TITUS ET SA DYNASTIE

 

IV. — LE RÈGNE.

 

 

D'ordinaire, les princes qui se préparent à hériter de la toute-puissance ressemblent aux amoureux qui ne laissent voir que leurs beaux côtés ; ils se font une violence facile pour capter la bienveillance de leur peuple ; ils empruntent naïvement les vertus qu'ils n'ont pas ; ils croient pouvoir jurer qu'ils aiment la justice et même la liberté. Une fois couronnés, ils oublient leurs promesses aussi naturellement qu'ils les avaient faites ; malheur à ceux qui osent les leur rappeler !

Tel n'était point le cas de Titus. Il avait renversé le rôle. Peu de princes sont parvenus au trône plus redoutés et plus haïs ; il n'en est point qui soient devenus plus subitement les délices du genre humain. Si Titus avait été un enfant sans expérience, on pourrait supposer que la douceur de commander l'avait transformé. Par une exception inouïe, la pourpre impériale aurait pu le rendre bon, tout aussi bien qu'elle avait fait du jeune Caligula un fou et du tendre Néron un monstre ; mais Titus avait trente-huit ans, l'habitude du commandement, la pratique des affaires, la satiété des grandeurs. Il n'a donc point été le jouet d'un enivrement imprévu. Il est évident qu'il a jeté ou qu'il a pris un masque. Ou ses vices étaient calculés, ou ses qualités feintes. Excellent faussaire, il s'est forcé et contrefait ou avant de régner ou pendant son règne. Lequel des deux personnages est conforme à la nature ? lequel est le produit d'une volonté merveilleusement soutenue ? telle est l'énigme proposée à la postérité, énigme plus digne du génie de Racine que les soupirs et les fadeurs en usage sur le fleuve du Tendre. S'il n'avait pas été ce jour-là un courtisan, inspiré uniquement par une belle princesse, Racine nous aurait laissé peut-être le pendant de Britannicus.

Avant tout, il faut qu'un historien essaie de pénétrer le naturel de Titus. Les écrivains anciens nous le peignent, aimable, séduisant, plein de grâce dans sa première jeunesse ; ils vantent ses heureuses dispositions ; ils ne disent rien de son caractère, qui n'a dû s'accuser qu'avec les années. Les monuments figurés sont d'autant plus utiles à consulter, puisque l'art seul petit suppléer à l'absence des témoignages écrits. Les médailles sont d'ordinaire le point de départ de nos recherches. Prises dans leur ensemble, elles présentent de Titus deux types. L'un se rapproche sensiblement du type de Vespasien ; il est évident que le graveur a obéi à un ordre, et que l'idée dynastique l'a dominé : de même que les successeurs d'Auguste, qui n'avaient rien de son sang, avaient reçu des artistes une empreinte d'Auguste et comme un air de famille, de même il convenait que le successeur de Vespasien eût les traits de son père, ce qui était beaucoup plus vraisemblable. Le second type est plus libre, plus personnel, plus original : évidemment c'est le vrai Titus, représenté sans contrainte, sans fiction politique, sans arrière-pensée. La sculpture offre moins de divergence. Si la statue du Vatican, celle du musée de Cologne, rappellent les traits de Vespasien, la statue, le buste colossal, le buste avec la cuirasse ciselée qui sont au Louvre, sont conformes aux médailles de la seconde série. Le buste en bronze, qui était jadis au château de Richelieu, et qu'on trouvera au premier étage du palais du Louvre, présente la même sincérité avec un accent de plus, qui tient an talent de l'exécution. Par conséquent, il est aisé de rapprocher par la pensée ces éléments qui concourent à produire une impression identique : on voit peu à peu se dégager nettement la figure de Titus.

