TIBÈRE ET L'HÉRITAGE D'AUGUSTE

 

VII. — L'ÎLE DE CAPRÉE.

 

 

Une lassitude immense et un dégoût profond des hommes avaient pris Tibère. Il avait abandonné Rome à Livie et, à Séjan, à Livie qui l'avait en quelque sorte chassé, mais qu'il savait digne de toute sa confiance, à Séjan, qu'il aimait avec cet aveuglement absolu qui fait les favoris. Séjan était pour lui ce qu'il avait été lui-même pour Auguste pendant les dix dernières années de son règne : un ministre qui ne discute pas, un esclave toujours prêt à agir, un ami qui ne connaît que l'obéissance passive.

Il partit pour la Campanie et bientôt pour Caprée, avec la joie d'un fonctionnaire qui a rempli sa carrière et qui cherche une retraite doucement occupée. La paresse, la soif des plaisirs qu'il faut cacher, allaient partager son âme avec l'exercice d'tin pouvoir lointain et dégagé de tout ennui. Dion Cassius fait sur Tibère une réflexion qui me paraît pleine de profondeur. Cet empereur, dit-il, était un composé de grandes qualités et de grands vices ; il ne les a jamais montrés que séparément, à tour de rôle, comme s'il les possédait seuls. Cela est vrai : Tibère a montré ses qualités pendant la première partie de sa vie, parce qu'il était contenu par la peur ; en inclinant vers sa fin, il s'abandonne tout entier à ses vices, parce qu'il se sent libre et sans frein.

En face du golfe de Naples est une île trop célèbre et trop connue des voyageurs pour qu'il soit nécessaire de la décrire longuement : c'est Caprée. Cette île avait frappé Auguste dans la dernière navigation qu'il fit avec ibère sur les côtes de l'Italie, et il l'avait acquise, par échange, des Napolitains ; il n'avait fait qu'y passer, Tibère en avait gardé un souvenir plus durable et la choisit pour sa retraite. L'accès en est difficile ; on ne peut l'aborder que d'un seul côté, par un escalier escarpé. Les rochers s'élèvent de toutes parts à une hauteur immense ; ils sont à pic, au-dessus d'une mer profonde, belle, dangereuse. Sur le plateau règne un air pur ; la vue embrasse un spectacle magnifique, le Vésuve et tout le golfe de Naples. La beauté du site et la noblesse des lignes rappellent la Grèce : on dirait une Cyclade arrachée du cercle divin de Délos. Tibère, également sensible au charme du climat, à la sécurité, aux souvenirs de Rhodes et de la Grèce, y fit construire douze villas dont on montre quelquefois les restes aux voyageurs sans les persuader, car les ruines qui subsistent à Caprée sont postérieures à Tibère ; c'est à peine si un escalier peut être attribué à son époque. Les douze villas portaient le nom des douze dieux. La plus grande, celle de Jupiter, était naturellement la demeure de l'empereur ; les autres étaient pour les vingt sénateurs qui formaient son conseil, pour ses gardes, ses amis, ses esclaves, pour le personnel et le matériel, chaque jour plus considérables, de ses débauches chaque jour croissantes.

Si Tibère, se retirant à Caprée, n'eût été qu'un simple particulier, il y aurait vécu dans la mollesse et l'obscurité ; il aurait grossi le troupeau d'Épicure sans devenir criminel. Mais il avait la toute-puissance et le droit de tout désirer. Ses désirs sans bornes rencontrèrent de toutes parts les limites que lui posait l'humanité : il attenta aux droits de l'humanité et fut entraîné à des atrocités.

Je passe, messieurs, sur la paresse, qui devient le génie familier de Tibère ; je passe sur le goût du vin, souvenir de ses premières campagnes, qui le reprend, le retient parfois à table deux nuits et deux jours, et lui fait nommer à une magistrature tel candidat qui a vicié d'un coup la vaste amphore que lui présentait l'empereur ; je passe aussi sur la niaiserie littéraire, compliquée de gourmandise, qui lui arrachait quatre-vingt mille francs à la lecture d'un dialogue entre la grive et le bec-figue, l'huître et le champignon, composé par Asellius Sabinus. Je voudrais passer aussi sous silence des plaisirs moins faciles à décrire. Les débauches de ce voluptueux de soixante-dix ans sont demeurées fameuses, quoique l'historien ne puisse montrer, par respect pour lui-même. ce palais rempli de tableaux honteux, de sculptures lascives, de livres obscènes, ces harems où - des prostitutions raffinées ranimaient les sens éteints d'un vieillard, ces bois peuplés de malheureux et de malheureuses qui étaient contraints de parodier grossièrement la mythologie charmante des Grecs afin d'exciter les désirs d'un barbare. Je ne nommerai même qu'à regret un de ces individus qui sont le produit le plus abject des temps abjects, marchands de chair humaine, entremetteurs éhontés, opprobre du souverain qui les emploie., de la cour qui les envie et du pays qui les tolère : cet intendant des voluptés s'appelait Césonius Priscus ; il était chevalier romain ; le misérable portait avec orgueil le titre officiel de préfet des plaisirs de Tibère (a voluptatibus), et de quels plaisirs ! La fortune se plaît à rejeter dans les plis de l'histoire tant de gens de bien qui méritaient -d'être connus de la postérité, et elle nous inflige la honte de connaître et de prononcer le nom d'êtres qui devaient rester enfouis dans la fange.

