LE DRAME DU VÉSUVE

 

II. — LE VÉSUVE PRIMITIF.

 

 

Parmi les sciences qui ont la nature pour objet, une des plus poétiques est certainement la géologie. C'est elle qui ouvre à l'imagination le champ le plus vaste quand il s'agit de la création du globe ou des transformations de la surface terrestre. Les voyageurs qui ont navigué jusqu'en Sicile et jusqu'en Grèce ne peuvent manquer d'être frappés de l'hypothèse émise par les géologues sur l'origine de la mer Méditerranée. Ils supposent qu'à une époque relativement rapprochée de nous il s'est produit une dépression générale de cette partie de la terre ; ce qui était montagne est devenu île, tandis que par un mouvement simultané le plateau intérieur de l'Afrique s'exhaussait, déversait ses eaux dans le nouveau bassin et faisait surgir le Sahara : après avoir été fond de mer, le Sahara devenait désert. Les sables attestent une révolution dont l'Atlantide de Platon et les Colonnes d'Hercule semblent, chez les Grecs, un lointain souvenir.

Ce qui paraît constant, c'est que, ou par suite de l'affaissement ou par sa constitution primitive, le fond de la Méditerranée est le point le plus faible de cette partie du globe ; c'est là que la croûte terrestre présente son minimum d'épaisseur, c'est-à-dire de résistance contre la pression du feu, des vapeurs et des gaz qui cherchent à s'échapper violemment de l'intérieur. C'est pourquoi l'on observe une ligne de volcans ou de phénomènes volcaniques qui part de la Syrie et de la mer Morte, passe par l'archipel grec et la presqu'île de Méthana, se relie au Vésuve et à l'Etna en se ramifiant vers le nord jusqu'aux volcans éteints de la Toscane et peut-être de l'Auvergne. Sur le grand axe qui traverse la Méditerranée de l'est à l'ouest, se produisent les tremblements de terre qui dans tous les temps ont secoué les villes, celles de l'Asie Mineure sous Tibère, celles de la Campanie sous Néron, Lisbonne au siècle dernier, Corinthe et Thèbes il y a peu d'années, Leucade il y a peu de mois.

J'ai nommé les volcans éteints de la Toscane, qui avaient hissé dans l'antiquité des traces assez sensibles pour éveiller l'esprit des peuples étrusques. Les Grecs montraient aussi le cratère éteint de la presqu'île de Méthana, reconnu récemment avec sa forme vraiment classique par M. Fouqué. Les Romains voyaient au-dessus de leurs tètes le mont Albain (Monte-Cavo), qui avait vomi jadis d'immenses quantités de scories et de laves, et dont les deux cratères, remplis par les eaux des pluies et des sources, se sont aujourd'hui transformés en lacs aux frais ombrages (Albano et Némi). Le Vésuve était moins célèbre chez les anciens, tant ses premières éruptions avaient laissé peu de traces, ou pour mieux dire, tant elles avaient été absolument oubliées. A peine quelques savants osaient-ils dire que c'était un volcan éteint, et leur opinion faisait sourire leurs voisins, qui ne voyaient que la beauté du site et la fécondité du sol.

Le Vésuve, en effet, avait été en activité dans les temps les plus reculés, peut- être au commencement de l'époque quaternaire, car certaines villes de la côte, Pompéi notamment, sont bâties sur un sol de formation volcanique très ancienne ; le petit promontoire sur lequel s'élevait Pompéi est une coulée de laves trachytiques poussée jusqu'à la mer.