Le front est celui du père, saillant, d'une convexité marquée, couvert de rides : il trahit l'effort, l'application, la tension d'esprit. Les yeux sont larges, distants, d'une douceur étudiée. La bouche est affectueuse, les lèvres ont de l'abandon et un certain relâchement ; le menton est moins accusé et moins fin que celui de Vespasien. Le cou est énorme, plein de sève, d'une vigueur de taureau ; ou y sent le tempérament d'un viveur. Les cheveux sont courts ; de petites mèches aplaties et multipliées s'appliquent sur la tête. Le galbe du visage est plein, un peu lourd, plutôt carré. L'expression est facile, aimable, persuasive ; on sent la candeur alliée à la mansuétude, le laisser-aller s'unissant à une bonté naturelle ou acquise, d'autant plus méritoire si elle est acquise. Enfin le type, dans son ensemble, n'est point aristocratique ; il est plébéien, athlétique, et fait penser à un beau pâtre des Apennins plutôt qu'à un César ; il est même si peu Romain qu'il suffit d'ajouter, en imagination, la moustache traditionnelle, pour le transformer en Gaulois. Or les Flaviens étaient originaires de la Cisalpine, et la Cisalpine avait été peuplée par les Gaulois. Enfin le caractère dominant est la ténacité, le dévouement à une idée fixe, la poursuite attentive d'un but, mais non la violence ni la cruauté. Il est évident, d'après les traits, que l'âme de Titus était douce, qu'elle ne s'est tendue que par l'action de la volonté, forcée au mal que par calcul, résolue au crime que sous l'étreinte d'un puissant intérêt. Une passion l'avait envahie, passion étrangère à la nature et contractée dès l'enfance dans un milieu malsain, passion dévorante qui déforme les plus heureux esprits, les aveugle, les pousse à commettre froidement tous les excès, et les absout en leur promettant qu'ils seront au-dessus des lois et des hommes. Cette passion, c'est l'ambition. Par ambition, Titus, répudiant pour un temps ses qualités natives, a développé bu affecté les vices contraires ; il était bon, il s'est fait méchant. Dès lors la politique qui l'a inspiré devient manifeste ; elle est plus habile que louable, plus profonde que neuve : il a voulu imiter Auguste. Auguste s'était d'abord appelé Octave ; Auguste avait pu être clément parce que Octave avait été féroce ; Auguste avait donné la paix au monde après que Octave l'avait ensanglanté ; Auguste s'était fait aimer d'autant plus facilement que Octave avait été exécré. Titus, avec une dissimulation et une suite qui deviennent son seul mérite, s'est tracé une voie semblable. Il s'est promis de ne rien respecter et d'assurer son pouvoir à tout prix, tant que Vespasien vivrait ; de se détendre et d'enivrer l'univers de ses bienfaits, dès qu'il en serait le seul maître. Le plan que les circonstances et Livie avaient peu à peu imposé à Auguste, Titus le conçut comme une savante comédie, dont le succès était infaillible. Pouvait-il mieux faire que d'imiter le fondateur de l'empire, lui qui voulait être un fondateur de dynastie ? Le plagiat n'est-il pas excellent en matière d'usurpation ? Les peuples sont si sots, qu'ils ressemblent au gibier et se laissent prendre toujours aux mêmes lacets. Le coup d'État se métamorphosait en coup de théâtre.

L'idée d'être un Octave avant d'être un Auguste, de proscrire d'abord pour se montrer ensuite impunément généreux, de terrifier les Romains pour s'en faire plus tard mieux chérir, hâta probablement le siège de Jérusalem. Pendant les lenteurs du blocus, Titus, dont l'esprit était à Rome, imagina ce système qui lui paraissait propre à fortifier le pouvoir dans le présent et la transmission du pouvoir dans l'avenir. La rigueur, l'illégalité, la violence, devaient également profiter à la dynastie, appliquées avec tact ou répudiées à propos. La dispersion des Juifs fut un avertissement adressé aux Romains, de même que le nom de Julie donné par Titus à la fille qui lui naquit le jour de l'assaut, semble une invocation aux mânes du formidable Octave Le mérite n'est pas d'avoir choisi cette tactique, qui est simplement une contrefaçon archéologique, c'est de l'avoir suivie avec une rare constance pendant huit années. Pendant huit ans Titus ne s'est pas démenti ; personne n'a pu le deviner, il a dû tromper même son père ; il s'est plu à faire croître autour de lui la peur et l'aversion, prévoyant avec patience le jour des compensations. Machiavélisme aimable dont il tenait seul le dénouement ! Magie des contrastes qu'il préparait en artiste ! Jeu sans danger où l'on ne pardonne à ses adversaires, c'est-à-dire à ses sujets, qu'après les avoir asservis et rendus impuissants !

Dès la première heure du règne le voile tomba et un prince nouveau apparut. Les amis pervers firent place aux gens de bien, les orgies aux festins modestes, les désordres aux vertus, la sévérité à l'indulgence sans bornes, les supplices aux faveurs. Simple pontife, Titus avait trempé ses mains dans le sang ; en acceptant le souverain pontificat il jura de conserver ses mains pures. Il avait ménagé les délateurs, il les fit brusquement saisir, battre de verges sur le forum, exposer dans l'arène, vendre comme esclaves, exiler dans les îles les plus malsaines. Il ratifia par un seul édit toutes les concessions faites par ses prédécesseurs, ce qui n'était point l'usage, accueillit les solliciteurs sans distinction, accorda les demandes sans examen, promit plus qu'il ne pouvait tenir, mais ne renvoya personne sans espérance, et inventa ce fameux mot : Mes amis, j'ai perdu ma journée, mot qui ne résisterait pas à une critique sérieuse, mais qui a fait la fortune du règne et qui charme encore la postérité. Le bonheur voulut que deux patriciens fussent accusés d'aspirer à l'empire. Quels étaient les noms de ces patriciens ? On les ignore. Avaient-ils réellement conspiré ? Il faut le croire, puisque l'empereur s'empresse de leur faire grâce, de rassurer leurs mères par un message, de les inviter tous les deux à souper, de les conduire à l'amphithéâtre dans sa loge, et de leur donner les épées des gladiateurs à examiner. Il était difficile de parodier avec plus de zèle et moins de simplicité les souvenirs de Cinna.

