ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

ARCADIE

CHAPITRE I. — LE MONT LYCÉE. — HISTOIRE ET MŒURS DES ARCADIENS.

 

 

Après avoir quitté Mégalopolis, la dernière née des villes grecques, et traversé l'Hélisson aux beaux platanes, il faut se diriger vers le nord-ouest pour gagner le pied du Lycée.

Sur la rive gauche de l'Alphée, se trouve le lieu nominé anciennement Bathos, aujourd'hui Bathyreuma. Tous les trois ans on y célébrait les mystères de Cérès. Non loin, était la fontaine Olympias, qui cessait de couler de deux années l'une, et une source de feu qui s'élançait de la terne : phénomène volcanique qui n'a rien d'incroyable, lorsqu'on sait combien les tremblements de terre sont fréquents, depuis les hauts plateaux de l'Arcadie jusqu'aux golfes de Corinthe et de Messénie. Les Arcadiens prétendaient que là, et non pas en Thessalie, s'était livré le combat des dieux et des géants : c'est pourquoi, persuadés qu'un foudre de Jupiter s'était égaré au sein de la terre, ils sacrifiaient en ce lieu aux éclairs, aux orages et aux tonnerres.

Le mont Lycée est consacré à Pan, comme le Ménale, comme toutes les montagnes de l'Arcadie, comme l'Arcadie tout entière[1], qui était remplie de ses temples, de ses statues, de ses autels. Pan était en Arcadie, de même qu'en Égypte, une des principales divinités. Dans les premiers temps, il rendait des oracles, et l'on entretenait auprès de sa statue un feu éternel comme celui de Vesta[2]. Il avait, ainsi que les grands dieux, le pouvoir d'exaucer les prières des mortels et d'infliger aux méchants les peines qu'ils avaient méritées ; mais, plus tard, il descendit de ce haut degré. Loin de devenir, ainsi qu'on l'a prétendu, la personnification philosophique de l'universelle matière, il devint au contraire lit personnification des mœurs de l'Arcadie et de la vie pastorale ; à ce titre, il n'en fut que plus cher aux Arcadiens. C'était moins pour eux un dieu qu'un génie, un ami invisible qui ne quittait jamais la terre et qui partageait leurs goûts et leurs plaisirs, aimant la chasse et les chasseurs, protecteur des troupeaux et des bergers, inventeur de cette flûte à roseaux qui faisait retentir si harmonieusement le Ménale[3]. Ce qui prouve même combien les Arcadiens le croyaient leur égal, c'est l'étrange familiarité des jeunes chasseurs.qui fouettaient sa statue, lorsqu'au lieu d'amener le gibier dans leurs filets, il s'était oublié à la poursuite de quelque nymphe[4]. C'était le traiter comme ces démons du moyen âge, dont la bienveillance et la puissance étaient enchaînées à un talisman et asservies à son possesseur.

Il faut plus de trois heures pour minier du pied du Lycée jusqu'au Stade, tant la route est difficile, ardue, hérissée de rochers, surtout en sortant de Karytène. Jadis pourtant, dans ces montagnes comme dans toutes les montagnes de la Grèce, il y avait des routes pour les chars, routes taillées dans le roc à force de bras et de sueurs, unies, douces et qui semblaient éternelles. Mais la pierre s'est usée, les schistes se sont séparés en atomes, les roches ont roulé, et à peine aujourd'hui le pied du pâtre trouve-t-il à se poser sans danger ; à peine distingue-t-on de loin en loin les traces, illusoires peut-être, du ciseau et des roues.

Les premiers plateaux, élevés de plusieurs milliers de pieds au-dessus des précipices où roule l'Alphée, dominent l'acropole de Karytène, dont la forme parait plus originale de cette hauteur, la couleur plus brillante ; l'aspect plus redoutable. lis offrent peu de choses dignes de remarque : deux villages au milieu d'arbres touffus, riants oasis au sein de l'aridité, et une source qui jaillit des racines d'un vieux platane : prodige naturel qui n'eût pas manqué d'inspirer aux anciens quel que fable charmante. En s'élevant encore, la vue devient admirable et embrasse une grande partie du Péloponnèse. L'Idiome, le Taygète, le Parnon, le Ménale sont rangés à l'horizon comme en cercle ; au milieu, s'étend la belle plaine de Mégalopolis et le commencement de la plaine de Sparte qui la continue.

