TITUS ET SA DYNASTIE

 

V. — LA JEUNESSE DE DOMITIEN.

 

 

L'histoire de Domitien complète et éclaire une étude de Titus. Elle confirme notre théorie sur la dynastie des Flaviens dont la seule politique a été une habileté sans principes, et la ressource principale, l'art de se contrefaire. Domitien, lui aussi, a été comme ces tètes de Janus qui ont deux faces, ou comme ces hermès grecs qui présentent d'un côté la tête d'un philosophe austère, de l'autre la tête d'un poète comique ou d'un satyre. Son intelligence est supérieure à celle de Titus, sa ruse égale, son rôle plus pénible à soutenir parce qu'il a duré plus longtemps ; c'est pourquoi le bienfaiteur du monde se lasse peu à peu et finit par être un intolérable bourreau. Domitien est resté pour la postérité un type de méchanceté noire, parce qu'elle n'a considéré que la fin de son règne ; car la postérité aime à tout simplifier, pour alléger le fardeau qui accable sa mémoire et rendre ses classifications plus aisées. Domitien avait commencé comme Titus, Titus aurait pu finir comme Domitien. Ce n'était peut-être qu'une question de temps. Heureux les princes que la mort emporte et consacre avant l'épreuve ! Le bonheur et l'ivresse de la toute-puissance commencent par leur rendre facile la pratique de la clémence, de la libéralité et des vertus dont se contente un peuple esclave Il faut attendre pour les juger l'heure où leur trésor est épuisé, où les conspirateurs s'éveillent, où les amis deviennent insatiables et ingrats, où les appétits de la foule, caressés et excités, éclatent furieux, et où la fortune montre ses premiers revers. La comédie de Titus n'a eu que deux actes, celle de Domitien a été complète et est arrivée au plus sanglant dénouement. La figure de Domitien mérite donc d'être étudiée avec méthode, car elle est complexe, elle est dramatique, elle nous fait passer par d'étonnantes péripéties du mal au bien et du bien au crime.

Domitien était né le 25 octobre de l'an 52, dans la sixième région de Rome, sur le Quirinal. La maison qu'occupait alors son père était désignée, comme nos maisons de Paris au moyen âge, par l'enseigne de la boutique voisine ou par un ornement particulier : une grenade faisait reconnaître l'habitation assez chétive de Vespasien, qui était toujours pauvre, quoiqu'il fût désigné consul et dût entrer en charge le mois suivant. Lorsque Domitien fut empereur, il fit raser cette maison et élever à la place un temple dédié à la famille des Flaviens, jugeant prudent d'illustrer et d'effacer à la fois les traces d'une humble origine. Son enfance et sa première jeunesse furent livrées à la misère et à l'infamie. Il avait douze ans de moins que Titus : il ne put ni être élevé comme lui, par faveur, avec le petit Britannicus, ni suivre son père Vespasien dans les camps. Abandonné à Rome, il perdit de bonne heure sa mère, vécut à la charge de parents peu soucieux de surveiller son éducation, fut envoyé à l'école publique, courut les rues, et contracta des vices dont le besoin est l'horrible excuse. Il était beau et il se vendait. On prétendait qu'il s'était prostitué à Nerva, qui devait aussi revêtir un jour la pourpre. Le préteur Clodius Pollion, contre lequel Néron avait composé une satire, conservait et montrait volontiers un billet par lequel Domitien s'engageait à lui donner une nuit. César avait passé par là, et n'en était pas moins compté parmi les dieux. Dans toutes les sociétés en décadence, la débauche est un marchepied pour les ambitieux.

