ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

ÉLIDE

CHAPITRE II. — LES JEUX OLYMPIQUES.

 

 

Les écrivains anciens, particulièrement Pausanias, nous ont laissé tant de détails sur la manière dont se célébraient les jeux Olympiques, l'abbé Barthélemy a recueilli si complètement les textes et les a si habilement mis en œuvre dans son récit, qu'il a rendu inutile toute nouvelle recherche sur ce sujet. Aussi n'ai-je l'intention de m'arrêter que sur la partie historique qui concerne l'établissement de ces jeux ; j'y mêlerai quelques considérations générales qui n'ont point trouvé place dans le voyage imaginaire d'Anacharsis.

Les Éléens prétendaient que les hommes de l'âge d'or avaient, les premiers, érigé un temple à Olympie et qu'ils l'avaient consacré à Kronus ou Saturne[1]. Peuplée par la race pélasgique, comme l'Arcadie dont elle faisait primitivement partie, l'Élide dut, en effet, adorer cette grande divinité des Pélasges, et le mont Kronus, qui dominait la vallée d'Olympie, rappelait par son nom les droits du dieu détrôné. Mais ce temple se réduisait probablement à un simple autel, et le nom d'Olympie ne peut remonter à une antiquité aussi reculée. Les Doriens l'apportèrent, dit-on, de la Thessalie, où ils avaient élevé sur l'Olympe des temples aux dieux de la dernière dynastie.

Plus tard, cinq Dactyles ou Curètes du mont Ida, en Crète, Hercule, Pæonæus, Épimédés, Jasius, Idas, apportèrent à Olympie Jupiter enfant, c'est-à-dire son culte naissant. Dans ces temps barbares, il ne pouvait en être différemment des époques civilisées : toute nouvelle religion rencontre des résistances et des persécutions. Aussi une tradition rapportait-elle que Saturne et Jupiter s'étaient disputé l'empire à la lutte. Jupiter vainqueur fit célébrer des jeux après sa victoire : Apollon l'emporta sur Mercure à la course et sur Mars au pugilat. Ces fables n'ont de valeur que parce qu'elles attestent le combat des deux religions. Ceux qui veulent que Prométhée ait régné en Élide le donnent pour protecteur an nouveau dieu, et cette fois ils trouvent une preuve éclatante dans le mythe de Prométhée, reconnu par toute la Grèce et immortalisé par Eschyle.

En. outre, ces fictions semblent indiquer que les jeux Olympiques furent apportés de Crète. Hercule Idéen et les Dactyles, ses frères, les célébrèrent les premiers, d'après le témoignage de Pausanias. De là dette confusion naturelle qui attribuait au dieu l'œuvre de ses ministres. Voici d'autres faits à l'appui de cette opinion.

Dans, la suite des temps, un autre Crétois ; Clyménus, qui se prétendait descendant d'Hercule Idéen afin d'être mieux accueilli en Élide, remit en vigueur les jeux oubliés, et réussit à les rendre si populaires que presque. tous les rois du pays ou des pays voisins, Endymion, Pélops, Amythaon, Nélée, Augias[2], tinrent à honneur de les renouveler.

A Delphes, les premiers prêtres d'Apollon furent également des Crétois, qui, là aussi, instituèrent des jeux, les jeux Pythiques.

Enfin Lycurgue rapporta vraisemblablement lui-même de la Crète le projet qu'il réalisa de concert avec Iphitus.