L'effet d'une telle transformation fut immense. Rome fut éblouie. La surprise et la détente subite des esprits doublèrent l'épanouissement. La joie s'accrut de toute l'étendue de la peur qu'on avait eue. Les Chinois appelaient bleu de ciel après la pluie des porcelaines anciennes dont l'azur était devenu inimitable : les Romains ont connu ce ciel radieux qui succède à l'orage. On pourrait encore comparer Titus à ces musiciens savants qui inquiètent leurs auditeurs par une série de dissonances, les crispent jusqu'à la douleur, et, retombant tout à coup dans le mode majeur, les rafraîchissent par un flot de mélodie qui parait plus exquis.

Mais à son tour Titus ressentit le contrecoup du bonheur qu'il répandait. L'ivresse publique réagit sur lui : il l'avait produite, il la subit. La douceur d'être adoré après avoir été haï dépassa son attente. Sa nature longtemps violentée se vengea : l'excès de contention fut compensé par un excès de dilatation et ce qui était calcul devint un entraînement sérieux. La facilité tourna en faiblesse, la générosité en profusion, le laisser-aller en abandon, la bienfaisance en monomanie. L'empereur n'eut plus ni mesure, ni défense, ni souci : ce fut une orgie perpétuelle de munificence et de bonté. Le trésor resta ouvert et fut pillé par les plus indignes ; les rênes de l'État flottèrent ; les affaires furent négligées ; les administrateurs fermèrent la main, les juges les yeux. Ce ne furent plus que fêtes, spectacles, liesse. Les bains publics, bâtis sur les ruines de la Maison dorée, furent inaugurés : la foule fut flattée de voir son maitre s'y baigner familièrement avec elle. Le Colisée fut consacré par cent jours de jeux, pendant lesquels on massacra 9.000 bêtes féroces et des gladiateurs en proportion ; des grues, des femmes, des éléphants combattirent ; on multiplia les loteries et les distributions ; le peuple faisait la loi, on lui demandait tous les jours ce qu'il voulait pour le lendemain ; Titus l'exhortait même à énoncer librement ses désirs, qui étaient religieusement accomplis. La vivacité de ces émotions parait même avoir agi sur la santé de Titus : leur répétition produisit un ébranlement nerveux ; les chocs magnétiques et les effusions perpétuelles dune âme qui avait perdu l'habitude de se contenir enfantèrent une sensibilité maladive. La mélancolie et le besoin insatiable de sympathie sont d'autres symptômes du même mal. Il serait difficile d'expliquer autrement les larmes versées trop facilement par un empereur dans la force de l'âge, car il avait à peine quarante et un ans lorsqu'il mourut. Son frère Domitien, qu'il connaissait de longue date, cherchait presque ouvertement à soulever les armées et à s'enfuir de la cour ; Titus, qui n'avait pas d'enfants, le prenait chaque fois à part ; il le raisonnait, il lui promettait sa succession et finissait par fondre en larmes. En plein Colisée, devant quatre-vingt-sept mille spectateurs, on le vit pendant les derniers jours des jeux éclater en sanglots ; sa douleur n'avait aucune cause ; les pleurs qui ne cessaient de couler étaient pour lui-même inexplicables ; aucun spectacle n'était plus propre à surprendre les citoyens, rien n'était moins romain que cet accès nerveux :

Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez !

rien ne prouvait mieux un tempérament épuisé et un cerveau affaibli. En effet, peu après, Titus partit pour la petite villa de la Sabine, où son père était mort ; il était triste ; la fièvre le prit après la première étape ; il dut continuer son voyage en litière. On dit qu'il écartait les rideaux, regardait le ciel, l'accusait, se répandait en plaintes, gémissant de se voir arracher la vie sans l'avoir mérité. Il ajoutait qu'il n'avait commis qu'un seul acte dont il dût se repentir, et se taisait sur cet acte. Hadrien prétendait que c'était un parricide ; Suétone, un commerce adultère avec Domitia sa belle-sœur ; mais Domitia le niait avec serment, et elle était plutôt femme à se glorifier la première de ces sortes de prouesses. Ce qui est certain, c'est que la confession de Titus était courte et sa conscience accommodante. Si incomplet que soit le récit de sa jeunesse, on y trouvera plus d'un sujet de remords. Sa fin fut lugubre. Domitien, qu'on accusa de l'avoir empoisonné, n'attendit même pas qu'il eût expiré dans un bain de neige que le médecin avait commandé comme un réactif suprême : sautant à cheval, il galopa vers Rome afin d'y saisir le pouvoir.