Les succès de Vespasien en Judée appelèrent l'attention sur Domitien sans le rendre plus riche ni moins vil. Il ne possédait pas même un gobelet d'argent pour boire, ce qui était aux yeux des nobles de Rome le signe décisif de la pauvreté. La révolte de l'armée d'Orient lui donna une importance subite et l'exposa aux mêmes dangers que son oncle Sabinus. Réfugié avec lui dans le Capitole, pressé par les assiégeants et par les flammes, il alla se cacher chez un des desservants du temple d'Isis. Le matin, déguisé en prêtre, il s'évada, s'enfuit au delà du Tibre, demanda asile à la mère d'un de ses camarades d'école et put échapper aux poursuites de la multitude furieuse qui avait tué Sabinus. Il ne reparut que lorsque Vitellius fut mort et lorsque les légions qui avaient proclamé et précédé son père furent établies victorieuses dans Rome. Aussitôt il fut salué césar, reconduit par les soldats à la maison paternelle. Le sénat lui décerna le titre de préteur de Rome avec la puissance consulaire et admira les paroles qu'il daigna prononcer avec une rougeur fréquente et un air modeste. Comme il était incapable de remplir ses fonctions, il laissa à l'autre préteur le soin de rendre la justice. A dix-sept ans, il ne voyait dans le pouvoir que des jouissances inconnues et le droit de tout oser. Rome était pour lui une ville prise d'assaut : cinquante mille cadavres, en effet, étaient étendus dans les faubourgs et jusque dans les rues ; il vécut comme en pays conquis, ne songeant qu'à ses plaisirs. Il séduisit ou violenta d'abord les femmes de plusieurs nobles personnages ; il tomba ensuite éperdument amoureux de Domitia, femme d'Ælius Lamia ; il l'enleva à son mari et s'y attacha tellement qu'il l'épousa. Le pillage était une conséquence naturelle de la victoire. Le Palatin et les richesses accumulées dans la Maison dorée étaient d'une merveilleuse ressource pour les festins et la débauche. Domitien se procura l'argent qui lui était nécessaire en faisant trafic des places et des honneurs. En un seul jour, il distribua plus de vingt charges dans la ville et dans les provinces ; le scandale fut tel que Vespasien écrivit d'Égypte à son fils pour le remercier de ne pas l'avoir destitué lui-même. Ce qu'il disait par forme d'ironie aurait pu devenir une vérité, car le jeune césar, maître de Rome et du sénat, aurait voulu profiter de l'éloignement de son père pour revendiquer seul l'empire ; seul il avait été proclamé par le peuple, seul il disposait de l'Italie et des provinces. Mais déjà Mucien était arrivé, Mucien le tout-puissant gouverneur de Syrie. Il était suivi d'une armée dévouée, il avait les pouvoirs et le sceau de l'empereur, il se vantait d'avoir forcé Vespasien à monter sur le trône, il laissait dire aux Romains que Vespasien était sa créature, qu'il avait fait un empereur et n'avait point voulu l'être ; c'était donc un point d'honneur pour lui d'achever son œuvre et de rester fidèle à ses propres déclarations. Sa seule présence suffit pour reléguer Domitien au second rang ; toutefois les ménagements qu'il devait garder envers le fils de son ami ne rendirent point sa tâche facile. Le tempérament fougueux du jeune prince s'était développé avec violence et le jetait dans les extrêmes.

Sentant que l'empire n'appartenait qu'à la force et qu'il ne pouvait rien entreprendre sans gloire militaire ou sans soldats, Domitien voulut faire la guerre. Il projeta d'abord une expédition contre les Germains. La révolte de Civilis et des Bataves survint pour lui fournir une raison plus sérieuse de prendre les armes. Il ne rêvait que campagnes, combats, victoires, afin d'égaler un père qui l'écrasait et un frère dont il était jaloux. Mucien ne pouvait calmer ce caractère indomptable ; il lui était plus facile de le jouer et de rendre vaines ses résolutions. Cependant il ne pouvait le quitter, et ce fut avec anxiété qu'il attendit l'issue d'une révolte qui pouvait gagner toute la Gaule et compromettre le nouveau règne. Son inquiétude le força même de condescendre aux désirs de Domitien et de s'acheminer avec lui vers les Alpes ; il était plus près du danger et capable de réparer un désastre, si un désastre survenait. Il franchit même les Alpes et conduisit Domitien jusqu'à Lyon. Là, on apprit le triomphe du général romain Céréalis, la soumission des Trévires et des Cannifates ; là, toutes les espérances de Domitien s'évanouirent. On racontait cependant qu'il avait fait sonder secrètement Céréalis pour savoir s'il pouvait compter sur lui et sur son armée. Toutes ces menées tournèrent à sa confusion.

