LE DRAME DU VÉSUVE

 

I. — L'ANCIENNE CAMPANIE.

 

 

Il n'est plus permis aujourd'hui de décrire le golfe de Naples ; ceux qui ne l'ont pas vu le connaissent, tant ils l'ont entendu célébrer. Le ciel et la mer, la côte et les îles, les plaines fertiles et les montagnes découpées, une rivière de maisons blanches ou de villas peintes en jaune et en rouge, le Vésuve fumant, les barques, les filets tirés sur la plage par les pêcheurs aux jambes nues, les barcarolles et les tarentelles, la gaieté, la mollesse, les lazzaroni étendus au soleil, tout a exercé le talent des peintres aussi bien que l'esprit des poètes ; et cependant la désolation a passé jadis sur ce lieu enchanté, la nature et l'homme ont détruit à l'envi l'œuvre du Créateur et de la civilisation, les éléments ont bouleversé le sol, les barbares ont accumulé les ruines. Les rivages sont couverts d'un sable noir, la mer a été refoulée, les ports sont comblés, les villes ensevelies sous la cendre, les rochers dorés sont enveloppés de lave et de scories ; un deuil ineffaçable s'est étendu sur une partie du golfe ; le Vésuve, riant jadis et cultivé, est devenu sombre et comme une perpétuelle menace. Tout est décadence, depuis Baïa et Misène jusqu'à Pompéi et Stabies. Des événements terribles ont en quelque sorte déformé ce sol, dont la beauté primitive peut à peine être conçue.

Avant de faire un effort pour retrouver ces images perdues, il faut entrer dans l'antiquité et demander des secours à l'histoire. Il ne suffit pas de s'élancer dans le vide : pour arriver à quelque vraisemblance, il faut chercher un point d'appui dans les traditions écrites, qui sont peu nombreuses, et dans les traditions locales, autant qu'elles touchent à l'archéologie.

En premier lieu, quel peuple, vraiment digne d'envie, possédait ce pays privilégié ? Quel était le tempérament ou le génie des habitants de ce paradis terrestre ? Il est constant que la côte de la Campanie, entre Herculanum et Stabies, était occupée par les Osques ; ils se prétendaient autochtones, se confondaient avec les antiques Ausoniens chantés par les poètes ; ils parlaient une langue qui n'était pas sans parenté avec celle des Latins, que l'on comprenait à Rome, et qu'ils écrivaient avec des caractères empruntés au vieil alphabet dorien. D'abord les Osques étaient agriculteurs et guerriers comme les populations montagnardes ; ils étaient rudes, aimaient le travail ; mais peu à peu ceux qui occupaient la plaine (campani) subirent l'influence d'un climat enchanteur qui les portait à la mollesse ; ils changèrent de mœurs, recherchèrent les arts et les plaisirs. Ce qui contribua surtout à les adoucir, ce fut le contact des étrangers, c'est-à-dire d'une civilisation plus avancée.

Les premiers paraissent avoir été les Phéniciens, ces grands navigateurs, qui cherchaient partout des débouchés pour leur commerce, des sources de matières premières, des abris sûrs pour leurs vaisseaux. Pompéi leur devait le culte de Vénus, d'une certaine Vénus Physica[1], dont l'origine asiatique n'est point contestée, et qui devint, comme à Corinthe, la divinité protectrice de la ville. En effet, dans le temple qui est contigu au forum, (ce n'est point ici le lieu de le décrire) on n'a pas assez remarqué, dans la cella même, à gauche, une grosse pierre de forme conique, semblable aux idoles primitives que l'on conservait dans les temples de l'Asie-Mineure et de quelques villes de la Grèce ; on les appelait bétyles[2] et on les ornait de draperies. Les inscriptions tracées à la pointe sur les murs de Pompéi invoquent plus d'une fois Vénus pompéienne ou Vénus Physica, et P. Cornelius Sylla, quand il y envoya une colonie, ne lui donna point d'autre nom que celui de Colonia Veneria-Cornelia.

Après les Phéniciens viennent les Grecs, qui se répandent sur la côte, y propageant le commerce et le goût. Fondée en 1050, Cumes acquiert une puissance qui bientôt résistera à toute la confédération des Étrusques ; elle étend peu à peu ses établissements et fonde Dicéarchia (Pouzzoles), Parthénopé, qui prend le nom d'une des sirènes, jusqu'au jour où, agrandie par les exilés de Cumes, elle s'appellera la nouvelle ville, Néapolis, et gardera ce nom dans l'histoire. Plus loin, à une demi-lieue de Parthénope, la ville d'Hercule (Héracléion, en latin Herculaneum ou Herculanum) trahit aussi son origine grecque. Le souvenir d'Hercule apparaît presque toujours à côté des phénomènes volcaniques, des sources sulfureuses, des émanations méphitiques, qui semblaient au vulgaire annoncer l'entrée des enfers. Près d'Herculanum, et peut-être dans sa dépendance, Rétina offre son port, où les navires légers trouvent un abri, tandis que les barques sont chaque soir tirées sur le sable. Vers le fond du golfe, Pompéi est un entrepôt pour le commerce, le nœud des relations constantes avec les Osques ; c'est là qu'ils apportent leurs huiles, leurs vins, leurs laines, soit par terre, soit par le fleuve Sarnus, qui était navigable dans l'antiquité.