Qu'il me suffise de vous dire, messieurs, que pendant ces années qui vont s'écouler à Caprée, les débauches de Tibère furent poussées jusqu'au délire : les attentats étaient de tous les jours ; le crime devenait l'assaisonnement du plaisir. Les femmes de condition libre étaient poursuivies juridiquement, menacées de mort si elles ne cédaient point ; c'est ainsi que fut accusée Mahonia, qui préféra se donner la mort. Les jeunes gens et les jeunes filles des plus nobles familles étaient l'objet de rapts continuels. Les esclaves et les affranchis de Tibère, qui servaient de pourvoyeurs à Césonius Priscus, battaient la campagne et parcouraient les provinces. Aucun sexe n'était épargné ; les enfants de l'âge le plus tendre étaient recherchés pour d'abominables usages, et l'on agissait, en cas de résistance des parents, comme dans une ville prise d'assaut : le butin était ensuite amené à Caprée. Ce tissu d'horreurs est résumé en quelques mots par Suétone et par Tacite. Ne me demandez pas de vous traduire Suétone, même à mots couverts ; les détails qu'il donne souillent l'imagination : ceux-là seuls ont le droit de les lire qui purifient cette lecture par la haine du despotisme, et qui veulent savoir comment les prétendus maîtres du monde sont ravalés au - dessous de la bête par l'excès même de leur pouvoir. Il est plus facile de citer Tacite, dont la gravité élève les plus sales sujets. Je transcris la traduction de Burnouf :

Ensuite, regagnant ses rochers, il cacha de nouveau dans la solitude des mers des crimes et des dissolutions dont il était honteux. L'ardeur et la débauche l'emportaient à ce point, qu'à l'exemple des rois il souillait de ses caresses les jeunes hommes libres. Et ce n'étaient pas seulement les grâces et la beauté du corps qui allumaient ses désirs, il aimait à outrager dans ceux-ci une enfance modeste, dans ceux-là les images de leurs ancêtres. Alors furent inventés des noms auparavant inconnus, qui rappelaient des lieux obscènes ou de lubriques raffinements. Des esclaves affidés lui cherchaient, lui trouvaient des victimes, récompensant la bonne volonté, effrayant la résistance ; et si un parent, un père défendait sa famille, ils exerçaient sur elle la violence, le rapt, toutes les brutalités d'un vainqueur sur ses captifs.

Voilà ce que souffrait le peuple romain, que jadis le viol de Lucrèce, le rapt de Virginie, avaient suffi deux fois pour affranchir !

Mais, a-t-on dit, Suétone ment, Tacite ment, les satiriques qui ont fait allusion aux turpitudes de Tibère, les satiriques mentent. Certains apologistes sont capables de récuser les assertions les plus précises ou les plus unanimes. Eh bien, nous qui prétendons combattre ou justifier le témoignage écrit par le témoignage des monuments, nous avons des preuves palpables, matérielles, incontestables, qui confirment la véracité de Tacite, de Suétone et de leurs contemporains.

D'abord la langue latine offre des mots qui sont restés, des mots créés pour Tibère et par Tibère, par exemple le surnom de Caprinus que lui avait donné le peuple, ce qui indiquait, par une double équivoque, l'habitant de Caprée et les habitudes du bouc — je n'ai pas besoin de vous rappeler quel était, dans la mythologie, le rôle du bouc —. D'autres mots, tels que sellarii et spintriœ, qui ne se peuvent traduire en français, rassurez-vous, avaient été inventés par Tibère lui-même pour désigner les complices de ses horreurs ou les victimes de ses débauches.

L'archéologie, à son tour, apporte des preuves accablantes. Des lampes de terre cuite, des bronzes, qui, par leur style, déclarent qu'ils sont de l'époque de Tibère, représentent ces sujets licencieux dont parle l'histoire. A Pompéi, sur la côte voisine, combien d'objets ont dû être cachés dans le musée secret ! Et soyez convaincus que l'influence de Caprée s'étendait sur la molle Campanie, où l'on s'efforçait d'imiter les mœurs de la cour avec d'autant plus de complaisance qu'on n'avait jamais eu une aversion marquée pour ces sortes de représentations.

