ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

ÉLIDE

CHAPITRE IV. — LA CITÉ OLYMPIQUE.

 

 

Dans la vallée de l'Alphée, au pied du mont Kronius et à peu de distance du temple de Jupiter Olympien, on trouve un piédestal de statue d'environ un mètre de haut. La marque des pieds et des crampons qui la fixaient est encore visible. Sur la face de ce piédestal se lit l'inscription suivante :

Η ΠΟΛΙΣ Η ΤΩ////

ΗΛΕΙΩΝ Τ ΦΛΑΒΙΟΝ

ΑΡΧΕΛΑΟΝ ΤΟΝ

ΕΑΥΤΗΣ ΕΥΕΡ

ΓΕΤΗΝ ΕΚ ΤΩΝ

ΙΕΡΩΝ ΤΟΥ ΔΙΟ////

ΧΡΗΜΑΤΩΝ Α

ΝΕΣΤΗΣΕΝ

Ψ               Β

Quelque clairs que soient les termes de cette inscription, elle n'offre qu'un médiocre intérêt, comme tant d'autres qui assurent l'immortalité à des noms inconnus. Qu'était-ce, en effet, que cet Archélaüs avec ses prénoms romains ? A quelle époque ? Par quels bienfaits avait-il mérité la reconnaissance des Éléens et surtout de Jupiter, dans le trésor duquel puisait le sénat olympique[1] ?

Mais, sur les deux faces latérales du piédestal, deux autres inscriptions plus longues satisfont en partie à ces questions, et en même temps jettent quelque lumière sur un point beaucoup plus important, sur la Constitution religieuse de la Cité olympique.

Olympie n'était pas seulement Un théâtre et une terre commune où se réunissaient les Grecs, réconciliés pour quelques jours : c'était une ville véritable, ville de temples ; d'autels, de statues, entourée de murs, traversée par des rues, Olympe terrestre qu'habitaient toutes les divinités, sous la présidence du grand Jupiter. Delphes était l'oracle de la religion grecque, Éleusis était le trésor de ses mystères ; mais Olympie était le grand sanctuaire national où tous les dieux avaient droit de cité, comme tous les Grecs droit d'entrée.

Lorsque, les jeux terminés, la foule joyeuse s'était écoulée, lorsque les derniers chants de triomphe avaient fait retentir la vallée de l'Alphée, tout rentrait dans le calme et le silence accoutumés, mais non pas dans l'oubli. Les temples de Jupiter, de Junon, de Cérès, de Cybèle, de Vénus, n'étaient point fermés pour une olympiade entière ; les soixante et, quelques autels élevés aux divinités de toute sorte, depuis Saturne, roi déchu du passé, jusqu'aux dieux inconnus[2], secret de l'avenir, ne restaient point exposés aux intempéries des saisons, sans qu'une main pieuse y allumât la flamme de fréquents sacrifices. De nombreux ministres résidaient dans cette sainte solitude, et, loin du tumulte des villes, loin des passions humaines, se consacraient tout entiers au service des dieux. Chaque mois[3], chaque jour[4] ramenait un ordre non interrompu de cérémonies et de prières ; l'odeur agréable des victimes ne cessait jamais de monter vers le ciel.

Les titres, comme les attributions des serviteurs des dieux, étaient différents ; usais les plus humbles fonctions étaient encore honorées, et le fournisseur de bois voyait son nom inscrit à côté  de ceux des grands prêtres sur les Tables sacrées. J'appelle ainsi les listes de tous les ministres du culte ; elles étaient dressées à chaque nouvelle olympiade, et gravées sur la pierre ou le marbre. Les Éléens étaient également jaloux d'immortaliser ceux de leurs concitoyens qui se vouaient aux autels, et ceux qui avaient remporté la palme olympique ; les prêtres qui leur conciliaient la faveur des dieux, et les athlètes qui leur attiraient l'admiration et l'envie des autres villes.

Ce sont précisément deux de ces tablés sacrées qui se retrouvent copiées sur le côté du piédestal. Archélaüs était un des grands prêtres d'Olympie : celte dignité, aussi bien que le trésor dans lequel les Éléens puisèrent pour lui témoigner leur.re connaissance, indique vaguement de quelle nature étaient ces bienfaits qui lui valurent une si éclatante récompense : quelque partie d'Olympie embellie ou restaurée à ses frais, quelque privilège, quelque immunité obtenue, par Son crédit, de l'empereur ou du proconsul. Archélaüs avait été élu quatre fois grand Prêtre pendant des olympiades différentes : on aurait donc pu copier toutes les tables sacrées qui correspondaient à ces sacerd6ces ; mais, comme il n' cavait de place que pour deux copies sur les faces latérales do piédestal, on préféra naturellement les dernières tables lui rappelaient les précédentes et qui étaient les plus honorables pour lui. Elles sont de la 256e et de la 261e olympiade.

On lit sur la face latérale de gauche :

Ligne 1re. La partie supérieure de la pierre a été brisée ; de sorte que la couronne olympique et les bandelettes ont disparu, et, des huit lettres qui doivent former le titre, les trois premières, διο, sont seules restées :

La restitution de Δίος ιερά, ou plutôt Δίορ ιερά (sacrifices, culte de Jupiter) n'a rien de hasardé : je copie simplement ces mots sur la troisième inscription que j'ai vue à l'Olympie. Quand je la citerai plus loin, l'explication du ρ substitué au σ trouvera mieux sa place.

Ligne 2e. Le mot έκέχηρον (pour έκέχειρον, que nous retrouverons aussi dans une autre inscription) n'est employé par aucun des auteurs anciens qui nous sont parvenus, du moins dans le sens d'έκεχειρία, trêve, suspension d'armes. Selon Hesychius, il était synonyme d'άργύριον, argent. Mais cette interprétation semble avoir 'été inspirée par un jeu de mots d'Aristophane, pris au sérieux[5] :

Chez les Éléens, le mot έκεχειρία n'avait pas seulement le sens que lui donnaient les autres Grecs ; c'était, de plus, le nom d'une divinité, la Trêve sacrée. Iphitus avait établi le culte d'Ékéchiria.

En entrant dans le temple. de Jupiter par les portes de bronze, on apercevait à droite, devant une colonne, un groupe représentant Iphitus couronné par une femme[6] : c'était la déesse Ékéchiria.

Il était donc naturel qu'au moyen d'une terminaison différente, les Éléens distinguassent la chape et la divinité. Il se pourrait, de plus, que le neutre fût une filme archaïque, qui ne s'était conservée qu'en Élide et sur les tables sacrées.

Les conditions de la trêve olympique avaient été réglées par Iphitus, de concert avec Lycurgue, et gravées sur un disque gardé religieusement dans le temple[7] : Il serait à désirer que Pausanias, qui nous apprend que l'inscription était de forme circulaire[8], en eût rappelé en même temps les principaux articles.

Les seules conditions qui nous soient connues d'autre part sont : 1° la nécessité pour tout corps de troupes étrangères de déposer ses armes en entrant sur le territoire éléen ; 2° la suspension des hostilités, obligatoire pour tous les peuples du Péloponnèse, aussitôt que les ambassadeurs éléens leur avaient annoncé le commencement du mois sacré.

Du reste, cette loi bienfaisante fut unanimement repoussée dans le principe par les Péloponnésiens ; il fallut une peste, avertissement des dieux, et la voix toute-puissante de l'oracle de Delphes, pour qu'ils consentissent à s'y soumettre[9]. Lycurgue, en l'établissant, n'avait pas été inspiré seulement par l'égoïsme national et le désir d'assurer à son peuple une paix favorable à l'affermissement des nouvelles lois. Il chercha en même temps à mettre aux guerres qui déchiraient la Grèce, non pas un terme, mais des limites. Il espérait, en désarmant les bras pour quelques jours, en réunissant tous les peuples dans une grande fête nationale, que les haines s'adouciraient, que les préjugés tomberaient, que le plaisir et la joie conduiraient insensiblement les cœurs vers la concorde et la paix, qu'ils se dégoûteraient de la victoire sanglante, à force d'applaudir à Olympie la victoire pacifique. Ce fut lui qui fit parler l'oracle de Delphes, complice assuré des législateurs et des sages. Lui-même, suivant Aristote[10], traça les lois de la suspension d'armes, véritable trêve de Dieu, qui devançait le christianisme, mais qui n'eut pas les heureux résultats qu'on pouvait en attendre : l'histoire ne le prouve que trop.

Quant au sens de la préposition le génitif qu'elle régit n'en permet qu'un seul, celui de coïncidence, de simultanéité. On disait μεθ' ήμέρας, avec le jour, à l'arrivée du jour[11], au point du jour ; de même μετ' έκεχείρου signifie, je crois, avec la trêve, à l'arrivée de la trêve. L'ellipse de l'article surprend assurément ; mais le mot έκέχειρον ne se trouve que chez les Éléens et désignait uniquement la trêve sacrée, la trêve olympique. De même, les ministres chargés d'aller annoncer cette trêve à toute la Grèce s'appelaient έκεχειροφόροι.