Au premier siècle de l'ère chrétienne, les flancs du Vésuve étaient cultivés jusqu'au sommet ; aucune tradition ne laissait croire aux habitants du pays qu'il en eût jamais été autrement. L'expérience des éruptions récentes nous apprend, du reste, avec quelle rapidité se résolvent et deviennent fertiles ces cendres qui contiennent les substances chimiques les plus favorables à la culture, c'est-à-dire des oxydes alcalins. Le sommet de la montagne, au contraire, était un plateau aride, parsemé dans tous les sens de cavités profondes, dit le géographe Strabon ; on y voyait des pierres noircies, des traces de feu. Une ceinture de rochers formant un demi-cercle couronnait comme aujourd'hui la montagne de la Somma et marquait l'ancien cratère, dont l'autre demi-cercle s'était affaissé. Ces rochers, formés d'une sorte de porphyre avec de l'amphigène, étaient découpés, dentelés, et ressemblaient çà et là aux créné-aux d'une forteresse. Les anciens conduits par lesquels la lave et les cendres s'étaient frayé une issue, avaient creusé les parties plus tendres et formé des cheminées qui se ramifiaient comme les traces perpendiculaires et couvertes de suie que laissent les maisons en démolition sur les maisons voisines. Une brèche plus profonde, qui doit correspondre à ce que les Napolitains appellent Canale della Reina, avait été escaladée par Spartacus lorsque, bloqué sur le plateau du Vésuve par C. Claudius, lieutenant du préteur, il avait fait tresser des échelles avec des sarments de vignes, et, franchissant un retranchement qu'on jugeait inaccessible, était tombé sur le camp des Romains endormis.

Ce que les modernes doivent s'efforcer surtout de se figurer, c'est que dans l'antiquité le sommet du Vésuve, au lieu d'être un cône, était un plateau. Le demi-cercle de rochers que nous venons de décrire déterminait la moitié du cratère, adossé à la terre ferme et aux. Apennins. L'autre moitié s'était affaissée, avait comblé l'intérieur du cratère, et, en obstruant tous les conduits, avait préparé de terribles matériaux pour les éruptions futures. On reconnaît très bien cet affaissement et l'orifice primitif du volcan, beaucoup plus vaste que ne l'est celui d'aujourd'hui. C'est ainsi que le Papandayang, dans l'île de Java, s'est effondré dans la nuit du 11 août 1772. Après avoir englouti quarante villages sous les matières qu'elle arrachait de son sein, la montagne s'abaissa subitement de 3.000 mètres à 1.700 mètres. Le Vésuve ne s'est effondré que d'un côté, vers la mer ; c'est pourquoi, au lieu d'un cercle parfait, on ne voit plus qu'un demi-cercle lorsqu'on s'élève assez haut pour embrasser du regard l'ensemble de la Somma et reconstituer ses lignes générales.

Le cône du Vésuve n'existait pas alors. Il s'est formé par l'effet des éruptions successives, car il y en a eu un grand nombre dans les temps modernes : l'histoire en a enregistré plus de quarante-cinq ; malheureusement elles n'ont été l'objet d'aucune observation : ni le moyen âge ni la renaissance n'en ont fait profiter la science. A partir de l'an 79 de notre ère, lorsque le Vésuve eut fait sa grande explosion, les cendres, les pierres lancées en l'air et retombant perpendiculairement, les laves qui se refroidirent auprès de l'orifice, formèrent peu à peu autour du centre d'éruption une sorte de muraille circulaire qui fit talus en dehors, et alla se rétrécissant à mesure qu'elle s'élevait. Chaque siècle vit grandir ce monceau de scories, qui finit par atteindre une hauteur de 400  mètres. Le cône a ses racines au milieu de l'ancien plateau de la Somma, c'est-à-dire du cratère primitif. Il est exactement concentrique à ce cratère, de même que le pic de Ténériffe, qui est un cône de formation semblable, s'est élevé au centre du cratère qui l'a produit, de même qu'à Santorin (l'ancienne Théra) la lave qui s'échappait du fond d'un cratère effondré s'est exhaussée peu à peu en se refroidissant au fond de la mer, et a fini par émerger sous forme d'îlots. La rade de Santorin n'est autre chose que l'intérieur d'un volcan qui s'est affaissé et a été rempli par les flots. Les falaises de l'île ne sont que cendres et que scories. Il y a peu d'années, on voyait encore, à travers la transparence de l'eau, les pics sous-marins qui s'exhaussaient chaque année par le refroidissement des déjections volcaniques. On sait comment en 1867 les coulées de lave ont atteint la surface, et quels développements subits ont pris les phénomènes éruptifs. Devant des faits aussi cul. rieux, celui qui donne carrière à son imagination arrive à prévoir un temps où le volcan comblera de nouveau ce qui est un abîme aujourd'hui, reformera la montagne qui s'est écroulée, et refoulera la mer qui a pris sa place. La naissance du cône du Vésuve n'a donc rien qui puisse surprendre, surtout lorsqu'elle est expliquée par des exemples contemporains et par des accidents semblables arrivés sous nos yeux.

