TIBÈRE ET L'HÉRITAGE D'AUGUSTE

 

III. — L'EXIL A RHODES.

 

 

Ce qui rend la physionomie morale de Tibère difficile à saisir, c'est l'état passif dans lequel il a passé la plus grande partie de sa vie. Une nature active, hardie, entreprenante, libre dans ses mouvements, est trahie par une foule de symptômes qui sont inhérents à chacun de ses actes. Mais une nature condamnée dès l'enfance à un servage d'autant plus étroit qu'il est mieux déguisé, sous l'ombre étouffante du pouvoir absolu et sous l'œil d'un despote malveillant, reste enveloppée, incertaine, et, sinon impénétrable, du moins singulièrement obscure pour la postérité.

Nous avons cependant démêlé dans Tibère une intelligence précoce, repliée sur elle-même et comme tortueuse, un esprit industrieux, sans imagination et par conséquent sans expansion, un orgueil concentré qu'envenimaient chaque jour (le nouvelles blessures, des instincts bas et sensuels contenus par la crainte dans la limite des plaisirs légitimes, une susceptibilité morne, une dissimulation nécessaire, des affections rares, des rancunes à longue échéance, tout ce qui trahit l'état passif, tout ce qui convient à un étranger toléré dans la maison impériale et soumis au joug immédiat de son protecteur. Agrippa lui-même, le véritable fondateur de l'empire, le sauveur, l'ami, le gendre d'Auguste, l'avait connue cette dure servitude (durum servitium) d'Auguste. Mais pour l'enfant qu'il n'aimait point, pour le jeune homme à qui il témoignait son aversion, la servitude devenait d'autant plus implacable qu'elle était une vengeance du maître, vengeance déguisée sous des dehors plus doux, sous l'enjouement, sous les sarcasmes, et surtout sous mie affectation de paternelle vigilance.

Ainsi s'élève tristement cet esprit où le bien natif et le mal déjà acquis s'associent dans une proportion indéterminée. Tibère est comme flottant entre le bien et le mal ; les événements et les hasards de la vie décideront s'il inclinera vers le bon ou vers le mauvais génie qui, l'un et l'autre, ont sollicité tour à tour les Claudius.

Lorsque Tibère, comme tout jeune patricien, prit part aux affaires publiques, il y avait été préparé par trois maîtres. Le premier et le plus puissant était Livie, comparée quelquefois à Catherine de Médicis, mais bien supérieure à cette Italienne, qui n'a préparé que la ruine de sa famille ; Livie, habile à tout supporter, à tout feindre, à tout sacrifier au triomphe de son plan et de sa race. Le second était Auguste lui-même, maître sans le savoir, d'autant plus efficace qu'il prêchait d'exemple et ne pouvait dérober à celui qui partageait tous les secrets du foyer cette politique bien définie dans l'histoire, à laquelle Machiavel, un autre Italien, devait donner son nom. Le troisième était Messala Corvinus, orateur, écrivain, historien, chargé spécialement de l'initier aux affaires publiques, aux lettres et à l'éloquence. Messala ne réussit qu'a demi. Nous avons dit comment la conformation physique de 'Tibère répondait à sa complexion morale, et comment l'empâtement de sa bouche avait di être, autant que les entraves imposées à son jeune esprit, un obstacle au développement de son éloquence. Il parla cependant, et dans des circonstances mentionnées par l'histoire. Il défendit devant Auguste le roi Archélaüs, les habitants de Tralles, les Thessaliens ; il intercéda auprès du sénat en faveur de plusieurs villes de l'Asie Mineure, qui avaient été renversées par des tremblements de terre. Il ne suffisait pas de défendre ; sous l'empire comme sous la république, il fallait, pour ses premières armes, avoir attaqué. Il avait bien choisi sa victime (vous reconnaissez les conseils de Livie), il avait accusé Fannius Cepion, impliqué dans la conspiration de Muréna ; il l'avait fait condamner sans peine pour crime de lèse-majesté : rapprochement sinistre, car Tibère le premier devait montrer aux Romains, quand il serait leur maître, la portée imprévue et terrible de la loi de majesté (lex majestatis).

Ces convenances remplies ; il y avait une autre formalité. Il était bon de donner au peuple des jeux et des fêtes magnifiques afin de mériter ses suffrages ; l'empereur et Livie suffisaient assurément pour enlever les votes, mais le plaisir et la reconnaissance ne pouvaient qu'aider ce libre mouvement des consciences. Tibère donna des jeux ; sa mère et son beau-père en firent les frais ; on paya même 20.000 francs par tête des gladiateurs vétérans pour qu'ils consentissent h rentrer dans l'arène.

Après de telles manifestations de patriotisme, tous les honneurs étaient acquis de droit. En effet, h dix-huit ans, Tibère est nommé questeur ; il est chargé de l'approvisionnement de Rome (annona) et de la visite des maisons de correction (egastula), où des voyageurs arrêtés sur les grands chemins et des réfractaires qui ne voulaient point rejoindre les légions étaient mêlés aux esclaves que leurs maîtres faisaient châtier. On sait comment les jeunes princes s'acquittent d'ordinaire de ces sortes de taches, ou plutôt comment d'autres s'en acquittent pour eux.