Reconduit à Rome par Mucien, il apprit bientôt avec terreur que son père arrivait enfin, poussé par les vents plus doux du printemps, et qu'il allait débarquer. Ses fautes et plus encore ses coupables intentions se représentèrent si vivement à son esprit qu'il se crut perdu. Il avait, pour combler la mesure, accueilli avec insolence Cænis, la maîtresse de son père, qui revenait d'Istrie. Il feignit la folie et une sorte d'hébétement, alla au-devant de l'empereur jusqu'à Bénévent, l'écouta, lui répondit de façon à lui faire croire que tous ses actes devaient être imputés au dérangement de son cerveau. Vespasien, qui ne fut point sa dupe, mais qui s'était entendu avec Titus à ce sujet et lui avait promis de pardonner, se contenta de tancer durement son fils et de lui interdire toute participation aux affaires. Dès lors, méprisé par les vieillards, raillé par les soldats d'Orient, traité en enfant par l'empereur, humilié par la commisération et la protection lointaine de soit frère, Domitien s'enferma dans la retraite. Il s'étudia à paraître modeste et détaché de toute ambition. Il s'appliqua à la poésie, dont il n'avait nullement le goût et pour laquelle il témoigna plus tard le plus solide mépris ; il lut des vers en public, se souvenant peut-être de la prudence de Tibère et de son retour de Caprée. Le père de Stace était son professeur, et Quintilien, en habile courtisan, ne manquait pas d'admirer ses œuvres. Vespasien le tenait auprès de lui sous une étroite surveillance, le faisait porter en litière comme un enfant lorsqu'il paraissait. en public ; le jour de la cérémonie du triomphe, il le fit suivre sur un cheval blanc, tandis que Titus montait sur le char triomphal auprès de son père. Domitien dévora tout et désarma par sa soumission des cœurs qui ne demandaient qu'à être désarmés. La dynastie nouvelle ne comptait que trois têtes : Vespasien était vieux et fatigué ; Titus n'avait point de fils ; beaucoup plus âgé que son frère, il le ménageait comme un successeur. Avec ses idées de fondateur et de nouvel Auguste, Titus avait une prédilection marquée pour l'indigne jeune homme qui devait perpétuer sa race sur le trône et le faire regretter lui-même. Domitien reçut des marques publiques de cette bienveillance qui devait être si fatale à l'univers. Titus lui céda le seul consulat régulier qu'il ait obtenu pendant le règne de Vespasien, plus clairvoyant et plus sévère ; sans les supplications de Titus, il ne l'aurait même pas exercé. Si son nom figure cinq fuis dans les fastes consulaires, c'est pour la forme ; il ne remplit aucun de ces cinq consulats et ne reçut qu'une délégation dérisoire pendant quelques semaines.

Néanmoins il caressait toujours l'idée de faire au loin ses premières armes, de devenir un grand capitaine, d'éblouir Rome par ses exploits, et surtout de s'attacher une armée dont il aurait fait un usage facile à prévoir. Lorsqu'il sut que Vologèse, roi des Parthes, demandait des secours contre les Mains et surtout un des fils de l'empereur pour conduire la guerre, il fit tous ses efforts pour être envoyé en Orient. L'expédition n'eut point lieu. Il s'adressa alors aux autres rois de l'Asie, essaya de les gagner par ses présents et ses promesses, afin que leurs prières réunies obtinssent de l'empereur qu'une armée commandée par Domitien vint mettre un terme aux dévastations des Alains. Vespasien connaissait trop bien son fils et savait trop comment l'on gagnait les Orientaux pour commettre une telle faute. Domitien dut ronger son frein pendant toute la durée du règne. Il se dédommagea, mais sans fruit, dès que son père fut mort. Titus avait pour lui la faiblesse qu'on a pour un frère de douze ans plus jeune et surtout pour le seul héritier d'un empire chèrement conquis. Fonder une dynastie avait été la chimère de Titus : or il n'avait point d'enfants et Domitien était tout sou espoir. Établi fortement sur le trône, sûr d'un pouvoir auquel il avait été associé depuis neuf ans et qu'il avait lui-même préparé, adoré d'un peuple auquel il avait ménagé un de ces coups de théâtre dont l'humanité est volontiers la dupe, Titus pouvait tout pardonner à Domitien. Les efforts du jeune ambitieux n'étaient que risibles ; ses mauvaises intentions n'aboutissaient même pas à une tentative d'exécution, tant cette âme, gâtée dès sa jeunesse, était énervée et pusillanime ! C'est ainsi qu'après la mort de Vespasien, Domitien se consulta longtemps pour savoir s'il n'achèterait pas les prétoriens en leur promettant une somme double de celle que leur donnait son frère ; c'est ainsi qu'il allait répétant partout que son père, en mourant, l'avait associé à l'empire, mais que Titus avait falsifié son testament ; c'est ainsi qu'il saisissait toutes les occasions de décrier publiquement son frère ou de lui tendre secrètement, des embûches ; un jour il voulait soulever les armées, le lendemain s'enfuir de la cour. L'histoire ne cite aucun acte, aucune entreprise qui ait fait courir le moindre danger à Titus. Tout se réduisait à des paroles sans effet, aux mauvais procédés d'un impuissant et aux tendres reproches que Titus accompagnait de larmes. Le seul fait grave est le refus de Domitien, lorsque la main de Julie, fille de Titus, lui fut offerte. Ce refus aurait été impossible sous Auguste, fatal sous un autre empereur. On pouvait tout se permettre avec Titus, affaibli par le bonheur et dont le cerveau n'avait plus de ressort, même pour la colère. D'ailleurs l'héritier de l'empire n'avait pas besoin de cette union ; il ne craignait point un autre gendre, il ne voulait point surtout répudier sa femme Domitia, qu'il aimait toujours avec passion. Il se réservait de séduire plus tard Julie, dont la jeunesse était sans défense, et d'afficher son commerce incestueux avec elle. Ce n'étaient que des représailles, puisqu'on accusait Titus d'adultère avec sa belle-sœur Domitia.