Le Stade est situé sur le versant nord-est du Lycée : on y arrive par des pentes couvertes d'une herbe fine ; on voit quels montagne a été fertilisée jadis par le travail de l'homme. Ce fut le roi Lycaon qui institua .les jeux lycéens, pour attirer par des fêtes ses sujets errants et leur rendre plus douce la captivité des villes, nouvelle pour eux. Ces jeux étaient les plus anciens de la Grèce, après ceux d'Olympie : Saturne et Jupiter y disputèrent le prix de la lutte avant la création du genre humain[5]. Nous ne savons, ni comment ils se célébraient, ni s'ils furent toujours en honneur, malgré leur singulière situation et la difficulté de s'y rendre. Cependant, d'après les ruines qu'on y trouve et qui offrent des pierres helléniques de la belle époque à côté de quelques débris cyclopéens, on ne peut douter de leur longue durée et du soin qu'on prit, dans un temps moins reculé, d'embellir leur théâtre. Ces pierres se voient à la tète du stade, vers la partie demi-circulaire où siégeaient les juges, les magistrats et les citoyens considérables. Quant aux deux côtés du Stade, on les reconnaît sans peine ; car les terres sont restées à leur place, et la carrière a conservé sa forme. C'est un grand plateau adossé à la montagne de trois côtés, ouvert du quatrième ; par cette ouverture, la vue plane d'une immense hauteur sur les sommets du nord de l'Arcadie et sur une partie de la plaine. Le seul détail qui nous ait été transmis sur les jeux lycéens, c'est qu'après le couronnement des vainqueurs, les jeunes gens nus poursuivaient avec des éclats de rire ceux qu'ils rencontraient sur leur chemin. Ne dirait-on pas l'origine des Lupercales des Romains ? Tite-Live affirme, en effet, que cette coutume avait été apportée par Évandre[6].

Le petit stade, dont parle Pausanias, est en avant du grand Stade et tombe perpendiculairement sur son extrémité. Sa forme seule, et quelques pierres à demi recouvertes par le sol, le font reconnaître. Au-dessus du grand stade, à droite, était le temple de Pan, qui de là présidait aux jeux qui lui étaient consacrés. Les pierres sont enterrées en partie, ou entassées de manière à ne rien laisser distinguer. Elles sont admirablement taillées, plates, étendues, élégantes. Ce temple, du reste fort petit, était adossé à un bois.

Du côté opposé ; coulait et coule encore la fontaine Hagno, où le prêtre de Jupiter venait conjurer la sécheresse[7]. Après les sacrifices et les prières d'usage, il touchait avec une branche de chêne la surface de l'eau, sans l'y enfoncer : sur l'eau ainsi émue, s'élevait une vapeur légère qui bientôt formait un. nuage, attirait d'autres nuages et se répandait sur l'Arcadie en pluie salutaire.

Hagno était une des trois nymphes nourrices de Jupiter, d'après les Arcadiens, qui voulaient que le roi des dieux eût été élevé sur le Lycée, dans un lieu appelé Crétea. La ressemblance de ce mot avec le nom de la Crète avait causé, disaient-ils, l'erreur des autres Grecs. C'était la préoccupation constante des Arcadiens de rattacher à leur patrie l'origine et l'histoire des hommes et des dieux. Aussi appelaient-ils le Lycée Olympe, Sommet sacré, le berceau de leur religion et de leur société.

Là, tout concourait à inspirer aux mortels le respect et la terreur. Il y avait une grande enceinte consacrée à Jupiter, dont l'entrée était interdite aux hommes. Celui qui y pénétrait au mépris de la loi mourait infailliblement dans l'année. De plus, et ce n'était pas une chose moins terrible, ou savait que tout être animé, s'il y posait le pied, perdait immédiatement son ombre[8]. Com bien de fois les chasseurs n'avaient-ils pas fait cette remarque, quand les bêtes féroces qu'ils poursuivaient y cherchaient un refuge !