Trois ans plus tard (733 de Rome), il est tribun militaire et fait ses premières armes contre les Cantabres en Espagne. L'année sui vante, il est envoyé par Auguste dans l'extrême Orient afin d'établir Tigrane sur le trône d'Arménie ; mais le voyage était long de Rome en Arménie, et Tigrane régnait déjà, paisiblement quand Tibère arriva. Il ne restait plus qu'à lui donner une sorte de consécration, et la diplomatie devenait facile. En même temps, les Parthes trouvèrent opportun de rendre les aigles de Crassus, qui étaient en leur pouvoir depuis la défaite du riche et avide triumvir. A vingt-six ans, Tibère fut chargé de gouverner la Gaule ; il la gouverna pendant une année seulement : cela suffit pour que Nîmes, colonie impériale, Nîmes, qui professait la plus vive reconnaissance pour Agrippa, le traitât à la fois en beau-fils de l'empereur et en gendre d'Agrippa : on lui éleva des statues ; c'était s'y prendre de bonne heure, mais cet enthousiasme devait être promptement calmé.

Bientôt, avec son frère Drusus, Tibère pénètre chez les Rhètes et les Vindéliciens révoltés (les Grisons), et, par des razzias semblables à celles que nous avons faites en Algérie, c'est-à-dire en surprenant le pays, en brûlant les villages et en enlevant les troupeaux, il amena ces peuples à faire leur soumission. En récompense, Livie le fit nommer consul à vingt-neuf ans.

La mort d'Agrippa, le mariage forcé de Tibère avec Julie, le rendent, sinon plus cher, du moins plus nécessaire Auguste. Il conduit en bon général la guerre contre les Pannoniens et la guerre contre les Germains ; il reçoit comme récompense les insignes du triomphe et le consulat pour la seconde fois ; il se trouve, à trente-quatre ans, le personnage de l'empire le plus considérable après Auguste. Les conseils de Livie et le parti qu'elle sait tirer des événements, même contraires, lui font déléguer par l'empereur une de ses prérogatives les plus précieuses, je veux dire la puissance tribunitienne. Il n'est pas inutile, messieurs, de vous faire sentir la gravité politique d'un tel acte.

Le tribunat était la magistrature populaire ; jadis elle rendait les défenseurs du peuple inviolables. Auguste, qui était pontife, imperator, consul, censeur, en accumulant sur sa tête toutes les fonctions de la république confisquée, n'avait eu garde d'oublier le tribunat. Il ne pouvait se faire élire tribun, n'étant point plébéien ; mais il avait inventé la puissance tribunitienne, qui lui était indéfiniment prorogée, qui rendait sa personne inviolable, sacrée, et qui lui donnait le droit d'empêcher que rien ne fût fait contre sa volonté, soit dans le sénat, soit dans les assemblées populaires.

Déléguer à Tibère, même pour cinq ans, une part de cette puissance tribunitienne, c'était le rendre inviolable lui-même, c'était accorder à l'ambitieuse Livie les gages les plus flatteurs et la confirmation de toutes ses espérances. Tibère touchait au pouvoir souverain de si près, que le dernier pas semblait facile et le succès promis.

C'est à ce moment, messieurs, qu'un coup de théâtre vint renverser les projets de Livie, étonner le monde et changer la vie de Tibère. On apprit brusquement qu'il demandait à rentrer dans la vie privée, qu'il avait besoin de repos, qu'il était rassasié d'honneurs et qu'il voulait partir. On ne le crut pas d'abord : il avait une santé de fer, il arrivait à peine aux honneurs et il n'avait que trente-cinq ans.

Sa mère fit les instances les plus vives et descendit jusqu'aux prières. C'était sur lui que reposaient tous ses plans, il était son instrument, non averti peut-être, non complice, mais le seul instrument qui lui restât après Auguste. L'empereur, après avoir inutilement commandé, alla se plaindre dans le sénat, exprimant sa douleur et son indignation de se voir abandonné, trahi par celui qu'il avait choisi pour être un des soutiens de l'empire. Ces plaintes officielles restèrent sans succès.

Tibère fut inflexible. Il s'enferma dans sa maison, refusa toute nourriture pendant quatre jours, montra une ténacité qu'on ne soupçonnait pas encore en lui ; on vit qu'il se laisserait mourir si sa volonté n'était pas satisfaite. C'est un trait fréquent du caractère romain, dans les époques de décadence ; des citoyens qui ne savaient supporter ni les épreuves de la vie, ni le danger d'agir en hommes libres, ni la disgrâce d'un tyran, savaient très bien mourir.

Il fallut céder. Tibère eut son congé ; il quitta Rome, y laissa sa femme, son fils du premier lit, Drusus, et prit la route d'Ostie, accompagné d'un petit nombre d'amis qui le suivirent malgré lui. Il ne leur dit pas un mot pendant la route, s'embarqua sans répondre à leurs questions et à leurs adieux, en embrassa à peine un ou deux froidement, en détournant les yeux, et la galère fit force de rames.