Il était naturel qu'on choisit les fêtes qui servaient de date à toute la Grèce, la dernière heure et la plus mémorable du sacerdoce, pour en conserver le souvenir. Ce qui semblerait prouver que ces deux mots ne sont qu'une formule et ne s'appliquent qu'au moment où l'inscription a été gravée, c'est qu'ils sont jetés eu tête et séparés par un trait. Ensuite, la première ligne précise le temps pendant lequel les ministres ont exercé leurs fonctions.

Ligne 3e : τώ πρό τής σ' ν' ζ' όλυμπιάδος, dans le temps, dans l'intervalle qui a précédé la 257e olympiade.

Si quelques-unes des charges sacrées étaient temporaires, comme on le verra tout à l'heure, leur durée se trouvait naturellement fixée par l'intervalle de deux olympiades. Les nouveaux ministres étaient nommés, je suppose, immédiatement après la célébration des jeux, pour se préparer par une longue pratique aux solennités de l'olympiade suivante. Après avoir exercé silencieusement leurs fonctions pendant quatre années, ils les remplissaient une dernière fois au milieu des pompes les plus magnifiques, en présence de la Grèce entière assemblée, et emportaient, en rentrant dans la vie privée, ce glorieux souvenir.

Ce fut donc pendant les quatre années qui précédèrent la 257e olympiade (de l'an 248 après J. C. à l'an 252), que les personnages nommés dans l'inscription furent attachés au culte de Jupiter. Trois empereurs se succédaient à Rome pendant ce temps : M. Julius Philippus, sous lequel on célébra les jeux séculaires, l'an 1000 de la fondation de Rome, C. Messius Quintus Trajanus Decius et C. Vibius Trebonius Gallus, qui régnait encore lorsque commença la 257e olympiade.

Lignes 4-8 : Θεοκόλοι όλυμπικοί. — Les théocoles étaient les grands prêtres d'Olympie. Θεοκόλος ou Θεηκόλος était un des noms si variés que les Grecs donnaient aux ministres des autels. Adopté à Olympie, on le retrouve dans les pays voisins, par exemple à Dymé[12], ville d'Achaïe qui touchait à l'Élide.

Les premiers théocoles furent lés cinq Curètes du mont Ida qui apportèrent de Crète Jupiter enfant, Hercule, Pæonæus, Épimédès, Jasius, Idas. Ils avaient su faire accepter la nouvelle religion aux Éléens ; les jeux qu'ils avaient célébrés à Olympie n'avaient pas peu contribué à la rendre aimable et populaire, et à la répandre dans l'ouest du Péloponnèse.

A Delphes, les grands prêtres étaient choisis parmi les descendants de Deucalion. On ne peut dire si, de même, à Olympie les petits-fils des Crétois étaient restés en possession des autels. Mais cette dignité était temporaire ; Archélaüs lui-même en est la preuve. Il était, dit la première table sacrée, théocole pour la troisième fois pendant la 256e olympiade. On verra plus loin, sur la seconde table, que la 261e olympiade le trouva théocole pour la quatrième fois. Il y eut donc seize années d'intervalle entre son troisième et son quatrième sacerdoce. Maintenant l'élection avait-elle pour arbitre le sénat olympique ou le sort ? L'élection avait quelque chose de plus flatteur ; l'on conçoit que les inscriptions rappelassent cet honneur répété. Mais comment le sénat eût-il failli quatre olympiades de suite à nommer Archélaüs, le bienfaiteur des Éléens, celui à qui il votait une statue ? En outre, je ne sais si les idées religieuses remettaient volontiers le choix des ministres saints au caprice dei mortels. Le sort semblait préférable et manifestait directement la volonté des dieux. A Delphes, c'était le sort qui désignait les grands prêtres.

Il y avait, trois théocoles qui habitaient dans l'enceinte sacrée, dans l'Altis. Un édifice spécial, le Théocolion, leur était réservé[13]. Chacun d'eux était de service à tour de rôle pendant un mois[14], soit pour qu'ils pussent revenir de temps eu temps à Élis, au milieu de leur famille et de leurs concitoyens, soit pour qu'ils se reposassent des fatigues de leurs fonctions, singulièrement actives.

Tous les mois, dit Pausanias[15], les Éléens sacrifient une fois sur chacun des autels que j'ai énumérés. Or Pausanias en nomme, si j'ai bien compté, soixante-six. Même en temps ordinaire, il n'est pas de jour où les Éléens, sans compter les sacrifices particuliers, ne sacrifient à Jupiter. Ils offrent des libations, non seulement aux dieux de la Grèce, mais à ceux de la Libye, à Junon Ammonienne et à Parammon, en outre aux demi-dieux et à leurs femmes, tant à ceux de l'Élide qu'à ceux de l'Étolie[16].

Si l'on ajoute à ces devoirs journaliers les pèlerinages pieux des étrangers, lés vœux que l'on venait accomplir, les sacrifices que chaque visiteur offrait à Jupiter Olympien ou à sa divinité protectrice, et pour lesquels le ministère des théocoles était nécessaire, on comprend qu'après un mois si bien rempli ils eussent besoin de repos.

Les théocoles observaient dans leurs sacrifices un rite particulier, que Pausanias dit être fort ancien. Ils brûlaient de l'encens mêlé à de la farine d'orge pétrie avec du miel, parfum des plus équivoques, en effet ; de plus, ils ornaient les autels de branches d'olivier, et se servaient de vin pour les libations. .

Il parait que les prières qu'ils récitaient et les hymnes qu'ils chantaient s'éloignaient également des coutumes générales de la Grèce ; malheureusement Pausanias ne juge pas à propos de les rapporter.

Αύρηλιος Βασιλείδης, Αύρήλιος Ίουλιανός. — Sous les empereurs, les Grecs considérables ajoutaient à leur nom des noms romains. Les inscriptions de cette époque en fournissent mille exemples : c'était un privilège acquit avec le titre de citoyen ; c'était un témoignage de reconnaissance envers l'empereur ou le personnage puissant qui avait accordé le droit de cité : on prenait son nom de famille, et on le transmettait à ses enfants. Quant aux surnoms, comme Végétus, Niger, Sabinus, ils n'ont d'autre origine que le caprice des parents. C'était une affaire de mode, comme les noms de baptême aujourd'hui.

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que le nom d'Aurélies se retrouve si souvent à l'époque qui nous occupe. Dans le siècle qui avait précédé, sept empereurs l'avaient porté. L. Aurelius Verus doit être surtout cité, parce qu'il passa une grande partie de son règne en Orient.

Lignes 8 à 12 : Σπονδοφόροι. — Les spondophores[17] étaient les ministres les plus élevés en dignité après les théocoles. En temps ordinaire, ils les-assistaient dans les sacrifices et étaient chargés des libations, selon l'usage des autres pays. Seulement, ils se servaient constamment de vin, excepté sur les autels des Nymphes, de Cérès et de Proserpine.

Mais, lorsque l'époque des jeux approchait, ils devenaient ambassadeurs, messagers de Jupiter et allaient annoncer dans toute la Grèce, le commencement du mois sacré[18] et le jour fixé pour les fêtes, précaution fort nécessaire, puisque les Éléens comptaient les mois et les jours différemment des autres Grecs. Ils proclamaient surtout la trêve sacrée, et invitaient tous les peuples à déposer les armes. C'est pourquoi on les nommait aussi Έκεχειροφόροι.

La religion et la nature même de leur mission les revêtaient d'un caractère inviolable. Comment n'eussent-ils pas trouvé partout l'accueil le plus hospitalier, eux qui apportaient la paix et la concorde, eux qui conviaient aux plaisirs ?

Le nombre des spondophores, comme celui des théocoles, était de trois. On choisissait de préférence des hommes jeunes, parce qu'ils étaient plus capables de supporter les fatigues du voyage. Ces fonctions revenaient de droit aux fils des grands piètres, quand les grands prêtres avaient des fils en âge de les remplir ; sinon, je suppose, à leurs plus proches parents. .

Pendant la 256e olympiade, Basilidès seul eut son fils Néoclès pour spondophore. Les enfants d'Archélaüs étaient trop jeunes encore ; seize ans plus tard nous les retrouverons.

Lignes 12 à 17 : Μάντεις Κλυτιάδης Ίαμίδης. — Les devins éléens étaient célèbres dans toute la Grèce. On les voit en égal honneur à toutes les époques comme chez tous les peuples, en Élide, en Arcadie[19], en Messénie[20], à Sparte[21], en Phocide[22], en Sicile[23], en Italie[24], jusque dans le camp des Perses[25], auprès de Mardonius. Ils appartenaient à trois familles d'origine ancienne et illustré, où l'on croyait que la faveur des dieux était héréditaire, le génie prophétique se transmettant avec le sang. C'étaient les Telliades, les Clytiades et les Iamides.