Je disais que ce cône, à mesure qu'il s'est élevé, a restreint l'orifice du volcan. Aujourd'hui en effet le périmètre du cratère est à peine de 600 mètres. Au xvii siècle, il avait près de 7 kilomètres de tour. Du moins c'est ce que nous apprend le récit de l'abbé Braccini, qui visita et décrivit le volcan peu de temps avant la grande éruption de 1631. Maintenant, au contraire, ceux qui descendent dans le cratère, quand la fumée et les émanations sulfureuses le permettent, ne vont guère plus bas que 40 ou 50 mètres, et se trouvent bientôt arrêtés avant d'atteindre le fond de l'entonnoir.

En 1631, le Vésuve était resté tranquille pendant près d'un siècle et demi depuis l'an 1500. Non seulement les cendres et les scories s'étaient refroidies, mais la nature avait repris quelques-uns de ses droits, si l'on en croit l'abbé Braccini, qui fit alors cette exploration[1]. Il paraît qu'il visita le sommet du cratère, qui semblait complètement éteint, et qui avait 5.000 pas de circonférence sur les flancs. Des broussailles assez épaisses, des halliers avaient poussé çà et là, et servaient de refuge à des sangliers que venaient relancer les chasseurs des environs. Au milieu de la plaine, dans l'intérieur, paissait du bétail. Là s'offrait un passage tortueux par lequel on pouvait descendre au milieu des rochers et des pierres pendant un mille environ ; on arrivait alors à une autre plaine plus spacieuse, couverte. de cendres, où trois petits étangs étaient disposés en triangle : celui de l'est contenait de l'eau chaude, corrosive et amère, un autre, à l'ouest, de l'eau plus salée que celle de la mer, le troisième de l'eau chaude sans goût particulier.

Il est difficile d'ajouter une foi absolue aux descriptions de l'abbé Braccini. N'était-ce pas lui qui prétendait, quelques mois plus tard, avoir mesuré au quart de cercle la hauteur des pierres enflammées que la montagne lançait pendant l'éruption, et qui donnait je ne sais quel chiffre fantastique qui fait sourire ? Sa relation du moins nous fait sentir combien l'aspect et l'état du Vésuve étaient différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. Si le Vésuve, après cent trente et un ans de repos, avait déjà cette fécondité, que devait-ce être dans l'antiquité, après tant de siècles pendant lesquels il avait paru absolument éteint !

Il est vrai qu'une question se présente. Pendant cette période de sommeil, que devenait le feu terrestre qui n'avait point d'issue ? Que devenaient les vapeurs et les gaz qui se développaient dans le foyer souterrain ? Les lois générales qui président même à ce qu'on peut appeler des phénomènes d'exception n'avaient-elles pas leur application ? Il faut remarquer d'abord qu'à cette époque l'Etna avait plus de puissance et plus d'activité qu'aujourd'hui. Or l'Etna et le Vésuve paraissent en corrélation, réunis par des conduits souterrains dont Stromboli est l'indice et pour ainsi dire la soupape de sûreté. Mais, sans aller si loin du golfe de Naples, à l'extrémité, sur le territoire où Cumes avait été fondée par les Grecs, se manifestaient des phénomènes volcaniques beaucoup plus graves que ceux qui subsistent de nos jours, je veux parler de ces Champs Phlégréens (champs brûlés) dont les anciens avaient fait l'image ou plutôt l'accès des enfers. Ces lieux, chantés par Virgile et par les poètes latins, avaient frappé trop vivement l'esprit des Grecs avant de les frapper eux-mêmes pour ne pas avoir une importance plus considérable que celle qu'ils ont aujourd'hui. La terreur qu'ils ont inspirée et les fables dont on les a entourés prouvent que les accidents avaient plus de violence. Ainsi le Styx, dont personne ne pouvait boire l'eau, devait dégager une quantité d'acide carbonique ; l'Achéron, sur les bords duquel erraient les ombres des morts, devait être beaucoup plus désolé que ne l'est le lac Fusaro ; le lac Averne tuait les animaux par ses émanations d'hydrogène sulfuré, de même que le lac Agnano les écarte encore.