Enfin, les grandes collections numismatiques contiennent des séries de médailles de bronze qu'on appelait ordinairement des monnaies spintriennes et qui sont plutôt des tessères, c'est-à-dire des marques de reconnaissance ou des billets d'entrée. Sur la face, ces tessères portent des sujets d'une licence telle, qu'on ne peut les décrire. Sur le revers, des chiffres romains indiquent des séries de nombres jusqu'au chiffre XIX. La variété de ces types, qu'il faut bien regarder une fois dans sa vie pour vérifier l'histoire, est assez grande pour qu'on puiss3 en déterminer l'époque. S'il y en a quelques-uns qui, d'après leur style, peuvent remonter jusqu'à Auguste, la plupart portent le caractère des monnaies gravées sous Tibère. Il y en a même, et c'est la série la plus repoussante, où les numismates prétendent reconnaître la ressemblance de Tibère.

Quel était l'usage de ces tessères ? Étaient-elles distribuées à la foule, les jours de représentations licencieuses ? Étaient-elles destinées aux Atellanes ? Donnaient-elles accès dans les mauvais lieux ? Étaient-ce des tessères d'hospitalité pour des maisons mal famées ? De même qu'on donne aujourd'hui aux pauvres des bons de pain, de viande, de bois, donnait-on à la canaille romaine ces sortes de gages à échéance immédiate, les jours de largesses impériales ? La moralité des empereurs pouvait aller jusque-là ; ce qui est certain, c'est qu'ils ont fait frapper en incroyable abondance ces armes parlantes de la débauche.

Laissons, messieurs, ces tristes questions ; cherchons plutôt comment il nous faut représenter, à cet âge avancé, celui que les Romains surnommaient le Vieux bouc de Caprée. Nous l'avons vu dans sa jeunesse, noble, beau et intelligent, montrant, malgré des signes qui alarmaient l'observateur, un type digne de Livie, digne des Claudius. Y a-t-il un monument qui puisse nous le faire entrevoir dans sa vieillesse ? Si vous montez au cabinet des médailles, messieurs, et si vous vous arrêtez devant la vitrine qui contient les plus beaux camées de l'époque impériale, cherchez le numéro 219. Vous verrez une sardoine à trois couches, de 7 centimètres de hauteur sur 5 de largeur. C'est Tibère, Tibère vieux, Tibère avec une chevelure épaisse, que l'artiste avait inventée, qu'on avait peut-être adaptée à l'original, de son vivant ; cette chevelure est ombragée d'une couronne de chêne. Sur l'épaule est une égide avec ses écailles au tissu serré. Par conséquent Tibère était identifié avec Jupiter Ægiochus, c'est-à-dire Jupiter armé de l'égide. La villa qu'il occupait ne s'appelait-elle pas Maison de Jupiter ? Le profil est toujours beau, parce que les années ne modifient point la construction essentielle et la silhouette du visage ; le nez est aquilin ; on reconnaît Tibère. Mais le front est plissé et comme violent, le sourcil est accusé avec une dureté singulière, l'encadrement de l'œil a quelque chose de terrible. La bouche, les lèvres, le menton, sont gras, sensuels, épais, et tournent au type de Vitellius. Le cou est énorme, enflé par le vin, la bonne chère, et comme par un venin secret. Dans les proportions de cette tête, qui cependant a été faite par un très habile artiste, il y a quelque chose d'énorme, de monstrueux, et comme une impression de terreur à travers laquelle l'artiste a vu son modèle. Ajoutez que la sardoine est d'un ton bleuâtre qui donne un accent plus sombre au visage et qu'assombrit encore l'encadrement des cheveux et, de l'égide, presque noirs ; de cette qualité de la pierre résulte un effet dramatique qui imprime quelque chose de plus effrayant et de plus théâtral à cette image de Tibère.

Il est utile de se souvenir, néanmoins, que le graveur du camée a embelli son modèle en l'idéalisant ; il faut surtout compléter ce portrait en y ajoutant, it l'aide de l'imagination des yeux malades, rouges, irrités au point de voir clair dans les ténèbres, comme les yeux du tigre ; une face couverte de tumeurs ou des feux de l'insomnie et de la débauche, des onguents, des emplâtres que l'empereur s'applique lui-même, étant son seul médecin ; une calvitie qui avait été précoce et qu'avait dû précipiter ce monstrueux genre de vie. Tel était le voluptueux et galant Tibère ! Tel était ce hideux vieillard, sultan qui a devancé certains sultans d'une civilisation plus moderne et qui, dans son harem de Caprée, se livrait à la mollesse et aux tardifs plaisirs, tandis que son grand vizir, Séjan, état maître de Rome, flattant ses passions, ses soupçons, ses instincts sanguinaires.