Combien Titus était injuste d'accuser le ciel ! La faveur la plus insigne qu'il pût demander était une mort prématurée. Il disparaissait à temps, avant la crise, avant le naufrage peut-être. Il avait régné deux ans, deux mois et vingt jours ; mais si l'épreuve s'était prolongée, qui osera dire qu'il en serait sorti victorieux ? Caligula avait commencé aussi par mériter l'amour de l'univers ; Néron avait été les délices de Rome pendant cinq ans ; Domitien, héritier de Titus, allait l'égaler en douceur et en bienfaits pendant deux ans avant de se transformer en tyran. Ce même Domitien, le plus intelligent des césars, disait de son frère qu'il avait été heureux plutôt que vertueux[1], déclarant sans doute qu'il n'avait pas assez vécu pour atteindre l'écueil placé par la destinée sur la route des despotes. En effet, tout pouvoir nouveau a sa lune de miel, pendant laquelle l'ivresse rend le cœur prévenant et l'effort facile. Peu à peu l'enthousiasme se refroidit, la responsabilité cesse de peser, le désir de plaire s'éteint, l'impatience naît, la volonté n'a plus de nerf ou les passions plus de frein, et le divorce entre le souverain et son peuple devient inévitable. De part et d'autre surgissent les soupçons, les calomnies, les trahisons ; alors, les malheureux qui sont investis du pouvoir absolu se déforment fatalement : selon l'état de leur organisation, ils s'exaspèrent ou s'abattent, sévissent ou laissent échapper les rênes, appellent des bourreaux ou se jettent dans les bras des hardis coquins qui les conseillent ; s'ils sont forts, ils deviennent tigres ; s'ils sont faibles, ils deviennent agneaux larmoyants, que la peur rend promptement féroces. Claude a versé plus de sang que Tibère ; ses favoris ont fait plus de mal que Néron. A Rome, la question qui primait tout pour les césars était la question d'argent. Tant que le trésor était plein, ils pouvaient satisfaire à la fois leurs appétits sans bornes et les appétits de la multitude. Dès que leur trésor était vide, les impôts ne suffisaient pas à les remplir : il fallait recourir aux confiscations, aux proscriptions, aux délations, aux crimes. Vespasien, par les plus sales moyens, avait entassé des monceaux d'or pour que Titus s'en fît honneur et affermît sa dynastie. Toutefois, cet or n'était pas inépuisable. Pendant deux ans, les coffres du Palatin sont restés ouverts à quiconque a tendu la main ; pendant deux ans, ils ont pu fournir à des prodigalités calculées et bientôt à des dépenses imprévues qui creusaient le gouffre. Des calamité publiques multiplièrent les brèches, l'éruption du Vésuve, un incendie qui dévora une partie de Rome, la peste. Titus montra la vigilance et la sensibilité d'un père ; mais déjà il était impuissant à réparer tant de désastres. Il fallut affecter au rétablissement des villes de la Campanie les biens des victimes qui n'avaient pas d'héritiers ; il fallut léguer à Domitien le soin de rebâtir la plupart des édifices du Champ de Mars réduits en cendres ; quant aux pestiférés, on n'épargna pour eux ni les remèdes, ni les processions, ni les prières ; pendant ce temps, le trésor impérial se vidait toujours. Si Titus avait régné trois ans de plus, il était en face de la ruine, de courtisans insatiables, d'une multitude affamée, d'exigences et de besoins sans nom que l'empire seul avait fait naître, que l'empereur seul devait assouvir. Alors le vol et l'assassinat s'offraient comme une loi d'État et une nécessité suprême. Titus connaissait cette pente : il l'avait descendue et remontée librement pour gagner l'admiration des hommes ; peut-être y aurait-il glissé plus rapidement qu'un autre, quand la fatalité l'y aurait poussé. Oui, la mort qui l'a ravi, quand il était encore riche, bienfaisant, populaire, était un présent des dieux ; elle l'a soustrait aux luttes ; elle a consacré sa gloire ; elle a trompé la furie vengeresse qui empoisonne la vieillesse des tyrans. Quand il ouvrait les rideaux de sa litière pour accuser le ciel, Titus aurait dû le remercier avec des larmes de joie, s'il avait été un grand homme plutôt qu'un grand comédien.

 

 

 



[1] Le poète Ausone traduisait cette pensée lorsqu'il disait de Titus : Felix brecitate regendi.