est sujette, dès que le sol s'émeut, à ces redoutables émanations ; elles se répètent souvent, même de nos jours, et l'on sait que dans certaines parties de la ville, notamment dans le quartier plus bas des théâtres et du temple d'Isis, il serait dangereux de se coucher, parce qu'on respirerait de l'acide carbonique. Dans les fouilles, on est parfois arrêté par ces gaz méphitiques, que les Italiens appellent mofeta, qui proviennent non de la décomposition des corps animés, mais du feu souterrain ou des laves, et qui s'échappent par des fentes profondes et inconnues. Les égouts de Pompéi n'ont pu encore être déblayés, quoiqu'on espère y trouver des objets précieux entraînés par les torrents de cendres et de pluies, parce que des gaz s'en dégagent aussitôt qui renversent les ouvriers.

Le 1er février 1812, sur la voie antique qui reliait Pompéi à Herculanum, on a ramassé trois squelettes, à l'endroit même où le 11 janvier on en avait trouvé deux autres avec cent vingt-sept monnaies d'argent et soixante-neuf monnaies d'or. Un des squelettes était couché sur le ventre, les bras étendus ; le troisième était tourné vers le Vésuve. Évidemment ces malheureux ont été atteints en pleine fuite, tenant dans leur mains leur petite fortune ; foudroyés, ils ont eu à peine le temps de lever les bras ; de tourner sur eux-mêmes, et sont tombés à droite, à gauche, selon le caprice de leur dernière convulsion ; un d'eux a même aussitôt mordu la terre. Un courant de gaz les avait surpris, entourés, asphyxiés. Déjà au siècle précédent, le 29 octobre 1774, on avait recueilli plus près de la porte d'Herculanum, mais toujours sur le chemin, trois Pompéiens, tués également par une suffocation subite ; les monnaies qu'ils avaient emportées avec eux étaient enveloppées dans un morceau de toile encore reconnaissable.

En général, on peut affirmer que tous les cadavres retrouvés à trois ou quatre mètres au-dessus du sol antique, entre la couche épaisse de pierres ponces et la couche beaucoup plus mince de cendres qui étaient tombées après les pierres ponces, sont des cadavres de fugitifs attardés. Ils avaient attendu que la pluie de pierres qui les effrayait cessât ; dès qu'elle avait cessé, ils avaient pris à la hâte quelques objets précieux et s'étaient sauvés, secouant la cendre qui ne s'attachait point à leurs vêtements, et couvrant leur bouche et leurs narines d'un voile ou d'un coin de manteau ; mais tous ceux qui rencontraient une colonne de gaz acide sulfureux ou de gaz acide carbonique errant lourdement sur le sol, tombaient aussitôt. On peut s'assurer par la relation des fouilles, qu'ils n'ont été victimes ni de la chute d'une construction renversée sur la voie par le tremblement de terre, ni de la chute d'un projectile incandescent lancé par le volcan. Un ennemi invisible les a frappés au passage ; cet ennemi, c'est la mofeta, c'est-à-dire un des gaz qui flottaient en nappes peu épaisses sur le sol, mais qui redoublaient d'épaisseur dans les rues étroites, dans les parties basses de la ville et dans les vallées. Telle a été la mort des Pompéiens dont les restes ont été reconnus le 9 novembre 1786, le 7 juin 1787 (quatre anneaux d'or étaient aux doigts du squelette et auprès de lui un petit enfant), le 13 mai 1795[14]. Ces derniers étaient plus riches ; ils étaient morts, le mari serrant contre sa poitrine dix-neuf pièces d'or et quatre-vingt-onze pièces d'argent qu'on a retrouvées enfoncées dans ses côtes, la femme en laissant échapper une grosse enveloppe de toile où elle avait noué à la hâte quatorze bracelets, des anneaux d'or, des boucles d'oreilles d'or et des bijoux de moindre importance. M. de Clarac signale[15] un corps situé de même entre les pierres ponces et la cendre et découvert le 12 mai 1812 ; à côté de lui, dans une grosse toile, étaient enveloppées huit pièces d'or, trois cent soixante monnaies d'argent, quarante-deux monnaies de cuivre. Dans ces dernières années, on a constaté derrière le Vicolo de Modestus, la mort de quatre individus qui étaient tombés dans leur fuite, emportant avec eux cinq bracelets, deux boucles d'oreille, deux bagues avec chaton, un plat d'argent, trente-deux monnaies, un candélabre, un vase de bronze.

