LE DRAME DU VÉSUVE

 

III. — LES TÉMOINS.

 

 

Au milieu de l'été de l'an 79, Herculanum avait depuis longtemps réparé les dégâts du tremblement de terre, Pompéi s'était relevée et rajeunie, les villas et les temples ébranlés par la secousse de l'an 63. avaient été restaurés, toute la côte de la Campanie avait repris une nouvelle fraîcheur. On était à la fin des jours caniculaires ; la sécheresse était grande, les sources et les puits étaient taris, symptômes dont les Campaniens devaient apprendre bientôt la signification. Le sol s'était agité plusieurs fois, la mer avait frémi sans cause apparente et s'était couverte de bouillonnements : on entendait des grondements souterrains, comme si les Titans ensevelis sous les montagnes se préparaient à recommencer leur guerre contre les dieux ; quelques habitants du pied du Vésuve assuraient même avoir vu des géants s'élancer au milieu des nuées. Tout à coup, le 23 août, à une heure de l'après-midi, s'éleva dans les airs une immense colonne de fumée.

Rien de plus naturel que de vouloir suivre les péripéties d'un drame qui émeut encore l'humanité. Pour cela, nous avons deux secours : d'abord le récit des témoins oculaires consigné dans les lettres de Pline le Jeune, ensuite le témoignage muet des victimes, c'est-à-dire la position des squelettes trouvés sous les cendres et les observations suggérées par les fouilles ; mais, pour bien s'expliquer les détails que l'histoire nous a transmis, ou ceux que l'archéologie nous révèle, il faut avoir présents à l'esprit les principaux phénomènes d'une éruption volcanique ; il faut rapporter aux faits généraux constatés par la science, les faits particuliers que les descriptions naïves des historiens rendent plus obscurs.

Sans exposer aucune théorie ni empiéter sur le domaine des géologues, rappelons-nous que toute grande éruption suppose deux éléments combinés, l'eau et le feu. Le feu, qui est le feu terrestre, est permanent selon les uns, accidentel selon les autres. Les premiers y voient la matière ignée qui forme le noyau de la terre et que soulèvent à certaines époques des courants souterrains, des marées qu'on n'a pu encore définir ; les seconds croient à de formidables combinaisons chimiques qui, se produisant tout à coup au sein de la terre, élèvent la température de la façon la plus violente, mettent un certain nombre de corps en fusion, les dilatent, et par l'excès de dilatation provoquent une explosion. Pour tous, le volcan est une soupape de dégagement ; M. Charles Sainte-Claire Deville le compare à une cheminée d'appel où les gaz combustibles brûlent au contact de l'air.

L'eau, d'un autre côté, joue un rôle considérable dans les phénomènes volcaniques. On a constaté, et Gay-Lussac a proclamé, qu'il n'y avait pas de grande éruption sans que l'eau y entrât comme élément essentiel. L'expérience démontre ce thème, en apparence paradoxal. Ce que l'on avait observé au Vésuve en 1794 a été confirmé par les études de M. Fouqué sur l'Etna. M. Fouqué a mesuré les quantités de vapeur d'eau condensée en pluie qui ont accompagné l'éruption de 4865. Il a trouvé pour vingt-quatre heures 22.000 mètres cubes d'eau, c'est-à-dire le volume d'une rivière. Herculanum atteste quelles masses d'eau mêlées aux cendres le Vésuve a dû jeter de ce côté en 79. Le Monte-Cavo, près de Rome, par la formation de ses bancs de péperin, nous fait voir également quels torrents de pluie contemporains de l'éruption antéhistorique ont dû entraider les cendres et les pierres carbonisées qui, en se durcissant, ont créé un véritable tuf.

Quand on analyse les matières rejetées par certains volcans, on y remarque des éléments qui ne peuvent provenir que de l'eau de mer, par exemple le chlorure de sodium ou sel commun et l'azote. L'azote surtout, produit par les corps en décomposition, ne peut exister naturellement dans les entrailles de la terre ; il y semble introduit avec l'eau de la mer, qui contient suspendue une quantité considérable de débris animaux en dissolution, et par conséquent doit dégager, sous ]'action du feu qui la vaporise, tout ce qu'elle comporte d'azote.

