ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

SICYONE

CHAPITRE PREMIER. — SON HISTOIRE.

 

 

Sicyone faisait remonter sa fondation à l'antiquité la plus reculée. Elle porta d'abord le nom de Mécone[1], et fut habitée par les Telchines, race industrieuse, très-adroite dans tous les arts, surtout dans celui de forger le fer. Un vers d'Hésiode ferait même croire que Prométhée en était roi[2]. C'est là, du moins, qu'il trancha la querelle qui divisait les dieux et les hommes au sujet des sacrifices, et trompa le puissant Jupiter. Ainsi Mécone aurait reçu la première le feu sacré que Prométhée déroba au ciel ; fable que justifia sa brillante destinée.

Vingt-deux générations avant la guerre de Troie, Phoronée, fils du Phénicien Inachus et second roi d'Argos, chassa ou soumit les Telchines, et établit roi du pays son frère Ægialée, qui donna son nom à Mécone[3]. Pausanias entendit dire, il est vrai, aux habitants du pays, qu'Ægialée était autochtone. Mais quel est le peuple grec dont la vanité n'explique pas ainsi son origine ?

Au reste, ces temps sont si obscurs qu'on ne pouvait, même dans l'antiquité, rien affirmer de certain à cet égard. Aussi la liste des vingt-cinq rois que donnent Eusèbe[4], saint Augustin[5] et Pausanias[6], n'est-elle rien moins qu'authentique. Il est à remarquer que cette liste a contre elle le témoignage positif d'Homère, qui désigne Adraste comme le premier roi de Sicyone[7]. Or Adraste ne vivait que cinq générations avant le siège de Troie. De plus, Pausanias dit qu'Agamemnon, après avoir conquis la Sicyonie, laissa Hippolyte sur le trône. Cependant Homère range les guerriers de Sicyone sous les ordres immédiats du roi de Mycènes, et nous montre même le Sicyonien Échépolus achetant d'Agamemnon, par le don d'une rapide cavale, la permission de ne point le suivre sous les murs d'Ilion battu des vents, et de jouir dans sa patrie des biens qu'il tient de Jupiter. Enfin, l'on se demande comment, d'Hippolyte à Phalcès, c'est-à-dire des temps qui ont précédé l'expédition de Troie jusqu'à la conquête dorienne, un seul règne, celui de Lacestadès, peut remplir un intervalle d'au moins soixante années[8].

Ainsi, cette liste est erronée précisément pour l'époque la plus récente et la mieux connue. Que doit-ce être pour les temps antérieurs ? Mais l'on sait, en général, à quoi s'en tenir sur ces dynasties grecques, qui doivent être d'autant plus suspectes qu'elles sont plus complètes et remontent plus haut dans les époques fabuleuses.

La Sicyonie était . un pays trop riche et trop convoité pour échapper aux Héraclides. Phalcès, fils de Téménus, s'empara de la ville pendant la nuit, et partagea ensuite le trône avec le roi qu'il avait renversé, Lacestadès. Son histoire et celle de ses successeurs est ignorée. A une époque également inconnue, la royauté fut abolie, et le gouvernement démocratique établi à sa place. Mais aussitôt la guerre éclata entre le parti aristocratique et le parti populaire. Après de longs troubles, la multitude victorieuse put se livrer si entièrement à ses caprices, qu'elle éleva au trône Orthagoras, un cuisinier, s'il faut en croire certains témoignages[9]. Ce fut au commencement du huitième siècle, vers la 25e olympiade, l'ère des tyrannies dans toute la Grèce, que Sicyone donna la première le spectacle d'un roi parvenu et d'un État heureux pendant cent ans, sous des souverains qui n'avaient d'autre force que l'amour du peuple, d'autre noblesse que leur respect des lois.

Orthagoras transmit sans obstacle la couronne à son fils Andréus. Celui-ci eut pour successeurs Myron, Aristonymus, Clisthène, le dernier et le plus illustre de cette famille où l'usurpation fut consacrée par l'hérédité. Il faut en chercher la cause, dit Aristote[10], dans la modération avec laquelle ils usaient de leur autorité, dans leur soumission constante aux lois et dans les égards qu'ils témoignaient au peuple. On dit que Clisthène couronna le juge qui, dans un procès, lui avait donné tort.