Qu'était-il donc arrivé, messieurs ? Quelle est l'explication de ce coup de théâtre ? Les Romains l'ont cherchée, les historiens en ont présenté plusieurs, qui sont évidemment les échos des bruits du temps. Tibère est à bout d'outrages, disaient les uns, Julie le déshonore publiquement ; il n'ose la répudier, par peur d'Auguste ; il ne peut se plaindre, parce qu'elle est fille de l'empereur ; cette situation lui est devenue tellement odieuse, qu'il préfère quitter Rome. Tibère supportait depuis quatre ans ce qu'Agrippa, un autre homme que Tibère, avait supporté lui-même ; telle n'est pas la raison déterminante de sa conduite, ce ne peut être qu'une des raisons subsidiaires. Les esprits plus profonds, accoutumés à chercher dans l'âme humaine les replis de l'ambition, disaient : Tibère se sent nécessaire ; il est arrivé très haut, il veut arriver plus haut encore ; il sait qu'auprès d'Auguste il a des rivaux futurs, redoutables les enfants d'Agrippa. Lucius et Caïus ont été tous deux nommés Césars, c'est-à-dire héritiers présomptifs d'Auguste. Tibère, qui ne veut pas laisser ces enfants prendre trop d'empire sur leur aïeul, forcera la main à Auguste ; il s'en va comme le fit Agrippa, qui se retira à Mitylène pour céder la place à Marcellus, et qui, deux ans après, revint plus puissant que jamais, adopté par l'empereur, héritier assuré du trône.

Que Tibère fût capable de jouer un tel jeu, je le crois. Mais il était trop fin pour ne pas savoir que l'absence a ses dangers, que tout se remplace promptement dans une cour, que Caïus César avait déjà quatorze ans, qu'il était ambitieux et entouré d'ambitieux. Non, Tibère a été poussé à cette démarche désespérée par un mobile plus puissant, aveugle, désespéré : par la peur. Il a eu peur, et derrière ce spectre de la peur, qui ébranle et précipite les résolutions, se sont rangés des motifs secondaires propres à confirmer la volonté première. Un court récit de ce qui s'était passé à Rome vous fera pénétrer dans cette âme façonnée par Auguste au servage et à la lâcheté.

Les deux fils de Julie, fêtés, adulés, gâtés, commençaient à se tout permettre. Un flot de courtisans grossissait autour d'eux ; le peuple, toujours assuré qu'il ne manquera pas de maîtres, le peuple imbécile les acclamait sans cesse et les appelait ses délices. Leur âge tendre faisait trouver leurs caprices charmants, et l'on se déridait à voir ces frais visages à côté des figures compassées d'Auguste, de Tibère et de Livie. Caïus avait quatorze ans, Lucius onze, et ils s'enivraient facilement des applaudissements que la foule leur prodiguait dans les cirques, dans les assemblées, dans les promenades publiques. Un jour, au théâtre, Lucius demanda à grands cris aux citoyens de nommer son frère consul. Les citoyens, qui avaient pris l'habitude de ne rien refuser dans ce genre à Auguste, trouvèrent la prétention très naturelle, et Auguste eut toutes les peines du monde e résister aux exigences du peuple romain. Il dut même céder, en promettant que Caïus serait consul à dix-huit ans, en lui conférant un sacerdoce, en le faisant entrer au sénat. Mais il ne céda pas sans ressentiment contre ses petits-fils, qui déchiraient ainsi tous ses voiles, montraient le néant de ses fictions politiques, jetaient un ridicule inévitable sur son système artificieux, et portaient atteinte à la toute-puissance de leur aïeul.

Livie partagea ce ressentiment ; elle l'envenima ; elle suggéra à son mari l'idée de retirer d'une main ce qu'il donnait de l'autre, secret essentiel d'un pouvoir absolu et jaloux. En même temps que les enfants d'Agrippa étaient admis dans la carrière politique d'une façon ridicule, le fils de Livie était rapproché d'Auguste d'une manière sérieuse : la puissance tribunitienne lui était conférée. Vous comprenez donc, messieurs, la situation de Tibère ; il sent le piège, il voit le danger, il sait qu'il n'est pour Auguste qu'un contrepoids contre ses petits-fils. D'un autre côté, ii entend clans Rome le déchaînement subit de la multitude qui adore ces jeunes princes, le déchaînement non moins violent des courtisans qui hâtent de leurs vœux l'aurore d'un nouveau règne, toujours lucrative, le déchaînement des enfants d'Agrippa eux-mêmes, mal élevés, emportés, enflammés par leurs adulateurs. Alors Tibère, qui n'était point une âme généreuse, qui aurait montré de grandes qualités peut-être s'il eût vécu dans un autre temps, mais qui depuis vingt ans avait appris la soumission et la crainte, Tibère s'effraya ; il douta de sa mère, dont l'ambition était démesurée ; il douta de lui-même ; il vit les embûches, la vengeance, l'empire croissant des petits-fils sur un vieillard, la trahison probable d'Auguste, la colère du peuple, te ressentiment d'ambitieux sans scrupule, le poison peut-être.