Comment l'eau de mer peut-elle pénétrer dans le foyer des volcans ? Par les fissures dont il était question dans la première partie de ce travail. Ces fissures se prolongent sous la mer et se rouvrent par l'effet du tremblement de terre ou de certaines révolutions souterraines. Pendant l'éruption de 1861, le golfe de Naples fut empesté d'acide carbonique qui sortait du fond de la mer, la faisait bouillonner et tuait les poissons, rejetés bientôt sur la plage. Pour que l'acide carbonique se dégageât du fond de la mer, il fallait nécessairement qu'il y eût des fissures par où l'eau pénétrait et expulsait le gaz. Les navigateurs qui visitent les îles Lipari, ont signalé, entre Lissa Bianca et Bottaro, un point où le fond de la mer semble en ébullition ; lorsque la surface de l'eau est tranquille, on voit des bulles de gaz se dégager en grande abondance par des orifices inconnus ; par où le gaz sort, l'eau entre.

Si les volcans sont éloignés de la mer, alors c'est l'eau douce, soit l'eau des pluies, soit l'eau des sources, qui pénètre par infiltration à travers des roches poreuses. Pendant des années et parfois des siècles, il se forme ainsi de vastes réservoirs dans l'intérieur de la terre. Le jour où, par suite d'un éboulement, d'une obstruction de conduits, d'un tremblement de terre, de l'action du feu qui met les roches en fusion, ces nappes d'eau douce et d'eau salée sont en contact avec le foyer du volcan, aussitôt se produit le phénomène qui accompagne l'explosion d'une chaudière à vapeur. L'eau se vaporise à cette chaleur qui dépasse toutes les mesures de chaleur connues ; la violence indicible de la pression provoque l'éruption, et jette dans les airs des torrents de vapeur qui se refroidissent aussitôt et retombent en pluie. Pour concevoir comment Herculanum a été noyé sous une épaisseur de cendres et de boues qui dépasse 80 pieds, il faut se souvenir que dans toute grande éruption l'eau a une part considérable, et que sa force est supérieure peut-être à celle du feu.

Ces préliminaires établis, rappelons avec ordre quels sont les phénomènes qui accompagnent une grande éruption, car la connaissance de ces phénomènes nous, est nécessaire pour comprendre le récit des auteurs anciens : elle leur prête la lumière qui leur manquait à eux-mêmes. Ce sont :

1° La colonne de fumée, indice précurseur ; elle s'élève jusqu'à 2.000 et 3.000 mètres dans les airs, et remplace le petit nuage blanchâtre qui sort d'ordinaire du cratère pour être aussitôt courbé par le vent.

2° Les tremblements de terre qui précèdent et accompagnent l'éruption, rouvrent les fissures, et facilitent l'échappement des matières incandescentes.

3° Les gaz qui se répandent soit par les fissures, soit par le cratère ; ils sont de deux sortes, les uns inflammables au contact de l'air et produisant des jets subits de flamme, l'hydrogène et le carbure d'hydrogène, par exemple ; les autres, plus lourds que l'air, tendant à ramper sur le sol, mortels pour quiconque les respire : tels sont, par ordre de densité croissante, l'acide chlorhydrique, l'acide sulfureux et l'acide carbonique ; chaque fissure a son gaz particulier. L'abondance du gaz acide carbonique est surtout dangereuse : il asphyxie tous les êtres animés, et n'est pas moins redoutable lorsqu'il sort de l'eau. M. Sainte-Claire Deville a mesuré la quantité de ce gaz qui s'échappait du lac des Palici, en Sicile ; il a trouvé 96 et 98 pour 100. La même expérience faite à Vulcano lui a donné 86 pour 100, et dans la grotte du Chien 78 pour 100.

4° La vapeur d'eau que chasse une incalculable pression ; elle se résout quelquefois en pluies torrentielles par un refroidissement subit, inonde le cône. Malheur aux villes situées dans des vallées qu'atteint alors l'inondation !

5° Les éclairs que produisent ces vapeurs et ces nuées chargées d'électricité contraire. Le bruit est moins fort que celui de la foudre dans un simple orage, mais les éclairs sont plus grands et se prolongent avec plus d'éclat. Les décharges multipliées de l'électricité s'ajoutent ou succèdent aux jets de flammes des gaz inflammables.