Les voyageurs considèrent comme un jeu leur promenade aux enfers de Virgile ; ils rient de la solfatare, des étuves de Néron, de l'antre de la sibylle et surtout de la grotte du Chien. Ne soyons pas injustes envers les anciens. Il est sûr que les phénomènes avaient plus de gravité et plus de force à une époque où le Vésuve était inactif et n'offrait aucune issue aux feux souterrains. Cette corrélation entre des lieux si voisins est évidente : l'alternative même des manifestations géologiques sur un point et sur l'autre en est la preuve. Je disais plus haut que de l'an 1500 à l'an 1631 le Vésuve n'avait point eu d'éruption. Qu'est-il arrivé pendant cette période dans les Champs Phlégréens ? Dès l'an 1538, op y vit tout à coup surgir une montagne formée de laves, de pierres et de cendres ; l'éruption fut si violente que des villages furent engloutis, des personnes tuées, le lac Lucrin comblé en partie, Pouzzoles et Naples remplies de cendres, et au bout de deux jours la montagne avait 134 mètres de hauteur ; elle existe encore, c'est le Monte-Nuovo. Au contraire, lorsque le Vésuve reprit son action à peu près régulière, les Champs Phlégréens rentrèrent dans l'état où on les voit maintenant.

Une autre question se présente à l'esprit. A quelle époque peut avoir eu lieu la grande éruption du Vésuve qui a précédé l'histoire et après laquelle le volcan s'est reposé jusqu'au premier siècle de l'ère chrétienne ? Les traditions manquent : aucun fait n'était resté gravé clans la mémoire des hommes. Les géologues d'alors étaient singulièrement ignorants, aussi bien Empédocle, qui se jetait dans le cratère de l'Etna pour mieux l'observer, que Pline l'Ancien, qui allait mourir au pied du Vésuve, faute de savoir que le gaz acide carbonique est plus pesant que l'air. La légende des Titans, fils de la Terre, vomissant des feux et lançant des pierres contre le ciel, les dieux répondant par la foudre, Encelade enseveli sous l'Etna, Typhée jetant des flammes Par cent bouches, n'attestent que le souvenir idéalisé des accidents dont la Grèce avait été témoin : rien ne concerne le Vésuve.

L'archéologie fournit seule quelques points de comparaison ou du moins de lointaines analogies. Je ne parle pas des villes de la mer Morte, Sodome, Gomorrhe, etc., parce que la science n'a pu encore s'assurer si elles ont été englouties dans un cataclysme volcanique, ou si elles ont été détruites par des couches de naphte abondantes dans le pays et subitement embrasées. Quand la relation du voyage du duc de Luynes aura été publiée, nous saurons peut-être quelles conclusions l'examen des lieux a suggérées à ce courageux explorateur, qui unissait tant de méthode à tant de mérite et qui a doté son pays d'une collection vraiment princière. On citera avec moins d'hésitation les découvertes faites sur le Monte-Cavo au mois de février 1817, sur le territoire de Marino et dans le voisinage des ruines d'Albe-la-Longue, ainsi nommée parce qu'elle s'étendait sur le bord du lac. On a trouvé, sous un banc de péperin qu'on exploitait et qui avait environ 6O centimètres d'épaisseur, des tombeaux qui paraissaient appartenir aux temps les plus reculés. Il n'est pas inutile de rappeler quelle est la formation de cette pierre, dite péperin, qui est toute volcanique. C'est un tuf composé de cendres et de petites pierres calcinées qui, après avoir été rejetées par Le volcan, ont été entraînées et amalgamées par les torrents de pluie qui accompagnent toute éruption très violente. Le Monte-Cavo, au temps de son activité, a vomi un jour une immense quantité de vapeur d'eau. Cette vapeur, condensée aussitôt par le refroidissement, est retombée autour du cratère sous forme de pluie torrentielle, entraînant cendres et pierres carbonisées, les précipitant dans les parties creuses de la montagne, formant des dépôts qui se sont peu à peu solidifiés, et ont pris la dureté de la pierre. Les petits charbons semés dans ces tufs gris ont paru aux Italiens des grains de poivre, d'où le nom de peperino. Le péperin a servi à bâtir Rome sous la république ; le travertin, qui est formé au contraire par le sédiment des eaux sulfureuses de Tivoli, ne l'a remplacé que plus tard.