Clisthène était, en outre, un habile général ; l'orgueil des Sicyoniens dut être singulièrement flatté, lorsque les Amphictyons de Delphes lui décernèrent le commandement de leurs troupes, dans la guerre contre Cirrha[11]. Il soutint aussi contre Argos une lutte dont les détails nous sont insoumis. Mais Hérodote raconte[12] que, dans sa haine contre les Argiens, il proscrivit les chants d'Homère, où leur nom est si souvent célébré, changea les noms doriens que portaient les tribus sicyoniennes, abolit le culte du héros Adraste, parce qu'il était Argien d'origine, si bien que l'oracle de Delphes, qu'il consultait à ce sujet, l'appela brigand. .

Comment croire que l'oracle, quoiqu'il représentât le principe dorien, pût traiter de brigand celui auquel les Amphictyons confiaient la défense de la cause sacrée, celui qu'ils donnaient pour collègue au vertueux Solon ? J'avoue que le témoignage d'Aristote me semble d'un bien autre poids, d'autant qu'Hérodote se plaît à raconter sur le même prince des faits plus dignes du roman que de la gravité de l'histoire[13]. C'est ainsi que Clisthène aurait fait crier par toute Grèce la main de sa fille, et donné l'hospitalité pendant un an a tous les prétendants qui se rendirent à son appel. On pense s'il en, accourut, du continent, des îles, de l'Ionie, de l'Italie ; des Sybarites efféminés, des Arcadiens grands chasseurs, des Molosses et des Étoliens gigantesques, de spirituels Athéniens. Je crains même qu'Hérodote, ou la légende qu'il a recueillie, n'ait été chercher ses héros jusque dans les enfers, témoin un certain Léocédès, fils de Phidon, roi d'Argos, qui était mort depuis plus de cent ans. Pendant une année entière, ce ne furent que courses, jeux, chasses, festins, conversations et autres épreuves à l'aide desquelles le roi fixait et mûrissait son choix. Il ne pouvait manquer d'être admirable de sagesse ! Par malheur, le jour même du jugement tant attendu, après un repas pour lequel cent bœufs avaient été égorgés, au moment où Clisthène allait proclamer vainqueur Hippoclide, d'Athènes, celui-ci se mit à danser sur la table d'une manière qui ne faisait l'éloge ni de sa tempérance ni de sa pudeur. Clisthène ne put se consoler qu'en donnant sa fille à un autre Athénien, à Mégaclès, de la famille des Alcmæonides.

Aucun peuple n'a légué à l'histoire plus de mensonges que le peuple athénien, et de plus diamants mensonges. Le tort d'Hérodote est d'avoir été l'hôte des Athéniens, et d'avoir trop souvent ajouté foi à leurs récits. L'union d'un de leurs concitoyens avec la fille d'un roi était un événement tout à fait propre à exercer leur imagination. Ils l'exercèrent si bien que les modernes ont trouvé dans Hérodote une comédie toute prête ; Molière, après les Espagnols, en fit la Princesse d'Élide.

Les Sicyoniens recouvrèrent leur liberté après la mort de Clisthène ; ou, pour mieux dire, ils retombèrent dans les troubles, dans les révolutions, et ne cessèrent d'être déchirés, par la haine des riches et des pauvres, cette éternelle maladie des républiques. Pendant triais siècles, la lutte semble ne s'être ralentie que lorsqu'un tyran populaire réunissait dans ses mains toute l'autorité. Le parti aristocratique le faisait assassiner ; le peuple le pleurait, lui élevait un tombeau magnifique, et les dissensions reprenaient leurs cours. L'aristocratie pure et vraiment dorienne périt dans ces guerres civiles[14] ; la démocratie perdit sa force et sa dignité, et l'on vit bientôt les prétendants se multiplier, se renverser les uns les autres, se disputer ou se partager Sicyone comme une proie. Euphron usurpa même le pouvoir, avec l'aide des Arcadiens et des Argiens[15] qu'il avait appelés. Le peuple, devenu indifférent, les laissait faire. Son dernier effort fut de porter â la magistrature suprême Clinias, homme vertueux, qui fut promptement assassiné. Ce fut son fils Aratus qui réveilla les Sicyoniens de leur indolence et de leur servitude, ramena les exilés, réconcilia les partis, grâce à l'argent. de Ptolémée, et rétablit le gouvernement démocratique. En même temps, jugeant sa patrie trop faible pour se maintenir libre au milieu des dangers qui l'entouraient, il la fit entrer dans la ligue achéenne.