Les Telliades sont cités rarement dans l'histoire, et ne semblent pas avoir eu la destinée la plus brillante. Tellias, l'un d'entre eux, servait de devin aux généraux phocéens dans leur guerre contre la Thessalie. Il tenait[26] auprès d'eux la place la plus considérable ; toutes les espérances des Phocéens reposaient sur lui. Son esprit, plein de ressources et de ruse, leur inspirait autant de confiance que ces prédictions leur donnaient de courage. Ce fut lui, en effet, qui imagina de blanchir avec du plâtre le corps et les armes de cinq cents Phocéens. Pendant la nuit, au moment où la lune brillait de tout son éclat, ils se précipitèrent sur le camp ennemi. Les Thessaliens crurent à une vision surnaturelle et se laissèrent-égorger sans résistance. Pour reconnaître les services du devin, les Phocéens lui élevèrent une statue dans le temple de Delphes.

Un autre Telliade, Hégésistrate, était le plus remarquable de sa race, d'après le témoignage d'Hérodote[27]. Il ne se recommandait, en tout cas, ni par ses vertus, ni par son patriotisme. Convaincu de plusieurs crimes, il avait été condamné à une mort cruelle par les Lacédémoniens. Mais ce furieux, ne pouvant briser ses entraves, se coupa l'extrémité du pied qui le retenait enchaîné, perça le mur de sa prison, et, sanglant, mutilé, se trama jusqu'à Tégée, fuyant pendant la nuit, se cachant le jour, pour échapper aux poursuites des Lacédémoniens. A Tégée, il se fit guérir et ajuster un pied de bois, jurant aux Lacédémoniens une haine irréconciliable. Pour la satisfaire, il prêta à Mardonius, qui, du reste, le payait fort cher[28], le secours de son art, et servit de devin aux Perses à la bataille de Platées. Après leur défaite, il se réfugia à Zacynthe, banni du Péloponnèse par le mépris et l'exécration générale. Mais sa destinée était d'avoir tôt ou tard les Lacédémoniens pour bourreaux. Pris par eux dans son dernier asile, il fut mis à mort.

Il est vraisemblable qu'un tel personnage ne contribua pas peu à jeter dans le discrédit la famille à laquelle il appartenait.

Les Clytiades comptaient parmi leurs ancêtres Amythaon, Mélampus, Amphiaraüs, roi et devin, Alcméon, son fils, Clytus, son petit-fils, dont ils portaient le nom. Clytus, après la mort d'Alcméon, abandonna Thèbes, ne pouvant supporter la présence de ses oncles, assassins de son père. Il passa en Élide, et y fut accueilli avec les plus grands honneurs. Sa voix, que l'on croyait inspirée des dieux, était écoutée à l'égal d'un oracle. Il transmit à ses descendants, avec le sang d'Amphiaraüs, l'autorité religieuse que révérait sa nouvelle patrie.

Deux Clytiades seulement nous sont connus : Théogonus et son fils Épérastus[29], dont on voyait la statue à Olympie. Une inscription rappelait qu'il avait été vainqueur à la course armée : car le caractère sacré des devins ne semblait point compromis lorsqu'ils prenaient, part aux luttes glorieuses du stade ou aux batailles plus sanglantes. On remarquait ces deux vers à la fin de l'inscription :

Τών ίερογλώσσων Κλυτιδάν γένος εΰχομαι εΐναι,

Μάντις άπ' ίσοθέων αΐμα Μελαμποδιδάν.

La famille des Iamides était de beaucoup la plus illustre : c'est celle dont le nom est le plus souvent cité par l'histoire ; elle a inspiré à Pindare, qui a immortalisé ses origines, d'admirables vers[30].

Évadné, la jeune fille aux cheveux plus bruns que la violette[31], » était née sur les bords de 1'Eurotas, des amours de Neptune et de Pitana. Confiée par sa mère à Épytus, roi des Arcadiens, elle fut élevée à Phésana près de l'Alphée. C'est là, qu'aimée d'Apollon, elle goûta pour la première fois les douces amours.

Épytus, plein de courroux, part pour consulter l'oracle de Delphes. Pendant son absence, un jour qu'Évadné puisait de l'eau à l'Alphée, elle dépose sa ceinture de pourpre, son vase d'argent, et, sous les ombrages azurés comme les flots, met au monde un fils qui lira dans les secrets du ciel. Le dieu à la blonde chevelure a envoyé près d'elle Ilithye, qui adoucit les souffrances, et les Parques. L'enfant de ses entrailles et de ses chères douleurs, Iamus, parait aussitôt à la lumière. Le cœur déchiré, elle le laisse à terre ; mais, par l'ordre des dieux, deux serpents aux yeux verts veillent sur lui et le nourrissent du suc abondant des abeilles. Ils l'ont caché dans des joncs et des buissons impénétrables ; son corps délicat baigne dans les rayons dorés des violettes éclatantes. C'est pourquoi sa mère lui donna le nom d'Iamus...

Quand la brillante jeunesse l'eut couronné de ses doux fruits, il descendit sur les bords de l'Alphée, et invoqua son aïeul, Neptune qui soulève les vastes mers, et le dieu qui protège de son arc l'immobile Délos. Il leur demande pour son front une bandelette révérée des peuples. C'était la nuit : aussitôt la voix de son père lui répond et l'appelle : Viens, mon fils, suis-moi dans une contrée où s'assemblera la Grèce entière ; la gloire t'y précède. — Ils arrivent aux rochers escarpés du mont Kronius. Là, Apollon donne à son-fils un double trésor de science prophétique. Seul, il entendra sa voix qui ne sait point mentir ; et plus tard, quand l'auguste rejeton des Alcides, l'invincible Hercule, instituera en l'honneur de son père la fête où se pressent les peuples, et les plus célèbres de tous, les jeux, c'est lui encore qui prédira l'avenir sur le grand autel de Jupiter.

D'Iamus descend la famille des Iamides, illustre parmi les Grecs.

Ce magnifique récit, dans lequel la tradition[32] doit tant au génie du poète, fut composé en l'honneur d'Agésias, vainqueur aux jeux Olympiques. Il comptait parmi ses ancêtres un devin Iamide qu'Archias le Corinthien avait amené avec lui en Sicile, lorsqu'il y vint fonder Syracuse. C'est probablement à cette branche sicilienne qu'appartenait Caillas[33], Iamide qui vivait en Italie au commencement du cinquième siècle. Il avait d'abord exercé son art auprès de Télys ; roi des Sybarites. Un. jour, ce prince offrait un sacrifice : au moment d'entrer eu campagne contre les Crotoniates, Caillas déclara que les auspices n'étaient pas favorables. Contraint de s'enfuir pour se dérober à la colère de Télys, se réfugia à Crotone et reçut des terres considérables, que ses descendants possédaient encore au temps d'Hérodote.

Vers la même époque, d'autres Iamides étaient appelés d'Élide par les Spartiates. Ils recevaient dans cette ville, si hostile aux étrangers, des honneurs inouïs : le titre de citoyen et un tombeau public.

Les dieux avaient promis à Tisamène[34] qu'il serait vainqueur dans cinq mémorables combats[35]. Sa pensée se porta naturellement vers les jeux olympiques et leurs pacifiques victoires, les plus glorieuses qu'un homme pût rêver. Il disputa le prix du pentathle, doit les cinq épreuves semblaient désignées par la prédiction divine : Vainqueur dans les quatre premières, il fut vaincu à la lutte. Ses espérances, déçues de ce côté, se reportèrent sur des combats plus sanglants, et il attendit qu'une armée le prît pour chef, résolu de mettre un haut prix à ses services. Les Lacédémoniens, superstitieux par ambition, s'empressèrent de lui faire les offres les plus avantageuses ; mais il exigea, avant tout, le titre de citoyen de Sparte, prétention exorbitante, que les lois de Lycurgue défendaient de satisfaire. Aussi les Lacédémoniens avaient-ils d'abord renoncé au bénéfice de l'oracle ; mais, à l'approche des Perses, la crainte fut plus forte que le respect des Lois : ils cédèrent. Tisamène, en habile homme, profita de leur faiblesse pour devenir plus exigeant, et il fallut accorder la même faveur à son frère Agias. Ce sont les seuls hommes, ajoute Hérodote, qui aient jamais été admis au nombre des citoyens de Sparte.

Du reste, un si grand sacrifice ne fut point inutile : l'oracle fut justifié de point en point. Les cinq grandes victoires que Sparte dut à Tisamène furent Platées, où, par une singulière rencontre, deux devins éléens suivaient chacune des armées, Tisamène celle des Grecs, Hégésistrate celle. des Perses ; — Tégée ; — Dipéa, contre tous les Arcadiens confédérés ; — Ithome ; — enfin Tanagre, contre les Athéniens et les Argiens.

Quand Tisamène mourut, entouré d'honneurs par la reconnaissance publique, ses descendants héritèrent de son crédit. Son fils Agelochus, puis son petit-fils Agias, présidèrent aux sacrifices et aux armées, Agias procura même aux. Lacédémoniens le plus précieux de leurs triomphes. Ce fut lui qui prédit à Lysandre[36] qu'il s'emparerait de la flotte athénienne près d'Ægos-Potamos, à l'exception de dix galères, qui, en effet, se réfugièrent à Chypre. Dans leur joie, les Lacédémoniens lui élevèrent une statue de bronze, sur la place publique. Ils avaient également consacré un tombeau commun à la famille de Tisamène. Il était situé à l'extrémité de la rue Aphétaïs[37]. On dirait que ce sont les Lacédémoniens qui, pour justifier l'admission des Iamides dans leur cité, avaient inventé la tradition chantée par Pindare, et fait naitre la mère d'Iamus sur les bords de l'Eurotas.