6° Les cendres, corps pulvérisés par la violence du feu et réduits à un tel état de légèreté qu'ils sont emportés par le vent à des distances considérables. La cendre a été portée jusqu'à Rome en 79. Dans l'éruption de 1822, Castellamare a été couvert d'un pied de cendre ; dans celle de 1861, la cendre a jonché les rues de Naples comme de la neige. Tous les ans, du reste, nous voyons le simoun transporter le sable du Sahara jusque sur le littoral de l'Afrique et même en pleine mer.

7° Les pierres à l'état incandescent, qui retombent comme des projectiles lancés par un obusier sur le cône même ou au pied du cône. Le 8 août 1779, le village d'Ottoiano fut ainsi bombardé par une pluie de pierres enflammées qui mirent le feu à plusieurs maisons.

8° Les innombrables pierres ponces, poreuses, réduites en fragments qui sont portés au loin et retombent pour former des bancs considérables. Les savants sont divisés sur l'origine de ces pierres ponces, que les Italiens appellent, en les confondant avec les petites pierres de toute espèce, lapilli ou rapilli. Les uns croient que c'est la lave du cratère, percée de mille trous par la vapeur d'eau, lancée en mille éclats par l'explosion, refroidie au contact de l'air, et pouvant être comparée à ces pâtes de verre ou de mosaïque que traversent de nombreuses bulles d'air. Les autres croient que des volcans sous-marins ont préexisté au Vésuve et donné ces nappes de pierres ponces et de tuf qui couvrent les Champs Phlégréens et une partie de la Campanie. C'étaient, par conséquent, des gisements antérieurs, une sorte de dépôt des éruptions antéhistoriques qui avait comblé l'ancien cratère effondré.

9° La lave, qui, partant d'un fond inconnu, tantôt s'élève au sommet du cratère, tantôt s'épanche par les fissures diamétrales au pied du cône. Celle qui remplit le cratère jette ses reflets sur les vapeurs et les nuages, et les colora comme un incendie. En 1857, M. Charles Sainte-Claire Deville put observer de près l'intérieur du volcan de Stromboli. Je voyais, dit-il, des vapeurs rouges que j'aurais certainement prises pour des flammes ondoyantes, s'il ne paraissait établi que c'est une illusion[1]. Au contraire, la lave qui forme des coulées sur les flancs de la montagne paraît d'autant moins qu'elle s'engouffre dans les anciennes fissures rouvertes par les tremblements de terre ; dans certaines éruptions la lave coule sur la face du sol, comble les ravins, et pousse jusqu'à la mer.

10° Les soulèvements de certaines parties de la montagne ou de la côte, produits par les laves nouvelles qui se perdent sous les vieilles laves refroidies, les réchauffent et les dilatent. En 1801, M. Charles Sainte-Claire Deville a remarqué que le rivage s'était relevé de 1 mètre à 1 mètre 50, tandis qu'il cherchait en vain sur le Vésuve les coulées de lave qui auraient dû être énormes, mais qui disparaissaient dans les anciennes fissures.

Tels sont les phénomènes principaux qui signalent une éruption. Ces phénomènes sont ou simultanés ou prédominant tour à tour ; ils sont supprimés parfois, mais il faut les avoir tous présents à la mémoire pour lire avec fruit les descriptions des anciens, qui seraient sans cela pleines de confusion.

Nous nous mettrons d'abord en observation le plus loin possible du Vésuve ; nous imiterons Pline le Jeune, qui est resté à Misène, avant de suivre à Rétina et à Stabies Pline l'Ancien, qui devait y trouver la mort. Nommé préfet de la flotte par Vespasien, Pline l'Ancien, grand compilateur et bon fonctionnaire, avait conservé son commandement sous Titus. Il avait appelé auprès de lui sa sœur Plinia, dont le fils, Plinius Cæcilius Secundus, jeune homme de dix-huit ans, prudent, réfléchi, donnait les plus belles espérances.