Or, lorsqu'un homme intelligent, dans une telle situation, prend une décision suprême, il met clans la balance tous les motifs qui doivent préparer sa résolution. Ce n'est pas un seul motif qui fait pencher cette balance ; s'il y en a un plus puissant que les autres, tous ont leur poids. C'est pourquoi les historiens romains, en expliquant diversement la volonté de Tibère, ont touché le vrai ; mais ils se sont trompés en ne touchant qu'un seul point et en s'y arrêtant.

Ce qui domine tout, c'est la peur. Derrière la peur vinrent se grouper le désir de prouver à Auguste combien il lui était nécessaire, l'espoir d'être rappelé bientôt à cause de la disette d'hommes que le despotisme crée fatalement autour de lui, la joie d'être délivré de la honte et de Julie, le plaisir de respirer librement loin d'Auguste. Mais que ces raisons si diverses constituassent un plan politique, je ne puis le croire. Le jeu était trop incertain, Tibère se sentait trop haï ; ce qu'il voyait clairement, guidé par l'instinct de la conservation et par cette seconde vue qui s'appelle la crainte, c'était la nécessité de fuir.

Il est vrai qu'il prend terre sur la côte de la Campanie, comme s'il attendait d'être rappelé. Auguste, dit-on, est gravement malade : s'il allait mourir ? Tibère, avec quelques légions, aurait facilement raison de deux enfants. La nouvelle est fausse ; ses ennemis rient et prétendent avoir percé à jour ses projets. Il reprend la mer précipitamment, malgré la tempête, malgré la perspective d'une navigation périlleuse, car cet homme, qui n'avait aucun courage civique, avait le courage du soldat, et il se rend dans la retraite qu'il a choisie, à l'extrémité de la Méditerranée orientale, près des côtes de la Carie, dans l'île de Rhodes.

Quand il était revenu d'Arménie, voyage de sa jeunesse, il s'était arrêté à Rhodes et avait été séduit par la douceur du climat, par le charme des campagnes, où les roses le disputaient aux roses de Pæstum. La ville était magnifique ; Protogène l'avait parée de ses œuvres ; une école de sculpture célèbre l'avait remplie de marbres merveilleux ; le fameux colosse avait été renversé par un tremblement de terre, mais quatre-vingt-dix-neuf autres statues du soleil, colossales quoique plus petites, étaient encore debout. Les rhéteurs et les grammairiens y tenaient des écoles que l'on vantait : si Tibère goûtait peu les arts, il aimait les lettres. C'est à Rhodes qu'il s'établit :

Arrêtons-nous un instant, messieurs, et demandons-nous ce qu'aurait pensé de Tibère la postérité, si la tempête qui l'emportait vers une île lointaine avait submergé son navire. Quel crime avait-il commis jusque-là, dans l'ordre moral ? De quel attentat était-il responsable, dans l'ordre légal ? Quelle faute grave lui reprocherait-on, si ce n'est la faiblesse qui le tenait asservi sous l'implacable Auguste et lui faisait répudier sa femme enceinte pour épouser la fille méprisée de l'empereur ? Quel acte de  cruauté l'avait trahi ? Quel esclave avait-il fait torturer ? Quel citoyen avait-il maltraité ? Quelles violences lui reprochait-on ? Quelles lois avait-il personnellement et volontairement enfreintes ? L'histoire est muette ; elle peut soupçonner ses tendances, blâmer certains côtés de son caractère, y démêler quelques instincts alarmants pour l'avenir ; mais selon le frein, selon l'occurrence, tout pouvait tourner vers le bien comme vers le mal. Si Tibère était mort alors, à l'âge de trente-cinq ans, il aurait laissé une réputation à peu près semblable à celle de Drusus, son frère, qui s'était montré aussi un brave soldat, un bon général, un citoyen strictement honnête, supérieur parce qu'il regrettait la liberté et se montrait moins soumis à Auguste.

Si, au contraire, Tibère avait vécu sous l'ancienne république, d'abord il n'aurait point été forcé de s'exiler. parce qu'il n'aurait point été exposé à des caprices sans bornes, à des menaces sans scrupules, à des ambitions qui pouvaient tout oser. Il eût servi son pays par la voie droite, et, si sa fortune se fût heurtée contre l'écueil souvent funeste à sa race, s'il eût dû s'éloigner, par violence ou par orgueil, il aurait pu se proposer par exemple, soit Coriolan revenant sur Rome à la tête des Volsques, soit Camille attendant à Ardée l'occasion de rendre quelque service signalé à sa patrie. Il aurait eu devant lui la double voie que la mythologie plaçait devant les pas d'Hercule entrant dans la carrière ; il aurait eu, à sa droite et à sa gauche, le bon et le mauvais génie des Claudius, qui avait tour à tour entraîné ses ancêtres. Sous Auguste, on n'était tenté d'imiter ni Camille ni Coriolan. Tibère, qui avait peu d'imagination se contenta de copier Agrippa, son beau-père, qui, lui aussi, s'était retiré à Mitylène pendant deux ans, pour céder la place à Marcellus, et qui avait été récompensé de sa prudence par un retour triomphal et la succession de Marcellus.