Les Iamides, du reste, ne se croyaient nullement enchaînés par cette fabuleuse parenté, et n'en prêtaient pas moins leurs services aux peuples ennemis de Sparte contre Sparte elle-même, notamment aux Messéniens et aux Arcadiens.

Cresphonte, un des princes héraclides, en venant prendre possession de la Messénie, avait amené avec lui un devin de cette famille, Eumantis[38]. Pendant son séjour en Arcadie, où le retint son mariage avec Métope, il avait apprécié le talent des devins éléens. Les descendants d'Eumantis restèrent auprès des descendants de Cresphonte, et furent fidèles à leur nouvelle patrie jusqu'à son dernier jour. Théoclus, le seul qui soit nominé par l'histoire, exerçait son art auprès d'Aristomène. Ce fut lui, on se le rappelle, qui reconnut le premier que la ruine d'Ira approchait, et que l'oracle d'Apollon allait s'accomplir.

Dans leur guerre contre Sparte, les Mantinéens, déjà membres de la ligue achéenne, avaient aussi à leur tête un Iamide, Thrasybule[39], fils d'Ænée, qui contribua à la victoire par sa valeur autant que par ses prédictions.

Le rôle de tous ces devins était plutôt politique que religieux, et demandait plus d'habileté que d'inspiration. Appelés par les rois et les généraux pour donner à leurs projets une sanction divine, ils devenaient leurs confidents et leurs complices ; ils. les aidaient à conduire les peuples, à la victoire par l'enthousiasme, à la soumission par la crédulité. Il est fort indifférent de savoir jusqu'à quel point la conviction était compatible avec ces fonctions, et si l'art s'accommodait aux nécessités politiques par ses règles vagues et obscures, ou par sa complaisance. Ceux-là étaient, sinon les plus sincères, au moins les plus habiles, qui sauvaient aux yeux des chefs eux-mêmes la dignité de la religion, et commandaient à leur foi tout en servant leurs espérances.

Du reste, ce n'était pas seulement à l'autel et devant les entrailles palpitantes des victimes, que la voix des devins illustres était toute-puissante : elle était écoutée dans les conseils ; après avoir parlé au nom des dieux, ils avaient encore de l'autorité quand ils parlaient en leur propre nom. Tantôt, comme Tellias, ils inventaient des stratagèmes que les généraux leur enviaient ; tantôt ; comme Tisamène, ils exhortaient les vainqueurs à la modération et à de sages concessions. Ce fut, en effet, par l'avis de Tisamène que les Lacédémoniens permirent aux Messéniens révoltés de se retirer où ils voudraient, au lieu de les réduire à un dangereux désespoir. Théoclus était le conseiller d'Aristomène, Agias celui de Lysandre, dont l'ambition bâtissait une royauté sur un faux oracle. L'ascendant qu'ils exerçaient sur la foule par leur caractère sacré, les devins le conquéraient sur les chefs les moins crédules par leur habileté, leurs lumières et l'autorité de leurs services.

On comprend que des fonctions aussi importantes ne pouvaient pas être confiées au premier venu, et qu'il ne suffisait pas de savoir mettre à nu les entrailles des victimes pour être placé à la tête des armées et des républiques. C'était le privilège de certaines familles, dont l'illustration remontait si haut, qu'elles pouvaient rattacher leur origine à un dieu. Elles prophétisaient de droit divin ; la foule ne doutait pas qu'avec un sang révéré ne se transmit le don fatidique. En même temps, l'éducation avait préparé leurs membres les plus intelligents au rôle qu'ils pouvaient être appelés à jouer, et ils attendaient l'occasion, prêts à briller, dans les conseils par leur sagesse, dans les combats par leur courage. Ce n'était pas seulement eu Élide que l'hérédité religieuse était consacrée. A Éleusis, les Eumolpides et les Céryces ; à Athènes, les Étéobutades ; à Thèbes, les Ægides ; à Sparte, à Sicyone, à Cyrène, les prêtres d'Apollon Carnien ; à Delphes, les descendants de Deucalion, étaient en possession des mystères, du sacerdoce, des oracles. Vraisemblablement, si les ténèbres et les fables n'entouraient pas le berceau de leur race, on trouverait que la plupart de ces familles, comme les Eumolpides, remontaient à d'anciennes théocraties qui furent peu à peu dépouillées de leur pouvoir temporel.

Mais, attachées à un temple, à une ville, elles n'avaient toutes qu'un crédit local, et ne voyaient pas, comme les Clytiades et les Iamides, leurs représentants les plus habiles appelés par les peuples étrangers, comblés de biens et d'honneurs. Il semble qu'Olympie communiquât à ses devins son caractère national, et qu'ils fussent de droit les devins de toute la Grèce, de même qu'Olympie en était le commun territoire.

Du reste, pendant que quelques-uns cherchaient au dehors la richesse et la puissance, la famille n'avait pas moins son centre, sa résidence à Olympie. A l'époque qui nous occupe, la race des Telliades s'était éteinte ; mais les Clytiades et les 'amides étaient encore, après treize siècles, en possession des autels. La prédiction de Pindare[40] s'était réalisée. La voix d'Apollon leur révélait toujours l'avenir, soit qu'ils le consultassent sur les intérêts de leur patrie, soit qu'ils l'interrogeassent au nom des particuliers, Éléens ou étrangers, qui venaient toujours admirer le sanctuaire d'Olympie et sacrifier à ses divinités.

C'était dans les entrailles des chevreaux[41] et des agneaux qu'ils cherchaient l'avenir. Mais quelques esprits, désireux d'attirer l'attention publique par des nouveautés, s'écartaient volontiers de la tradition. C'est ainsi que le devin Thrasybule, Iamide, s'était créé un genre particulier de divination, en choisissant des chiens pour victimes. C'est par là sans doute qu'il gagna la confiance des Mantinéens et devint illustre parmi ses concitoyens ; car la statue[42] qui lui fut élevée à Olympie le représentait avec un lézard sur l'épaule droite, et l'on voyait auprès de lui un chien qu'il venait d'offrir en sacrifice : le corps était séparé par le milieu, et le foie anis à nu. Ces innovations avaient dû se multiplier avec les siècles. A une époque où le paganisme penchait vers sa ruine, il fallait bien rajeunir la curiosité et la superstition, pour suppléer aux croyances qui s'affaiblissaient.

Une des fonctions des devins était de travailler à l'entretien, ou plutôt à l'accroissement du Grand autel de Jupiter. Quand les cuisses de la victime avaient été brûlées sur la partie supérieure de l'autel, les cendres étaient emportées au Prytanée et conservées soigneusement. Chaque année, le 19 du mois élaphion, les devins les enlevaient, les délayaient avec l'eau de l'Alphée, et en enduisaient le grand autel. Ce singulier anode de construction, pratiqué pendant tant de siècles, avait fini par donner à l'autel des proportions gigantesques. Au temps de Pausanias[43], il avait cent vingt-cinq pieds de circonférence et vingt-deux pieds de haut.

Ligne 13e : Σόσσιος Στέφανος. — Les quatre lettres Σοσσ ne peuvent évidemment appartenir à un nom grec : leur position, la ponctuation du mot interrompu, l'usage dont cette inscription et toutes celles de l'époque romaine fournissent mille exemples, tout porte à penser qu'elles sont le commencement d'un nom romain. On trouve à Rome une famille consulaire, du nom de Sosius, nom que Plutarque écrit en grec Σόσσιος.

Ligne 14e. — Φαυστεινιανός est le nom latin Faustinianus, dont on trouve de nombreux exemples et qui est régulièrement dérivé. Faustus, Faustinus, Faustinianus, comme Justus, Justinus, Justinianus ; Valens, Valentinus, Valentinianus, etc.

Ligne 16e. — On voit que le nom de Tisamène s'était religieusement conservé dans la famille des Iamides.

Lignes 17-20 : Έξηγηταί. — Il y avait des exégètes[44] dans tous les temples considérables de la Grèce. C'étaient les gardiens des traditions et des coutumes sacrées, les instructeurs des jeunes prêtres et des sacrificateurs novices, les grands maitres des cérémonies. Quelquefois même les exégètes étaient, en même temps, les interprètes des lois civiles, tels que l'étaient les Eupatrides[45] à Athènes. Mais, comme les Éléens avaient d'autres magistrats chargés d'enseigner aux Hellanodices et les lois du pays et les usages des jeux Olympiques[46], le rôle des exégètes était purement religieux. Ils habitaient Olympie. Après avoir formé les ministres nouvellement élus, ils assistaient à tous les sacrifices[47], veillant à ce qu'on ne violât aucune règle, à ce qu'on n'omit aucune formalité.