En même temps que les Grecs, les Étrusques étendent leurs conquêtes jusqu'au milieu de la Campanie. Repoussés sur mer par les flottes des Cuméens et d'Hiéron, tyran de Syracuse, allié de Cumes, ils s'avancent par-dessus le Latium et Rome, soumise à leurs lucumons, jusqu'à Capoue et Nola, et fondent une confédération de douze villes, image des douze lucumonies du nord. La civilisation étrusque a dû exercer à son tour quelque action sur les sociétés osques et sur le génie campanien.

La quatrième source d'influence, la plus puissante, c'est Rome, qui luttera longtemps avec les Campaniens avant de les plier à sa langue, à ses formes politiques, à ses mœurs ; même quand la conquête sera définitive, l'assimilation ne sera jamais complète.

Ainsi, étant donnés ces quatre points de contact qui se succèdent dans une période historique d'au moins douze siècles, les Osques de la Campanie ont pris aux Orientaux le culte de leur déesse tutélaire ; aux Grecs la notion des arts, la culture de l'esprit, le commerce ; aux Étrusques le goût du luxe, des bijoux, des riches ameublements, des bronzes bien ciselés, des combats de gladiateurs, la science de la bonne chère et de la volupté ; aux Romains la constitution municipale, la discipline administrative, et, après une longue domination, la langue et les mœurs.

Lorsqu'un peuple montagnard descend dans la plaine, il se produit nécessairement chez lui de grandes modifications, mais il lui reste toujours quelque chose de la vigueur et du tempérament natifs. Tout en recevant de leurs voisins ou de leurs conquérants une forte empreinte, les Campaniens restent eux-mêmes ; ils conservent un esprit indépendant, et ne cessent de protester contre leurs maîtres. Amollis peu à peu par le climat, s'éloignant de plus en plus du type osque primitif, ils ne s'assimilent point pour cela aux conquérants, et ils luttent contre les influences qui les envahissent, donnant par là les preuves les plus sensibles de leur vitalité. Par exemple, après six siècles de relations étroites avec Cumes, lorsque la confédération des Samnites veut reconquérir sur tous les étrangers les terres et les côtes perdues, les Campaniens semblent céder avec joie aux Samnites, qui sont de leur race, parlent la même langue, servent de la même écriture ; ils vont avec eux assiéger Cumes (l'an 417), vendre ses habitants comme esclaves et effacer cette brillante colonie, qui avait été la parure et la richesse de l'Italie méridionale. Mors les Pompéiens se trouvent dans leur élément, ils sont redevenus purement Osques, ils héritent d'une partie de la richesse de Cumes : c'est à cette époque qu'ils élèvent les solides murailles qui ont été découvertes sur une certaine étendue, et attestent la prospérité du peuple qui les a bâties.

Quand les Romains, en 310, font la guerre aux Samnites et portent leurs armes sur les côtes de la Campanie, les Pompéiens contribuent à repousser la descente de P. Cornélius près de l'embouchure du Sarnus et à forcer le général romain à se rembarquer. En 290 toutefois, il faut se soumettre avec le reste de la confédération samnite, renoncer au magistrat national, le meddixtucticus, pour devenir un municipe et nommer des duumvirs, des édiles, des décurions, selon les lois romaines ; mais la soumission n'est qu'apparente, et, même après deux siècles, les Campaniens d'Herculanum, de Pompéi, de Stabies, prennent une part énergique à la guerre sociale et proclament leur indépendance. Sylla vint mettre le siège devant Stabies ; les Pompéiens assistent aux péripéties de la lutte du haut de leurs murailles et se préparent à subir à leur tour le sort de leurs voisins. En effet, après la destruction de Stabies, Pompéi. est assiégée, fait une défense énergique, est secourue trois fois par Cluentius, général samnite, et obtient de Sylla une capitulation qu'elle ne doit qu'au désir qu'a le général romain de regagner Rome pour y briguer le consulat. Plus tard, devenu dictateur, Sylla se souvint d'une ville qui lui avait si énergiquement résisté : pour mettre un frein à celte humeur hostile, ou pour infuser à ces rebelles du sang romain, il envoya une colonie militaire, trois cohortes, c'est-à-dire près de deux mille vétérans, pour lesquels il fallut se dépouiller d'un tiers des propriétés. Ce partage n'eut pas lieu sans protestations, sans une résistance acharnée, dont Cicéron nous a conservé le souvenir.

Quelques années plus tard, les Pompéiens sont-ils devenus plus dociles ? Non, car le neveu de Sylla qui a conduit la colonie, P. Cornélius Sylla, est accusé d'avoir conspiré avec Catilina et d'avoir voulu diriger les Pompéiens contre Rome, tandis que les complices de Catilina essayaient d'entraîner les autres provinces. Cornélius Sylla fut défendu par Cicéron, qui avait une maison de campagne[3], non pas à Pompéi, mais sur son territoire. Plus tard, pour assouplir encore l'esprit des Pompéiens, Auguste leur envoya une nouvelle colonie qui fut établie dans un faubourg, peut-être sur des terrains cédés ou rachetés par la commune. Les murs, devenus alors inutiles, furent en partie abattus, et les portes de la ville tombèrent pour avoir des communications journalières avec le Pagus Augusto-Felix.