Ces constatations sont déjà assez difficiles à bien établir, vu la brièveté des descriptions du Journal des fouilles, pour qu'on doive s'interdire de pousser plus loin les hypothèses. Chercher par quelles raisons les victimes dont nous signalons les restes ont été déterminées à demeurer ou à fuir, faire la part de la terreur, de la cupidité, de l'amour, du dévouement, du désir de la vengeance, tout cela serait œuvre d'imagination pure. Il serait plus près peut-être de la vérité, celui qui attribuerait le rôle principal au trouble des esprits, aveuglés par les ténèbres et stupéfiés par le désordre des éléments. On a vu, dans d'assez faibles tremblements de terre, l'effet électrique des secousses agir sur les cerveaux les mieux faits ; des hommes d'ordinaire très sensés extravaguaient, les gens graves prenaient les précautions les plus ridicules, les animaux eux-mêmes restaient dans une sorte de torpeur ou fuyaient le poil hérissé. Prétendre reconstruire cette série de drames domestiques est une chimère ; les romanciers s'y sont suffisamment exercés. Cependant, si les romanciers ont toute liberté pour inventer, il n'en est pas de même des historiens, qui ne doivent enregistrer que des faits certains ou probables . Pompéi a inspiré quelques légendes qui n'ont pas été discutées parce qu'elles étaient touchantes, et qui ont cours parce que la mémoire les retient sans effort. Il faut avoir le courage de rejeter ces fantaisies, non seulement parce qu'elles sont contraires à la vérité, mais parce qu'elles peuvent fausser les idées qu'on doit se faire sur l'état de la cité. En voici un exemple.

Auprès de l'arc à trois baies qui débouche de la ville sur la voie des Tombeaux, est une niche profonde. Depuis bientôt un siècle, on raconte, et les voyageurs redisent, que c'était la guérite d'un factionnaire, qu'un brave soldat montait la garde à la porte de la ville au moment de l'éruption, qu'il n'a pas voulu déserter son poste, qu'il s'est laissé enterrer vif, tenant toujours ses armes. Si ce récit était vrai, il en résulterait que Pompéi était une ville fortifiée sous l'empire, qu'elle avait des portes qui la séparaient du faubourg où s'était établie la colonie romaine, et qu'elle avait des soldats, ce qui serait contraire à tous les résultats constatés par la science, car les fortifications avaient été détruites en partie, la colonie et l'ancienne ville osque communiquaient librement, jour et nuit, par le grand arc qui ornait l'ancienne entrée, et l'on n'a jamais trouvé à Pompéi ni un soldat ni une arme de guerre. Les casques, boucliers, brassards, cuissards, qu'on montre aux musées, servaient aux gladiateurs dans les jeux publics ; ils sont d'une pesanteur, d'une richesse et d'une forme oui ne laissent aucun doute sur leur destination. Que l'on consulte le Journal des fouilles, et l'on sera convaincu que cette légende est absolument dénuée de fondement, qu'il n'a été recueilli à cette place ni armes ni ossements, et qu'on a simplement signalé l'inscription funéraire qui se lit encore aujourd'hui sur un cippe dressé dans le fond de la niche : Cerrinus Restitutus, prêtre d'Auguste. La prétendue guérite de factionnaire est un tombeau.

De même l'épisode de la mère qui s'est réfugiée avec ses trois petits enfants dans l'exèdre peinte qu'on voit plus bas sur la même route, la piété du personnage qui est venu offrir un sacrifice et périr dans le triclinium d'un tombeau, la tendresse des deux amants qui ont voulu mourir ensemble et dont les squelettes étaient encore entrelacés, sont de pures inventions, non seulement dénuées de preuves, mais démenties par le silence de ceux qui ont fait les fouilles et les ont décrites. L'histoire des trois prêtres d'Isis n'est pas moins fantastique ; mais du moins elle repose sur quelques détails vrais. Ces prêtres ont été surpris, dit-on, pendant leur festin ; l'un est mort à table, l'autre a percé deux murs à coups de hache (vains efforts !), le troisième s'est enfui jusqu'au forum triangulaire avec les objets du culte et a succombé à son tour. L'origine de ces fables est très modeste. Ce sont d'abord les débris d'un récent sacrifice et des os de victimes observés par ceux qui ont déblayé le temple d'Isis[16] ; ensuite ce sont des trous faits avec une pioche dans les murs d'une maison voisine ; ces trous, semblables à ceux qu'on observe dans beaucoup d'autres maisons, ont été faits non par un prêtre, mais par les Pompéiens, lorsqu'ils sont revenus, après le désastre, chercher ce qu'ils avaient oublié de précieux : ils passaient ainsi d'une chambre à une autre plus vite que s'ils eussent enlevé méthodiquement les cendres qui remplissaient les cours et les communications régulières entre les diverses parties de leurs habitations ; mais il n'y avait point de squelette qui attestât l'effort d'un fugitif devant les murs percés. Ce n'est qu'au forum triangulaire qu'on a reconnu en effet, en 1812, auprès des squelettes écrasés sous la chute du portique, une lame d'argent sur laquelle étaient gravés les figures de Bacchus et d'Isis, un sistre, un petit sceau orné de bas-reliefs relatifs au culte d'Isis[17]. La jambe de l'un des squelettes portait encore un anneau d'argent et un anneau de bronze plus grand.