Mais il est du moins certain qu'il ne faut pas attribuer à. Hercule, fils d'Alcmène, l'institution de ces jeux ; il les fit seulement célébrer de nouveau, après la défaite d'Augias et la prise d'Élis[3]. Ses chevaux, conduits par Iolas, remportèrent le prix de la course de chars. Castor fut vainqueur à la course, Pollux au pugilat : cette double victoire attacha au nom des Dioscures la gloire immortelle qui les fit dieux. Hercule lui-même ne dédaigna pas de descendre dans l'arène et de gagner la palme de la lutte et du pancrace. Jamais olympiade ne vit des concurrents plus illustres, si toutefois les Éléens n'avaient pas inventé ces traditions pour prouver l'antiquité de leurs jeux. Mais l'éclat de ces dernières fêtes fut suivi d'une interruption prolongée. En vain Oxylus, qui, pour faire oublier son usurpation, s'attachait aux vieux souvenirs et aux vieux usages, essaya-t-il de les faire revivre. Les bouleversements produits dans le Péloponnèse par l'invasion dorienne, les guerres entre les États divisés d'intérêts, les luttes intestines entre les deux races, entre la royauté et l'oligarchie, puis entre l'oligarchie et la démocratie, les émigrations des vaincus ou des mécontents, cet état de choses, violent et transitoire, était trop contraire à de semblables desseins. Les Doriens, malgré leur culte pour Jupiter Olympien, malgré la satisfaction qu'ils devaient éprouver en trouvant chez la race conquise les divinités qu'ils apportaient avec eux, furent sourds à l'appel d'Oxylus.

L'histoire attribue au roi Iphitus le rétablissement solennel des jeux Olympiques, ou plutôt leur institution véritable ; car jusqu'à lui ce n'était qu'une fête locale sans périodicité. Mais il ne fit que suivre les conseils de Lycurgue, qui portait partout sa pensée de législateur. Lycurgue sentait combien la paix était nécessaire à Sparte, pour que les nouvelles lois et les nouvelles mœurs y prissent racine. Aussi vit-il surtout dans les jeux Olympiques un moyen de suspendre des guerres éternelles entre les peuples du Péloponnèse, et de rendre la paix plus inviolable, en la plaçant sous la protection de la religion. Il fit parler l'oracle de Delphes, complice acquis à l'avance à tous les projets salutaires ; il fit inviter par les Éléens tous les peuples du Péloponnèse à assister aux fêtes d'Olympie ; il traça lui-même, suivant Aristote[4], les lois de la suspension d'armes qui se devait observer alors, véritable trêve de Dieu qui devançait le christianisme.

L'opinion la plus générale place en 884 le règne d'Iphitus, cent huit ans avant que les Éléens inscrivissent la victoire de Corœbus sur leurs registres et fondassent l'ère des olympiades. Pourquoi les Grecs ne les comptèrent-ils pas dès le règne d'Iphitus ? Est-ce parce qu'ils ne savaient alors ni fixer leur histoire ni se créer des annales ? Ou bien l'idée de Lycurgue testa-t-elle longtemps stérile, et les jeux Olympiques ne commencèrent-ils qu'un siècle après à attirer le concours enthousiaste de toute la Grèce ? On le présumerait, en lisant dans Pausanias que le prix de la course était le seul prix proposé jusqu'à Corœbus. Ensuite, comme si l'attention naissante des Grecs avait besoin d'être fixée et leur empressement excité par des plaisirs plus complets, de nouveaux exercices s'ajoutent rapidement aux premiers : le double stade dans la 14e olympiade[5], le pentathle et la lutte dans la 18e, le pugilat dans la 23e, la course des chars dans la 25e, etc. Au teste, cette nécessité d'innover, loi de tous ses spectacles, fut poussée si loin, que, dès la 41e olympiade, il y avait des prix de course, de lutte, de pugilat, pour les enfants.

Ainsi, nous voyons deux périodes bien distinctes dans l'histoire de la fondation des jeux olympiques.

La première est fabuleuse et composée de traditions recueillies dans le pays. Si on ne refuse pas toute croyance à ces traditions, il en résulte que ces cérémonies, apportées de Crète avec un dieu nouveau, n'eurent dans le principe qu'un caractère sacré, destinées à attirer les populations du voisinage autour du dieu, à rendre son culte aimable et populaire, et à tourner la curiosité au profit de la religion. Ce but une fois atteint, au milieu des guerres et des malheurs d'une époque barbare, les fêtes n'offrent plus qu'intermittence et obscurité. Cependant elles avaient laissé des traces profondes dans les souvenirs du peuple ; car tous les rois intelligents de l'Élide, tous ses conquérants, tinrent à honneur de les faire célébrer, et il se trouva une ville, Pise, qui aima mieux périr que de renoncer à les présider.