Il était une heure de l'après-midi, la chaleur de la canicule .n'avait rien perdu de sa force. Le préfet de la flotte s'était jeté sur son lit et lisait, lorsque sa sœur vint l'avertir qu'on voyait une nuée d'une grandeur et d'une forme extraordinaires. Pline se chaussa et monta sur un lieu d'où le regard embrassait tout le pays. La nuée s'élançait d'une montagne que l'on ne pouvait distinguer au fond du golfe ; on ne sut que plus tard que c'était le Vésuve. Poussée par un souffle puissant, elle s'élançait, puis s'arrêtait, s'étendait, retombait par son propre poids : on eût dit un pin parasol dont le tronc porte jusqu'au ciel une couronne de branches qui se ramifient de toutes parts. Le nuage paraissait tantôt blanc (c'était la vapeur d'eau), tantôt sale (c'étaient les cendres), tantôt marqué de taches (c'étaient les scories et les pierres ponces).

Pline l'Ancien s'embarque pour aller observer ce prodige ; il propose à son neveu de l'accompagner ; celui-ci refuse, préférant étudier et achever un devoir que lui-même lui a donné. Le jeune homme reste donc à Misène, et le soir venu, sans plus s'émouvoir d'un phénomène lointain, il prend un bain, soupe, se couche. De légères agitations du sol troublent d'abord son sommeil. Bientôt sa mère se précipite dans sa chambre au moment où il se levait lui-même ; la violence des secousses lui faisait croire que la maison allait s'écrouler. Ils vont tous deux s'asseoir dans un espace étroit qui s'étendait entre l'habitation et la mer ; Pline demande un volume de Tite-Live et se remet à en faire des extraits, constance d'âme un peu affectée, mais propre à rassurer la population qui l'entourait. Il était déjà sept heures, et c'était à peine si le jour paraissait, pâle et douteux. Les secousses redoublant de force, il faut s'éloigner des lieux habités, gagner la rase campagne ; une foule éperdue se précipite aussitôt derrière eux.

On s'arrête hors de la ville, et là s'offrent de nouveaux sujets de terreur. Les voitures qu'on avait emmenées ne pouvaient rester en place, même calées par de grosses pierres. La mer semblait se renverser sur elle-même, comme refoulée loin du rivage ; on voyait en effet une quantité de poissons à sec. Du côté de la terre ferme, au contraire, une nuée noire, horrible, était traversée par des traits de feu ; on eût dit des éclairs, mais plus fréquents que ceux d'un orage et prolongeant plus loin des sillons de flamme plus grands. On sera frappé de la justesse de cette dernière observation, si l'on se souvient de ce que nous avons dit tout à l'heure de l'électricité développée par une éruption et des vapeurs qui l'accompagnent.

Peu à peu, la nue qui planait sur la montagne descendit, couvrit la terre et la mer, enveloppa Caprée et le promontoire de Misène. La cendre tomba bientôt, en très petite quantité il est vrai, et força les fugitifs à reprendre leur marche. Pline se retournait de temps en temps, croyant voir une épaisse fumée se répandre comme un torrent et le poursuivre. En effet, il se trouvait avec sa mère en dehors du grand chemin, qu'ils avaient quitté de peur d'être écrasés par une multitude que la terreur rendait folle. Les ténèbres devinrent telles qu'il fallut s'arrêter et s'asseoir ; ces ténèbres ressemblaient non pas à une nuit sans lune, mais à l'obscurité d'une chambre hermétiquement close, où toutes les lumières auraient été éteintes. Les gémissements des femmes, les pleurs des enfants, les cris des hommes qui s'appelaient sans se voir, les prières adressées aux dieux, complétaient cette scène lugubre. Tout à coup une lueur éclata ; elle annonçait non le jour, mais l'approche du feu, qui pourtant, ajoute Pline, s'arrêta loin de nous.

Il est évident que le jeune Pline a été trompé par des phénomènes d'optique tout à fait nouveaux et pour sa vue et pour le raisonnement, qui complète ou redresse instantanément chez l'homme les perceptions de la vue. Ce feu dont il parle est au sommet du Vésuve, et ne lui parait proche que par sa grandeur et sa rapidité à se développer sur une vaste étendue ; c'est l'effet de la fantasmagorie, qui fait paraître un objet lumineux plus rapproché de nous à mesure qu'il est agrandi par un verre grossissant. L'éruption étant entrée dans une phase nouvelle, la pluie de cendres cessa quelque temps, la cime du Vésuve se dégagea, et l'on vit tout à coup cet embrasement, qui pouvait avoir deux causes : ou bien la vapeur d'eau avait formé d'immenses nuages et la réverbération de la lave incandescente qui remplissait le cratère colorait ces nuages, ou bien il y avait eu une émission de gaz inflammables qui s'étaient frayé un chemin à leur tour, et qui, au contact de l'air, prenaient feu et éclairaient le ciel.