Enfin le caractère national, persistant, rebelle, facilement agressif, inflammable comme les tètes ardentes du Midi, éclate encore sous l'empire et malgré le joug terrible des césars. L'an 59 de notre ère, un certain Livineius Regulus, rayé du sénat, réfugié en Campanie, donna un combat de gladiateurs dans l'amphithéâtre de Pompéi. L'affluence fut grande, on accourut des villes voisines ; mais une rixe s'éleva entre les Pompéiens et les habitants de Nucéria. Des injures on passa aux pierres, des pierres aux coups, des coups aux armes, et bientôt la populace se livra une bataille en règle dans l'amphithéâtre et dans les environs. Les étrangers, moins nombreux, mal armés, eurent le dessous et prirent la fuite. Les parents des morts allèrent se plaindre à Rome ; les blessés s'y firent transporter en litière et demandèrent justice à Néron, qui renvoya la cause au sénat. Le sénat décida que Pompéi serait privée de combats de gladiateurs pendant dix ans, c'est-à-dire de l'an 59 à l'an 69.

Le souvenir de cette bataille, conservé par Tacite[4], est rappelé par un dessin familier, avec une inscription tracée à la pointe sur une muraille de Pompéi. Un gladiateur descend les degrés de l'amphithéâtre, il tient une palme ; de l'autre côté des gradins, deux personnages indiqués par quelques traits d'une main fort inexpérimentée semblent se battre. Au-dessous, on lit Ô Campaniens vainqueurs, vous êtes perdus aussi bien que les habitants de Nucéria[5]. En 1869, en déblayant une assez chétive maison de la rue qui va du temple d'Isis à l'amphithéâtre, M. Fiorelli trouva une peinture qui représentait l'amphithéâtre de Pompéi[6]. L'exécution de cette peinture est horriblement négligée, mais on distingue nettement, en vue cavalière, l'amphithéâtre avec ses gradins, ses escaliers extérieurs, que l'artiste a rendus avec une naïveté enfantine, le velarium tendu au sommet pour protéger les spectateurs contre le soleil. Derrière l'amphithéâtre se dressent les murs de la ville avec leurs tours ; devant, une place plantée d'arbres est couverte de baraques en bois dressées par les marchands ambulants à l'occasion des jeux ; à droite est un grand édifice rectangulaire (qu'il sera facile à M. Fiorelli de nous rendre un jour) ; l'intérieur est découvert, et le petit bassin du milieu de la cour est figuré par le peintre. De tous côtés, même sur les remparts, même sur le sommet de l'amphithéâtre, des personnages esquissés par deux ou trois coups de pinceau, combattent, se défendent, se poursuivent, se tuent ; des blessés et des morts sont étendus sur le sol. Le costume de tous les combattants consiste en une simple tunique attachée à la ceinture : cela s'accorde avec le témoignage de Tacite, qui nous montre le bas peuple (plebs) seul mêlé à cette rixe sanglante.

Il faut donc soigneusement noter cette persistance du caractère national. Hostiles aux conquérants et à leurs mœurs, les Campaniens reçoivent beaucoup d'eux, mais ils protestent toujours et saisissent les occasions de secouer le joug : leur originalité triomphe à travers toutes les influences. Les Napolitains modernes, il faut le reconnaître, ont, comme leurs ancêtres, cette tête ardente sous les dehors de l'insouciance et du rire. Leur indolence dans la vie ordinaire n'empêche point leur sang de s'enflammer clans les agitations politiques. Il n'est point de peuple plus prompt à la révolte, ils l'ont prouvé aux étrangers de toute sorte qui ont occupé le pays. Angevins, Espagnols, Français, Bourbons ou Bonapartes, Italiens du Nord ou dictateurs révolutionnaires, ont dû tour à tour compter avec une race dont on ne prévient guère les explosions. Les Campaniens modernes ont conservé une égale aptitude à faire des révolutions, s'ils habitent les villes, et, s'ils habitent la montagne, à protester par le brigandage contre un gouvernement étranger et contre ses administrateurs.

Il est vraisemblable que les Campaniens ont conservé leur originalité et leur type aussi énergiquement que les Étrusques dans le nord de l'Italie, les Gaulois en France, les Berbères en Afrique, les Basques en Espagne. Les races douées d'une vitalité particulière et qui méritent le nom d'autochtones, absorbent et effacent les immigrations des autres races avec autant de facilité que la végétation d'un pays étouffe et fait disparaître les fleurs exotiques auxquelles la culture les force de céder momentanément la place. Une population nombreuse, d'un sang vif, d'un tempérament heureux, d'un caractère tranché, s'assimile sans peine des conquérants peu nombreux, détachés de leurs semblables, plus vite énervés par le climat. C'est au pied du Vésuve surtout qu'il faut tenir compte de l'action du climat sur les nouveau-venus. Certes le ciel du sud de l'Italie n'est pas plus beau que celui de la Grèce ou de l'Ionie, mais l'atmosphère offre des conditions très différentes. Les pluies douces et fréquentes, les variations brusques de la température, les vapeurs et les orages, l'air plus épais des plaines et le vent plus brûlant de l'Afrique, soumettent le corps à des alternatives qui le rendent sensible comme la corde d'une lyre, l'appauvrissent par l'excès de sensations, et développent le système nerveux aux dépens du système musculeux. L'état électrique d'un pays n'est pas assez compté dans les conditions extérieures qui agissent sur le développement ou la décadence d'un peuple. S'il est un lieu où l'électricité joue un rôle dans ces transformations, c'est assurément le golfe de Naples, terrain volcanique, exposé aux éruptions, aux émanations de gaz de toute sorte, aux tremblements de terre ; l'électricité du sol y est plus violente et plus changeante que celle de l'air.