La seconde période, au contraire, est tout historique, et la pensée politique a pris la place de la pensée religieuse. Il serait ridicule de prêter à Lycurgue la charité qui a dicté au christianisme la trêve de Dieu, ou les chimères de ceux qui rêvent le désarmement des peuples et la paix universelle. Mais, tout en reconnaissant qu'il a été conduit surtout par l'égoïsme national et le désir des Athéniens. Chacun, en retournant dans son pays, comparait ces jours de délices et d'union aux tristes journées que leurs divisions leur avaient faites, et on se jurait de tout faire, dans les assemblées, au sénat, pour y mettre un terme. En ramenant avec des honneurs inouïs ses athlètes vainqueurs, chaque peuple ne ramenait-il pas en triomphe la Gloire innocente et la Victoire que le sang ne souille pas ?

Voilà peut-être ce que Lycurgue avait entrevu, espérant que cette influence salutaire des jeux Olympiques s'accroîtrait avec les années et avec le progrès des mœurs. Mais un caractère aussi léger, aussi mobile que le caractère grec ne pouvait conserver longtemps l'impression de quelques heures. A peine était-on de retour, et déjà le rêve s'était évanoui : les intérêts et les vieilles querelles reparaissaient, les chefs ambitieux reprenaient leur ascendant, les orateurs parlaient, les assemblées s'agitaient, et bientôt les préjugés et la guerre avaient reconquis leurs droits imprescriptibles. L'histoire ne prouve que trop combien ces éternelles divisions, pour lesquelles la Grèce semblait née, s'augmentèrent avec le temps ; elles finirent par livrer tous les États épuisés aux conquérants étrangers, à ces barbares Macédoniens, que l'on avait d'abord si fièrement exclus des jeux, parce qu'ils n'étaient pas Grecs.

Les jeux Olympiques, pour avoir manqué le but impossible qui leur avait été fixé, n'en eurent pas moins une grande action sur l'adoucissement des mœurs, sur la diffusion de la civilisation et des lumières, en mettant en contact les peuples les plus arriérés avec ceux qui devançaient glorieusement le siècle. On n'y admirait pas seulement la force, la beauté, l'adresse du corps ; le génie y trouvait aussi la publicité et la gloire. Les œuvres d'art innombrables que chaque ville apportait à Olympie, le peuple de statues qui remplissait l'Altis, les écrits qui se récitaient sous les portiques, n'était-ce pas la lutte des intelligences à côté des lut tes gymnastiques ? La palme était plus belle : c'était l'immortalité. Là, les Grecs se contemplaient avec orgueil les uns les autres et puisaient ce sentiment de nationalité qui leur faisait tant mépriser les autres nations. Là aussi, ils payaient leurs dettes communes aux sauveurs et aux bienfaiteurs de la commune patrie. C'est là que Thémistocle recevait la plus délicieuse des récompenses, et qu'enivré par les regards et les applaudissements de la Grèce, il proclamait ce jour le plus beau de sa vie. C'est là que Platon sentait sa sérénité philosophique troublée par une joie orgueilleuse, lorsqu'il entendait autour de lui le murmure flatteur de toute l'assemblée.

Quand une sage et généreuse pensée a été déposée dans une institution, il n'appartient qu'au temps d'en développer les bienfaits ; mais alors même qu'il la détourne de son but, c'est toujours à un bien qu'elle aboutit, comme par une consolante fatalité.

 

 

 



[1] Pausanias, Elid., l. I, c. VII.

[2] Dans le onzième chaut de l'Iliade, Nestor raconte qu'Augias retint les chevaux et le char que son père Nélée avait envoyée en Élide, pour y disputer le prix de la course et le trépied promis au vainqueur.

[3] Pausanias, Elid., I, c. VIII.

[4] Aristote cité par Plutarque, Vie de Lycurgue, § I.

[5] Pausanias, Elid., I, c. VIII.