Lorsqu'un étranger visitait le temple, l'exégète lui montrait les choses dignes d'attention, lui racontait les traditions et les fables, récitait les oracles, les vers, les inscriptions, expliquait le sujet des statues et des tableaux, nommait les artistes, etc. ; en un mot il devenait cicérone[48], et ne différait en rien des exégètes civils[49], qui montraient les curiosités de la ville et du pays. Ils avaient même, comme eux et comme les guides de tous les temps, cette impitoyable mémoire qui met à de si rudes épreuves la patience du voyageur. Dans un dialogue de Plutarque, des étrangers qui ont visité le temple de Delphes se plaignent de la prolixité des exégètes et de la conscience qu'ils mettent à réciter leur leçon. Leurs explications, y disent-ils, allaient leur train ordinaire, et ils se souciaient fort peu de nos instances, quand nous les suppliions d'abréger leurs récits, et de nous faire grâce de la plupart des inscriptions[50].

Selon les principes éternels de cette profession, ils débitaient aussi parfois d'innocents mensonges et s'amusaient de la crédulité des gens. C'est ainsi qu'Aristarque, exégète d'Olympie, racontait à Pausanias[51] qu'on avait trouvé dans la charpente du temple de Junon le corps d'un guerrier éléen, blessé pendant le combat que s'étaient livré, cinq[52] siècles auparavant, les Éléens et les Lacédémoniens ; il s'était traîné jusqu'au sommet du temple, s'était glissé sous les tuiles, et y avait rendu l'âme. Son corps s'était admirablement conservé, à l'abri du froid pendant l'hiver, du chaud pendant l'été, et on ne l'avait découvert que du temps d'Aristarque. Comment douter d'un fait attesté par un témoin oculaire ? Aussi Pausanias a-t-il grand soin de le noter sur ses tablettes. Au reste, son ouvrage offre cent exemples de ce genre, où l'on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, de sa crédulité ou de l'audace des exégètes qu'il écoute. Que dire, entre autres, de celui de Clitor, en Arcadie, qui le faisait rester sur les bords du fleuve jusqu'au coucher du soleil, pour entendre chanter[53] les poissons ? L'imagination des Grecs, qui a créé un monde si riche de fables religieuses et poétiques, se plaisait à ces mystifications. C'était un jeu pour leur esprit railleur, un besoin pour leur nature fine et ingénieuse, qui aimait à embellir la réalité jusqu'au mensonge.

Mais il ne faut pas tenir un compte trop rigoureux de ces écarts. Après tout, la relation de Pausanias, si précieuse pour les modernes, où l'on retrouve l'antiquité vivante, ses villes et ses temples debout, ses croyances dans toutes les âmes, ses traditions dans toutes les bouches, qui la devons-nous, si ce n'est aux exégètes de tous les pays qu'il a parcourus ? Pausanias est un voyageur comme tant d'autres, qui juge peu, s'émeut encore moins, et n'a pour lui que deux qualités : la crédulité et la conscience. Sa crédulité accueille tous les renseignements ; sa conscience en tient note avec la plus minutieuse exactitude. Il voyageait avec les oreilles plutôt qu'avec les yeux, compilait plus encore qu'il ne décrivait. Je ne puis me le figurer autrement que ses tablettes à la main, écrivant sans cesse sous la dictée de ses guides. Ses deux livres sur Olympie, par exemple, ce trésor où l'on ne se lasse pas de puiser, et pour la connaissance de ces jeux si célèbres, et pour l'histoire de l'art, ne sont le plus souvent, en donnant à ces deux mots le sens le plus élevé, qu'un manuel de cérémonies et qu'un livret de musée. Tous ces détails sur les fêtes olympiques, sur leurs vicissitudes, sur les rites sacrés et les règles des combats, toutes ces particularités sur les vainqueurs et les vaincus de neuf siècles, leur nom, leur patrie, leurs exploits, leurs chutes, leurs intrigues, de qui les tenait-il ? Des exégètes. Les innombrables statues qu'il cite, qui lui a dit à quelle époque, dans quelles circonstances elles avaient été élevées, quels personnages elles représentaient, quels artistes les avaient sculptées ? Les exégètes. Les inscriptions, de quelque secours qu'elles fussent, ne pouvaient contenir de si complets renseignements, et Pausanias lui-même, en nommant de temps en temps les exégètes, quand il craint que son témoignage n'ait pas assez d'autorité, nous rappelle ainsi qu'il sont toujours à ses côtés.

Si le volume de Pausanias sur Olympie n'est, comme il est vraisemblable, qu'un résumé de la science des exégètes, s'ils aimaient à dérouler devant les voyageurs toutes les richesses de leur mémoire, on comprend les plaintes quelque peu railleuses de Plutarque. Mais les modernes, pour qui ces longs récits ont un bien autre intérêt, ne doivent que de la reconnaissance à ces archives vivantes, qui, sous le nom de Pausanias, ont passé à la postérité, et lui servent encore de guides.

Lignes 20-24 : Ύποσπονδοφόροι. — Je suis réduit à ne présenter que des conjectures sur les fonctions d'Hypospondophore. Non seulement les textes anciens ne donnent aucun éclaircissement sur ce sujet, mais le mot lui-même n'est pas une seule fois cité par les lexiques. Sa composition est claire ; le sens peut être interprété de deux manières différentes.

Ou bien c'étaient des spondophores en second (ύπό), des suppléants qui remplissaient les fonctions des grands spondophores, pendant que ceux-ci parcouraient la Grèce et annonçaient la trêve sacrée.

Ou bien (et cette interprétation est peut-être préférable) c'étaient des jeunes gens, des enfants qui portaient[54] la coupe et le vin destinés aux libations, assistaient simplement les prêtres, leur présentaient l'encens et les vases sacrés ; en un mot, ils faisaient le service des autels, comme les camilles à Rome.

Les spondophores avaient acquis en Élide une importance religieuse et politique qui ne pouvait plus s'allier avec ces humbles attributions. Il est croyable qu'on les avait détachées et confiées à des spondophores subalternes, que l'on choisissait, ainsi que le montrent les trois noms de cette inscription, parmi les plus jeunes fils des trois théocoles. Comme les aînés étaient spondophores, les fonctions, quoique divisées, ne sortaient point de la famille. Si les théocoles étaient des vieillards, on nommait hypospondophores leurs petits-fils, les fils des spondophores[55].

Sur les autres tables sacrées, le mot l'ύποσπονδοφόροι, est remplacé par ύποσπονδορχησταί et έπισπονδορχησταί. Ces mots composés indiquent la difficulté que l'on trouvait à distinguer par un titre différent deux charges primitivement réunies. Elles nous apprennent, de plus, que les hypospondophores dansaient[56] pendant les sacrifices, et probablement aussi chantaient ces hymnes dont Pausanias fait mention[57]. Je suppose encore que c'était un d'entre eux qui était chargé de couper avec un couteau d'or les branches de l'olivier aux belles couronnes, destinées à couronner les vainqueurs.

Ces fils et ces petits-fils des théocoles, qui grandissent à l'ombre des autels et s'initient dès l'enfance au recueillement et à la piété, rappellent la tragédie d'Euripide[58], et ce jeune enfant, Ion, élevé dans le temple de Delphes, qui n'a d'autres joies que d'orner de guirlandes l'entrée du temple, d'en balayer le sol avec des branches de laurier, de puiser de l'eau à la fontaine Castalie, et de chasser à coups de flèche les oiseaux du Parnasse, avant qu'ils ne profanent les offrandes.

Lignes 24-28 : Σπονδαύλαι. — C'étaient les musiciens qui jouaient de la double flûte avant les libations et pendant les sacrifices. Ils accompagnaient les chœurs et les danses. On voit, dans le tableau du Musée de Naples qu'on désigne sous le nom de Sacrifice à Isis[59], un σπονδαύλες assis près de l'autel et jouant de la flûte, pendant que le prêtre et la foule semblent chanter un chœur ou réciter des prières communes. Le σπονδαύλες, que Pausanias appelle αύλητής, était tenu d'assister à toutes les cérémonies[60] avec le théocole. Ce n'était donc pas seulement aux jours de fête qu'il contribuait à l'éclat du culte ; il habitait Olympie, et, comme les autres ministres, voyait revenir avec chaque journée une série non interrompue de devoirs.

Quant au mot Διός, sa position ne permet pas de supposer que ce soit un nominatif ; ce ne peut être que le génitif de Ζεύς. A ce sujet, M. Le Bas, mon savant maire, veut bien me communiquer une conjecture. Les Grecs, lorsqu'ils affranchissaient un esclave, avaient coutume de le vendre à un dieu. Διός ne serait-il pas un titre donné à un esclave affranchi, au lieu du nom patronymique qui lui manque nécessairement ? Le musicien ne rappelait-il pas l'origine de sa liberté ?