Le culte de Jupiter Lycéen n'avait pas besoin, du reste, de ces fables pour frapper l'imagination des peuples d'un mystérieux effroi. Sur le sommet le plus élevé de la montagne[9], il y avait un tertre, un autel, où le sang humain avait coulé souvent, en l'honneur du dieu héritier du cruel Saturne. De là se découvre presque tout le Péloponnèse, et l'on se croit plus près du ciel que de la terre. Devant l'autel et vers l'Orient, deux colonnes portaient deux aigles dorés que le soleil frappait chaque matin de ses premiers rayons. Idée grandiose, qui rappelle le temple d'Apollon sur le sommet du Taygète, l'autel de Jupiter pluvieux sur l'Hymette. Certes, un simple amas de terre ainsi placé avait plus de majesté que le temple le plus magnifique. Soutenu par les nuages, entouré de l'espace infini, couvert par l'éternel Éther, ne semblait-il pas toucher les pieds du dieu invisible, et les mortels ne sentaient-ils pas son souffle passer sur leurs fronts ? Pourquoi une barbarie monstrueuse souilla-t-elle une si belle idée ? Pourquoi ces colonnes, que l'on voyait de toute l'Arcadie, rappelaient-elles moins la puissance du dieu que la souffrance des hommes ? On ne dit point quand finirent ces sacrifices humains, que les Arcadiens portèrent en Italie, et qui se renouvelèrent à Rome jusqu'à la seconde guerre punique. Les paroles de Pausanias feraient croire, non pas qu'ils duraient encore de son temps, mais qu'on y avait substitué quelque cérémonie repoussante qui en était le symbole :

Aujourd'hui, dit-il, on offre sur cet autel des sacrifices secrets à Jupiter. Il ne me plaisait guère de m'informer de la manière dont les choses s'y passaient ; qu'elles restent donc comme elles sont et comme elles ont été dès le commencement[10].

Ce fut sur la chaîne du Lycée que se réunirent en société les habitants nomades de l'antique Arcadie. Ils se prétendaient non-seulement autochtones, mais nés avant la lune[11]. De race pélasgique, ils affirmaient que Pélasgus, leur père commun, était le premier homme que la terre eût enfanté. Mais, comme le remarque assez naïvement Pausanias, il est vraisemblable qu'il existait d'autres hommes en même temps que lui ; autrement, sur qui eût-il régné[12] ?

Que l'on reconnaisse dans cette idée populaire une réminiscence de l'Asie et des traditions bibliques ; ou que l'on y voie seulement une de ces vagues explications que tous les peuples cherchent à l'obscurité de leur origine, il n'en est pas moins, probable que Pélasgus fut un roi pasteur, un chef de tribu, contemporain d'Inachus selon les uns, de Cécrops selon les autres[13]. Il enseigna aux hommes l'art de se construire des cabanes, de se faire des vêtements avec des peaux de sanglier, et substitua aux herbes et aux racines dont ils se nourrissaient les glands du hêtre.

Ce fut son fils Lycaon qui fonda sur le mont Lycée la ville de Lycosure, la première ville qu'ait vue le soleil. Il institua les jeux lycéens et donna à Jupiter le nom de Lycéus. D'après la coutume de ces temps barbares, il lui offrit en sacrifice un enfant nouveau né, et arrosa l'autel de son sang. Aussi les poètes racontent-ils qu'il fut changé en loup[14].

Ses fils et petits-fils suivirent son exemple, et fondèrent de tous côtés des villes auxquelles ils donnèrent leur nom, à mesure que la population s'augmentait ou renonçait à la vie errante : Phigalie, Oresthasium, Pallantium, à l'ouest de Lycosure ; Trapézonte, Lycéa, au sud ; Héræa, au nord, etc., etc. C'était un cercle qui allait s'élargissant sans cesse, avec le Lycée pour centre. Il semblait même que la terre leur manquât : Œnotrus, Évandre conduisirent des colonies en Italie.

Pausanias et Apollodore ont conservé les noms des rois arcadiens. Il y en a plus de cinquante, et Lycaon compte autant de fils qu'il y avait de villes en Arcadie. Chaque ville voulait avoir reçu son nom et son existence d'un fils de Lycaon ; aussi la liste ne parait-elle sérieuse qu'à partir du règne d'Arcas : du moins, parmi des noms entourés de fables, eu est-il de consacrés par l'histoire[15].