Or sous ce banc de péperin, contemporain des dernières éruptions du Monte-Cavo, antérieur par conséquent aux époques historiques qui n'ont connu le volcan qu'absolument éteint, on a vu reparaître des tombeaux et des restes de constructions qui n'ont été ni explorées avec discernement, ni décrites avec exactitude, car c'étaient des gens du pays qui faisaient ces fouilles par simple spéculation. Dans les tombeaux, on a recueilli des vases de terre noire d'une fabrication assez grossière, qui se rapprochent des poteries primitives de l'Italie. Ce qui frappa le plus, ce fut une urne en forme de cabane ronde avec son toit, ses ais, sa porte, qui s'ouvrait pour recevoir des ossements. Le dessin de cette cabane a été publié par le duc de Blacas, qui reconnaissait avec raison l'image des chaumières des premiers habitants du Latium : ils voulaient que leur dernière demeure ressemblât à celle où ils avaient passé leur vie, idée touchante et non sans poésie.

D'autre pari, des fibules en bronze découvertes avec ces vases ne permettent pas aux suppositions de remonter jusqu'à l'âge de pierre, et, comme la dernière éruption du Monte-Cavo ne peut être assez moderne pour être rapportée à l'âge de bronze, on est tenté de croire que ces tombeaux ont été creusés sous un banc de péperin par les habitants d'Albe-la-Longue. Cette conclusion rencontre aussi quelques difficultés. Des fouilles dans cet endroit et des investigations méthodiques sont donc indispensables pour trancher la question et nous autoriser à croire qu'un cimetière et, par conséquent, des habitations, ont été ensevelis sous les déjections du volcan avant que l'humanité sût fixer ses souvenirs et faire son histoire.

Le troisième fait a une importance décisive, parce qu'il a été scientifiquement con staté. Des hommes de l'âge de pierre ont été ensevelis par un volcan, et vingt siècles peut-être avant Pompéi, une petite ville de l'archipel grec avait le même sort. L'île de Théra (Santorin) et l'île de Thérasia, qui en faisait jadis partie, sont de formation volcanique ; tout y est cendre ou scories, la vigne seule pousse sur le sol, qui produit un vin renommé en Orient ; il n'existe ni un ruisseau ni une source : les navires rapportent pleines d'eau les outres de cuir qu'ils ont emportées pleines de vin. Lorsque la compagnie de l'isthme de Suez fit construire Port-Saïd ; elle eut besoin de mortiers excellents et envoya chercher dans l'île de Thérasia la pouzzolane nécessaire pour construire le port, les quais, les fondations d'une ville bâtie sur la mer. Pendant plusieurs années, des bâtiments partis d'Égypte vinrent recevoir cette cendre précieuse qu'on précipitait du haut des falaises ; les ouvriers enlevaient des couches considérables, mais ils s'arrêtaient toujours à une certaine profondeur, devant des pierres, des blocs de lave et divers débris qui embarrassaient leur travail.