Lignes 28-30 : Ξυλεύς. — On appelait ainsi un des serviteurs[61] du dieu chargé de fournir, tant aux villes qu'aux particuliers, le bois nécessaire aux sacrifices : Ce bois était du peuplier blanc, le seul qu'on pût brûler sur les autels de Jupiter Olympien[62]. Il était en si grand honneur parce qu'Hercule l'avait apporté le premier de la Thesprotie et planté sur les bords de l'Alphée. Le prix était fixé par un tarif[63], probablement assez élevé ; car il est clair que les profits de cette vente entraient dans le trésor sacré. L'affluence des pieux visiteurs 4, qui avait donné lieu à cette spéculation, devait la rendre fort productive. Que devait-ce être à l'époque de la célébration des jeux ?

Le fournisseur de bois était en même temps ministre du temple ; on le retrouve dans le personnel des sacrifices, dont la partie matérielle lui était vraisemblablement confiée. Allumer le bois sur l'autel, entretenir la flamme, était son rôle naturel. Dans le tableau du Musée de Naples que j'ai déjà cité, on voit un des sacrificateurs activer la flamme avec un éventail : tel l'on peut se représenter le xyleus pendant la cérémonie. C'était encore à lui que revenait, ce me semble, le droit d'entretenir jour et nuit le feu sacré dans le Prytanée. Il était, de plus, en possession d'un privilège assez équivoque.

Chaque année, les magistrats venaient offrir un sacrifice solennel à Pélops, héros national, que les Éléens estimaient supérieur aux autres demi-dieux, autant que Jupiter l'est à toutes les divinités[64]. On immolait un bélier noir, dont personne ne pouvait manger, pas même le devin, sous peine de se voir interdire l'entrée du temple de Jupiter. Seul, le xyleus recevait une part de la victime : il est vrai que c'était uniquement le cou[65].

Cet usage, qui remontait très loin, Pausanias n'en donne pas la moindre explication. Il lui paraissait peut-être fort clair. J'entends, à la rigueur, que le sacrifice n'était qu'un symbole ; il représentait le festin de Tantale. Le bélier était Pélops ; l'abstinence des assistants rappelait celle des dieux ; l'entrée du temple interdite, c'était le courroux de Jupiter contre ceux qui mangeraient de son petit-fils. Précisément par crainte de ce courroux, personne n'avait voulu se charger du rôle de Cérès ; on l'avait imposé d'office au plus infime des serviteurs du dieu. Jusqu'ici, les rapprochements se font sans trop d'effort et de subtilité. Mais pourquoi était-ce le cou, et non pas l'épaule du bélier, qui était destiné au repas du xyleus ? Voilà ce que l'exégète d'Olympie aurait pu expliquer à Pausanias.

Ligne 30 : Γραμματεύς. — Je n'ai trouvé aucun renseignement sur le greffier d'Olympie. Comme Pausanias n'en parle pas lorsqu'il énumère les différents ministres des autels, on peut croire que ses fonctions n'avaient aucun caractère sacerdotal ; mais elles n'en avaient pas pour cela moins d'importance, si toutefois elles étaient aussi étendues que leur nom permet de le supposer. C'était lui qui tenait les registres sacrés, où étaient consignés les olympiades et les noms des vainqueurs, les événements et les particularités dignes de remarque qui avaient accompagné la célébration des jeux.

Pendant quelques jours c'était un historiographe. En temps ordinaire, il rédigeait et conservait les délibérations et décrets du sénat olympique, tenait les comptes de l'argent qui entrait dans le trésor sacré — offrandes des villes et des particuliers, amendes auxquelles avaient été condamnés par les hellanodices les athlètes qui avaient enfreint les règlements, récompenses des complaisantes explications do :innées aux étrangers par les exégètes, prix du bois vendu par le xyleus, etc. — : c'était alors le trésorier, dont parle Aristote[66].

Ligne 1re. — Dans la première inscription il n'y avait que le commencement du mot διόρ ; ici il n'y a que le mot ίερά. Il est regrettable que ce soit précisément la lettre la plus intéressante qui manque, le . La couronne d'olivier, et une des bandelettes qui l'attachent, sont, cette fois, mieux conservées.

Il faut remarquer que la formule μετ' έκεχείρου a été omise. Son emploi n'est en effet nullement nécessaire pour fixer la date, et ne s'explique que par le respect de la tradition.

Ligne 2e : Έπί τής σ' ξ' α' Όλυμπιδος. — Le λ inscrit dans l'Ο rappelle les monogrammes des monnaies grecques, habile mélange de lettres, qui tient plus du dessin que de l'écriture.

Ce fut pendant la 261e olympiade que les ministres dont les noms figurent sur cette table sacrée exercèrent leurs fonctions, de l'an 268 à l'an 272 après J.-C., sous le règne de M. Aurelius Claudius, et pendant les deux premières années du règne d'Aurélien.

Lignes 3-7. — Les deux théocoles qui avaient été collègues d'Archélaüs dans son troisième sacerdoce ont disparu, soit que la mort les eût frappés, soit qu'ils n'eussent point été réélus, de même qu'Archélaüs était resté à l'écart pendant quatre olympiades. Le titre de κράτιστος donné à T. Flavius Archélaüs, indique que dans cet intervalle de nouveaux honneurs lui avaient été décernés. Ce titre correspond au latin vir clarissimus et vir egregius : le premier qui se donnait aux sénateurs, le second aux chevaliers romains. Mais les fonctions sacerdotales étaient incompatibles avec la dignité de sénateur, tandis que les empereurs conféraient souvent l'ordre équestre aux citoyens des villes de province qui avaient rempli plusieurs fois, dans leur patrie, les premières fonctions civiles ou sacerdotales[67]. Ainsi Archélaüs avait été admis dans l'ordre équestre avant ou pendant sa quatrième théocolie. Cette marque évidente de faveur explique comment il avait pu être utile à ses concitoyens et mériter une statue.

Βενυστεΐνος est le nom latin Venustinus, dérivé de Vénustus, comme Albinus d'Albus, Augustinus d'Augustus, Longinus de Longus, Macrinus de Macer, etc.

Lignes 7-11. — Cette fois, les fils d'Archélaüs avaient atteint l'âge voulu pour le spondophorat. On dirait même que l'aîné, Sceptas, l'avait dépassé ; car il avait été hypospondophore seize ans auparavant, et se trouvait naturellement désigné au choix de son père. Il est vrai qu'on peut expliquer son absence de tout autre manière. Comme le pontificat n'était point un privilège héréditaire, il est croyable que les fonctions confiées aux fils des grands prêtres n'étaient qu'un honneur, et non pas un noviciat qui engageât leur avenir. Vénustinus, à son tour, a un fils trop jeune, Euthère, que nous retrouvons plus bas parmi les ύποσπονδορχησταί. Mais le troisième spondophore, Claudius Végétus, devait être son proche parent ; car c'était une règle constante que chaque théocole eût parmi les spondophores un membre de sa famille.

Lignes 11-14. — Des quatre devins qui exerçaient leur art pendant la 257e olympiade, deux sont morts, Stéphane et Polycrate : car on peut difficilement expliquer d'une autre manière le vide qui s'est fait parmi les devins. Le temps n'était plus où les rois et les fondateurs de colonies appelaient auprès d'eux les plus célèbres parmi les Clytiades et les Iamides ; où Sparte, pour les enlever aux honneurs tranquilles d'Olympie et les mettre à la tête de ses armées, leur accordait, au mépris de ses lois, le titre de citoyen. La vie  politique avait abandonné la Grèce avec la liberté ; et la voix des devins, au lieu d'annoncer la destinée des peuples et l'issue des batailles, n'avait plus qu'à satisfaire la curiosité superstitieuse de quelques particuliers : leur crédit allait s'éteignant avec leur race.

Lignes 14-17.—Le second ε dans le mot έξεγηταί est une faute manifeste. Peut-être ai-je mal lu cette lettre un peu effacée. Mais que l'erreur soit du graveur ou du copiste, la correction est facile autant que nécessaire.

Vibius Marcus et Claudius Hypatianus sont encore exégètes. Il est clair que des fonctions qui demandaient de longues études, un constant effort de mémoire, de la science même — car après tout, les exégètes étaient à la fois théologiens, historiens, archéologues —, ne pouvaient être temporaires.

Lignes 17-21. —Chaque théocole a encore un fils parmi les ύποσπονδορχησταί. Ces choix sont une preuve presque certaine de l'identité des ύποσπονδορχησταί avec les ύποσπονδοφόροι.

Lignes 21-24. — Il y avait dans l'Altis un autel[68] qui ne servait point pour les sacrifices ; mais on y faisait monter les trompettes et les hérauts pour disputer le prix de leur art. Il se pourrait qu'il y eût de même un concours pour les joueurs de flûte, et que les vainqueurs fussent admis pendant une olympiade à exercer leur art près des autels. Ainsi s'expliquerait le changement qui s'est fait parmi les musiciens. Aurelius Hyginus a été remplacé par Zéthus ; Léon et Artémisis ont été remplacés par Euporus, affranchi (?) comme eux.

Lignes 24 et 25. — Quant aux fonctions de ξλεύς et de γραμματεύς, elles étaient à vie, à ce qu'il semble. L'expérience acquise n'était pas, en effet, à dédaigner en matière d'administration.