Toutefois, si Tibère avait l'esprit peu inventif, il l'avait profond et pénétrant. Il ne devait pas ignorer que ce qu'il y a de plus maladroit en politique, c'est d'être un plagiaire. Les mêmes moyens réussissent avec des temps divers, parce que la sottise humaine est la même et parce que les peuples sont toujours dupes. Mais une seule génération ne supporte pas deux fois la même comédie ; elle se lasse,. elle est avertie, elle siffle. Il en résulte que la fortune ne passe pas deux fois sur la même piste. Tibère n'ignorait pas qu'il serait étranglé entre les portes qu'Agrippa s'était vu ouvrir à cieux battants. La crainte seule a pu lui faire commettre une telle faute : c'est cette faute qu'il va expier et qui pèsera sur le reste de sa vie d'un poids aussi lourd que l'éducation d'Auguste.

L'histoire de l'empire romain est l'histoire d'une série de personnalités. Un seul homme conduit l'univers, pendant un an ou pendant vingt ans : de l'état moral de cet homme dépend le bonheur ou le malheur du monde. S'il est bon, s'il est maître de lui-même, l'humanité respire et ne craint plus que sa vieillesse ou son successeur ; s'il est méchant, si son intelligence est troublée, l'humanité traverse les jours les plus sombres et n'espère plus que sa mort. Dans l'étude d'une telle histoire, la psychologie doit donc jouer un grand rôle. Cette âme dont la mesure a été la mesure des destinées de l'univers, il faut que l'histoire la sonde et qu'elle l'explique, pour bien comprendre les actes extérieurs qui sont la manifestation de ses maladies ou de sa santé. C'est un poète de cour, c'est Horace lui-même qui l'a dit :

Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi.

Étudier le règne de chaque tyran, c'est donc analyser sa folie.

Or le grand peintre qui a jeté sur la figure de Tibère des ombres si terribles, Tacite, en a plutôt accru que pénétré la profondeur. Il lui a donné, par la magie du coloris, des proportions trop belles. Il ne l'a point mis aussi bas qu'il le mérite, à côté de la plupart des hommes, au-dessous de tous les gens de cœur, au simple niveau de ces prétendus monstres qui tremblent eux-mêmes autant qu'ils font trembler les autres.

Aucune analyse psychologique de Tibère n'a tenu compte de son séjour à Rhodes (de trente-cinq à quarante-deux ans), séjour prolongé pendant huit années, dans l'âge où la maturité se prononce et imprime à chaque nature un sceau définitif, séjour plein d'oisiveté stérile, puis d'ennuis, enfin de vicissitudes et de terreur, qui réduisent cet orgueilleux sans grandeur à l'état moral le plus lamentable.

Pendant les premiers temps, tout alla bien. Tibère arrivait avec le prestige de l'empire ; il était gendre d'Auguste, fils de Livie, revêtu de la puissance tribunitienne, auréole politique qui n'agissait pas moins sur l'imagination des Grecs que les souvenirs récents d'Agrippa. D'ailleurs, le nouveau venu s'établit- en particulier, avec Atticus, Julius Marinus, Lucilius, ses amis ; il a choisi une maison modeste, une villa sans luxe, et il se montre bon prince. D'un autre côté, Tibère jouit des plaisirs de la nouveauté ; il est libre, il respire, il rejette les soucis, il chante les douceurs de la vie privée ; d'ailleurs les distractions abondent. Si loin que soit Rhodes, les vents sont malins, les pilotes fautifs, et il se trouve qu'a tout propos un navire s'égare et entre par mégarde dans le port de Rhodes. C'est un proconsul qui revient d'Asie, c'est un magistrat qui s'y rend, c'est un tribun militaire qui va prendre un commandement en Orient, ce sont des centurions qui reviennent en congé. La Grèce, l'Égypte, ont des navigateurs plus hardis qui avouent n'avoir prolongé leur voyage que pour saluer Tibère. On parle de Borne, des affaires publiques, des maladies nombreuses de l'empereur, de l'incapacité de ses petits-fils, de leurs excès prématurés, des campagnes de Tibère, des victoires passées, des espérances pour l'avenir. Tous les mouvements administratifs en Orient se résolvent aux pieds de Tibère. Jamais Rhodes n'a été visitée par tant de glorieux personnages. La retraite a donc ses compensations et les fonctionnaires prouvent à Tibère combien ils sont capables de fidélité à la disgrâce, quand la disgrâce est volontaire ou feinte, ou prête à se convertir en triomphe plus éclatant que jamais.

Il y eut même pour lui un jour de véritable joie lorsqu'il apprit que Livie, n'ayant plus à ménager les intérêts d'un fils ingrat, avait cédé à un désir de vengeance longtemps contenu et qu'elle avait perdu Julie[1]. Tibère se conduisit galamment : il écrivit à Auguste, moins pour implorer la grâce d'une femme qu'il exécrait que pour le supplier de lui laisser tous les présents qu'elle tenait de son mari. Il pensait faire sa cour à un père affligé ; il saisissait une occasion d'entrer en correspondance avec l'empereur ; mais il oubliait que le dernier lien qui l'unissait à l'empereur se trouvait rompu par l'exil de Julie.