On se demande, il est vrai, comment cet abandon apparent et cette âcre décrépitude pouvaient le porter à la férocité. La mollesse énervée s'allie-t-elle donc avec le goût du sang ? Malheureusement l'histoire ne répond que trop à nos doutés, à différentes époques et par des exemples répétés. Égorger et violer sont deux actes de puissance ; détruire, ne pouvant créer, est une satisfaction égale pour les enfants qui manient leurs jouets et pour les tyrans qui se jouent de leur peuple. L'abus des femmes et le mépris des hommes conduisent également à la cruauté, parce que la cruauté est une excitation du système nerveux, une forme de la satiété du pouvoir, un piment pour les estomacs affadis.

D'ailleurs, pendant les premières années, le sang coulait hors de la vue ; Rome était loin, et Séjan veillait. La cruauté avait quelque chose de régulier, d'organisé, de facile et de doux pour le despote. Un ordre partait ; il n'y avait plus à s'inquiéter du procès, de la condamnation, de l'exécution : Séjan se chargeait du reste.

Le coup de foudre qui vint tirer Tibère de sa torpeur le replaça en face de la divinité qui avait régné tant d'années sur son âme : la terreur ! La lettre d'Antonia, l'arrivée de Pallas, une dissimulation qu'il a fallu soutenir habilement pendant six mois, les appréhensions les plus poignantes, le désir de la vengeance le moins avoué, une conspiration perpétuelle, enfouie dans le secret, puis l'éclat, et Macron partant' pour Rome, voilà des émotions qui épuisent un vieillard et l'enflamment tour à tour, l'abattent et l'exaspèrent, le tuent ou le rendent furieux. Il faut aussi voir Tibère anxieux, dévoré, suspendu au-dessus de l'abîme, depuis le moment où Macron est allé jouer à Rome sa destinée. Elles ont porté de terribles fruits, ces heures d'attente fiévreuse passées sur le rocher le plus élevé de Caprée et comptées par les pulsations d'un cœur que la peur faisait battre éperdument : — Macron est-il arrivé à Rome ? Que se passe-t-il au sénat ?... Et Séjan ?... Meurt-il ? Triomphe-t-il ? Marche-t-il sur Caprée ? Les signaux convenus ne s'allument pas de proche en proche sur les collines ? Serais-je perdu ? La nuit s'écoule ; l'aube blanchit l'horizon : point de signal ! Le soleil monte à l'horizon ; il redescend ; il va se plonger dans les flots : point de signal ! Faut-il fuir ? — Et Tibère regarde à ses pieds, au-dessous de l'escalier à pic, la galère amarrée qui va l'emporter dans quelque partie du monde ignorée pour chercher un refuge. Rhodes apparaît avec toutes ses terreurs rajeunies. De pareilles émotions, qui l'ont surpris au sein d'une vie tranquille, énervé par les plaisirs, ont un contrecoup violent. Même dans sa force, un homme à qui manquent le courage civil et la conviction en sortirait métamorphosé : c'est peur ce lamentable et sale vieillard le signal du déchaînement et de l'éruption des passions les plus noires.

En outre, aussitôt après la nouvelle de la mort de Séjan, arrive la lettre d'Apicata, la femme répudiée de Séjan, qui révèle des crimes ignorés, qui raconte l'empoisonnement de Drusus, fils de Tibère, par Séjan et par Livilla. Une joie éphémère fait place à une fureur amère. Quoi ! lui, le profond, le dissimulé, le clairvoyant Tibère, il a été trompé comme un enfant ! Pendant huit ans il a été dupe de cet homme qu'il vient à peine d'égorger ! On lui a tué son fils, et il n'a rien soupçonné ! A qui se fier désormais ? L'univers n'offre que trahisons, complots, ténèbres. Son âme fut en proie dès lors à des soupçons si cuisants et à une rage si atroce, qu'il voulut répandre dans l'univers la terreur qui remplissait son âme. Pendant neuf mois, enfermé dans la maison de Jupiter, se comparant au dieu qui pèse dans sa balance la destinée des mortels, il se fit grand justicier ; il prit son désir de vengeance pour un besoin de justice. Il étudia la vie, les actes, les paroles des principaux citoyens, les ramifications des familles, leurs liens, leurs intérêts, leur puissance ; il se mit à chercher des coupables avec le même zèle qu'un homme de bien investi de ce mandat par la société. Le problème était sans cesse tranché par le glaive et sans cesse renaissant ; à mesure qu'une victime tombait, une autre apparaissait. A la passion sanguinaire d'une telle poursuite s'ajoutaient les délations. Le parti d'Agrippine chargeait les partisans de Séjan ; les anciens partisans de Séjan espéraient obtenir leur grâce en chargeant le parti d'Agrippine. Ces représailles étaient aggravées par la servilité du sénat et par des condamnations précipitées. Perdu dans ce dédale, enivré et rendu presque fou par la recherche de crimes chimériques, Tibère tuait indistinctement ; plus il avançait dans cette voie sanglante, plus il rencontrait d'obscurité, semblable au mineur enfoui dans les profondeurs de la terre, qui sonde en vain avec sa pioche les terrains qui le pressent ; il frappe en avant, à droite, en arrière, il provoque de nouveaux éboulements, il croit avancer vers la lumière, mais les ténèbres sont toujours plus épaisses et l'air va bientôt lui manquer.