Eu 1867, l'éruption du volcan rajeuni de Santorin attira tout à coup l'attention de l'Europe. Des savants furent envoyés pour observer les phénomènes ; de Paris, on envoya M. souqué, disciple et ami de M. Sainte-Claire Deville ; d'Athènes, M. Christomannos, professeur de chimie à l'université. Arrivé le premier, M. Christo-mannes remarqua que les blocs de lave qui arrêtaient les ouvriers étaient disposés dans un certain ordre, et formaient des plans réguliers. Il fit fouiller et trouva des constructions faites de main d'homme. M. Fouqué, qui arriva plus tard, fit faire des fouilles de son côté[2]. Toutes ces recherches aboutirent au même résultat ; on rencontra des maisons avec des portes, des fenêtres, des murs de séparation. Ces maisons étaient construites en blocs de lave non taillés, ajustés les uns sur les autres, comme les Pélasges ajustaient les blocs de rochers, avec cette différence seulement qu'ils étaient liés avec de la terre végétale, mouillée et pétrie comme un véritable mortier. L'intérieur des maisons et la toiture étaient munis de ce pisé pour écarter l'intempérie des saisons. On reconnut des restes de troncs d'olivier sauvage garnis de leur écorce, quoique consumés par le temps et tombant en poudre : c'étaient les supports dé la toiture. Au milieu de certaines chambres, une pierre arrondie servait de base à la poutre qui faisait le centre sur lequel venaient converger les poutres de la toiture circulaire. Enfin, dans une des habitations, un squelette d'homme affaissé sur lui-même attestait la chute du toit qui l'avait écrasé ; les os étaient mêlés les uns avec les autres ; le crâne, seul reconnaissable, prêtera peut-être à quelques observations nouvelles et intéressantes pour la science ethnologique.

Nous ne ferons que citer les vases en terre cuite, faits au tour (quelques-uns contenant de l'orge), une meule pour broyer le grain, trois poids en lave dont la corrélation est manifeste, car ils pèsent 250,750 et 3,000 grammes, des os de mouton, et enfin une pointe de lance en silex de 8 centimètres de long, une scie en silex (5 centimètres) d'une grande finesse, divers instruments en silex ou en pierre obsidienne.

Voilà donc une ville primitive ensevelie tout à coup, en pleine activité, et sans pouvoir se prémunir contre le danger. Les hommes qui l'avaient bâtie avaient déjà des relations commerciales avec des navigateurs qui les visitaient, ainsi que l'attestent des matières que l'île de Théra n'a jamais dû produire, notamment deux anneaux d'or que les marchands phéniciens sans doute avaient échangés avec les denrées que produisait l'île. Le cataclysme volcanique peut être reporté entre l'an 1500 avant Jésus-Christ et l'an 2000. Qui nous dit qu'à cette époque le golfe de Naples n'a pas été le théâtre d'un semblable désastre ? Certes cet admirable pays a attiré les hommes aussitôt qu'ils ont fait leur apparition en Italie. Dès l'âge de pierre, ils ont dû se fixer sur ses bords fertiles et sous un climat enchanteur qui leur épargnait les intempéries et les souffrances. Il n'y a rien de téméraire à affirmer que le pied du Vésuve était habité lorsqu'eut lieu la grande éruption qui a fait effondrer le cratère de la Somma. Dès lors, ce qui s'est passé dans l'île de Théra et de Thérasia a pu arriver également, à quelques siècles près en Italie. Des cités primitives, visitées déjà par les Phéniciens, ont pu être ensevelies sous les cendres et sous les laves.

Il est permis d'aller plus loin et de se demander si Pompéi même et Herculanum ne s'élevaient pas jadis sur ces cités condamnées aussitôt à l'oubli. Sous le promontoire de lave trachytique qui supporte l'antique Pompéi, ou sous les fondations volcaniques d'Herculanum, il n'est pas impossible qu'on retrouve un jour ce qu'on a retrouvé

Santorin. Pour moi je souhaiterais que des puits larges et profonds fussent pratiqués sur divers points de Pompéi : dans la partie da forum qui est sans dalles, hors des murs de la ville, au milieu de l'amphithéâtre, en un mot partout où le sol est libre. Ces puits, après avoir traversé les scories et les déjections les plus anciennes du volcan, atteindraient promptement le sol recouvert par l'éruption antéhistorique. Qui sait quelles découvertes attendent les explorateurs assez convaincus pour tenter cette facile aventure ? Qui sait si l'on ne verra pas apparaître, sous la ville romaine dont les voyageurs admirent la conservation miraculeuse, les traces d'une autre ville antérieure de deux mille ans ?