Sicyone, du reste, n'avait jamais été puissante par les armes, ni d'humeur belliqueuse. Son génie, sa richesse, les arts, la portaient plutôt à la mollesse. Au temps de sa plus grande prospérité, on ne voit pas qu'elle ait réuni plus de trois mille hommes ; c'était à la bataille de Platées[16]. A Salamine, elle n'avait que quinze galères[17], quand Mégare, Égine, tant déchues, en comptaient vingt.

Entraînée par Corinthe dans la guerre du Péloponnèse, elle eut beaucoup à souffrir des descentes de la flotte athénienne. Dès la première année, Périclès ravagea la Sicyonie, et battit les Sicyoniens qui voulurent lui résister ; Diodore dit même que la ville ne fut sauvée que par l'arrivée des Spartiates[18]. Iphicrate, général athénien, les vainquit également sous leurs murs[19], et leur tua quinze cents hommes. Chaque apparition des vaisseaux athéniens dans le golfe de Corinthe annonçait à Sicyone une défaite. Aussi ne fut-ce qu'à contrecœur et par force[20] qu'elle resta jusqu'au bout fidèle à la cause des Péloponnésiens. Le souvenir de ses défaites lui avait ôté toute confiance ; la peur seule la livra à Épaminondas, quand il envahit le Péloponnèse[21]. Dans les temps qui suivirent, elle fut tellement affaiblie par ses dissensions intérieures, que la conquérir ne fut plus qu'un jeu pour Épaminondas, comme pour les successeurs d'Alexandre. Bleu plus, après qu'Alexandre, fils de Polysperchon, eut été tué par trahison, les Sicyoniens eurent la honte d'être vaincus par une femme, par sa veuve Cratésipolis, qu'ils s'étaient empressés d'attaquer.

Les exploits d'Arma à la tête des Achéens relevèrent le courage et le nom des Sicyoniens ; sa gloire rejaillit sur sa patrie, gloire toute militaire, dont Sicyone n'était guère digne, qui tenait à la vie d'un seul homme et devait mourir avec lui.

La destinée de Sicyone était tout autre : elle devait briller parmi les villes grecques par son amour pour les arts, par l'éclat avec lequel elle les cultiva, par le nombre d'artistes célèbres auxquels elle donna naissance.

 

 

 



[1] Étienne de Byzance au mot Σικυών. Strabon, l. VIII, p. 382. Strabon dit même qu'elle porta le nom d'Ægialée avant celui de Mécone.

[2] Théogonie, v. 536.

[3] Syncelle, p. 26 ; Etienne de Byzance, Αίγιαλός. Apollodore, l. II, c. 5.

[4] Chron., p. 11 et suiv.

[5] De civ. Dei, l. XVIII, c. 2.

[6] Corinth., V et VI.

[7] Iliade, II, 572.

[8] C'est cette lacune que Castor comble par une théocratie de trente-six ans. Sept prêtres d'Apollon Carnien se seraient transmis le pouvoir après Zeuxippe, dernier roi de la première dynastie.

[9] Plutarque, de Sera Num. vind. — Libanius, l. III, p. 251.

[10] Politique, l. V, c. 9.

[11] Pausanias, Phoc., XXXVII.

[12] Hérodote, V, 67 et 68.

[13] Hérodote, VI, c. 126 et suiv.

[14] Plutarque, Vie d'Aratus.

[15] Xénophon, VII, 45.

[16] Hérodote, IX, 27.

[17] Hérodote, VIII, 43.

[18] Diodore, XI, c. 88.

[19] Diodore, XIV, 91.

[20] Thucydide, VII, 58. Ce passage aurait dû empêcher Ottf. Müller de louer la fidélité des Sicyoniens à la cause du Péloponnèse (Die Dorier, II, p. 65, éd. de 1824). Du reste, l'esprit de système l'a entraîné bien loin, lorsqu'il nie le triomphe complet du principe démocratique, à Sicyone, sur le principe dorien.

[21] Diodore, XV, 69.