Les étrangers pouvaient résister à ces influences beaucoup moins que la race acclimatée depuis tant de siècles. Ils s'affaiblissaient de génération en génération, et leurs mariages avec les indigènes ne les régénéraient qu'au profit du type indigène, qui prédominait dans ces croisements. Les Grecs, si sobres chez eux, si dédaigneux de la grossièreté de la matière, s'énervèrent eux-mêmes dans le sud de l'Italie. Leurs colonies les plus prospères finirent dans une honteuse mollesse. Les Grecs du golfe de Naples subirent la même loi ; ils n'avaient plus, du reste, de liens avec la mère patrie et n'en recevaient aucun contingent d'hommes, tandis que les Campaniens se recrutaient sans cesse dans la montagne et en tiraient un sang nouveau. Eux aussi ont été soumis à l'action du climat, ils se sont amollis, et le montagnard osque est devenu l'habitant dépravé de la bienheureuse Campanie ; mais, enfants du sol, en relations constantes avec les Apennins, leur berceau, ils étaient régénérés sans cesse ; les robustes paysans, que l'appât des salaires attirait, descendaient dans les villes du littoral et y faisaient souche de citadins. On cite trop volontiers les conquérants qui ont occupé Naples et y ont dû laisser des traces de leur passage ; on cherche avec trop de complaisance le profil grec, le caractère romain, la ressemblance des Arabes, des Angevins ou des Espagnols. Il est possible de satisfaire quelquefois cette passion archéologique : on trouvera des analogies de types dans les familles aristocratiques surtout, parce que les conquérants se mêlaient plus naturellement à l'aristocratie par des alliances, constituant eux-mêmes un nouvel élément d'aristocratie ; mais, à ces exceptions près, tout a été éliminé ou absorbé par l'énergie du sang national. Le peuple proprement dit est bien resté campanien, il est l'héritier direct des Osques établis sur le golfe de Naples ; il a conservé en partie les qualités et les défauts de l'ancienne population, affaiblie par une longue suite de siècles, gâtée par le vice, rendue lymphatique par le régime des villes.

Le type physique est très particulier : il est unique en Italie, il ne ressemble ni au type romain, ni au type toscan ; ce n'est ni celui des Siciliens, ni celui de la vieille race gauloise, qui occupe encore la Cisalpine c'est-à-dire le nord de l'Italie. Les Napolitains ont les yeux d'un noir métallique, les cheveux d'une teinte presque brûlée ; ces cheveux ne sont pas admirablement plantés sur le front comme ceux des Grecs, ou épais sur la nuque comme ceux des Romains ; ils ont quelque chose de capricieux et d'irrégulier ; le teint est mat, plutôt brun que bronzé. Le nez est caractéristique ; il est presque toujours prononcé, mais sans style ; gros à l'extrémité, il parait un peu enflé. La voix, qui chez les hommes prend avec aisance les tons les plus divers, et dans les querelles les sons les plus aies, est gutturale chez les femmes ; les jeunes filles elles-mêmes ont dans certaines notes un organe rauque et voilé qui ressemble à de l'enrouement.

La taille est moyenne, rarement élégante comme dans le Nord : il n'y faut chercher ni la force, ni la grandeur, ni la noblesse d'attitudes. Les montagnards sont plus trapus, plus robustes, parce qu'ils sont laborieux, chasseurs, habiles à planter la vigne au pied des ormes ou à construire des murs de pierre sèche pour retenir sur les pentes escarpées la terre où poussera l'olivier. Les habitants de la plaine, au contraire, sont plus languissants ; ils aiment l'indolence ou se résignent au commerce, parce que c'est encore une forme de la paresse, et parce qu'ils restent assis derrière leur comptoir ou causent sur le seuil de leur boutique, se souciant à peine de l'acheteur. Sans besoins très vifs, consolés et fêtés par le climat, heureux de respirer, joyeux de vivre, ils aiment le rire, le chant, la dansa et le soleil. La mendicité n'est point un état qu'ils condamnent, ni l'obscénité une habitude qui leur répugne ; l'idée nette de la propriété d'autrui ne pénètre que lentement dans l'esprit de la basse classe.

Le trait dominant de la race, c'est la mimique, c'est-à-dire une vivacité d'action, une précision dans les mouvements du corps pour traduire la pensée, un accord entre la parole et le geste, qui sont à peine croyables. Rien ne leur est plus naturel que le don d'improviser en prose comme en vers, et chaque automne la fêle de Piè di Grotta leur fait créer en commun le chant populaire de l'année. L'éloquence leur est innée, vulgaire mais spirituelle, licencieuse mais pleine de feu. Un crieur public, pour vendre à l'encan un morceau de drap ou un mouchoir, montrera une verve, une abondance d'arguments et une souplesse de talent que lui envieraient bien des orateurs. Un capucin ignorant, prêchant sur l'estrade qui lui sert de chaire, saura, à force de gestes, d'inflexions dans la voix et de prestesse dans ses évolutions, mettre en scène Dieu, le diable, les saints, les pécheurs et tout le drame du jugement dernier. Dans les querelles surtout, le Napolitain est intarissable ; sa colère bouffonne a tour à tour des cris et des lazzis qui constituent une véritable comédie, et pourraient servir de modèles à des acteurs consommés.

Il n'est donc point surprenant que ce soient leurs ancêtres les Campaniens qui aient inventé un genre de représentations qui a fait les délices de l'antiquité et fait encore les délices de Naples. Atella, ville située à égale distance de la mer et de Capoue, au milieu des champs les plus fertiles, avait la première imaginé une série de scènes comiques qui ne ressemblaient ni au drame satirique des Grecs, avec Pan, les silènes et les nymphes (figurés si souvent sur les vases grecs), ni à la comédie d'Aristophane ou de Ménandre ; c'étaient des scènes familières, populaires, d'une réalité saisissante. On mettait sur le théâtre des personnages véritables, copiés dans la rue, dans les champs, dans la maison. On les faisait vivre, parler avec vérité, seulement on tournait tout en ridicule. Ces pièces s'appelèrent atellanes et eurent un succès qui s'étendit jusqu'a Rome. Les Romains en firent même leur comédie nationale ; ils réservèrent à la jeunesse patricienne, en l'interdisant aux histrions de profession, le plaisir de jouer les atellanes en langue osque.