Une telle supposition devient moins invraisemblable, si l'on considère d'une part que les villes se succèdent à la même place parce que les hommes y trouvent la satisfaction des mêmes besoins, d'autre part que les phénomènes volcaniques frappent les mêmes lieux, parce que ce sont les points les plus faibles du sol et comme des brèches toujours accessibles. On pourrait comparer un volcan à l'éclat que produit une petite pierre lancée contre une vitre. On observe d'abord un trou, puis un rayonnement en forme d'étoile, c'est-à-dire des fentes divergentes qui partent d'un centre commun. De même le cratère n'est que l'orifice de la blessure faite à l'écorce terrestre. Outre le cratère, il y a des fissures diamétrales qui rayonnent dans divers sens et passent par l'axe du cratère. Chaque tremblement de terre rouvre ses fissures, qui sont de plus en plus faciles à rouvrir ; chaque éruption pousse vers ces soupiraux tout préparés les laves incandescentes et surtout les gaz qu'elles dégagent. II est évident que les villes bâties sur ces fissures inconnues, parce qu'elles sont dans les profondeurs du sol, doivent être sujettes au retour des mêmes accidents. Pompéi, Herculanum, Oplonte, étaient évidemment dans ce cas : de là leurs malheurs répétés. Les huit grandes éruptions de 203, de 471, de 512, de 685, de 983, de 993, de 1130, de 1049, ont toujours menacé ou ruiné les villages qui s'élevaient à la place des cités antiques ; cela s'est renouvelé dans les temps modernes. Torre-del-Greco, qui parait occuper la place d'Oplonte, a été détruite onze fois par des coulées de lave et rebâtie onze fois. En 1794 notamment, Torre-del-Greco a été engloutie sous un courant de lave qui, eu six heures, a atteint la mer, et qui s'étendait sur une largeur de près de 1,000 pieds. Aujourd'hui même, à Pompéi, le temple d'Isis et ses environs, l'intérieur des égouts qu'on n'ose fouiller, sont parfois empestés par des exhalaisons de gaz acide carbonique qui prouvent que les fissures s'entrouvrent ou sont prêtes à s'entrouvrir à chaque mouvement du Vésuve ou du sol, Dans le journal des fouilles, rédigé par les surveillants, on voit qu'à diverses époques les travaux ont été arrêtés par des émanations méphitiques (mofeta), et qu'on n'aurait pu les continuer sans exposer les ouvriers à être asphyxiés. Ces témoignages sont autant de preuves de la persistance des fissures, c'est-à-dire des parties faibles, qui subissent, dans la profondeur de la terre, les premiers assauts du feu terrestre.

Une preuve plus décisive encore, c'est le tremblement de terre qui a renversé Pompéi le 5 février de l'an 63. Ce tremblement de terre, prélude de catastrophes plus terribles, n'avait fait que secouer les autres villes de la Campanie ; Naples même, qui avait vu tomber plusieurs maisons, avait conservé tous ses édifices solidement bâtis. Au contraire, les villes placées sur les fissures normales qui partaient du centre du Vésuve reçurent toute la violence du choc. Herculanum fut à demi détruite, Pompéi entièrement renversée, selon les historiens ; des statues furent fendues sur leurs piédestaux ; les troupeaux, affolés par la terreur, s'étouffèrent en se pressant les uns contre les buires ; les habitants coururent éperdus dans la campagne, et plusieurs restèrent fous. L'émotion fut telle, même à Rome, que le sénat délibéra pour savoir s'il permettrait aux Pompéiens de revenir sur un sol aussi dangereux et de reconstruire leurs maisons. On le permit ; plus d'un riche Pompéien s'était déjà défait à bas prix de sa propriété, et avait emporté ses meubles et ses objets les plus précieux, fuyant à jamais un pays frappé par la colère des dieux ; c'est pourquoi, dans certains quartiers de Pompéi, nous trouvons deux ou trois maisons reliées les unes aux autres malgré des plans et des niveaux différents ; probablement les voisins de ceux qui voulaient quitter la ville avaient profité de ces ventes précipitées et étendu leurs propres demeures ou leurs bureaux, puisqu'ils étaient presque tous des commerçants, en perçant des portes et en se raccordant par des escaliers.

