ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

SICYONE

CHAPITRE II. — LES RUINES.

 

 

Le territoire de la Sicyonie était compris entre le Sys, du côté de l'Achaïe, et la rivière Néméa, du côté de Corinthe[1]. C'est une vaste plaine, d'une grande fertilité, dominée au sud par un plateau de forme triangulaire. Sur ces hauteurs, éloignées de la mer d'une lieue environ, sont situées les ruines de Sicyone, entre les deux fleuves Asopus et Hélisson, qui la protégeaient de leurs ravins escarpés.

Au temps de sa grandeur, la ville s'étendait le long de la plaine jusqu'à la mer ; les murs qui l'entouraient, ainsi que' le port et le quartier maritime, n'avaient pas moins de trois lieues de tour. Mais l'an 303 avant Jésus-Christ, Démétrius Poliorcète s'empara de Sicyone par surprise, la détruisit, et la rebâtit sur le plateau consacré à Cérès, qui n'avait servi jusque-là que d'acropole[2]. Il espérait pouvoir ainsi la défendre et la garder plus facilement. Les Sicyoniens, par avilissement plutôt que par reconnaissance, rendirent les honneurs divins à cet étrange fondateur, inaugurèrent par des fêtes leur nouvelle demeure, et lui donnèrent le nom de Démétrias.

Les éléments complétèrent l'œuvre des hommes : un tremblement de terre acheva d'anéantir l'ancienne ville, en renversant aussi une partie de la nouvelle, et en la dépeuplant presque entièrement[3]. Ces deux faits expliquent pourquoi Pausanias trouva la plupart des temples récents à demi ruinés ; pourquoi surtout il ne parle pas d'admirables monuments qu'on s'attend à trouver avec lui à Sicyone, où l'art a été cultivé avec tant d'éclat. Ainsi, ce serait la ville de Démétrius dont le voyageur contemple aujourd'hui les dernières pierres. Cependant nous rechercherons tout à l'heure, après avoir décrit l'état actuel des lieux, si l'acropole de l'ancienne Sicyone ne contenait pas un certain nombre d'édifices, et si quelques-uns de ceux qui se voient encore ne sont pas antérieurs au temps de Démétrius.

Le chemin par lequel on arrive de la plaine au sommet du plateau est le même que dans l'antiquité Les rochers taillés, des pierres helléniques éparses ou à demi enfouies, en marquent tee traces. C'était l'une des trois entrées de Sicyone, la porte de Corinthe, comme l'indique sa position, et la voie qui y menait était la voie des Tombeaux dont parle Pausanias. Les tombeaux de Sicyone étaient d'une construction particulière : la place consacrée par le cadavre était recouverte par un soubassement en pierre qui supportait des colonnes et un petit fronton semblable à celui des temples. C'est dans un de ces élégants monuments que reposait le poète comique Eupolis. Exilé sans doute pour quelques vers trop audacieux, il était venu chercher à Sicyone, au milieu de la politesse et des arts, une autre Athènes.

Contre toute attente, les rochers escarpés que l'on a gravis supportent une nouvelle plaine non moins fertile que le reste de la Sicyonie ; de riches moissons recouvrent les fondations nombreuses que l'on entrevoit de toutes parts.

L'enceinte de l'acropole, dit Diodore, est vaste et unie, entourée de précipices inaccessibles ; l'eau y vient en abondance et arrose de fertiles jardins : on y trouve plaisir pendant la paix, sécurité pendant la guerre[4].

Au milieu de mille traces confuses de constructions, on distingue d'abord, sur la droite, à plusieurs centaines de pas du village moderne de Vasilika, les ruines d'un petit temple dorique : quelques larges pierres, des tambours de colonnes cannelées, des triglyphes et deux fragments d'architrave en marbre blanc. D'autres débris se retrouvent plus loin, du côté de la plaine, mêlés à des ruines byzantines. Si l'on veut nommer ce temple, le voisinage de la Porte sacrée laisse moins de latitude, aux suppositions. De ce côté il y avait trois temples : un temple de Minerve, remarquable par sa grandeur[5], (il ne peut donc en être question) ; un temple consacré à Diane et Apollon, un autre à Junon. Épopéus et Adraste, anciens rois de la Sicyonie, en étaient les fondateurs. Était-ce le temple de Diane ? Était-ce le temple de Junon ?

Près de ces ruines, une ouverture de rochers, régularisée jadis par la main des hommes, descend obliquement vers la plaine. Des marches taillées dans le roc sont même encore apparentes. C'était la Porte sacrée, qui conduisait à la ville basse et à la mer. Elle devait ce nom au grand nombre de temples qui l'entouraient. Outre ceux que je viens de citer, trois autres s'élevaient au pied de cette partie de l'acropole ; ils étaient consacrés à Cérès, à Apollon Carnien , à Junon Prodomia, et avaient été bâtis par Plemmæus, Adraste, Phalcès, rois du pays. Les autels de Pan, du Soleil, des Dieux préservateurs, ajoutaient encore à la sainteté du lieu.