Dès le principe, les Campaniens se moquaient de la vie des champs, de la rusticité ou de la niaiserie des montagnards, des travers des petites villes de l'intérieur, du patois des autres races sabelliques. Les provinciaux étaient bafoués, mystifiés, comme aujourd'hui au théâtre de San Carlino l'habitant de Bisceglia ou de Tarente. Les altercations et les rixes populaires étaient, comme aujourd'hui, un teste de plaisanteries plus vives et l'occasion d'un jeu plus hardi. Peu à peu, l'on généralisa et l'on inventa des types qui se développèrent et devinrent consacrés. Ces types sont, non pas grotesques, mais bouffons. Le grotesque sur la scène, c'est le laid et la difformité matérielle ; le bouffon, c'est l'esprit faisant ressortir gaiement les infirmités morales. Quelques-uns des personnages adoptés par les anciens vivent encore sur le théâtre populaire : la tradition s'est maintenue parce qu'elle traduit des mœurs et des caractères qui se sont perpétués. Les auteurs citent quelques types, par exemple Bucco, balourd, demi-railleur, qui recevait les bourrades, excitait des lazzis qu'il rendait avec une niaiserie propre à mettre les rieurs de son côté ; Casnar, le Pappus des Latins, qui semble répondre au bonhomme Cassandre ; Manducus, sorte de Croquemitaine, gros mangeur (mangia macaroni), plein de forfanterie ; Maccus enfin, qui charme toujours les Napolitains après avoir absorbé les autres types, Maccus, l'immortel Pulcinella, non pas bossu, nasillard, en gros sabots, hideux, tel que nos enfants l'applaudissent de leurs petites mains joyeuses, mais Polichinelle avec l'ancien costume national, le bonnet de feutre gris semblable aux casques coniques trouvés dans les tombeaux, la tunique blanche et bouffante par-dessus la ceinture, le pantalon large. Il est tout vêtu de blanc, comme les soldats de cette fameuse armée que les Samnites avaient opposée aux Romains, et qui était couverte de vêtements de lin d'une éclatante blancheur[7]. On a ajouté un masque qui s'arrête à la moitié du visage, moins pour exciter le rire que pour concentrer l'attention sur l'art de dire et de mimer. La grimace n'était plus possible, elle était cachée sous ce petit voile noir, et l'attention était concentrée sur les lèvres. Il fallait dès lors que les spectateurs restassent suspendus à cette bouche, n'en laissant perdre ni un pli, ni une contraction, ni un mot.

L'atellane antique s'est ainsi perpétuée, et les sujets se ressemblent aussi bien que les mœurs et les personnages. Nous connaissons quelques titres d'atellanes transportées ou imitées à Rome, Maccus soldat, Maccus gardien des scellés, Maccus gardien du temple ; on dirait des titres imprimés sur les affiches aujourd'hui, Polichinelle soldat, Polichinelle médecin, Polichinelle courtier d'amour, etc. C'est le héros national, c'est la Campanie antique et moderne, c'est le génie osque personnifié, ce bon et enjoué Polichinelle, docile en apparence et entêté, plein de bonhomie et de malice, menteur et naïf, dupe et mystificateur, crédule et narquois -, mélange de niaiserie et de finesse spirituelle, de cynisme et de satire, de mots graveleux et d'allusions politiques, recevant des soufflets et les rendant toujours, paresseux, gourmand, voleur au besoin, mais si naturellement que cela paraît son droit, — aimable, égal d'humeur, optimiste, heureux, caressé, toujours aimé, toujours épousé, tiré de ses tribulations par la main de la Fortune ou récompensé par la Vénus pompéienne, — l'âme de la scène, l'unité et la fête de toute comédie, l'idole du public, qui se reconnaît en lui avec ses travers et ses goûts, avec ses vices et ses rêves.

Il faut donc constater, dans les petites choses comme dans les grandes, cette persistance de la race pour bien comprendre ce qu'étaient les habitants de l'antique Pompéi. Si l'on vous dit qu'ils étaient devenus Grecs, répondez non ; Romains, non ; ils étaient restés des Osques, mais des Osques de la plaine (campus), c'est-à-dire des Campaniens civilisés par toutes ces influences étrangères, amollis par le climat, attachés au commerce, au luxe, aux jouissances, devenus des épicuriens dans la pratique de la vie. Ils n'ont reçu de la Grèce que les reflets, des Étrusques 'que la corruption, des Romains que les formes administratives, l'enveloppe politique, l'étiquette. Ils n'ont pas eu pour l'idéal et la beauté cette passion qui animait les cités helléniques ; ils n'ont demandé à l'art que des applications à la vie matérielle et du bien-être. C'est à Naples, c'est dans le Midi, c'est dans les mœurs modernes qu'il faut chercher, par l'analogie et la comparaison, l'explication de ce qui nous embarrasse chez les anciens.