La troisième. inscription a été trouvée dans l'Alphée, pendant l'automne de 1849, par un paysan de Drouva, village voisin d'Olympie. C'est une pierre plaie, qui a environ soixante centimètres de haut sur trente de large. Tout le côté droit est brisé, et quelques lignes ont perdu leurs dernières lettres. Malheureusement, la date de l'olympiade a complètement disparu. Les deux inscriptions gravées sur le piédestal d'Archélaüs ne sont, nous l'avons déjà vu, que la copie des tables conservées dans le Prytanée ou dans le Théocolion. Mais il y a toute apparence que cette troisième inscription est un original.

Ligne 1re. — La couronne, les bandelettes, les lettres, toute la tête de l'inscription sont dans un état de conservation tel, qu'aucune confusion n'est possible. Il y a bien Διόρ ίερά. C'est un exemple curieux d'une des particularités du dialecte éléen.

Les Érétriens, dit Strabon[69], avaient reçu une colonie de l'Élide ; c'est pourquoi ils emploient fréquemment la lettre 'ρ, non seulement à la fin des mots, mais au milieu : usage que raille la comédie.

Dans une inscription très-ancienne, trouvée à Olympie par M. Gell[70], on voit, en effet, le é substitué au a à la tin des mois les plus usuels, de l'article, de l'enclitique, τοΐρ pour τοΐς, τιρ pour τις.

De plus, on trouve dans Pausanias un exemple du é à la place du a au milieu du mot. Au lieu de donner à Apollon[71] le surnom de Thesmios, comme les Athéniens, les Éléens l'appelaient Thermios. De même, ils disaient θέρμα pour θέσμα[72].

Ligne 2. — Μετ' έκεχείρου a le même sens que plus haut, avec la trêve, à l'arrivée de la trêve, au commencement de la trêve sacrée, qui a suivi l'olympiade...

Il est assez singulier, que, dans trois  inscriptions, nous ayons les trois manières différentes de compter le temps. Dans la première, la date est fixée par l'olympiade qui suit ; dans la seconde, par l'olympiade qui court ; dans la troisième, par l'olympiade qui précède : le futur, le présent, le passé.

La durée du sacerdoce se prêtait, en effet, à ces variations. Archélaüs, par exemple, entrait en charge après la 255e olympiade, exerçait ses fonctions pendant la 256e, les quittait à l'arrivée de la 257e. Il est clair qu'avec ces trois termes et différentes prépositions on peut imaginer plusieurs combinaisons chronologiques, qui toutes arrivent au même résultat.

Quant à la date perdue de cette troisième inscription, il est probable qu'elle est un peu antérieure aux deux précédentes ; mais il ne faut pas remonter beaucoup plus haut que la première. Car les caractères offrent une ressemblance complète : ce sont les mêmes Μ, les mêmes Ε, les mêmes Σ. D'un autre côté, ce qui me ferait classer cette table sacrée avant les deux autres, c'est la rareté des noms et surnoms romains.

Lignes 4-8. — Le nombre des théocoles, comme celui des spondophores, comme celui des έπισπονδορχησταί est encore de trois. Évidemment c'est une loi, et non plus un hasard, qui se rencontre aussi constamment. Titus Flavius Damaristus est peut-être le grand-père ou le grand-oncle de Titus Flavius Archélaüs. Titus Flavius Narcissus, le γραμματεύς, appartient à la même famille.

Lignes 12-15. — L'absence de devins iamides ne peut s'expliquer que par des naissances tardives et des morts prématurées : de sorte que, pendant plusieurs années, cette famille ne pouvait fournir aucuns devins aux autels d'Olympie : les pères étaient morts, les fils trop jeunes : on attendait.

Lignes 16 et 17. — Le γραμματεύς, au lieu de venir le dernier, comme nous l'avons vu précédemment, passe avant le musicien et les enfants : Il doit probablement cette légère prérogative au lien de parenté qui l'unit à l'un des trois grands prêtres.

Lignes 20-24. — Cette fois, les έπισπονδορχησταί ne sont pas les fils des théocoles, mais leurs petits-fils. Le seul Niger, comme Damaristus n'avait pas d'enfants, était entouré dans les cérémonies saintes par quatre membres de sa famille, Sophon et Posidippe ses fils, et ses petits-fils Syntrophus et Aristonicus.

Deux lettres manquent au nom de Syntrophus ; le sommet de la première est encore visible et paraît appartenir à un Α ou un Ν. Je ne connais pas d'exemple de ce nom dans les inscriptions grecques ; mais Syntrophus et Syntrophe sont extrêmement communs dans les inscriptions latines.

Ligne 24. — Le mot incomplet que contient cette ligne ne peut être un nom propre ; car il n'y avait que trois έπισπονδορχησταί et tous les trois viennent d'être cités. En outre, la terminaison τής indique un nom qualificatif et désigne vraisemblablement les fonctions que remplissait Anthas, fils d'Alexandre.

D'autre part, il est à remarquer que le ξυλεύς ne figure point dans cette inscription, et que, d'ordinaire, il occupe l'avant-dernier rang dans les tables sacrées, le dernier par conséquent, lorsque le greffier n'est pas après lui, comme il arrive ici.

De même que nous avons vu appeler les camilles de trois titres différents, il se pourrait que les fonctions de ξυλεύς fussent désignées par plu sieurs mots, d'autant que le nom ξυλεύς (bûcheron) devait paraître bas et peu flatteur pour celui qui le portait.

Κ]αθημερο[θύ]της signifierait donc le sacrificateur ordinaire, de chaque jour, celui qui assistait le grand prêtre, et peut-être le remplaçait pour les sacrifices les moins importants. Bien que ce mot se présente pour la première fois, il n'est pas inadmissible, et les inscriptions nous en ont révélé bien d'autres. Il est composé comme l'adjectif καθημερόβιος, et rappelle le mot ίεροθύτης, qui n'est également connu que par les inscriptions[73]. J'avais présenté jadis cette restitution avec une extrême réserve. Je la maintiens aujourd'hui avec toute confiance, fort de l'approbation d'un des maîtres de la science épigraphique, de M. Le Bas.

Ligne 25. — Le nom du dernier personnage est-il Anthas[74] ? La terminaison ας est plus fréquente dans le dialecte dorien, et nous en avons des exemples dans ces inscriptions mêmes : Aphrodas, Sceptas, Sotéridas.

Je résume dans un rapide tableau les faits les plus vraisemblables qui résultent de ces trois inscriptions et des textes qui les éclairent.

Les charges sacrées étaient de deux sortes, les unes temporaires, les autres à vie.

Les ministres qui n'exerçaient-leurs fonctions que pendant la durée d'une olympiade étaient :

Les trois théocoles, nommés par le sort ;

Les trois spondophores, leurs fils ou plus proches parents ;

Les trois hypospondophores, leurs fils plus jeunes ou petits-fils ;

Les joueurs de flûte, désignés probablement par un concours[75].

Les ministres à vie étaient :

Les devins, qui appartenaient à deux familles privilégiées, et prenaient possession des autels par droit héréditaire ;

Les exégètes, interprètes des dogmes, gardiens des traditions, dont l'élection avait été sans doute déterminée par quelques difficiles épreuves ; mais cette garantie et leur science assuraient la perpétuité de leurs fonctions ;

Le xyleus, ministre subalterne et agent commercial de la communauté ;

Le greffier, gardien des fastes olympiques, des décrets du sénat, des revenus sacrés.

Ce n'était pas seulement aux grands jours que ces ministres entouraient les autels ils vivaient à Olympie même, dans la solitude et la retraite, et habitaient le Théocolion. Chaque jour ramenait un nouveau devoir, un nouveau sacrifice, auquel tous étaient ternis d'assister, excepté le greffier et les deux .théocoles qui n'étaient pas de service ce mois-là

C'était naturellement quand les charges temporaires allaient expirer et les charges à vie recommencer une nouvelle carrière, au moment où la religion préparait ses plus magnifiques pompes, que l'on gravait sur la pierre les noms de tous ceux qui avaient servi les dieux pendant l'olympiade.

Comme ces trois tables sacrées sont du IIIe siècle après Jésus-Christ, on doit se demander si les renseignements qu'elles offrent ont un caractère légitime de généralité ; si la constitution religieuse d'Olympie sous les empereurs est encore la constitution des beaux temps de la Grèce ? Sans vouloir rien affirmer, il me semble que dans ces inscriptions tout atteste la plus grande fidélité aux traditions, et les formules, qui appartiennent évidemment à une époque beaucoup plus reculée, et les titres des différents ministres, et l'hérédité des charges dans certaines familles d'origine antique et fabuleuse. La confirmation constante qu'elles rencontrent dans le texte de Pausanias n'est pas non plus sans valeur, bien que Pausanias ne vécût qu'un siècle plus tôt, sous l'empereur Adrien.

Quand la Grèce eut été asservis par les Romains, les jeux d'Olympie perdirent ce caractère de grandeur, d'orgueilleux enthousiasme, que la liberté donne aux fêtes nationales. Mais rien ne prouve que cette décadence fût allée plus loin. Les plaisirs étaient. plus nécessaires que jamais aux Grecs, depuis que la vie politique ne les occupait plus ; les conquérants l'avaient si bien compris que, le lendemain de la ruine de Corinthe, de peur que les jeux Isthmiques ne fussent interrompus, ils chargèrent les Sicyoniens de les faire célébrer.