En revenant vers le centre du plateau , on ne trouve plus d'autre ruine distincte qu'une construction romaine d'assez grande dimension. M. Leake[6] voit dans ce monument le prétoire du gouverneur romain qui résida à Sicyone jusqu'au temps où Corinthe fut relevée par Jules César. La disposition intérieure des chambres et les traces de conduits de vapeur annoncent plutôt des bains.

Le théâtre et le stade sont situés à l'extrémité occidentale de la ville. Le théâtre est adossé aux collines qui forment le sommet du plateau ; des restes de murs, à droite et à gauche, indiquent qu'il était enclavé dans le mur d'enceinte. Mais le rocher n'a pas suffi, et l'hémicycle est complété par des constructions en pierre. Ces ailes ainsi détachées ont permis de ménager deux passages voûtés qui sont de véritables vomitoires. J'emploie à dessein ce mot latin, parce que la pensée se reporte vers l'époque romaine, en face de travaux assez étrangers sus coutumes grecques et à l'architecture de leurs théâtres.. Les Grecs employaient peu la voûte, quoiqu'ils la sussent parfaitement construire. Leurs théâtres, qui n'ont jamais eu les gigantesques proportions des théâtres romains, n'étaient point assez vastes pour que les deux entrées placées à droite et à gauche du proscénium fussent insuffisantes. De plus, ils sentaient que ces ouvertures béantes sur les flancs de l'hémicycle eussent détruit l'effet des proportions élégantes et des courbes harmonieuses qu'ils cherchaient à donner avant tout à leurs théâtres, et qui recommandaient tant à leur admiration celui que Polyclète avait construit à Épidaure[7]. Les voûtes sont bâties en pierres régulières ; leur conservation est remarquable. Elles ont cela de particulier, qu'elles agrandissent brusquement leur diamètre du côté extérieur du théâtre, et forment un vestibule de quelques pas.

Le théâtre est assez élevé : aussi peut-on y compter quarante rangs de gradins, quoique les terres éboulées, les herbes, empêchent de les distinguer également bien partout. Au fond, les gradins sont taillés dans le roc ; sur les ailes, ils sont-rapportés. On retrouve les deux escaliers, et par conséquent les trois divisions des gradins. Il ne reste plus rien du proscénium.

Sur la scène était représenté un guerrier tenant un bouclier : c'était Aratus, le libérateur de Sicyone, le glorieux chef de la ligue achéenne. D'après nos idées modernes, cette place est peu convenable pour offrir l'image des grands hommes à la reconnaissance publique. Les anciens pensaient différemment.  Peut-être avait-on voulu rappeler un des beaux triomphes d'Aratus, le jour où, maître de Corinthe par un hardi coup de main, il reçut au théâtre les applaudissements du peuple corinthien.

Un peu plus haut que le théâtre, toujours vers l'occident et l'Hélisson, est situé le stade, qui, comme le théâtre, regarde la mer. L'admirable vue que commande tout le plateau de Sicyone frappe plus vivement encore dans ces lieux où tout est spectacle, et où la nature devait charmer les yeux autant que la scène la plus belle, autant que les jeux les plus animés. C'était la basse ville, avec ses temples, ses mille œuvres d'art, son port, ses vaisseaux, sujet de joie et d'orgueil pour le cœur des citoyens. C'était cette riche et riante plaine que se partageaient Sicyone et Corinthe, et qui allait peu à peu s'élevant jusqu'à Corinthe même, l'opulente rivale de Sicyone. A droite, c'était l'Acrocorinthe, une véritable montagne, dont les beaux rochers élevaient jusqu'au ciel des temples peints d'éclatantes couleurs. Le golfe s'arrondissait mollement au pied de l'Acrocorinthe, tournait vers le port Léchée, où se réunissaient les vaisseaux de l'Orient et de l'Occident, et s'arrêtait brusquement au promontoire de Junon Acræa, qui cachait la mer des Alcyons. La vue se portait alors plus loin sur les côtes de la Béotie, de la Phocide, de la Locride, découpées à l'infini par les eaux bleues du golfe. A l'horizon se dressaient les sommets du Parnasse, de l'Hélicon, noms poétiques, du Cithéron, tragique souvenir ; le ciel si pâle, si transparent de la Grèce, faisait ressortir l'harmonie de leurs contours et la variété de leurs teintes. Un peuple qui vivait devant un pareil spectacle n'était-il pas comme prédestiné à l'amour du beau et à la culture des arts ?

Le stade, disais-je, regarde la mer, et sou axe est parallèle à celui du théâtre, quoique sur un niveau plus élevé. Sa longueur est considérable ; aussi, comme à Messène, les terrasses et les gradins, peu reconnaissables du reste, ne se continuent-ils que jusqu'aux deux tiers environ de la carrière. L'extrémité du stade arrive au bord du plateau de Sicyone : elle est artificielle, et des murs soutiennent les terres qu'on a rapportées, afin de suppléer au sol qui manquait. Ces murs sont d'un polygonal assez beau, de la deuxième époque ; ils ont cela de particulier, que, sur chacun des trois côtés de la terrasse, ils rentrent par une courbe très-marquée, et présentent une surface concave. On dirait que l'architecte a craint qu'un mur plan ne cédât à la pression des terres ; par une construction bizarre, il semble avoir voulu les refouler, et donner à son œuvre l'apparence d'une double solidité.