Si l'on mesurait la culture de l'esprit à l'abondance des manuscrits trouvés dans les maisons d'Herculanum et de Pompéi, on en conclurait que les habitants de la première ville étaient amis des lettres, ceux de la seconde fort illettrés, car on a trouvé à Herculanum mille sept cent cinquante-six manuscrits sur papyrus, pas un seul[8] à Pompéi, pas même une de ces boîtes revêtues de bronze (scrinium) où se renfermaient les rouleaux. Les Pompéiens cependant recevaient une éducation assez étendue. Ils écrivaient et parlaient l'osque, le latin et le grec, comme Ennius, qui disait qu'il avait trois cœurs parce qu'il savait trois langues. En effet, pour peu que l'on se baisse à Pompéi, on verra sur les murailles, tout près du sol, des alphabets tracés par les enfants à l'aide d'une pointe ; ces alphabets sont triples, en caractères osques, latins et grecs. Il est vrai que les Pompéiens, presque tous gens de négoce, pouvaient ne soumettre leurs enfants à cette éducation multiple que pour les besoins du commerce. Chez les modernes, ce sont également les nations ou les familles les plus commerçantes qui acquièrent le plus volontiers la connaissance de langues variées pour faciliter et multiplier leurs relations ; mais ce qui prouve que le fond osque dominait et que l'influence grecque n'avait jamais été bien puissante[9], c'est qu'on ne trouve à Pompéi ni une monnaie, ni un vase peint. Ces belles monnaies que la plus petite cita grecque faisait graver avec un soin scrupuleux par d'habiles artistes, n'ont jamais tenté les riches Pompéiens. Ces vases élégants où le pinceau traçait les compositions les plus poétiques ou les plus gracieuses, ils n'en ont ni acheté ni conservé un seul. Qui donc disait que les vases peints et les médailles étaient le signe caractéristique de toute cité qui avait appartenu à la race grecque ? Si c'était chose grecque que de graver des monnaies ou de peindre des vases, c'était chose romaine que de rédiger des inscriptions, pages officielles dignes de l'histoire, consignées sur le bronze et sur le marbre pour durer toujours. Les inscriptions monumentales[10] de Pompéi et d'Herculanum, qui devraient être sans nombre, lutteraient à peine avec les inscriptions d'un petit municipe romain de la Gaule ou d'une colonie militaire de l'Afrique.

En échange, on trouve à Pompéi deux théâtres, dont l'un était couvert, un amphithéâtre qui pouvait contenir les habitants de la ville et ceux des villes voisines, une caserne de gladiateurs, un grand nombre de boutiques de boissons chaudes, que l'on peut regarder comme l'équivalent de nos cafés modernes, des maisons de prostitution, que leur plan et les peintures qui les décorent ne permettent point de méconnaître. Les inscriptions familières et les dessins grossiers tracés par la main des passants sur les murs, attestent fréquemment la passion du public pour les jeux sanglants et les troupes (familiæ) de gladiateurs campaniens ; en cela, on était bien devenu romain. En un mot, tout prouve que les Campaniens cherchaient dans les arts des jouissances, dans la littérature dramatique des émotions ou le rire, mais qu'après le commerce le plaisir était leur occupation principale. Les délices de Capoue faisaient proverbe dès le temps d'Annibal. Le goût des Campaniens pour les spectacles était tellement connu, que Néron venait faire à Naples ses débuts et chercher les applaudissements de spectateurs qu'il savait plus compétents que ceux de Rome. On ne doit, par conséquent, comparer une petite ville commerçante comme Pompéi, ni à Pise, ni à Gènes, ni à Venise, qui ont eu à la fois la puissance et le génie, l'amour de la gloire et l'amour des belles choses. Habitants d'une cité sans influence, esprits peu élevés, épicuriens pratiques, ils ont mis la sensation à la place du sentiment du beau et allié l'ordre et le lucre[11] à la recherche des jouissances matérielles. Les arts n'étaient à leurs yeux qu'un moyen d'augmenter ces jouissances. C'était du reste l'esprit du temps. Rome donnait de loin l'exemple, et la contagion du luxe impérial avait gagné en outre les Campaniens.

Le golfe de Naples, qui était déjà pour les Romains un séjour enchanté à la fin de la république, devint sous l'empire un sujet d'engouement et de folies. Ils y cherchaient moins la fraîcheur de la nier et la santé que la volupté et l'emploi de richesses sans bornes. Les césars avaient donné l'exemple. Auguste était venu plusieurs fois en Campanie pour se reposer, et il était mort à Nola ; Tibère était resté cinq ans à Caprée comme un modèle de débauches, et il était venu souvent sur la côte donner en spectacle sa frénésie ; Caligula avait illustré le golfe de Baïa ; Claude avait une villa près de Pompéi ; Néron traînait toute sa cour sur les théâtres de la Campanie, et c'est en Campanie qu'il commit ce parricide dont la tragédie grecque elle-même n'avait pu égaler l'horreur. Ainsi la corruption assaillait de toutes parts des provinciaux déjà énervés, en même temps que le luxe leur apportait sa science. C'est là que l'aristocratie romaine, les affranchis des césars, les parvenus et les favoris de toute sorte viennent multiplier leurs villas et leurs palais, jetant des digues, abattant les rochers, comblant les abîmes, bâtissant sur la mer. C'est là que le monde élégant de Rome se précipite l'été pour fuir la fièvre, pour prendre les bains de mer, pour boire les eaux sulfureuses qui s'échappent du sol près de Stabies (Castellamare) ou près de Cumes. Les folles dépenses et la magnificence des ameublements n'excluent ni la galanterie ni les plaisirs chantés par les poètes érotiques du temps. Les villes d'eaux et les établissements de bains de mer des modernes ne peuvent donner aucune idée de ces prodigalités et de ces débauches.