Dion Cassius a résumé en quelques pages ces années sanglantes qui sont restées pour la postérité la formule suprême du règne de Tibère. Tous les parents, tous les amis, toutes les créatures de Séjan, sont accusés, condamnés, exilés, tués. Les citoyens qui avaient été poursuivis par lui et absous par le sénat sont repris, sous prétexte qu'ils n'avaient échappé que par la protection de Séjan. La mort volontaire devient un châtiment trop doux : on bande les plaies des accusés qui se frappent, on les traîne palpitants et presque morts jusqu'à la prison pour les y achever ; dès lors leurs testaments sont nuls et leurs biens confisqués. Les prétoriens pillent et incendient au hasard dans Rome, pour témoigner leur repentir et leur fidélité ; le peuple massacre et pille pour se venger des amis de Séjan. Le Capitole voit sans cesse des innocents précipités de la roche Tarpéienne. La prison Mamertine regorge : on la vide d'un seul coup, et les gémonies sont empestées par les cadavres en putréfaction que l'on jette dans le Tibre, tandis que les prétoriens montent la garde le long du fleuve, empêchant par leurs menaces de recueillir ces tristes restes et de leur rendre les derniers devoirs. Rome n'est que silence, solitude, terreur. Il ne s'écoule pas un jour sans supplice, dit l'historien, même les jours sacrés, même le premier jour de l'aimée. Les femmes et les enfants périssent avec les pères. Il est défendu de pleurer son fils sous peine de mort : la mère de Fufius Geminus en fournit la preuve.

Les flatteurs, pendant ce temps, pâles et livides, chantaient l'âge d'or ramené dans Rome, l'égalité reconquise, la paix rétablie, les citoyens délivrés du ministre oppresseur. Le sénat ne craignait pas de voter l'érection d'une statue de la Liberté au milieu du Forum : fiction odieuse et qui donne la mesure de l'avilissement des caractères.

Mais ce qui ne doit pas être une fiction pour Tibère, c'est la vue du sang : car Tibère, aujourd'hui, est bien le Tibère de la légende, le tyran cruel et, sans pitié que, dès notre enfance, nous avons appris à maudire. On ne se trompe que de date, car c'est à Caprée seulement que le fils adoptif d'Auguste devient une bête féroce. Il faut que sa cruauté se repaisse, que sa vengeance se satisfasse, que ses yeux boivent le sang. Les barques arrivent chargées d'inculpés et de suspects. Caprée a ses prisons, ses bourreaux et ses savantes tortures ; elle a aussi son Capitole, c'est-à-dire des rochers abrupts le long desquels roulent déchirés ceux qu'achèveront à coups de rame et de croc les marins apostés qui les guettent sur des barques.

Tibère est aussi bon geôlier que Louis XI. Il fait la visite de ces prisons. Il reconnaît parfaitement chaque captif ; il sait mesurer les souffrances à ses ressentiments. Quand un prisonnier a pu se donner la mort, Tibère gémit : Carvilius, s'écrie-t-il, m'est échappé ! Quand les victimes lui demandent en grâce de leur donner le coup suprême : Pas encore, répond-il, nous ne sommes pas assez amis. La soif du sang se développe ; le besoin des sensations violentes est de plus en plus nécessaire pour secouer la torpeur de ce voluptueux épuisé. Les soupçons s'ajoutent aux crimes, les insomnies aux craintes du jour, la terreur aux désirs de vengeance. Il consulte sans cesse les astres et les présages : tous ceux qui paraissent destinés à un sort trop brillant sont d'avance condamnés. Sa famille, ses amis, sont plus exposés que tous les autres. Néron, son neveu, exilé dans l'île Pontia, est forcé de se donner la mort ; Drusus, son neveu, meurt de faim dans les caves du Palatin. Déjà il ne reste plus que trois ou quatre membres du conseil privé, c'est-à-dire des vingt sénateurs qu'il avait lui-même choisis pour leur fidélité et qu'il frappe au moindre soupçon. Bien plus, il fait tuer les deux compagnons de sa jeunesse, qui l'avaient suivi à Rhodes pendant son exil de huit ans, sur le mont Esquilin pendant la disgrâce d'Auguste, à Caprée depuis trois ans, qui avaient partagé sa bonne comme sa mauvaise fortune : ils s'appelaient Vascularius Atticus et Julius Marinus.