Arcas, fils de Jupiter et de Callisto, avait appris de Triptolème l'art de cultiver le blé et d'en faire du pain ; d'Aristée, l'art de filer et de tisser les étoffes. Son peuple reconnaissant voulut porter son nom, et quitta dès lors celui de Pélasges. Le dernier roi descendant d'Arcas fut Aristocrate II, qui fut lapidé par ses sujets, quand sa trahison envers les Messéniens fut découverte. Son aïeul, qui portait le même nom, avait eu le même sort. Les Arcadiens avaient à se plaindre de son despotisme et de ses excès. Un sacrilège donna lieu à l'explosion des mécontentements. Le roi osa violer une prêtresse de Diane dans le temple même, auprès de la statue de la déesse : il fut lapidé. L'infamie dont se couvrit son petit-fils ajouta à la haine des Arcadiens contre la royauté : ils l'abolirent en 668.

Chez un peuple pasteur, elle devait avoir peu de prestige et de puissance. Il n'y avait point d'aristocratie pour la soutenir ; elle n'avait point de trésors pour acheter des défenseurs ; pauvre, au milieu de sujets pauvres, elle trouvait trop d'égalité au-dessous d'elle pour n'être pas rabaissée au commun niveau. Sa force, c'était le consentement du peuple ; sa majesté, c'étaient ses vertus et ses bienfaits. Du moment qu'elle avait encouru le mépris, elle était perdue. En effet, elle fut déracinée sans secousse, sans que le moindre trouble semble avoir accompagné ou suivi cette révolution.

L'Arcadie resta divisée en autant de petits États indépendants qu'il s'y trouvait de villes. Il est facile de supposer que leur constitution devait être démocratique, comme il convenait à un peuple sans richesse, sans commerce, de mœurs simples. Mais on cherche en vain les traces d'une confédération générale. Des guerres de ville à ville prouvent que la communauté de race et de nom n'empêchait pas la division d'intérêts. Au jour seulement où il fallait repousser un ennemi extérieur et prendre part aux affaires de la Grèce, le danger où la gloire les réunissait ; alors, Tégée et Mantinée avaient la suprématie. il est probable que, dans ces grandes circonstances, il se tenait une assemblée générale de tous les guerriers, et l'on y décidait la guerre, comme aux premiers temps de notre histoire dans les champs de Mai. Peu d'années avant la fondation de Mégalopolis, lorsque toute l'Arcadie s'unit pour résister à l'ambition de Sparte, on trouva que le gouvernement ne pouvait être confié à un conseil composé de moins de dix mille députés. C'était encore un peuple sur la place publique, au lieu d'hommes d'État dans un sénat. Les Arcadiens retrouvaient avec satisfaction un souvenir, une image de leurs grandes assemblées.

Les Arcadiens occupent une bien courte page dans l'histoire[16]. Leur vie intérieure est restée cachée, comme toutes les vies simples et heureuses. Leur vie extérieure, sans haine et sans ambition, se borne à quelques guerres, entreprises pour leur propre défense ou la défense de leurs alliés. Leurs premiers exploits eurent Hercule pour guide. C'est avec une armée composée principalement d' Arcadiens que œ héros prit Lacédémone[17] ; avec eux encore, il força Augias, roi de l'Élide, à reconnaitre la suprématie des rois argiens. Les causes de celle étroite alliance nous sont inconnues. Peut-être les fables du sanglier d'Érymanthe, de la biche cérynite, des oiseaux stymphalides[18], déguisent-elles des services plus sérieux qu'Hers cule aurait rendus aux Arcadiens. Peut-être aussi étaient-ils intéressés à travailler avec lui à l'abaissement de voisins dangereux. Quoi qu'il en soit, ils furent ses plus constants amis ; il avait toujours un corps arcadien avec lui, et ils le suivirent même dans l'exil, lorsque, chassé de Tirynthe par Eurysthée, il se réfugia à Trachine.

Ils ne gardèrent pas la même affection aux Héraclides, quand plus tard ils voulurent envahir le Péloponnèse à la tête des Doriens et déposséder la race pélasgique. Ils se réunirent à l'armée confédérée. qui ferma le passage de l'isthme, et celui même leur roi Échémus, qui tua Hyllus, fils d'Hercule, en combat singulier.

Pendant la trêve de cinquante ans acquise par cette victoire, les Arcadiens prirent part au siège de Troie, conduits par Agapénor. Mais ils n'avaient point de marine, relégués qu'ils étaient dans l'intérieur des terres, et Agamemnon dut leur prêter soixante vaisseaux.