La journée s'avançait ; après un intervalle, les ténèbres se reformèrent, et la pluie de cendres recommença si drue et si lourde, qu'elle chargeait les vêtements, forçant les gens assis à se lever et à se secouer de temps en temps ; autrement ils auraient été ensevelis et comme écrasés sous le poids[2]. La cendre volcanique, en effet, est plus pesante que la cendre ordinaire, parce qu'elle contient une grande quantité de tuf pulvérisé. Quant à la partie la plus légère, elle fut emportée jusqu'à Rome ; Dion Cassius et d'autres historiens l'attestent, et ils ajoutent que le ciel s'obscurcit et que l'on se crut à la fin du monde. Rome n'est pas assez éloignée du Vésuve, à vol d'oiseau, pour que le fait soit révoqué en doute, surtout si nous mesurons à quelles distances le simoun d'Afrique transporte le sable du désert ; Procope à son tour raconte que, dans une éruption postérieure, le Vésuve envoya des cendres jusqu'à Constantinople. Ce récit, qui paraît d'abord exagéré, n'a cependant rien de matériellement impossible.

Enfin ces noires vapeurs s'allégèrent et se dissipèrent comme une fumée ou comme un nuage. La cendre cessant de tomber, le jour revint, le soleil se montra même, jaunâtre et comme pendant une éclipse. Tout apparaissait changé à des yeux encore troublés : la campagne et les maisons étaient couvertes d'une couche épaisse qui ressemblait à de la neige, sauf la couleur. On retourna à Misène, la journée tirait à sa fin ; on soupa et l'on passa la nuit entre l'espoir et la crainte, car les secousses du tremblement de terre se renouvelaient, quoique de plus en plus faibles.

Telles furent les impressions de Pline le Jeune : précisées par quelques explications, elles nous font voir clairement les phénomènes dont on fut témoin à l'extrémité du golfe de Naples Nous y trouvons aussi une indication exacte du temps qu'a duré l'éruption, du moins dans sa violence. Le 23 août, à une heure de l'après-midi, paraît la colonne de fumée. Ce n'est que pendant la nuit que le tremblement de terre commence, il redouble vers le matin ; la cendre tombe vers neuf heures le 24 ; elle cesse avant le soir, et les habitants de Misène, pendant la nuit du 24 au 25, ne ressentent plus que des oscillations du sol.

Suivons maintenant Pline l'Ancien, qui est parti le 23 ; la journée étant déjà avancée. Quoiqu'il eût ordonné aussitôt d'apprêter un navire léger et rapide, il avait été retardé. Les sablais de la flotte, en garnison à Rétina, lui avaient envoyé un messager pour le supplier de venir à leur secours. Adossés au Vésuve, pris entre Pompéi et Herculanum, qui chacune étaient accablées par un désastre différent, ils ne pouvaient se sauver que par mer. Le préfet de la flotte fit appareiller alors des galères à quatre rangs de rames, parce qu'elles pouvaient contenir plus de monde, se proposant de recueillir non seulement ses soldats, mais les Romains qui habitaient cette plage charmante. Ces contre-ordres et ces préparatifs divers demandèrent du temps. Ce ne fut que tard dans l'après-midi que Pline partit, se dirigeant droit vers Rétina. A mesure qu'il approche la cendre tombe sur ses vaisseaux plus épaisse et plus tiède[3] ; il s'y mêlait même des pierres polices et des débris noircis par le feu. Soudain on est arrêté : on ne peut approcher du rivage. La mer n'a plus assez de profondeur, soit qu'elle ait reflué, soit que la montagne l'ait en partie comblée par ses éboulements.