La Grèce, condamnée au calme sous le joug de ses maitres, se consola par l'amour des arts, des lettres déchues, par les tètes. Les Romains, les premiers, concouraient par leur présence à accroître la pompe et l'éclat des jeux Olympiques : Les proconsuls[76] et les magistrats qui gouvernaient la province d'Achaïe, les jeunes Romains qui, selon l'habitude, complétaient en Grèce leur éducation, les voyageurs qui la visitaient, les riches Romains qui venaient y bâtir de tous côtés des palais et des villas[77], tous ces barbares civilisés savaient applaudir aux vainqueurs d'Olympie, et même y faire disputer le prix en leur nom.

Les Éléens, qui avaient exercé avec tant de zèle et de jalousie leur rôle de pacificateurs, de juges, de maîtres des cérémonies, purent se donner tout entiers à ces soins importants. La main protectrice de Rome était lourde parfois, quand elle enlevait à Olympie quelques centaines de statues pour embellir un palais ou un temple ; et si le Jupiter lui-même échappait à la convoitise de Caligula, c'est que l'on croyait alors qu'il était impossible de transporter l'immense colosse de Phidias. Mais les Éléens avaient aussi des jours de joie et d'orgueil, quand les empereurs venaient assister à leurs fêtes, quand. Néron descendait lui-même dans le stade pour y disputer la victoire.

Je ne pense donc pas que les jeux Olympiques eussent rien perdu de leur célébrité, quoiqu'ils eussent perdu leur véritable grandeur. Ce ne fut plus la Grèce libre, mais l'empire romain tout entier qui eut le droit de s'y asseoir. Comment les traditions sacrées n'eussent-elles pas été conservées avec plus de respect encore que les traditions du stade et de l'hippodrome ? Elles se continuèrent jusqu'à l'avènement du christianisme. Alors Olympie vit fermer ses temples et renverser ses autels ; et, comme si la nouvelle religion avait une force que Rome elle-même n'avait point eue, le Jupiter de Phidias alla orner une place de Constantinople et périr misérablement dans un incendie.

 

 

 



[1] C'était probablement le sénat même d'Élis. Ainsi les Hellanodices étaient à la fois les présidents des jeux et les chefs de la république. A certaines époques, le sénat se déplaçait, et, en changeant de lieu, changeait d'attributions. Un édifice spécial avait été construit dans l'Altis pour ses séances (Pausanias, Elid., I, c. XXIII et XXIV). C'était dans le Bouleutérion qu'il prononçait, aux grands jours, sur les appels portés à son tribunal par les athlètes mécontents du jugement des Hellanodices (Pausais. Elid., II, c. III.), qu'il discutait, dans des séances moins solennelles et plus fréquentes, les intérêts du culte, l'administration des revenus sacrés, les récompenses méritées par les ministres saints, leur élection peut-être.

[2] Pausanias, Elid., I, c. XIV.

[3] Pausanias, Elid., I, c. XV.

[4] Pausanias, Elid., I, c. XV.

[5] La Paix, v. 908.

[6] Pausanias, Elid., I, c. X et XXVI.

[7] Pausanias, Elid., I, c. IV.

[8] Pausanias, Elid., I, c. XX.

[9] Phlégon de Tralles, Fragment sur les Olympiques, dans Gronovius.

[10] Aristote cité par Plutarque, Vie de Lycurgue, I.

[11] Voyez Henri Estienne au mot μετά.

[12] Bœckh., C. I. G., t. II, p. 712.

[13] Pausanias, Elid., I, c. XV.

[14] Pausanias, Elid., I, c. XV.

[15] Pausanias, Elid., I, c. XIII, XV.

[16] Oxylus, auquel les Héraclides donnèrent l'Élide, avait amené avec lui un corps d'Étoliens.

[17] Pindare, Isthm., II, v. 23.

[18] C'était un des mois lunaires que les Éléens appelaient Apollonios et Parthénios. Les jeux se célébraient du onzième au quinzième jour, à l'époque de la pleine lune. Ainsi les joies publiques n'étaient point interrompues, et les délices de la vallée d'Olympie n'étaient point ensevelies dans les ténèbres. Les nuits n'étaient que des jours plus mollement éclairés.

[19] Pausanias, Elid., II, c. II ; Arcad., X.

[20] Pausanias, Mess., XVI.

[21] Hérodote, IX, 33 ; Pausanias, Lacon., XII.

[22] Pausanias, Phoc., I et XIII.

[23] Pindare, Olymp., VI.

[24] Hérodote, V, 44.

[25] Hérodote, IX, 37.

[26] Pausanias, Phoc., I.

[27] Hérodote, IX, 37.

[28] Hérodote, IX, 37.

[29] Pausanias, Élid., I, c. XVII.

[30] Olymp. VI, v. 32-72.

[31] Παίδ' ίοβόστρυχον. Cette épithète n'est qu'une première allusion au nom d'Iamus, que Pindare fait dériver d'ΐον, violette.

[32] Pausanias cite les vers de Pindare comme une autorité (Élid., II, c. II).

[33] Hérodote, V, 44, 45.

[34] Il était fils du devin Agelochus. C'est par une erreur et une confusion évidente qu'Hérodote le fait à la fois Clytiade et Iamide.

[35] Hérodote, IX, 33 à 35. — Pausanias, Lacon., II.

[36] Pausanias, Lacon., XI et XII.

[37] Pausanias, Lacon., XII.

[38] Pausanias, Mess., XVI.

[39] Pausanias, Arcad., X.

[40] Olymp., VI, v. 52.

[41] Pausanias, Elid., II, c. II. — Pindare, Olymp. VIII, 1re strophe.

[42] Pausanias, Elid., II, c. II.

[43] Pausanias, Elid., I, c. XIII.

[44] Suidas.

[45] Plutarque, Vie de Thésée.

[46] Les Νομοφύλακες (Pausanias, Elid., c. II, XXIV).

[47] Pausanias, Elid., I, c. XV.

[48] Voyez Pausanias, Att., XXXIV ; Corinth., XXXI ; Mess., XXXIII ; Phoc., XXVIII.

[49] Voyez Pausanias, Att., XXXIII, XXXV, XLI ; Corinth., IX, XXIII ; Ach., VI ; Béot., III.

[50] Plutarque, De Pythiæ Orac., c. II.

[51] Pausanias, Elid., I, c. XXVI.

[52] Sous le règne d'Agis, fils d'Archidamus, après la guerre du Péloponnèse.

[53] Pausanias, Arcad., XXI.

[54] C'est le sens primitif de σπονδοφύρος.

[55] Voyez plus bas la troisième inscription.

[56] De même, à Délos, les sacrifices étaient accompagnés de danses et de chants (Luc., Salt, § 16.)

[57] Pausanias, Elid., I, c. XV.

[58] Ion, v. 100.

[59] Herculanum et Pompéi, édit. Firm. Didot, t. III, p. 204.

[60] Pausanias, Elid., I, c. XV.

[61] Pausanias, Elid., I, c. XIII.

[62] Pausanias, Elid., I, c. XIV.

[63] Pausanias, Elid., I, c. XIII.

[64] Pausanias, Elid., I, c. XIII.

[65] Pausanias, Elid., I, c. XIII.

[66] Politique, l. VI, c. 8.

[67] Je tiens de M. Léon Renier que, dans les inscriptions d'Afrique contemporaines des inscriptions dont il est question ici, le titre de Flamen perpetuus est presque toujours accompagné des lettres V. E., sigles du titre Vir egregius. Voyez, pour l'emploi du mot κράτιστος, Bœckh., C. I. G., n° 4497, 4498, 4499, dans lesquels un personnage est appelé τόν κράτιστον έπίτροπον Σεβαστοΰ, ce qui devrait, selon M. Renier, se traduire en latin par ces mots : virum egregium procuratorem Augusti.

[68] Pausanias, Elid., I, c. XXII.

[69] L. X, p. 448.

[70] Voyez Bœckh., t. I, n° 11.

[71] Pausanias, Elid., I, c. XV.

[72] Hesychius, il est vrai, ne dit pas si cette altération était particulière au dialecte éléen ; mais l'analogie ne permet-elle pas de conclure du dérivé à la racine ? Voyez, du reste, pour les particularités du dialecte éléen, Arens, de Ling. græc. dialectis, t. I, p. 225 et t. II, p. 535.

[73] Voyez l'Explic. des Inscript. gr. et lat., recueillies par la commission de Morée, par Ph. Le Bas, t. I, p. 16.

[74] Anthas est le nom d'un fils de Neptune cité par Pausanias, Corinth., XXXI.

[75] Voyez Welcker, Sylloge Epigramm., n° 158.

[76] Un édifice particulier était destiné au gouverneur romain, lorsqu'il assistait aux jeux. C'était le Leonidœum (Pausanias, Elid., I, c. XV.)

[77] Aujourd'hui même, il reste dans la vallée d'Olympie des ruines romaines.