Dans toute étude historique, les fables doivent être rejetées ; mais elles paraissent surtout puériles dans un sujet où la vérité suffit pour émouvoir. Qu'y a-t-il, par exemple, de plus touchant que le sort des malheureux qui se sont réfugiés dans le souterrain de la maison de Diomède ? Qu'y a-t-il de plus éloquent que les cadavres rencontrés par les ouvriers de M. Fiorelli sur la voie publique, et moulés par la cendre pendant leur agonie même ?

On sait que la maison de Diomède est appelée ainsi parce qu'on a trouvé à peu de distance, sur la voie des Tombeaux, une inscription funéraire qui portait le nom de Marcus Arrius Diomedes ; on a voulu que le tombeau et la maison la plus voisine appartinssent au même propriétaire, et comme cette habitation avait un jardin plus grand que les habitations de l'intérieur de Pompéi, on en a conclu que c'était une maison de campagne. Il est, au contraire, très probable que cette demeure était celle d'une famille romaine venue avec la colonie de Sylla ou d'Auguste, qu'elle faisait partie du quartier ajouté à la ville osque sous le nom de Pagus Augusto-Felix, et qu'elle avait été destinée non pas aux douceurs de la villégiature, mais au commerce très actif d'un marchand en gros. Ce marchand, qui approvisionnait les petites boutiques sans caves de la ville, avait fait construire trois immenses caves sur les trois côtés de son jardin (xystus), et ses amphores pleines de vin et d'huile y étaient rangées[18], le pied dressé dans le sable ; mais, comme cette démonstration ne peut se faire sans entrer dans beaucoup de détails, acceptons ici le nom consacré de maison de Diomède.

Le 12 décembre 1772, le directeur des fouilles fit déblayer l'entrée du souterrain et retirer les cendres qui le remplissaient dans toute sa hauteur. A peine se fut-on avancé, qu'on découvrit dix-huit squelettes d'adultes, un squelette de jeune garçon et celui d'un tout petit enfant. Ces vingt personnes avaient cherché un abri dans des celliers bien connus, dont la solidité défiait les pierres ponces, le tremblement de terre et la chute même de la maison ; elles s'étaient maintenues instinctivement près de la porte, soit pour entendre ce qui se passait au dehors, soit pour se tenir prêtes à profiter des circonstances favorables. En effet, tant que les pierres et les cendres tombèrent, elles avaient été à l'abri ; elles se laissèrent rame ensevelir dans leur asile par cette montagne qui obstruait les portes et tous les accès ; bientôt sans doute on viendrait à leur secours. Ce qui les perdit, sans doute, ce fut un dégagement de gaz d'autant plus perfide qu'il s'élevait doucement et les engourdissait peu à peu. Puis vinrent les pluies torrentielles qui accompagnèrent et suivirent l'éruption. L'entrepôt de Diomède n'était qu'aux deux tiers construit sous la terre ; la partie supérieure, comme celle de nos sous-sols modernes, prenait du jour sur le. jardin par une série de soupiraux grands et réguliers. Quand les pluies commencèrent à s'infiltrer à travers les pierres volcaniques qui remplissaient les jardins, elles se précipitèrent par tous ces orifices, entraînait les cendres, la terre, les parties fines et légères qu'elles rencontraient dans ce dépôt subit du volcan. Les cadavres, conservés peut-être par l'acide carbonique, furent entourés par cette inondation de boue liquide, qui montait, montait ; à un moment donné, la vase remplit si bien le souterrain, que l'eau, plus légère, fut expulsée à son tour. C'est ainsi que se déposent les terrains d'alluvion. Vraisemblablement ce fut en quelques jours que dut s'accomplir cette opération, car si les infiltrations s'étaient produites lentement, pendant des mois et même des années, comme dans les tombeaux de Carthage ou dans certaines catacombes de Rome, les cadavres se seraient décomposés, et le sol n'aurait gardé d'autre empreinte que celle de squelettes ou de lambeaux de chair corrompue ; mais les corps des victimes ont été moulés par les cendres délayées et aussitôt tassées avec autant de finesse que par le plâtre d'un sculpteur. Il s'est formé ce que les artistes appellent un bon creux, où les formes et l'embonpoint des hommes, les seins des femmes, ont été reproduits au moment même de l'agonie ou de la mort, — par conséquent dans leur intégrité, je dirais presque dans leur fraîcheur. Les vêtements ont laissé leur marque, accusant la finesse ou la grossièreté du tissu. La qualité de la cendre volcanique (pouzzolane), qui donne un si excellent mortier, la pression des couches superposées, ont fait durcir ce moule naturel ; il a résisté au temps, tandis que les cadavres, subissant la loi générale, s'affaissaient, se consumaient, et finissaient par ne laisser que des ossements blanchis sous cette carapace conservée pour édifier la postérité.