Ceux qui habitent l'Arcadie ont suivi le fils d'Ancæus, le roi Agapénor ; Agamemnon, roi des hommes, leur a donné des vaisseaux solidement construits pour franchir la mer profonde ; car l'art de la navigation leur est inconnu[19].

Agapénor, à son retour, jeté par ta tempête sur la côte de Chypre, s'y fixa, fonda, Paphos et le célèbre temple de Vénus[20].

Quand les Doriens rentrèrent dans le Péloponnèse, non plus par l'isthme de Corinthe,. mais par mer et par la côte d'Achaïe, les Pélasges furent pris au dépourvu, et l'Arcadie semblait la première menacée. Cypsélus, qui avait réuni toute l'Arcadie sous ses lois, sut détourner le danger, en mariant sa fille Mérope[21] à Cresphonte, un des princes Héraclides. Les âpres montagnes de l'Arcadie devaient, du reste, peu séduire des conquérants qui voyaient ouvertes devant eux les riantes plaines de l'Argolide, de la Laconie, de la Messénie ; de plus, la valeur déjà éprouvée des Arcadiens, et la formidable défense dont les entourait la nature, devaient leur donner à réfléchir.

Ce mariage fut l'origine de l'alliance qui unit les Arcadiens aux Messéniens. Il est vrai qu'elle fut resserrée par des intérêts communs, en présence de l'ambition des Spartiates. L'Arcadie fut souvent exposée à leurs attaques, et Tégée n'échappa à un coup de main- que par le courage de ses femmes, dignes émules des Argiennes et de Télésilla. Appelés par Aristodème, les Arcadiens le suivirent dans différentes incursions en Laconie contribuèrent puissamment à ses victoires, repoussèrent avec mépris les présents des Spartiates qui cherchaient à les gagner, et, après la prise d'Ithome, recueillirent les vaincus. Lorsque la seconde guerre éclata, non contents d'envoyer à Aristomène les troupes auxiliaires qu'il demandait, ils arrivèrent avec toutes lents forces, conduits par leur roi Aristocrate II. On sait la trahison d'Aristocrate à la Grande-Fosse ; mais ce que l'on sait moins, c'est la douleur des Arcadiens à la nouvelle de la prise d'Ira que le roi les avait empêché de secourir[22].

Dès qu'ils surent que tous les défenseurs d'Ira n'avalent point péri, ils allèrent les attendre près du mont Lycée, leur préparèrent des vêtements et des vivres ; les magistrats furent envoyés en avant pour consoler les Messéniens et leur servir de guides. Quand les fugitifs furent arrivés sur le Lycée, les Arcadiens leur donnèrent l'hospitalité, leur témoignèrent le plus affectueux empressement ; ils voulaient même les garder dans leurs villes et partager leurs terres avec eux.

Combien voit-on dans l'histoire de vaincus et d'alliés malheureux recevoir un tel accueil ?

Enfin, lorsque Aristocrate eut fait échouer, par une troisième trahison, le projet d'Aristomène qui voulait surprendre Sparte, les Arcadiens le lapidèrent.

Cependant, après la défaite de leurs alliés, restés seuls contre Sparte, ils durent faire des concessions pour conserver leur indépendance, ou, tout au moins, la paix. Ils les suivirent avec une docilité forcée dans leurs guerres contre Athènes, contre l'Asie, contre Thèbes. Il est vrai que, dès la bataille de Leuctres, ils se hâtèrent de les abandonner et de se jeter. dans les bras d'Épaminondas. Depuis lors, sûrs d'être soutenus, soit par Thèbes, soit par la ligue achéenne, où ils entrèrent des premiers, ils entreprirent contre Sparte cette guerre acharnée dont la prise de Mégalopolis ne fut qu'un épisode, et qui se termina le jour seulement où Philopœmen rasa les murs de Sparte et abolit les institutions de Lycurgue. Les Messéniens étaient vengés.

La domination romaine apporta partout le calme avec la servitude.