Eu un mot, il arrive à cet état qu'on appelle la frénésie. Il a des tressaillements qui appartiennent moins à l'homme qu'à la bête fauve ; seulement les bêtes fauves sont mieux averties par leur instinct qu'un tyran par ses nerfs irrités. Ainsi l'orage le fait trembler dès que les nuages s'amoncellent, il se couvre d'une couronne de lauriers, parce que le laurier écarte la foudre. Ainsi, voyant paraître à l'improviste devant lui un Rhodien dont il avait été l'hôte, il le fait arrêter, torturer sans raison, puis tuer, pour effacer la trace d'une erreur trop tard reconnue. Ainsi, il fait saisir un pêcheur qui vient d'escalader les rochers pour lui offrir un énorme poisson ; il a eu peur, mais il se venge en faisant frotter le visage du flatteur trop zélé avec son poisson, et quand ce vrai Napolitain se rajuste en se félicitant de n'avoir pas apporté en outre une grosse langouste qu'il a dans sa barque, Tibère envoie chercher la langouste pour lui déchirer la face avec la carapace. — Que dire encore ? Si sa litière est arrêtée dans des buissons, il se précipite, terrasse le centurion prétorien qui éclaire sa promenade, et le laisse pour mort.

De tels actes sont d'un furieux ; on ne peut se dissimuler qu'un tel état est un trouble perpétuel d'esprit, traversé par des accès de folie. Tibère, du reste, avait eu comme un pressentiment de cette maladie mentale, qui n'est que l'effet. de l'intempérance et d'une volonté sans frein. Lorsque le sénat avait voulu lui décerner le titre de père de la patrie (quel nom ! quel sénat !), Tibère leur répondit : Je serai toujours semblable à moi-même et je ne changerai point de caractère tant que ma raison sera saine ; mais prenez garde de vous enchaîner par les actes d'un homme qu'un accident pourrait altérer. Or, cet accident est venu, cette altération s'est produite, ce trouble de la raison qu'il avait pressenti dans les années meilleures s'est réalisé. Car l'habitude de la débauche, le goût du sang, la férocité subite et instinctive à la vue d'un obstacle, d'un objet indifférent, d'un homme inoffensif qui surgit devant vous, c'est la folie, c'est la pire des folies : la frénésie !

Il est si vrai qu'il a perdu tout gouvernement de lui-même, tout empire sur sa volonté, tout souvenir des qualités de sa jeunesse et des devoirs de sa maturité, qu'il devient incapable d'application. Ce bon général, cet administrateur exact, ce laborieux surveillant d'un réseau de fonctionnaires qui s'étend sur l'univers connu, il est livré à la paresse ; il renonce à la gestion des affaires ; il n'a plus même l'aptitude machinale au travail matériel que fait contracter l'habitude. Tacite le peint dans ses dernières années : Incertus animi, fesso corpore, l'âme indécise, le corps fatigué. En effet, les sénateurs meurent, Tibère ne les remplace pas ; les chevaliers meurent, Tibère ne les remplace pas ; les tribuns militaires meurent, et il laisse les légions sans chefs ; les gouverneurs de province reviennent, et il laisse certaines provinces sans gouverneurs ; ou bien, s'il les nomme, il les fait venir auprès de lui et les retient jusqu'à, l'expiration de leur mandat, tandis que des lieutenants obscurs administrent à leur place. L'Espagne et la Syrie restèrent plusieurs années de suite sans gouverneurs. En même temps les barbares insultent les frontières ; l'Arménie est ravagée par les Parthes, la Mésie par les Daces et les Sarmates ; la Gaule est livrée aux incursions des Germains. Suétone dit formellement que l'incurie de Tibère était, devenue si profonde, qu'il n'avait plus souci ni de l'honneur ni des dangers du peuple romain[1].

En même temps il se sentait haï de tout le monde ; la haine croissait et donnait du courage à ceux qui allaient mourir. Les condamnés marchaient au supplice en l'insultant. On composait des libelles, qui ne circulaient plus seulement dans Rome, mais qu'on faisait parvenir jusqu'à Tibère. Il en trouvait dans l'orchestre quand il allait au théâtre de Caprée, de Naples ou d'Atella. Les barbares l'insultaient par ambassadeurs ; les affronts lui arrivaient des frontières les plus éloignées. Il reçut une lettre du roi des Parthes, Artaban, qui acheva de l'exaspérer. Artaban lui reprochait ses débauches, sa lâcheté, ses crimes, ses parricides ; il lui rappelait qu'il était l'objet de l'exécration des Romains, l'engageait à se faire justice en mettant un terme, par une mort volontaire, aux maux de l'empire et à la haine de tous les citoyens.