Sur la. terrasse, .on remarque une ligne de pierres percées.de trous à intervalles égaux. Il y avait là, soit des poteaux pour attacher les chevaux, soit des barrières pour les contenir ; car c'était de ce côté du stade que la course commençait.

Telles sont les ruines qui restent aujourd'hui de la ville de Démétrius Poliorcète. Cependant ne sont-elles pas, pour la plupart, d'une époque antérieure ? Quand l'acropole de Sicyone devint la ville véritable, n'avait-elle été jusque-là rien de plus qu'un lieu fortifié qu'une citadelle ? N'est-ce pas là qu'avaient à s'établir les premiers habitants du pays, et Sicyone, au temps de sa décadence, ne se trouva-t-elle pas reportée aux lieux qui avaient été son berceau ? Malgré l'affirmation de Pausanias, qui dit qu'Ægialée, son premier roi, l'avait construite dans la plaine[8], il est difficile de croire que la colonie qui prit possession du pays n'ait pas cherché avant tout une position sûre, à l'abri des attiques subites, des descentes de pirates, si fréquentes dans ces temps reculés. Trouver une acropole, c'est-à-dire un lieu naturellement fortifié, était la condition suprême de tout établissement, surtout quand la mer était voisine et l'ennemi toujours attendu. Aucune des villes antiques n'a méconnu cette nécessité. Pourquoi Sicyone seule eût-elle fit exception ? Pausanias fournit lui-même lés preuves qui le réfutent. Presque tous les anciens temples qu'il cite sont situés sur l'acropole : ainsi les temples de la Persuasion, de Minerve, de Diane, de Junon, élevés par Prætus, Épopéus, Adraste, rois de la première dynastie. Cela ne prouve pas, je le sais, que les habitants ne se tinssent pas d'ordinaire dans la plaine qu'ils cultivaient. Mais ces établissements isolés, ces bourgs tout au plus, qu'ils abandonnaient au moment du danger, ne pouvaient constituer une ville. La ville, c'était l'acropole, c'était l'enceinte fortifiée qui protégeait le sanctuaire de leurs dieux, la demeure de leurs rois, les monuments de toute sorte, la patrie en un mot. Ce ne fut qu'à une époque de sécurité générale pour toute la Grèce, de prospérité naissante pour Sicyone, qu'une véritable ville put se fonder et s'étendre dans la plaine. Les ruines elles-mêmes parlent, si les auteurs se taisent. Ainsi les murs si curieux qui soutiennent le stade, quoique Pausanias n'en dise pas un mot, ne prouvent-ils pas l'antiquité de sa fondation ? te stade aura été embelli, agrandi, refait autant que l'on voudra ; mais la partie polygonale qui est demeurée intacte n'est-elle pas un témoignage suffisant de sa construction primitive ?

Le même raisonnement peut s'appliquer au théâtre. Sa situation, les murs de la citadelle auxquels il était uni, cette vue magnifique que cherchaient avant tout les Grecs, indiquent que sa place n'a pas changé, bien que sa forme ait pu être modifiée. Quand les Sicyoniens des beaux siècles se pressaient autour dé la scène, quand le poète Eupolis s'asseyait à la représentation de ses pièces, où donc nous figurerons-nous l'enceinte consacrée à Bacchus et aux Muses ? Dans la plaine ? — Mais où sont les terres rapportées, les montagnes artificielles, et ces énormes travaux qui ne peuvent disparaître comme les pierres, les marbres, que renverse le temps et qu'emportent les hommes ? Encore, un tel choix, contraire à l'usage général de la Grèce, ne peut-il être attribué à un peuple célèbre par son goût des belles choses ? D'ailleurs le plateau de la ville de Démétrius est lui-même une plaine ; à l'occident seulement, à la place du théâtre actuel, s'élève une colline, une seule, propre à la construction d'un semblable édifice.

Ainsi la ville primitive n'a pas été complètement effacée ; il ne faut pas la chercher dans la plaine, sous les orges et les vignes qui en recouvrent les dernières pierres ; car les ruines si admirablement situées que l'on retrouve aujourd'hui sur la hauteur ne sont pas seulement les débris de Démétrios, d'une ville bâtie à la hâte dans un siècle de décadence : l'antique, la vraie Sicyone nous a laissé quelques-uns de ses monuments.

 

 

 



[1] Strabon, l. VIII, p. 382.

[2] Strabon, l. VIII, p. 382. — Pausanias, Corinth., VII. — Plutarque, Vie de Démétrios, XXV . — Diodore Sic., l. XX, c. 102.

[3] Pausanias, Corinth., VII.

[4] L. XX, c. 102.

[5] Pausanias, Corinth., XI.

[6] Travels in Morea, t. III, p. 371.

[7] Pausanias, Corinth., XXVII.

[8] Pausanias, Corinth., XII.