Les artistes suivaient le luxe. Une 'nuée d'architectes, de peintres, de praticiens, de décorateurs, était appelée pour satisfaire les fantaisies sans limites des Romains qui se rendaient en Campanie. Ils restaient l'hiver pour préparer les demeures dont on devait jouir l'été. C'était comme une armée permanente qui propageait le goût des arts, les modèles, et faisait école. Les habitants du pays ont dû céder à la tentation d'imiter ce qui frappait sans cesse leurs yeux ; ils ont employé à leur tour, sinon les meilleurs artistes, qui se faisaient payer trop cher, du moins des artistes indigènes qui s'efforçaient de les copier.

J'avais donc raison de dire au début que telle était la beauté du golfe de Naples dans l'antiquité, qu'on ne peut se la figurer aujourd'hui, et que tout y est altéré, la nature par les révolutions physiques, l'œuvre des hommes par le temps et la ruine. Si notre imagination est capable d'un tel effort, figurons-nous ce beau golfe tel qu'il devait être dans l'antiquité, vingt ans avant l'éruption du Vésuve. Depuis le cap Misène et les replis du rivage de Baïa jusqu'aux falaises escarpées de Sorrente et le temple de Minerve, s'étendent sur un développement immense les rochers dorés par le soleil, les plages sablonneuses, la végétation la plus magnifique, des constructions qui se prolongent pendant dix lieues, et auxquelles on ne peut mieux faire que de comparer les rives du Bosphore. Partons de Cumes, de Baïa, de Pouzzoles : c'est là que se sont concentrés les efforts des empereurs, les arsenaux et les palais des préfets de la flotte, les nombreux établissements d'Agrippa et d'Auguste, les folies de Caligula ou de Néron, les constructions gigantesques des particuliers qui ont dompté la nature, comblé les marais, percé les montagnes, étonné les contemporains par leur audace et leurs caprices. Après Misène, Pausilippe et ses jardins enchantés ; après Pausilippe, Naples, que les anciens surnomment Naples la riche, Naples l'oisive, et dont la volupté savante a laissé bien loin derrière elle les délices de Capoue. Après Naples commence une avenue de palais et de villas qui semblent se baigner dans la mer ou montent peu à peu sur les collines qui supporteront plus tard Portici. Tout est luxe, couleur, et comme une série non interrompue de magnificences. On atteint ainsi Herculanum sans se croire sorti de Naples ; mais on trouve à Herculanum le repos, l'air plus vif de la mer, la vue sur l'ouverture du golfe, un souvenir pus présent de la Grèce et des lettres grecques, qui semblent s'y être réfugiées. Après Herculanum, Rétina, petit port animé par les cris joyeux des matelots, lieu de commerce, d'activité, dont le port moderne de Résina, protégé par sa jetée qui brise la houle du large, ne donnera qu'une faible idée. Bientôt, en tournant le pied du Vésuve, se présentent Oplonte, les salines d'Hercule, les marais de Pompéi, terrains bas, où il est facile d'introduire et de laisser évaporer l'eau de mer. Des monceaux de sel blanc s'élèvent à cette place que couvriront un jour des cendres et d'affreuses scories.

Pompéi arrête ensuite le regard. Placée sur un promontoire formé d'une ancienne coulée de laves, elle domine la plaine et l'embouchure du Sarnus, rivière assez large pour que des navires puissent la remonter. Entourée de murs de bel appareil, Lut une partie seulement a été démolie pour l'unir à la colonie renouvelée par Auguste, elle est plus près du rivage, qui s'avancera sur la mer de près d'un kilomètre lorsque les cendres vomies par le Vésuve auront produit des atterrissements immenses et réduit cette partie du golfe. Un aqueduc amène les sources de la montagne ; le Sarnus est couvert de barques et de navires dont les mâts se mêlent aux arbres plantés sur ses rives ; les entrepôts, les magasins se cachent derrière le promontoire, tandis que la pente qui regarde Naples, habitée par les colons venus de Rome, est cultivée, verdoyante, couverte de maisons et de villas soigneusement bâties.

Ceux qui ont visité la maison d'Adonis ont dû remarquer, en face de la grande composition qui retrace sa mort, une peinture, également de grande proportion, qui représente un port de mer. Ce doit être le port de Pompéi, aujourd'hui comblé par les cendres et effacé du sol. On voit une jetée, bâtie par la main des hommes, qui s'avance dans la mer exactement comme les jetées de Portici ou de Torre-del-Greco ; elle répond aux mêmes besoins et protège les petits navires contre les mêmes dangers. Au bout de la jetée est une tour en ruines, sans doute la tour d'un phare ; mais comme les anciens n'avaient pas l'idée, ainsi que nous, de fabriquer des ruines pour ajouter au pittoresque, et comme ce tableau a été fait après un tremblement de terre, il est probable que la tour, à demi ruinée pendant cette catastrophe, n'avait pas encore été réparée. Le peintre n'a oublié ni les édifices qui bordent la mer, ni un temple, ni les Pompéiens goûtant le plaisir de la pêche, ni les bâtiments à l'ancre, ni ceux qui sortent du port voiles déployées.