Enfin la fortune couronna, comme il était juste, les désirs de cet ambitieux aussi lâche qu'éhonté. Titus mourut après deux ans de règne et Domitien fut proclamé. Jamais prince n'avait désiré l'empire avec plus d'âpreté ; après l'avoir possédé quelques mois, il avait dû s'en dessaisir pour le remettre à un père et à un frère qui avaient vécu dans les camps, qu'il connaissait à peine, qui l'avaient délaissé et qu'il n'aimait point. C'était son bien qui lui était rendu : c'était sa proie qu'il saisissait de nouveau : il semblait que ses appétits contenus allaient reparaître effrénés, que la soif déçue du pouvoir allait faire place à des satisfactions insensées. Il n'en fut rien. Le sentiment de la possession rendit à Domitien le calme et l'esprit des Flaviens. Il redevint maitre de lui en se voyant maître du monde. Jaloux d'effacer tin père qui l'avait dépouillé et un frère qui ne l'avait point associé à sa puissance, il chercha par quels moyens il capterait le plus sûrement l'admiration des hommes. Vespasien avait été un excellent administrateur, Titus le plus débonnaire des princes : Domitien se promit d'administrer mieux que Vespasien et de se faire aimer plus que Titus. A peine âgé de trente ans, doué de facultés rares, voyant combien il était facile de conduire l'univers façonné depuis un siècle à l'esclavage, et de satisfaire des sujets qui ne réclamaient que des fêtes et des plaisirs, il résolut de jouer plus longtemps que Titus la délicieuse comédie de la clémence et de faire oublier, à force de bienfaits, le règne éphémère et le souvenir d'un rival qui lui avait fait éprouver depuis son enfance toutes les tortures de l'envie.

En effet, les premières années de son règne sont presque un modèle. Elles sont intéressantes et méritent d'être détachées. Avec moins de séduction que Titus, Domitien le parodie d'une manière plus mâle et plus efficace. Il est plein d'abandon, mais il se dirige ; il semble tout prodiguer, mais il gouverne ; ses débuts inspirent aux Romains une joie et une sécurité qu'approuve la raison. Sobre, vigilant, actif, le nouveau césar garde toute sa liberté d'esprit. Il rassasiait sa faim au premier repas et le soir soupait à peine ; une pomme et une boisson chaude lui suffisaient. Il donnait des festins magnifiques, mais comme à la hâte, ne souffrant jamais qu'ils se prolongeassent après le coucher du soleil ni qu'on y fît aucun excès. Il ne voulait point de ministres ni de favoris ; il s'occupait lui-même des affaires et tenait à distance les affranchis qu'il employait. Aucun d'eux ne put abuser de sa confiance ni s'élever au-dessus de sa condition, comme ils l'avaient fait sous les règnes précédents. Un affranchi avait-il détourné des matériaux destinés à la construction du temple du Capitole pour élever un tombeau à son fils ? Domitien envoyait des soldats pour démolir le tombeau et jeter les cendres à la mer. Chaque jour il se renfermait pendant une heure pour méditer, rentrer en lui-même et tracer probablement un plan de conduite. Les familiers, qui se sentaient exclus et impuissants, prétendaient qu'il ne faisait pendant ce temps rien autre chose que de percer des mouches avec un poinçon. Vibius Crispus, qui se morfondait dans l'atrium avec les autres courtisans, pouvait répondre plaisamment lorsqu'on lui demandait s'il n'y avait personne avec l'empereur : Non, pas même une mouche. Trop heureux les Romains, si Domitien avait trouvé ce dérivatif pour ses instincts sanguinaires, ou plutôt si cette occupation machinale et ridicule de ses doigts laissait à son esprit plus de lucidité !