Hélas ! les artistes ou les savants qui assistèrent à la découverte n'eurent pas l'idée de profiter d'une telle fortune, d'arrêter les ouvriers, de refermer la brèche qu'ils avaient faite, et de verser dans les cavités qui s'offraient du plâtre délayé. Ils auraient ressuscité ainsi ce monceau de victimes, et nous auraient gardé l'image d'un drame autrement saisissant que le tableau des Massacres de Scio ou du Naufrage de la Méduse. Une inspiration aussi simple ne leur vint pas, ils se contentèrent de couper seize morceaux de terre où l'empreinte était plus jolie, de mouler des seins de femme qu'on exposa sous une vitrine du musée, d'envoyer à Portici des crânes qui avaient encore leurs cheveux, et tout fut démoli pour être emporté dans des hottes ! On avait fait toutefois quelques observations intéressantes. La plupart des morts avaient sur la tête des étoffes épaisses qui descendaient sur leurs épaules ; c'étaient les capuchons qu'ils avaient mis avant de quitter leurs demeures afin de se protéger contre la chute des pierres ponces. Deux jambes semblaient couvertes de longs caleçons, ce que nous verrons confirmé par des recherches récentes. Plusieurs pieds étaient sans souliers, d'autres n'avaient que des chaussures grossières ; et la qualité des vêtements dénonçait des esclaves ou des gens pauvres. Toutefois une femme plus riche et plus élégante fut reconnue à la finesse des tissus qui avaient laissé également leur empreinte sur la cendre avant d'être consumés par l'humidité. Auprès d'elle furent retrouvés vingt-huit monnaies, deux bracelets d'or, un collier avec une bulle, des bagues avec des pierres gravées, etc.[19] On ne manqua pas de dire que c'était la fille de Diomède.