Ici il faut éclaircir le récit de Pline l'Ancien ou plutôt de, ceux qui l'accompagnaient, car on ignore si les tablettes sur lesquelles il ne cessait de prendre des notes ont été rapportées à son neveu ; Pline le Jeune, dans tous les cas, a pu consulter des centaines de témoins oculaires. La chute des cendres, des pierres ponces, des débris carbonisés, est confirmée par les fouilles de Pompéi ; mais que signifie cette retraite de la mer ? Pourquoi le rivage est-il devenu inabordable ? Pourquoi les navires, au lieu d'entrer dans le petit port de Piétina, doivent-ils rester au large et sont-ils exposés à toucher, faute de profondeur ? Le Vésuve n'a pas encore rejeté assez de matière pour combler le fond de la mer ; il n'y a eu ni éboulements, ni coulées de lave. Évidemment il s'est produit un soulèvement de la côte bien plus fort que celui qui a été observé en 1 861 par M. Sainte-Claire Devine, et qu'il supposait très judicieusement être l'effet des laves incandescentes répandues dans les anciennes fissures, se glissant sous les laves antérieures, les dilatant, les soulevant. Le sol s'est alors exhaussé, a déplacé le niveau des eaux, et rendu inabordables aux grands navires des lieux qu'ils pouvaient auparavant accoster. De là ce bas-fonds subit, vadum subitum, qui arrête les galères romaines et les force à rebrousser chemin en abandonnant à leur triste sort les soldats de la flotte aussi bien que les habitants des villas. La mer ne s'était retirée que parce que le rivage s'était relevé, et parce que les coulées de lave des éruptions primitives étaient travaillées par l'action souterraine des laves de l'éruption présente. Il faut renoncer à peindre l'état de tous ces malheureux, qui déjà probablement avaient donné l'assaut aux petits navires et aux barques tirées sur le rivage ; repoussés par de plus vigoureux ou prévenus par de plus diligents qui avaient pris le large, ils s'étaient réjouis à la vue de la flotte de Misène. Leur joie fit place au plus profond désespoir lorsque la flotte s'éloigna sans avoir pu communiquer avec eux. Fuir sur Herculanum ou sur Pompéi, ce n'était que choisir le genre de mort ; la plupart, sans doute, attendirent ce qui était inévitable.

Pline, ne pouvant aborder à Rétina, se dirigea sur Stabies, située au pied du mont Lactarius. Dans ce temps-là, le golfe de Naples formait un repli beaucoup plus profond entre Stabies et Pompéi. Les matières vomies par le volcan et rejetées par les flots ont comblé ce repli et substitué une plaine fertile à ce qui était jadis la mer. La terre a gardé une surface d'une égalité qui rappelle le niveau des eaux, et qui montre comment les dépôts successifs sa sont formés. C'est ainsi que le golfe d'Utique a été comblé par les vases d'alluvion, tandis que les sables allaient remplir et effacer les ports de Carthage. On prétend que des mâts de navire ont été trouvés enfouis au delà de Castellamare, à plus de 500 mètres du rivage actuel : ce serait une indication de l'ancien port de Stabies. Pline s'était porté de ce côté, autant pour observer le Vésuve que pour secourir son lieutenant Pomponianus, qui résidait à Stabies avec une partie de la flotte. Pomponianus, voyant approcher le danger, avait chargé ses vaisseaux, et attendait pour s'éloigner que le vent cessât d'être contraire. Pline le trouve tout tremblant, l'embrasse, l'exhorte, le rassure par sa propre sécurité, prend un bain, soupe gaiement, ou du moins en feignant la gaieté. Quand la nuit fut venue, de larges flammes et comme de vastes incendies éclataient sur plusieurs points du Vésuve. Pline prétendit que c'étaient des maisons de campagne abandonnées et des villages où l'on avait eu l'imprudence de laisser des feux allumés. Il ne pouvait connaître ni les gaz inflammables qui prenaient feu au contact de l'air, ni la réverbération de la lave du cratère sur les nuées, ni les coulées de lave peut-être qui commençaient à déborder des fissures. Il se coucha, et dormit si profondément que ceux qui veillaient à sa porte l'entendaient ronfler.