Ce qui est certain, c'est qu'il rendait la justice avec un soin particulier et une grande régularité. Il révisait les procès, cassait les sentences iniques, poursuivait les concussions et la brigue. Il excita un jour les tribuns à poursuivre un édile avare devant le sénat. Il notait d'infamie les juges corrompus à prix d'argent et tous ceux qui les avaient assistés. Il avertissait les magistrats de ne point accueillir trop légèrement les plaintes qu'on leur adressait. Impitoyable pour les délateurs de profession, il condamnait à l'exil même les accusateurs qui avaient spontanément dénoncé un citoyen innocent et n'avaient pu fournir aux tribunaux la preuve qu'ils avaient promise. Il répétait et appliquait cette belle maxime : Un prince qui ne châtie pas les délateurs les encourage. Il contenait si bien les magistrats de Rome et les gouverneurs des provinces, que jamais ils ne furent plus modérés ni plus justes. Enfin il prit une mesure qui mérite d'autant plus les éloges qu'elle est plus contraire aux tendances du pouvoir absolu : il supprima les libelles diffamatoires contre les citoyens ou leurs femmes et poursuivit leurs auteurs. D'ordinaire, les despotes aiment mieux laisser leurs sujets s'avilir les uns les autres ; l'attention qu'ils apportent aux actes particuliers les détourne des actes publics : c'est une diversion et un spectacle.

Réformateur des mœurs, Domitien réprima le scandale plutôt que le désordre, sachant la société romaine trop corrompue pour lui demander autre chose que le respect apparent des lois. Il défendit aux femmes déshonorées de se faire porter en litière et les priva du droit de tester et d'hériter. Il chassa du sénat un questeur trop passionné pour la danse, et de son ordre un chevalier qui avait épousé une femme qu'il avait fait répudier par son mari en l'accusant d'adultère. Il punit sévèrement les débauches des vestales, sur lesquelles son père et son frère avaient fermé les yeux. Celles qui n'avaient failli qu'une seule fois étaient simplement mises à mort, celles qui s'étaient livrées à plusieurs amants étaient châtiées selon l'antique usage. Ainsi les deux sœurs Ocellata et Varonilla purent choisir leur genre de mort, et leurs séducteurs furent seulement exilés. La grande vestale Cornelia, au contraire, fut enterrée vive, tandis que ses complices étaient battus de verge sur la place publique jusqu'à ce qu'ils rendissent le dernier soupir. Telle était la cruauté des lois romaines et le danger de les remettre en vigueur : Domitien cependant paraissait avoir horreur du sang ; il évitait les occasions de le verser ; il répétait souvent les vers où Virgile rappelle l'âge d'or et l'aversion des hommes pour la chair[1] des animaux ; mais il croyait apaiser ainsi les dieux protecteurs de l'empire. Les fêtes qu'il établit en l'honneur de Jupiter Capitolin et de Minerve, sa divinité tutélaire, prouvent, autant que ses persécutions contre les chrétiens, qu'il était religieux à la façon des Romains.