Au delà de Pompéi, le golfe se creuse par un repli plus profond où les cendres rejetées par les flots, ainsi que des terres d'alluvion, se sont substituées aux eaux, après l'éruption, en formant une surface aussi égale qu'une plaine liquide. Au delà de ce repli, assez profond pour former un port où stationne une partie de la flotte romaine, on joint Stabies, sur la pente du mont Lactarius, Stabies, qui est moins une ville qu'une réunion de villas, riche en sources minérales, attrait pour les malades, prétexte pour les élégants et les oisifs. Enfin la route qui conduit à Sorrente et toute cette admirable côte, est trop connue des modernes pour avoir besoin d'être décrite ; on peut dire que c'est la seule partie du golfe de Naples qui n'ait point été bouleversée par la fureur des éléments.

Le tableau serait incomplet, si notre imagination n'ajoutait aux chefs-d'œuvre de l'art grec et du luxe romain qui couvrent un site privilégié, la magnificence d'une nature qui n'a encore rien perdu de sa richesse. Cette terre, jadis volcanique, après vingt siècles de repos est devenue d'une fertilité extraordinaire. Tout est couvert de végétation jusqu'à la limite des flots ; partout s'élèvent, au milieu des fleurs, l'olivier cher à Miverve, l'oranger qu'Hercule rapporté du pays des Hespérides, le dattier avec sa couronne balancée var les vents. Les pins se penchent sur la mer, dont l'azur paraît plus vif à travers leurs troncs rouges et leur feuillage dur et foncé. Les roses, mêlées aux vignes et aux lianes, n'ont pas encore été exilées à Pæstum.

Les eaux du golfe sont elles-mêmes plus belles ; non seulement le contour général du rivage est plus harmonieux parce qu'il est plus découpé et plus vaste, non seulement il affecte la forme d'un vase-cratère dont les Grecs lui ont donné le nom, mais il n'est pas déformé par ces coulées de lave qui doivent ensevelir les jardins et empâter les rochers. Les promontoires montrent leur calcaire coloré par le soleil, les plages leur sable blond et mêlé de coquillages ; on ne voit point cette cendre noire qui donne au flot qui l'emporte et la rejette un air de deuil ; partout un fond clair, l'eau profonde, et ces poissons dont parle Pline, qui se jouent auprès de l'écueil qu'on appelle la pierre d'Hercule et qui s'approchent au premier bruit. Il ne faut oublier ni les barques des pêcheurs, ni les navires tirés sur la plage, ni les voiles couleur de safran, ni les mâts plus altiers des flottes romaines. Ici des bâtiments sur le chantier envahissent la route, comme les modernes le verront sur la rivière de Gènes ; là, sous d'élégants abris, dorment les gondoles peintes et dorées des patriciens de Rome ; partout des temples aux couleurs éclatantes, des colonnes, des statues, des villas perdues dans la verdure. Du côté de la terre, le Vésuve, non pas fumant et plein de menaces, mais cultivé et riant jusqu'au sommet, couvert de vignes, couronné de rochers dentelés qui ressemblent aux créneaux d'une forteresse, et qui ont abrité les soldats de Spartacus. Du côté de la mer, les îles Pithécuse (Ischia) et Prochyta (Procida) montrent à l'horizon leurs masses bleuâtres, tandis que les lignes architecturales et les arêtes si pures de Caprée luttent avec la Grèce ; on dirait une île des Cyclades détachée de la couronne de Délos.

Ce n'est pas sans raison que les poètes ont placé les sirènes dans ces parages, car tout est charme, séduction, fraîcheur. La nature, modelée par le divin sculpteur, pleine de lumière et de couleurs, encadrée par une mer qui n'a pas abandonné ses limites, garde ses formes primitives, son luxe, une beauté plastique qui sera bientôt altérée par une catastrophe épouvantable.

 

 

 



[1] On jurait par Vénus pompéienne. Qui n'a vu reproduit ce joli grafito :

Candida me docuit nigras odisse puellas.

Une blanche jeune fille m'a appris à haïr les filles à la peau noire. Un plaisant écrivit au-dessous :

Oderis, sed iteras.

Scripsit Venus Physica Pompeiana.

Tu les hais, mais tu y reviens. Signé Vénus Physica Pompéiana.

[2] On verra une de ces pierres coniques habillées, sur un tétradrachme d'Athènes que j'ai publié. (Monnaies d'Athènes, in-4°, p. 318.)

[3] Il y composa le traité sur les Devoirs, et y reçut Octave revenant de Grèce pour recueillir la succession de César.

[4] Annales, XIV, 17.

[5] Campani victores, una cum Nucerinis peristis.

[6] Giornale degli Scavi di Pompei, nuova serie 1869, p. 185 (article de M. de Petra) et planche 8.

[7] Les boucliers étaient en outre argentés, et la cuirasse était de feutre blanc (spongia).— Tite-Lire, livre IX, ch. 40.

[8] On a cru quelquefois reconnaître des débris de papyrus ou des empreintes de lettres noires sur la cendre de Pompéi, mais il y a loin des apparences à la réalité.

[9] Les Pompéiens, vers le VIIe ou le VIe siècle avant notre ère, semblent avoir appelé un architecte grec de Cumes ou de Posidiana (Pæstum) pour bâtir le temple dont on voit les ruines dans le forum triangulaire : à moins qu'un architecte pompéien n'eût été faire son éducation dans un centre grec.

[10] Il n'y a que 161 inscriptions au musée de Naples, provenant de Pompéi : elles sont publiées dans le catalogue si complet de M. Fiorelli. Il faut ajouter qu'un certain nombre sont insignifiantes : d'autres n'offrent que quelques lettres ou un nom.

[11] Salve, Lucru, salut, Gain, telle était l'inscription éloquente qu'un Pompéien avait fait incruster en mosaïque sur le seuil de sa maison.