L'Arcadie a revêtu, dans l'imagination des modernes, une forme gracieuse et poétique : ses bergers sont devenus des héros de roman, habitants d'un Éden qu'ils font retentir des chants les plus délicieux. Certes l'Arcadie est un admirable pays, mais dont les beautés sévères et grandioses ne se prêtent guère aux raffinements des auteurs de bergeries. Qu'on se figure une série de montagnes accumulées, dont un grand nombre se mesure par cinq et six mille pieds, des vallées profondes, qui sont plutôt des ravins, des torrents qui se précipitent au milieu de roches et de gorges sauvages. des forêts de sapins au pied des neiges, des neiges qui, sous un soleil ardent comme celui de la Grèce, ne fondent qu'au milieu de l'été, des hivers longs et glacés, et l'on aura une idée plus exacte de l'Arcadie qu'en n'y rêvant que vertes prairies et riants vallons. Dans un tel pays, la race devait être vigoureuse, patiente, endurcie. Longtemps même elle fut grossière et barbare : son chant tant vanté en est une preuve. C'était uniquement pour adoucir leur caractère et leurs mœurs qu'une loi forçait tous les Arcadiens à apprendre la musique jusqu'à trente ans[23]. L'âge d'or de Lucrèce, c'est-à-dire le temps où les hommes disputaient aux animaux leurs repaires et leur nourriture, fut long pour l'Arcadie, et celui-là devint un roi et presque un dieu qui construisit la première cabane, et le premier mangea des glands. Le culte sanglant de Saturne, la grande divinité pélasgique, avait de si profondes racines dans les mœurs, que, lorsqu'il fut détrôné par le Jupiter de Prométhée et des Curètes, les Arcadiens continuèrent les sacrifices humains sur les autels de Jupiter. Ils tenaient moins à la divinité qu'à la vue du sang. Les Romains, leurs descendants, héritèrent de cette férocité.

Peu à peu, par le progrès des siècles et le contact des autres peuples, les âmes s'adoucirent et s'ouvrirent aux lumières ; mais ce contact fut rare et le progrès fort lent. Défendus par leurs montagnes inabordables, isolés des mers, depuis que l'Élide était un royaume séparé, ils n'avaient même pas de relations commerciales. En voici une preuve frappante :

Plus de deux cent cinquante ans après la guerre de Troie, des Éginètes chargèrent des marchandises sur des bêtes de somme, et s'aventurèrent au cœur de l'Arcadie[24]. Les habitants étaient si peu accoutumés à de pareilles visites, qu'ils les comblèrent de présents et d'honneurs, et le roi Pompus donna même à son fils le nom d'Éginète. Si les marchands d'Égine, attirés par l'accueil fait à leurs concitoyens, prirent dès lors plus souvent le chemin de l'Arcadie, ils durent introduire en même temps des éléments de civilisation.

De quelque manière que se soit accompli le développement social de ce pays, il nous est inconnu, et, si l'on en juge par ses résultats, il ne méritait guère l'attention de l'histoire. Quels grands hommes a produits l'Arcadie ? Quels poètes, quels philosophes, quels artistes, quels capitaines ? En mettant de côté Polybe, qui est tout romain, il ne reste que Philopœmen, le dernier des Grecs, mais aussi le premier des Arcadiens. Pausanias trouve à Tégée les statues des législateurs Cræsus, Tyronidas, — noms obscurs, honneurs rendus aux services plutôt qu'au génie. Les chants des bergers de l'Arcadie étaient renommés ; — mais ceux qui font résonner les échos de la Suisse et du Tyrol ne le sont-ils pas aussi ? Les temples d'Apollon à Phigalie, de Minerve à Tégée, étaient les plus beaux temples du Péloponnèse ; — mais ils furent construits, l'un par Ictinus, Athénien, l'autre par Scopas, de Paros. Pour leurs temples, pour les statues de leurs dieux, dès qu'ils voulaient un art moins grossier, ils étaient forcés de recourir à des artistes étrangers.