Sa piété se manifesta surtout par la reconstruction des temples qui avaient été brûlés sous Titus et que Titus n'avait pu relever de leurs cendres. Le grand sanctuaire du Capitole fut rebâti avec une magnificence inouïe. Les colonnes, du plus beau marbre pentélique, avaient été vues par Plutarque avant qu'on les embarquât au Pirée. L'intérieur fut doré avec une telle profusion qu'on dépensa soixante-six millions, non pour la seule dorure, comme le dit un auteur, mais pour l'ensemble de l'édifice. Quoique Domitien saisît toutes les occasions de dénigrer dans ses discours son père et son frère, ou de les contredire par ses décrets, ii honora leur mémoire en se conformant aux traditions impériales. Il leur fit décerner l'apothéose, leur consacra un temple commun au-dessous du Tabularium, acheva l'arc triomphal de Titus, transforma la maison paternelle en un temple dédié à la famille Flavia. Il porta aussi son attention sur les besoins publics. Il ouvrit un nouveau forum, qui fut achevé par Nerva et s'appela le forum transitorium. C'est celui dont on voit encore un pan de mur avec deux colonnes et un entablement sur lequel Minerve enseigne aux femmes les travaux et les arts réservés à leur sexe. Un stade, un odéon, une naumachie, et surtout l'achèvement du Colisée, que Titus s'était bâté d'inaugurer avant qu'il fût complet, prouvaient sa sollicitude et son zèle pour les plaisirs du peuple. Les jeux et les spectacles mentionnés par les historiens eu sont une preuve non moins manifeste, mais ils n'offrent que peu d'intérêt à la postérité : c'était l'apanage inséparable de l'empire.

Enfin Domitien montra combien il avait le sentiment de la représentation, propre au chef d'un gouvernement, en faisant le premier construire sur le Palatin un palais public, œdes publicæ. Avant lui chaque empereur avait eu sa demeure privée, simple ou fastueuse, selon ses goûts. L'on connaît aujourd'hui la maison d'Auguste, celle de Livie récemment découverte, avec ses beaux stucs et ses peintures qui surpassent les peintures de Pompéi, celle de Caligula, celle de Néron, qui a été retrouvée sous les bains de Titus. Aucun empereur n'avait songé à un véritable palais. Les fouilles dirigées avec tant de méthode et de scrupule par M. Rosa ont remis au jour le plan entier du palais de Domitien. Le rez-de-chaussée seul peut être recomposé par la science. Tout y est destiné aux usages publics et aux cérémonies officielles. Un escalier part de la place qui sépare le palais du temple de Jupiter Stator ; deux portiques donnent accès, l'un à la basilique, l'autre à la salle du trône, et communiquent entre eux Dans la basilique, l'empereur rendait la justice lorsque les causes avaient été évoquées devant lui par appel ou par exception. Dans la salle du trône, il recevait les ambassadeurs et les corps de l'État. Le fond de la salle se termine par un demi-cercle et une demi-coupole, et l'on voit sur le sol les marbres vantés par les poètes du temps, marbres de Libye, de Phrygie, de Laconie, marbres de Syène, de Chio, de Luni : c'était là qu'était le trône. Un immense péristyle, qui peut contenir près de mille personnes debout, occupe l'intérieur ; là attendait et se pressait la foule des courtisans. Des bases et des chapiteaux de colonnes ont été recueillis ou sont en place sur les dalles de marbre blanc. La salle de festin est aussi d'une si belle proportion qu'elle ne pouvait servir qu'à ces festins publics dans lesquels Domitien donnait l'exemple de la sobriété. Comme les rangées de tables et de lits étaient adossées et forçaient les convives à regarder de deux côtés différents, on avait ménagé de chaque côté de la salle un nymphée, c'est-à-dire une petite cour communiquant par d'immenses fenêtres, ornée d'un bassin, de jets d'eau, de statues, de vasques pleines de fleurs ; les invités de César ne respiraient ainsi que fraîcheur et parfums. Il ne faut oublier ni le lararium, c'est-à-dire le sanctuaire où l'on venait adorer les dieux protecteurs de la famille impériale, et les petites salles de service, ni le portique, ni les chambres en forme d'exèdre, où l'on pouvait se retirer et causer secrètement, qui ont vue sur la vallée de l'Aventin et le grand cirque.