Vers le matin, il fallut l'éveiller cependant. La cour qui précédait sa chambre se remplissait de cendre et de pierres ponces qui menaçaient d'obstruer bientôt toute la hauteur de la porte. On tint conseil ; on se demanda s'il fallait s'enfermer dans les maisons ou gagner la campagne. Les secousses de tremblement de terre qui chassaient à la même heure les habitants de Misène, forcèrent également ceux de Stabies à camper à ciel ouvert, tant leurs maisons, agitées par de fortes oscillations, semblaient sur le point de les écraser. Hors de la ville, il est vrai, la pluie de pierres était gênante ; mais ces pierres étaient poreuses et légères, ne blessaient point, et l'on s'en garantissait en plaçant sur sa tête un oreiller attaché avec un linge ou une bandelette ; cette simple précaution suffisait. Voilà certainement ce que firent   à Pompéi tous ceux qui eurent l'heureuse inspiration de quitter la ville au lieu de s'enfermer chez eux. On remarquera aussi que la pluie de cendres et de pierres ponces commença le soir même à Rétina, pendant la nuit à Stabies, le lendemain seulement à Misène ; Misène ne reçut que de la cendre. Il est évident que si les matières lancées par le Vésuve eussent été incandescentes ou assez chaudes pour allumer des incendies, comme on l'a dit quelquefois, les Romains et les Stabiens n'auraient point songé à s'exposer à cette pluie en rase campagne. L'inconvénient était celui de la grêle, quand elle tombe forte et mêlée de glaçons ; encore la grêle a-t-elle beaucoup plus de densité.

Quoiqu'il fût l'heure où le jour recommence, la nuit la plus noire et la plus épaisse couvrait tout le golfe ; on ne se conduisait qu'à force de torches et de lumières de tout genre. On se rend au rivage pour essayer de reprendre la mer : elle était grosse et contraire. Là, Pline fait étendre une voile sur la cendre, s'y cois, demande de l'eau fraîche et en boit deux fois. Tout à coup des flammes mettent tout le monde en fuite et le forcent à se lever. Il s'appuie sur deux esclaves qui l'accompagnent, fait un effort et retombe mort. Il était asthmatique, nous dit son neveu, et sujet aux suffocations ; mais cette faiblesse de poitrine ne suffit pas pour expliquer sa mort. Les flammes et l'odeur du soufre dénotent trop clairement une émission subite de gaz échappés de fissures. Ces gaz devaient être de deux sortes, le gaz acide sulfureux, mortel pour ceux qui le respirent, et le gaz hydrogène carboné ou carbrue d'hydrogène, qui s'enflamme au contact de l'air. Par sa combustion, il dégage le gaz acide carbonique ; celui-ci, plus pesant, retombe et est également mortel. C'est ainsi que dans l'éruption de 1861 on a vu les laves de 1794 se rouvrir et laisser échapper par leurs fissures des gaz combustibles qui prenaient feu aussitôt. Il faut en outre considérer que Pline était couché sur le rivage, et que du fond de la mer se dégageait probablement une grande quantité d'acide carbonique qui formait une couche de plus en plus épaisse sur la surface du sol. Pline l'Ancien a subi le sort du chien que l'on introduit dans la grotte voisine de Pouzzoles. Tant qu'on le tient en l'air, il respire aussi bien que les visiteurs ; dès qu'on le pose à terre, il est asphyxié par l'acide carbonique, et, si les visiteurs se baissaient au lieu de se tenir droits, ils seraient également asphyxiés.

En se couchant, Pline alla au devant du danger. Ses compagnons, qui étaient restés debout, purent s'échapper sains et saufs. Les esclaves qui l'assistaient n'éprouvèrent aucun mal, parce qu'ils se baissèrent à peine pour l'aider à se relever. Le hasard a de ces ironies : l'illustre naturaliste ignorait les phénomènes de la nature ; ce savant ne savait pas que dans toute éruption les gaz émanés des coulées de lave et des fissures sont funestes aux êtres animés, et forment les couches inférieures de l'air parce qu'ils sont plus lourds que l'air. Il est mort parce qu'il s'est couché ; s'il était resté debout, il aurait lui-même fait la relation de tout ce qu'il avait vu. Lorsqu'on revint, trois jours après, le calme étant rétabli, on trouva, il est vrai, son corps intact et qui semblait dormir ; mais on oublia sous la cendre les tablettes sur lesquelles il avait consigné des observations qui auraient été plus curieuses pour nous qu'elles n'avaient été profitables pour lui-même. Son neveu semble avoir coordonné seulement les récits de ceux qui l'avaient accompagné.

 

 

 



[1] Comptes rendus de l'Académie des Sciences, même année.

[2] Operti atque etiam oblisi pondere.

[3] Le mot calidior, dont se sert Pline le Jeune pour qualifier la cendre qui tombait, indique seulement qu'elle était tiède ; autrement on n'aurait pas exposé les vaisseaux à un incendie certain.