Des exhalaisons méphitiques (mofeta gagliardissima), reproduction sur une petite échelle du phénomène de l'an 79, arrêtèrent tout à coup les travailleurs. Il fallut fuir jusqu'à ce qu'on pût aérer ce lieu dangereux. On reprit les fouilles au dehors, afin de dégager le jardin et les soupiraux des celliers. En faisant ce travail, on recueillit des ossements humains à des places diverses. Le Journal des fouilles ne fait guère que les indiquer : on peut le consulter en se référant aux dates suivantes : le 9 février 1773, un squelette fut trouvé sous la première couche de cendres, auprès de lui une pièce d'or, quatre boucles d'oreilles communes et quarante-trois monnaies consulaires d'argent enveloppées dans un morceau de jonc tressé ; le 13 février, à côté d'un autre squelette, gisait dans une chambre presque vide celui d'un petit enfant portant au doigt une bague d'or ; le 20 février, ce sont quatre squelettes qui apparaissent, l'un d'eux avec une bague de fer ; le 29 mai, un nouveau squelette atteste qu'un malheureux a cherché un abri dans le corridor qui mène au jardin, peut-être était-ce le jardinier, car il a été suivi par la chèvre favorite, sa clochette de bronze au cou ; enfin le 30 juillet 1774, le 21 octobre et le 5 novembre de la même année, d'autres victimes sont reconnues soit dans les habitations voisines, soit sur la voie publique : on a compté de ce côté plus de trente-trois cadavres. Il est évident que le faubourg de Pompéi a été le théâtre de grandes douleurs. Pris entre Pompéi, que secouait le tremblement de terre, Oplonte et Herculanum, qu'accablait un désastre plus effroyable encore, et le Vésuve, qui menaçait de tout ensevelir, les pauvres gens qui n'avaient pu ni monter sur des barques ni fuir à temps vers les montagnes de la côte opposée, attendirent éperdus une mort qui les poursuivait sous tant de formes. Ceux qui s'étaient réfugiés dans les celliers de Diomède périrent noyés ; ceux qui restaient au rez-de-chaussée, montaient aux étages supérieurs, ou couraient sur la couche de pierres ponces qui recouvrait la voie publique, furent asphyxiés la plupart par les gaz que leur pesanteur portait naturellement dans cette vallée, car la descente est rapide depuis les murs de Pompéi jusqu'à la maison de Diomède. Le tremblement de terre fit le reste.

Si nous nous transportons dans un autre quartier de la ville, du côté des bains découverts il y a dix ans et de la rue de Stabies, des révélations inattendues prêtent à notre enquête un intérêt tout à fait dramatique. On déblayait une ruelle qui était désignée alors sous le nom de vicolo del tempio di Augusto, et qu'on appelle aujourd'hui vicolo dei Scheletri. Le 5 février 186 3, M. Fiorelli fut averti que les ouvriers avaient rencontré une cavité au fond de laquelle apparaissaient des ossements. Inspiré par un trait de génie, car si simple que fût l'idée, personne ne l'avait eue avant lui, M. Fiorelli arrêta les travaux, fit délayer du plâtre qu'on laissa couler dans cette cavité et dans deux autres qu'on avait observées plus loin. Lorsqu'elles furent remplies et que le plâtre eut eu le temps de se durcir, on enleva avec précaution la croûte de cendres, et l'on vit les moulages de quatre cadavres presque aussi exacts que des moulages faits d'après des statues : un homme, une femme, deux jeunes filles, dont l'une était presque un enfant, avaient été foudroyés sur la voie publique, et reposaient sur la couche de pierres ponces qui recouvrait déjà la rue. Évidemment ils avaient attendu la fin du déluge de pierres, cachés dans leurs maisons. Aussitôt que cette grêle avait fait place à une pluie de cendre fine plus supportable, ils étaient sortis par les fenêtres ou par les terrasses, et s'étaient acheminés péniblement, à travers les ténèbres, sur un sol mobile où leurs pieds s'enfonçaient. Tout à coup ils rencontrèrent une colonne de gaz sulfureux ou de gaz acide carbonique et tombèrent asphyxiés. La mort fut subite, la cendre recouvrit leurs cadavres encore chauds et modela leurs contours.

Plus tard, en 1868, M. Fiorelli put renouveler cette opération sur un corps trouvé dans une chambre de la maison de Gavius Rufus, à gauche de l'atrium. C'était un homme ; malheureusement il était étendu sur les pierres ponces, dont les aspérités et les interstices sont rebelles à l'empreinte. Tombé sur la face, il ne montre aujourd'hui qu'une tète provocante et terrible, presque entièrement dépouillée de chair, les dents serrées. Ses deux mains crispées paraissent étreindre encore le sol et s'y enfoncer pendant une dernière convulsion. L'agonie a été douloureuse ; elle a une éloquence cruelle, ou y croit assister. Le cadavre est en grande partie nu, du moins la tunique est remontée pendant la lutte suprême, et s'est enroulée sur le dos. La jambe droite, seule reproduite par le moulage, est nerveuse, tendue, bien faite. Une bague de cuivre est encore passée au petit doigt de la main.