En même temps qu'il se sentait haï, il haïssait l'humanité. Il répétait souvent un vers grec qui signifiait :

Puisse, après moi, la terre être embrasée !

Ceux des membres de sa famille qui subsistaient étaient pour lui un spectacle odieux, oh il cherchait la férocité naissante et ce que l'humanité a de plus laid. Un jour il fait approcher de lui son petit-fils Tiberius Gemellus, trop jeune pour régner, et il l'embrasse devant Caligula, son successeur désigné. Il guette et surprend dans l'œil de Caligula je ne sais quel éclair farouche, et lui dit froidement : Tu le tueras, mais un autre te tuera ! résumant ainsi toute la philosophie de l'histoire de cette époque, et donnant le dernier mot de l'empire.

Inhumain, misanthrope, il ne se hait pas moins lui-même ; il ne peut se contempler sans dégoût. Le remords, qu'on croit n'appartenir qu'aux consciences délicates, n'épargne pas les plus illustres scélérats ; il prend une autre forme et se déguise sous la violence : le supplice n'en est que plus cruel. Tacite applique à Tibère cette réflexion empruntée à un ancien sage : Si l'on ouvrait le cœur d'un tyran, on le verrait transpercé et ulcéré. Autant un corps est déchiré par les coups du fouet, autant une âme est déchirée par la cruauté, la débauche, l'injustice ! Du reste, messieurs, voulez-vous l'aveu de Tibère lui-même ? Nous possédons le début d'une lettre qu'il écrivait au sénat et que voici :

Que vous écrirai-je, Pères Conscrits ? Comment écrirai-je ? Ou plutôt que ne vous écrirai-je pas, dans ces circonstances ? Si je le sais, que les dieux et les déesses m'envoient une mort plus cruelle que celle qui me dévore tous les jours !

Ô vérité magnifique et consolante ! Ô confession pleine de sincérité ! Ô morale vengée ! Ô triomphe des honnêtes gens ! Rome est sous les pieds de Tibère, mais, de son propre aveu, Tibère est le plus misérable des Romains ! Il est la terreur du genre humain, mais personne, dans tout l'empire, n'est plus digne à la fois de mépris et de pitié !

Cette Rome, qu'il déteste, qu'il décime, qu'il redoute, il s'en est rapproché, au moment des représailles les plus actives contre le parti de Séjan. Le grand justicier de Caprée, voulant presser le zèle des consuls, les arrêts du sénat, le glaive de Macron et des bourreaux, avait pris terre en Campanie et s'était avancé sur Rome, sans faire plus d'une ou deux journées de marche ; ces démonstrations avaient suffi.

En outre, je ne sais quel mouvement secret le poussa deux fois vers la ville éternelle, avec le désir d'y entrer. La première fois, il monta sur une galère, franchit l'embouchure du Tibre à Ostie, puis, remontant les bords du fleuve, pleins d'émotions graves et tranquilles pour les voyageurs heureux ou pour les consciences honnêtes, il arriva au pied du Janicule. Je vous ai décrit jadis l'immense naumachie qu'Auguste avait fait creuser pour recevoir les eaux et montrer au peuple le spectacle d'un gigantesque combat naval, où 30.000 prisonniers de guerre, répartis sur deux flottes, s'étaient égorgés. Plus tard, Auguste avait converti cet espace en jardins, faciles à arroser, qu'on appelait les Jardins des Césars. Ils étaient dans le voisinage du palais actuel du Vatican. Tibère descendit, passa quelques heures dans ces jardins, remonta sur sa galère et retourna à Caprée. Il ne vit personne, personne ne l'avait vu, car il avait eu soin de faire échelonner sur l'une et l'autre rive du Tibre des prétoriens qui écartaient à coups de pique les curieux ou les passants.

La seconde fois (c'était peu de temps avant sa mort), il vint par terre, suivit la voie Appienne et arriva jusqu'au septième mille de Rome. Il s'arrêta sur ce magnifique plateau d'où le regard embrasse un des spectacles les plus tranquilles et les plus majestueux du monde : la plaine de Rome. Il vit les murs de Servius Tullius, les temples avec leurs frontons et leurs couleurs éclatantes, le Capitole et ses créneaux, tant de monuments magnifiques entassés sur les sept collines, le temple d'Apollon Palatin, qui lui indiquait la maison d'Auguste et sa propre maison. A peine eut-il contemplé la capitale du monde sans mot dire, que Tibère retourna sur ses pas, comme chassé par une force invincible. Ainsi cette ville, qu'il avait remplie de douleurs et de crimes, mettait en fuite, par sa seule vue, le lâche qui toute sa vie avait fui devant ceux qu'il redoutait, devant Auguste, devant Livie, devant Séjan, jusqu'à ce qu'il se confinât dans un antre comme une bête fauve ! Il eut peur, car un voile de sang et de deuil s'élevait entre lui et la ville éternelle ; il crut entendre le bruit des chaînes et le concert des malédictions que le vent apportait jusqu'à, lui ; les Furies vengeresses torturaient son propre cœur, tandis que dans l'air lui apparaissait le spectre de la Patrie ensanglantée, se dressant pour confondre son bourreau.