Il serait coupable de citer comme des bienfaits les prodigalités qui étaient devenues un usage et une nécessité honteuse sous tous les empereurs. Les distributions de vivres, d'argent, d'objets utiles ou précieux, n'étaient pas seulement réservées au peuple ; les sénateurs et les chevaliers en avaient leur part. Ils recevaient des présents, des lots, jusqu'à des rations de pain, et, si le besoin empêchait les plus misérables de rougir, les mœurs publiques n'empêchaient point les plus riches de tendre la main. Ce qui est plus louable, c'est le désintéressement que fit voir pendant quelques années un souverain qui sentait cependant s'épuiser les richesses amassées par Vespasien et dilapidées en partie par Titus. Il ne montra ni cupidité ni complaisance pour les pourvoyeurs du Trésor ; il recommandait à toute sa cour l'horreur de l'avarice ; il refusait d'accepter la succession de ceux qui l'avaient institué leur héritier, quand ils avaient des enfants. Il remit à tous les débiteurs du fisc les dettes qui remontaient à plus de cinq ans avant son avènement, annonça que ses procurateurs n'intenteraient aucun procès avant un an, rendit les poursuites plus difficiles, réprima les chicanes des agents fiscaux par d'équitables précautions, fit rendre à leurs propriétaires les champs envahis par les vétérans que les Flaviens avaient établis dans les colonies ou dans les municipes, en un mot, rendit à tout l'empire l'ordre matériel, la sécurité, l'aisance et fit espérer une longue suite de jours heureux. Il encouragea l'agriculture ; il défendit la castration, qui remplissait d'eunuques les gynécées, mais enlevait des bras à la terre ; il songea un instant à supprimer les hécatombes et même à défendre qu'on immolât des bœufs ou des génisses devant l'autel des dieux, de peur que les pâturages ne fussent dépeuplés et les charrues sans attelages. Frappé de la rareté du blé et de l'abondance du vin, il essaya d'arrêter par un décret la plantation des vignes ; comme il arrive toujours, ce décret n'eut point d'effet, et l'on recula devant les vexations innombrables qu'il aurait causées.

Les lettres furent honorées au début du règne comme l'agriculture. Des concours furent institués au Capitole en grec et en latin, pour la prose et pour les vers ; les vainqueurs recevaient une couronne d'or. Tandis que Stace, fils du professeur de Domitien, Martial, obscène et servile, luttaient de bassesse avec les courtisans, Valerius Flaccus récitait son poème des Argonautiques, dédié à Vespasien, Silius Italicus chantait la Seconde guerre punique, épopée nationale qui reportait les esprits aux beaux temps de la république. Pline le Jeune et Tacite obtenaient tour à tour la dignité de préteur ; Quintilien touchait une pension de 20.000 francs jusqu'au jour où l'empereur le supplia de quitter sa retraite pour élever ses petits-neveux. Domitien, qui ne devait point cacher plus tard son aversion pour la poésie, faisait lui-même des vers, s'il est vrai qu'on doive lui attribuer la traduction des Phénomènes d'Aratus que l'on avait longtemps crue l'œuvre de Germanicus. Il envoya en Égypte un certain nombre de savants et de copistes qu'il chargea de transcrire les manuscrits de la bibliothèque d'Alexandrie.

C'est donc un spectacle vraiment édifiant que le début du règne de Domitien. Ce prince, dont l'éducation avait été mauvaise, la jeunesse vicieuse, les instincts violents, parvint à se mai-biser pendant plusieurs années. Sa vive intelligence lui fit comprendre les avantages d'une transformation et il triompha de lui-même. Ses passions cédèrent devant une passion plus puissante, dont la noblesse peut être contestée, mais qui n'en est pas moins un des grands mobiles de l'humanité, l'envie. Tout en continuant l'œuvre de son père et de son frère, il voulut les effacer tous les deux. Aurait-il réussi ? N'était-il pas trop intelligent pour être vraiment débonnaire ? Sa pénétration et l'inévitable dégoût qu'inspire un troupeau d'esclaves ne l'auraient-ils pas incliné peu à peu vers la sévérité ? La douceur d'être aimé ne se serait-elle pas émoussée tous les jours, tandis que l'impatience du frein aurait grandi ? Nous n'avons point à résoudre cette hypothèse, puisque Domitien fut brusquement arraché à ses vertueuses résolutions. Sa volonté lui échappa, !e désordre fut introduit dans son esprit, et aussitôt le désir de faire le bien fut remplacé par la colère, le mépris, le soupçon, la soif de la vengeance. Quelle cause, ou terrible ou frivole, produisit un tel changement ? Quelle maladie, physique ou morale, livra un nouveau césar à l'action fatale du césarisme ? Il est toujours instructif pour l'humanité d'apprendre combien ceux qu'elle laisse diriger le monde sont le jouet des événements, par quel lien précaire leurs passions sont retenues, et quelle blessure suffit pour les transformer en monstres.

 

 

 



[1] Impia quam cæsis gens est epulata juvencis.