La reconstruction de Pompéi fut rapide, les temples furent rebâtis, plus petits et moins riches qu'ils n'étaient auparavant, celui d'Hercule notamment ; le forum fut, au contraire, agrandi et embelli ; les décurions, les duumvirs, les édiles, luttèrent d'activité et de zèle ; les statues que leur votèrent leurs concitoyens et les inscriptions qu'on trouve sur les piédestaux en sont l'irrécusable témoignage. Les théâtres n'étaient pas tout à fait achevés, le forum occupait encore les ouvriers, et des blocs étendus sur le sol attendaient le ciseau ; mais les boutiques et les maisons se réparèrent beaucoup plus vite, parce que la légèreté des constructions et la qualité des matériaux s'y prêtaient. Déjà Pompéi avait repris son activité et plus de fraîcheur ; de toutes parts les modeleurs en stuc et les peintres décorateurs avaient été appelés ; ils ne pouvaient suffire, et la célérité ne s'obtint qu'aux dépens du soin, du luxe et de la beauté. D'ailleurs beaucoup d'habitants avaient été appauvris par la catastrophe et se trouvaient condamnés à l'économie ; les pauvres et les affranchis, qui avaient été forcés de refaire leurs boutiques, avaient fait rajuster, sans égard à la forme ni à la couleur, les débris de marbre qu'ils avaient pu recueillir.

Le vrai malheur pour les modernes, c'est que la véritable ville de Pompéi, la ville antique, vénérable, pleine d'enseignements, construite à diverses époques, avec son histoire, sa transformation, ses variétés de style, a disparu dans cette reconstruction. Tout a été rajeuni, c'est-à-dire ramené à un modèle uniforme, qui est le goût du temps. Combien il eût été préférable que l'éruption du Vésuve eût été avancée de quelques années, et que Pompéi, au lieu d'être ensevelie l'an 79. de l'ère chrétienne, sous Titus, eût été ensevelie avant le tremblement de terre, l'an 63, sous Néron ! La ville des anciens âges reparaîtrait aujourd'hui ; nous la verrions sortir du sol avec son caractère national, ou même avec ses caractères divers : ici se ferait sentir l'influence grecque, là persisterait la vieille tradition osque, plus loin se trahiraient les mœurs campaniennes, tandis que les monuments et les maisons refaits après l'an 63, sous l'empire, portent le cachet de l'an 63 et de l'empire : tout est inspiré par le même temps, et au milieu de cette relative stérilité on ne peut guère se. flatter d'avoir sous les yeux autre chose qu'un municipe latin du Ier siècle. L'intérêt est grand assurément, et il y a longtemps que l'Europe reconnaissante s'est écriée : Le Vésuve n'a pas détruit Pompéi, il l'a conservée ; mais combien le miracle eût été plus complet et l'archéologie plus satisfaite, si le Vésuve eût englouti la ville seize ans plus tôt, au lieu de la renverser simplement ! Ce vœu n'est pas exempt de férocité, mais je ne puis m'empêcher de regretter les curieux monuments du passé, les inscriptions osques, les temples grecs, les peintures étrusques, les maisons de la fin de la république, les théâtres avec leurs particularités propres à l'ancienne Campanie, les statues archaïques, les tombeaux des siècles primitifs, toutes ces beautés inconnues qui se seraient retrouvées enfouies sous les cendres tt protégées par les cendres. En vérité, la destruction de Pompéi avait eu lieu l'an 63, et la ville qui s'est relevée à sa place pour périr à son tour, n'était déjà qu'une ville de la décadence, décorée par un art qui était lui-même en décadence.

 

 

 



[1] Campi Phlegrœi, page 62.

[2] Voyez le rapport de M. Fouqué dans les Archives des Missions scientifiques, t. IV de la nouvelle série, p. 223. Voyez aussi, dans la Revue des Deux-Mondes, l'étude intitulée Une Pompéi antéhistorique, 15 octobre 1869.