L'âme troublée à jamais, Tibère veut regagner son repaire de Caprée : il n'y parviendra pas ; la mort l'attend au cap Misène, dans la villa de Lucullus. Le préfet du prétoire Macron et Caligula sont avec lui ; ils hâteront ses derniers moments ; impatients d'en finir avec ce hideux moribond, ils l'étoufferont sous ses couvertures.

Mort digne de Tibère, messieurs, digne d'un frénétique ! On prétend que, dans des temps plus rapprochés de nous, une coutume barbare condamnait tout homme atteint d'hydrophobie à voir abréger violemment son agonie quand les accès de rage éclataient. L'étouffer sous un matelas était chose permise : c'était un acte pieux que la famille croyait accomplir. Or Tibère est mort comme s'il avait été mordu par un chien enragé ; il a été étouffé par les siens, qui redoutaient sa terrible maladie. Cela était naturel, logique, car il avait contracté la rage la plus noire. Dans ses veines coulait le venin le plu : terrible : la satiété et l'infatuation du pouvoir. Tout désirer avec des moyens chétifs, tout régler avec une raison étroite et aveuglée, s'égaler à Dieu avec des organes impuissants et une matière fragile, c'est le chemin assuré de la folie. La mesure, la stabilité, les limites posées par la justice, sont les bases de toute société. Il n'y a plus d'équilibre pour une société si l'individu est sans frein ; il n'y a plus de vertu pour l'individu si la société est sur lui sans puissance. Nous parlions d'une affreuse maladie : laissez-moi emprunter encore une comparaison familière à la médecine pour rendre mon idée plus sensible. Lorsqu'un médecin applique des ventouses, c'est-à-dire lorsqu'il retire à quelque partie du corps la pression de l'air, aussitôt cette partie se tuméfie et s'emplit de pus. De même, l'âme à laquelle on retire l'atmosphère de l'opinion publique et la pression des lois s'enfle, se remplit d'orgueil, d'amertume, d'insolence, jusqu'à ce que l'abcès se forme et éclate.

Ne cherchez dans Tibère, comme on le fait quelquefois, ni un Louis XI, car Louis XI voulait l'unité de la France et l'affranchissement de la royauté, ni un Louis XV, car Louis XV était un voluptueux débonnaire. Cherchez-y plutôt, et ce sera un éternel enseignement, cherchez-y la plus mémorable victime du pouvoir absolu. Tibère n'était point un monstre : Tibère était un homme comme nous, mieux doué que nous. Ce descendant des illustres Claudius, s'il avait vécu dans un temps régulier et dans un pays libre, aurait été contenu et par conséquent fort, utile et par conséquent heureux ; il aurait laissé peut-être une gloire pure, comme la plupart de ses aïeux. Mais il est né et il a grandi dans un milieu malsain ; entouré de détestables exemples, soumis à la contagion de la toute-puissance, il a connu tous les appétits, toutes les illégalités, toutes les passions ; il a passé par la bassesse, la peur, le désespoir, la servitude volontaire, l'exil, avant qu'un brusque retour de fortune le jeta sur le trône, avili et énervé, au milieu des dangers. des trahisons, des flatteries, des soupçons. De sorte qu'il a subi, pendant près d'un demi-siècle, une démoralisation lente qui l'a dégradé, ravalé au-dessous de la bête, conduit à la rage et à la frénésie. Le tyran justement exécré commence et finit à Caprée.

Tibère est donc, messieurs, une démonstration éloquente et formidable des périls du despotisme, pour les souverains aussi bien que pour les peuples ; car les peuples n'ont pas le droit de demander à un prince d'être bon quand les institutions qui les régissent sont mauvaises. La fatalité qui pèse sur les héros de la tragédie grecque antique a pesé tous les jours plus lourdement sur Tibère : cette fatalité, c'est l'héritage d'Auguste !

 

FIN DE L'OUVRAGE.

 

 

 



[1] Reipublicæ curam usque adeo abjecit... magno dedecore imperii, nec minori discrimine. (Vie de Tibère, 41.)