Les quatre cadavres découverts en 1863 sont mieux conservés, parce qu'ils reposaient, sur la cendre et non sur les pierres ponces. Le premier est celui d'une femme tombée sur le dos. Bien que ses traits soient peu distincts, on reconnaît qu'elle a souffert et qu'elle a été étouffée. Son visage cherche l'air, et sa tète semble se soulever vers le ciel. La main droite crispée s'appuie sur la terre ; le bras gauche veut repousser un ennemi invisible, tout annonce la suffocation. Une tresse de cheveux forme une couronne autour de la tète. La poitrine est maigre ou plutôt aplatie, comme il est naturel chez une personne renversée sur le dos, et dont les seins sont pressés par une couche de cendres plus lourde d'heure en heure. Les manches de la tunique s'attachent par des courbes harmonieuses ; mais les doubles boutons de verre qui retenaient chaque arc de cercle sont tombés quand l'étoffe a été consumée par le temps[20]. Pour mieux fuir, la malheureuse avait relevé ses vêtements, qui forment un paquet sur le ventre et font paraître la taille et les hanches plus fortes. On dirait même, au premier aspect, qu'elle est enceinte. Les cuisses sont recouvertes d'une étoffe fine qui constitue un véritable caleçon. Ce qu'on avait cru remarquer sur les empreintes du souterrain de Diomède devient ici un fait certain. En y réfléchissant, le costume antique était si transparent chez les femmes, si court chez les hommes, si sujet aux accidents de. la vie en plein air, que le caleçon ou un équivalent étaient nécessaires pour que la pudeur ne fût pas à chaque instant blessée. La sculpture n'avait point à tenir compte du caleçon, qui disparaissait sous le costume ; toutefois, sur la colonne Trajane, on était déjà averti que les soldats romains en portaient ; à Pompéi, ou constate que même les esclaves et les femmes du peuple avaient ce vêtement, qui surtout alors était indispensable.

Pour achever de décrire notre Pompéienne, ajoutons qu'elle est grande, élégante, que sa jambe gauche, mieux rendue par le moulage, est bien prise et charmante, que le pied est admirablement cambré, qu'il est encore chaussé, que, pour marcher sur les pierres et les ruines, elle avait pris, parai ses brodequins, ceux dont la semelle était plus forte. Une bague d'argent est à son doigt. Auprès d'elle, on a ramassé des boucles d'oreilles, un miroir d'argent et une statuette, faite d'un seul morceau d'ambre, représentant un petit amour. Ce petit amour est enveloppé d'un manteau ; sa chevelure forme sur le front trois rangs de boucles, et retombe nouée sur le dos d'une façon qui rappelle tout à fait les perruques à la Voltaire. Un bagage aussi singulièrement choisi dans un péril suprême, le voisinage d'une maison de prostitution, ont fait supposer que celte femme, coquette et habitant un quartier mal famé, était une courtisane. Les preuves sont légères ; laissons en paix, non pas les morts, qu'il nous faut interroger toujours, mais leur mémoire.

Les trois autres cadavres étaient tombés dans deux endroits différents. En avant marchait en éclaireur un homme d'un certain âge, le père peut-être des jeunes filles qui le suivaient, et qui sont mortes ensemble. Il tenait à la main les boucles d'oreilles de ses deux compagnes, quelques pièces de monnaie et la clef de la maison. Il est de basse condition, car il ne sorte qu'une bague de fer au doigt. D'une taille au-dessus de la proportion ordinaire, il n'a pas loin de six pieds. Ses pommettes sont saillantes, ses sourcils très marqués ; sa bouche, surmontée de moustaches, lui donne l'air d'un 'vieux soldat ; les lèvres semblent faire un effort pour respirer, les paupières sont intactes, et les yeux ouverts comme s'il souffrait encore. Renversé sur le dos, ce géant a voulu se relever en s'appuyant sur le coude, et il a ramené sur sa tête un coin de son manteau pour se protéger soit contre la cendre, soit contre le gaz qui l'étouffait. L'expression est bien celle de la suffocation ; ainsi dut mourir Pline. Le manteau couvre la poitrine et le bras droit, tandis qu'un paquet d'étoffe sur le nombril annonce qu'il avait relevé ses vêtements pour être plus leste. On voit donc ses jambes, maigres et vigoureuses, une sorte de caleçon collé à la peau et des souliers garnis de gros clous.