Quant aux insulaires, ils ne sentaient pas encore diminuer leur respect, quoique Tibère affectât avec eux une parfaite égalité. Il se mêlait à leurs exercices dans les gymnases, fréquentait-leurs écoles, écoutait les rhéteurs, applaudissait les sophistes ; il suivait des cours, ce qui était de mode sous l'empire, comme dans toutes les époques d'inaction politique et d'éloquence bâillonnée ; mais il ne faut pas, messieurs, que cet exemple vous effraye : ce n'est point la profession d'auditeur qui fait les Tibère.

Il est vrai qu'il s'oublia un jour et laissa percer la griffe. Un sophiste, auquel il avait donné tort dans une discussion, quitta son adversaire pour se tourner contre lui et l'accabler d'invectives. Tibère ne souffla mot, sortit, et, revenant avec des appariteurs, le fit conduire en prison, au nom de la puissance tribunitienne. On cessa de rire. En échange, les magistrats de l'île ayant fait brutalement rassembler devant sa porte les malades et les moribonds qu'il avait déclaré la veille vouloir visiter, Tibère se confondit en excuses et fit des frais d'humilité pour le plus petit comme pour le plus grand. L'équilibre était rétabli, avec une précaire popularité.

Au fond, Tibère languissait ; il était gagné par l'ennui ; il avait l'oreille tendue vers Rome ; les nouvelles étaient plus rares, les visiteurs moins zélés ; la cinquième année, au moment où expirait la puissance tribunitienne qui le faisait inviolable, l'exilé volontaire se sentit pris de quelque inquiétude.

Il écrivit à Auguste pour lui avouer qu'il n'avait point eu, en quittant Rome malgré lui et malgré sa mère, d'autre but que de céder la place à Caïus et à Lucius, ses petits-fils, et d'éviter de leur porter ombrage. Maintenant qu'ils étaient établis solidement dans la seconde place de l'État, il demandait à revoir sa famille et ses amis.

La réponse fut aussi nette que cruelle. L'empereur lui déclarait qu'il resterait à Rhodes et qu'il n'avait que faire de revoir ceux qu'il avait si lestement quittés[2]. Aucune consolation, aucun dédommagement, aucune promesse ! La puissance tribunitienne n'était point prorogée et Livie avertissait son fils par le même courrier, qu'elle avait obtenu à peine, pour le dérober au mépris des sujets dont il allait redevenir l'égal, le titre de lieutenant d'Auguste, legatus Augusti.

Il ne vous paraît peut-être pas, au premier abord, messieurs, que cette réponse eût une-grande gravité ; détrompez-vous : le changement qui survient dans la situation de Tibère est complet, plein de dangers, terrible. Dans un monde constitué comme l'était le monde romain et si bien façonné à la servilité qu'il adorait ceux qui exerçaient le pouvoir à l'égal des dieux, une disgrâce valait une condamnation. Dès que le souverain retirait sa main protectrice, le favori tombait au-dessous des proscrits. Plus il était élevé, plus le précipice était profond sous ses pieds.

Tout changea à Rhodes. Ces magistrats qui jusque-là avaient accablé Tibère de leur empressement obséquieux, devinrent arrogants et ne signèrent même plus les lettres qu'ils lui adressaient. Le grammairien Diodore, dont il suivait le cours public tous les samedis, lui refusa une leçon particulière qu'il demandait, et lui fit répondre qu'il n'avait qu'à revenir dans sept jours. Les regards des passants avaient quelque chose de malin ; un sourire méprisant se dessinait sur les visages. Tibère en fut troublé, et ce sentiment d'appréhension qu'il avait contracté dès ses plus tendres années auprès d'Auguste commença à faire battre son cœur. Par bonheur, voici Caïus, l'aîné des jeunes Césars, qui arrive en Orient ; il s'est arrêté à Samos ; il y tient sa cour. Tibère monte sur une galère, afin de rentrer en grâce ; il se fait solliciteur, et vole vers les côtes d'une île éloignée, lui qui voyait jadis tant de Romains se précipiter vers Rhodes.

Hélas ! Caïus lui fait un accueil glacial ; Lollius, chevalier romain, l'homme de confiance d'Auguste et de Livie, le compagnon, nous dirions aujourd'hui le gouverneur du prince, l'a indisposé contre Tibère ; Lollius est son ennemi, Lollius a juré sa perte. Tibère repart plein d'angoisses qu'une lettre d'Auguste, qui l'attendait à Rhodes, ne devait guère calmer : cette lettre lui reprochait de tenir des discours équivoques aux centurions, ses créatures, qui retournaient à l'armée d'Orient, et de les avoir pressentis sur les chances de révolution. Quelle réponse fait aussitôt Tibère ! quelles protestations ! quel feu ! quel désespoir ! Il réclame des surveillants, des gardiens, des espions : Qu'on m'entoure, qu'on recueille toutes mes paroles, qu'on rende compte de toutes mes actions.