Il faut l'avouer, l'air des montagnes est plus favorable à la liberté qu'au génie, et la vie pastorale mène plus sûrement au bonheur qu'à la gloire. La race arcadienne ne montre point cette vivacité d'imagination, cette passion des grandes choses, cet amour du beau qui distingue la race ionienne : mais elle ne mérite pas pour cela qu'on la juge avec une trop grande sévérité. S'ils n'avaient pas l'enthousiasme et le génie des arts, ils en avaient le goût. S'ils manquaient de sculpteurs et d'architectes, ils appelaient ceux des pays plus favorisés : et eux, si pauvres, ils trouvaient des trésors lorsqu'il s'agissait d'élever à la Divinité un monument qui fût digne d'elle. Quoique la musique et la danse leur fussent imposées par les lois, ils les cultivèrent[25] avec succès et devinrent célèbres parmi tous les Grecs. Leur talent naturel pour ces arts délicats n'indique nullement une race lourde et complètement privée de grâce. Il est encore à remarquer qu'il y a peu de pays aussi riches que l'Arcadie en traditions religieuses et mythologiques, espèce de poésie enfantée et conservée par l'imagination populaire, qui égaye le berceau de tous les peuples, et que ceux-là gardent surtout qui prolongent leur jeunesse et leur simplicité.

Les Arcadiens n'étaient pas moins primitifs, du reste, par leurs vertus. Leurs mœurs pures, leur pauvreté digne, la fermeté et la droiture de leur caractère, leur respect inouï du serment[26], et pardessus tout leur courage, leur avaient acquis l'estime de la Grèce. Les montagnards de l'Arcadie, comme ceux de la Suisse, mettaient leur sang au service des chefs étrangers, et il était peu de troupes mercenaires qui les égalassent en force, en valeur, en fidélité[27]. Est-il besoin d'ajouter qu'ils étaient bienfaisants, hospitaliers, religieux, passionnés pour leur liberté et leur patrie[28] ?

Il est pour les peuples deux milles de destinées : la gloire avec de suprêmes prospérités et de suprêmes infortunes, ou l'obscurité au sein du bonheur. L'Arcadie a eu ce dernier lot, et, pour employer l'expression de Tacite[29], elle est restée cachée dans un pli de l'histoire.

 

 

 



[1] Pindare, Παρθ., 2.

[2] Pausanias, Arcad., XXXVIII.

[3] Pausanias, Arcad., XXXIV.

[4] Théocrite, Idyll., VIII, v. 106.

[5] Pausanias, Arcad.,III.

[6] Tite-Live, I, 5 ; Plutarque, Vie de Romulus.

[7] Pausanias, Arcad., XXXVIII.

[8] C'est le fantastique allemand et l'histoire de Peter Schlemil.

[9] Pausanias, Arcad., XXXVIII.

[10] Pausanias, Arcad., XXXVIII.

[11] Strabon, I. VIII, c. 9. Ovide, Fastes, l. II, v. 290.

[12] Vers du poète Asius, cités par Pausanias.

[13] Denys d'Halicarnasse, Antiq. rom., l. I, c. 13.

[14] Tous ces noms, Lycaon, Lycée, Lycosure, offrent une inclue racine, celle de λύκος, loup. Un simple rapprochement de mots, telle est peut-être l'origine de cette fable.

[15] On remarque surtout Échémus, le vainqueur d'Hyllus à l'isthme de Corinthe ; Ancæus, cité par Homère ; Agapénor, qui conduisit les Arcadiens au siège de Troie ; Cepsélus, qui fit alliance avec les Doriens ; Pompus, qui donna à son fils le nom d'Éginète, en l'honneur des marchands d'Égine qui pénétrèrent les premiers en Arcadie ; Æchmis, dont le règne marque le commencement des guerres de Messénie.

[16] Il excepter Tégée et Mantinée, situées dans des plaines, près de l'Argolide et de la Laconie. Entrainées dans les mouvements et les troubles du reste de la Grèce, elles figurent souvent dans l'histoire, quoique sans éclat ; mais elles n'avaient ni la vie, ni les mœurs des autres états arcadiens.

[17] Diodore Sic., l. IV, c. 13.

[18] Pausanias, Arcad., V.

[19] Homère, Iliade, II, v. 6o3.

[20] Pausanias, Arcad., V.

[21] C'est la Mérope de Voltaire.

[22] Pausanias, Messén., XXII.

[23] Polybe, l. IV, c. 10.

[24] Pausanias, Arcad., V.

[25] Il y a dans Polybe deux chapitres bien curieux sur l'éducation musicale des Arcadiens et sur les causes politiques de cette éducation. (l. IV, c. 29 et 21).

[26] Voir plus loin le chapitre du Styx.

[27] Thucydide, VII, 57 ; Xénophon, Hist. græc., VII ; Anabase, VII, 2 et passim.

[28] Polybe, IV, 20.

[29] Quos gloria sinus abdit.