Mais le spectacle le plus touchant ce sont les deux sœurs, qui couraient à quelques pas derrière ce colosse, se soutenant l'une l'autre, respirant le même poison, s'affaissant du même coup et mourant les pieds enlacés. La plus âgée s'est couchée sur le côté, comme pour dormir. Deux anneaux de fer passés à ses doigts attestent sa pauvreté, son oreille écartée et large son origine prolétaire. Sur les cuisses, on reconnaît un caleçon assez fin ; au contraire l'étoffe du reste des vêtements est grossière, déchirée par places, niais elle laisse voir des chairs fermes et polies, des contours d'un réalisme presque embarrassant qui rappelle le modèle dans l'atelier. C'est bien une femme nue qu'on tient sous son regard, et l'on serait exposé à rougir, si la nudité n'avait pour voile tant d'infortune, si l'indiscrétion n'était purifiée par la pitié. L'autre jeune fille n'avait pas encore quatorze ans : elle est tombée sur le ventre, en étendant ses bras comme une protection ou comme un oreiller. Une main crispée atteste la souffrance ; l'autre main tient serré sur le visage un pan de robe ou un mouchoir, comme si elle avait espéré se préserver du souffle méphitique ; ses deux pieds battent l'air, pris dans les plis de la tunique ; on voit cependant se dégager un soulier de drap brodé, à quartier, déchiré sur un côté. Son petit corps si tendre est déjà séduisant ; de beaux reins, des épaules justes et bien prises, une grâce naissante, rappellent la joueuse d'osselets ou la Nymphe à la coquille ; la coiffure est celle des Italiennes de la montagne, une natte ramenée sur le milieu du crâne. Ce tableau pathétique est un drame tout entier. Il ne faut songer ni aux momies serrées dans leurs bandelettes et pétries de bitume, ni aux figures de cire imitées avec une odieuse exactitude. C'est un groupe d'un mouvement vrai, d'une expression saisissante ; la nature a été moulée sur le vif, entre l'agonie et la mort ; les attitudes et une naïveté imprévue de composition feraient réfléchir les plus grands artistes.

Ah ! si depuis un siècle les prédécesseurs de M. Fiorelli avaient moulé ainsi tous les cadavres qui se présentaient dans des conditions favorables, s'ils avaient sondé les cavités et les avaient remplies de plâtre avant de les détruire, on aurait un musée anthropologique qui révélerait tout ce qu'on souhaite de savoir sur la race, la beauté, le costume, le sort des habitants de Pompéi. Les circonstances qui ont causé ou accompagné leur mort étant rapprochées, on pourrait reconstituer l'histoire de ce désastre qui a étonné le monde. Tout n'est pas désespéré : il est encore possible de faire ces études méthodiques, et même dans un sol qui s'y prête mieux que celui de Pompéi ; j'essayerai de le montrer prochainement.

 

 

 



[1] Scoverte archeologiche fatte in Italia, del 1846 al 1866, in-8°, Naples, 1867.

[2] Pompeianarum antiquitatum historia, in-8°, Naples, 1860.

[3] On a les noms de plusieurs de ces agents ou surveillants, Cixia, Corcoles, Perez Conde, etc.

[4] Pompeianarum antiquitatum historia, tom. II, pages  549, 595, 654, 655, 668, 672, 678, 679, etc.

[5] Giornale degli Scavi di Pompei, 1861, p. 16, 17, 94, etc.

[6] Giornale degli Scavi, nuovo serte pubblicata degli alumni della Scuola archeologica, in-4° ; voyez notamment p. 20 et p. 248.

[7] Pompeianarum antiquitatum historia, t. II, p. 86.

[8] Giornale degli Scavi, 1861, p. 11 à 19.

[9] Pompeianarum antiquitatum historia, t. I, p. 197. Ces ceps sont aujourd'hui au musée de Naples.

[10] Dyer, Pompei, édition de 1868, p. 100.

[11] 8 mars 1869.

[12] 12 mars 1863.

[13] Fiorelli, Giornale degli Scavi, 1861, p. 94.

[14] Voyez l'Histoire des antiquités de Pompéi publiée par Fiorelli, et le Journal des fouilles aux dates citées.

[15] Clarac, Pompéi, p. 5.

[16] Le 8 juin 1865. (Pompeian. ant. historia, t. I, p. 172.)

[17] Ernest Breton, Pompeia, 3e édit., p. 150.

[18] Comme on était au mois d'août, la récolte du vin et de l'huile n'était pas encore faite. C'est pourquoi l'on n'a trouvé qu'une centaine d'amphores dans un cellier qui en pouvait contenir plusieurs milliers.

[19] Le détail des objets recueillis dans ce souterrain est donné par les inventaires manuscrits que M. Fiorelli a publiés, t. I, p. 268 et 269.

[20] On sait qu'on retrouve à Pompéi des milliers de boutons de ce genre.