Aussitôt il quitte la ville ; il renonce à ses promenades, à ses exercices, à tout plaisir qui le rapproche des hommes. Plus de gymnase, plus de chasse, plus de chevaux ; il quitte la toge et prend l'habit. grec, pour perdre jusqu'à l'apparence d'un citoyen romain. Il devient pour les habitants de l'île, qui savaient ce qui s'était passé à Samos, un objet d'aversion. On l'évite comme un pestiféré. Lui-même, sous l'impression de la lettre d'Auguste, fuit les regards, se retire dans l'intérieur de l'île, évite les ports et les plages accessibles, de peur qu'un centurion mal avisé ne veuille le voir et n'excite de nouveaux soupçons. Il connaissait mal ses contemporains : désormais il était à l'abri de toutes les visites.

Sa terreur va s'accroître encore. Il apprend que les habitants de Nîmes, qui ont la tête vive, ont témoigné avec éclat leur hostilité contre lui. Les statues qu'ils lui ont élevées si vite, quand il n'avait que vingt-six ans, ils les ont jetées à terre plus vite encore, pour complaire aux fils d'Agrippa. Quels regrets devaient ressentir plus tard les imprudents Nîmois, et quelle armée de statues devait réparer cette défaillance de leur enthousiasme, imprudente à force de prudence ! Tibère n'y voit que la haine de Caïus. En effet, il sait que dans un festin les amis du prince se livrent aux plus atroces plaisanteries sur l'exilé de Rhodes, un d'eux s'est même offert pour cingler vers Rhodes et rapporter la tête du proscrit.

Alors Tibère est livré à une folie noire et à des tortures pitoyables. Tout est menace, tout est danger ; il se défie de ses amis, et des plus familiers ; il fuit dans les lieux sauvages ; il se cache dans les montagnes escarpées ; il cherche les roches inaccessibles qui bordent la mer. Un seul homme, Thrasyllus, a quelque accès auprès de lui ; c'est un astrologue, un charlatan, qui ébranle encore son âme par des présages flatteurs, par des déceptions plus cruelles et par des promesses de grandeurs futures qui redoublent les angoisses présentes. Sa raison semble l'abandonner. Un voyageur ! fuyons ; un pâtre qui nous observe ! fuyons ; une galère qui fend les flots ! fuyons..... Non. Qu'apporte-t-elle ? Est-ce le salut ? est-ce la mort ? Elle vient d'Italie : est-ce une lettre ? Elle vient d'Asie : est-ce un émissaire de Lollius, qui doit lui rapporter ma tête ?

Ce supplice, ou plutôt ce délire a duré, non pas deux jours, non pas deux mois, niai près de deux ans. Pendant deux ans Tibère a envié la destinée du plus misérable des humains, et cette mort, qu'il se serait donnée volontairement si on ne l'avait point laissé partir de Rome, il la craint partout. il en voit le spectre. Il sent enfin, messieurs, le poids de ce pouvoir auquel il a prétendu se dérober. Il s'est soustrait à la main de l'empereur, et, par de simples représailles, la main de l'empereur s'est retirée de lui. Il n'en faut pas davantage : l'abîme s'est ouvert entre lui et ses semblables. Il n'a commis aucun crime ; il est innocent ; personne ne l'a condamné ; il y a une justice, il y a une police, il y a ce droit de vivre et de respirer que toute société garantit au dernier de ses membres ; les lois le protégeront, les magistrats prendront sa défense, les bons citoyens voleront i. son secours. — Non ; les lois se taisent quand l'empereur parle, les magistrats s'arrêtent dès qu'il se tait, les bons citoyens -pâlissent dès qu'il menace. lors la faveur, hors la loi ! La puissance infinie de Dieu s'est limitée elle-même par des lois générales qui conduisent le monde pendant l'éternité ; le pouvoir absolu de l'homme sur l'homme n'a point de limites. Le petit oiseau, qui souffre de la rigueur des éléments, a des abris tout préparés contre leur violence, les animaux qui se dévorent entre eux ont des moyens de se défendre : la Providence a toujours mis le remède auprès du mal. Mais pour celui que la faveur impériale a délaissé, il n'y a ni protection, ni remède. En vain il fuit comme l'animal poursuivi par une meute, en vain il se cache dans les antres comme la bête fauve traquée par une bande de chasseurs : il sait qu'il sera atteint, que tous les regards sont fixés sur lui, que tous les bras n'attendent qu'un signal, qu'il n'est déjà plus au nombre des vivants, puisque le soleil lui a retiré ses rayons.

Quelle leçon, messieurs ! Quelle épreuve ! Comme un esprit supérieur, capable de fierté et de dévouement, soutenu par des convictions fermes, animé par le sentiment du bien, consolé par le patriotisme, serait sorti d'une telle lutte retrempé à jamais et consacré par le sceau de la véritable grandeur ! Comme il aurait rapporté à Rome une soif inextinguible de liberté, un trésor de pitié pour les victimes du caprice d'un seul, et je ne sais quelle tendresse inépuisable pour les proscrits !

Mais un esprit qui n'avait que des qualités de second ordre, dont l'orgueil natif, sa seule force, avait été transformé depuis vingt ans en humilité hypocrite et en bassesse, devait être broyé, énervé, rendu tout à la fois impuissant et frénétique par ce régime de volontaire terreur. Et lorsque Tibère reviendra à Rome, pour le malheur de Rome, ce ne sera plus un homme, ce sera un instrument assoupli par la peur. La lâcheté civique s'enveloppera d'hypocrisie ; le souvenir des maux éprouvés s'aigrira et deviendra un désir d'en faire éprouver de semblables à ceux qui pâlissent ; la crainte prolongée d'une mort violente l'aura rendu lui :même sanguinaire. Le précepteur de sa première jeunesse, Théodore de Gaddara, pourra s'écrier avec raison : C'est une âme pétrie de boue et de sang.

Ce n'est pas tout. Cette lâcheté. qui est devenue une maladie, l'état permanent de son âme, il faut encore qu'il vienne en donner à Rome le spectacle.

J'abrège le récit de son retour. Ses lettres apportaient de tels cris de désespoir, que Livie, ou sentit quelque chose rie la tendresse maternelle que l'animal lui-même a pour ses petits, ou crut Tibère amené au point qu'elle souhaitait et mûr pour ses plans. Auguste avait remis entre les mains de Caïus César la destinée de Tibère. Caïus eut un dissentiment passager avec son confident Lollius ; on en profita pour obtenir son aveu, et l'exilé put revenir. Cette ridicule intrigue devait avoir des conséquences fatales pour le genre humain : elle fondait définitivement l'empire.

La grâce avait une condition : Tibère ne devait prendre absolument aucune part aux affaires publiques. Grands dieux ! qu'il en avait perdu l'envie ! Il rentra, se dérobant aux regards comme il s'y était dérobé huit ans auparavant, évitant ses ennemis, évité avec plus de soin par ses amis, s'il lui restait des amis. Il ne s'occupa que de son fils Drusus, qu'il avait oublié et qui avait quatorze ans il guida ses premières études de droit et d'éloquence, lui céda sa maison des Carènes, qui était trop voisine du  Forum pour un suspect, et se retira dans les jardins de Mécène, sur l'Esquilin, à l'extrémité de la ville, clans un quartier presque désert. Là, il ne s'adonna plus qu'aux lettres et ne s'entoura que de grammairiens et de pédants. La philosophie peut compromettre, l'éloquence a ses entraînements, il fallait craindre d'éveiller le moindre soupçon : Tibère professa la passion la plus violente pour les fables et les apologues. On en riait dans Rome, mais Ésope était son dieu. Les grammairiens qu'il réunissait devaient apporter la même prudence clans leurs discussions. Le maître de la maison choisissait le thème et leur proposait des questions de ce genre : Comment s'appelait la mère d'Hécube ?Quel nom portait Achille quand il vivait déguisé parmi les filles de Lycomède ?Quels vers chantaient les Sirènes ?

Il est certain que des loisirs ainsi remplis ne devaient causer aucun ombrage. Mais les dangers s'acharnaient sur l'infortuné Tibère. Lucius, le plus jeune des deux Césars, meurt à Marseille d'un mal inconnu. Auguste est consterné ; le peuple frémit ; on parle de poison ; Livie est accusée tout bas, bien bas ; le nom de Tibère est accolé à celui de Livie. Allons, âme déjà tremblante, payons d'audace ! Que la peur soit notre inspiration et l'hypocrisie notre muse ! Chantons ce lis sans tache séché dans sa fleur ! Composons une pièce de vers élégiaques ; qu'elle soit tendre, qu'elle soit pathétique, qu'elle respire la douleur la moins contestable ! La calomnie se taira ; Auguste s'adoucira ; ma mère sera seule accusée. Et le malheureux écrivit cette élégie sur la mort de Lucius, qu'il eut soin de ne point tenir cachée.

Voilà, messieurs, où conduit la dégradation morale. Voilà ce que devient, à l'ombre du despotisme, celui qui, sous un gouvernement libre, aurait été un citoyen orgueilleux, utile, honoré. Le mépris de, lui-même dépasse encore le mépris qu'il a pour les autres. Quand il est relevé par un de ces coups du sort qu'il n'osait plus espérer, qu'il redoutait peut-être, il est trop tard. L'homme est anéanti en lui, il n'a plus d'autre morale que le silence, d'autre politique et d'autre plan que l'hypocrisie. Il a  abdiqué ; il ne comprend que l'obéissance passive ; comme il a tout subi, il est prêt à tout ; il sera un jour le maître de Rome, mais il reste aujourd'hui le dernier des esclaves, moins qu'un esclave, un instrument sans pensée, sans geste, sans murmure, portant la marque indélébile de la terreur. L'exilé de Rhodes explique l'exilé de Caprée.

 

 

 



[1] Voyez Auguste, sa famille et ses amis.

[2] Etiam admonitus est dimitteret omnem curam suorum quos tam cupide reliquisset. (Suétone, Vie de Tibère, XI).