ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

L'ART À SPARTE

CHAPITRE II. — POÉSIE.

 

 

Pendant que Lycurgue étudiait les lois de la Crète, il connut Thalétas, un des hommes les plus renommés dans le pays par sa sagesse et ses lumières politiques, et lui persuada die se rendre à Sparte. Thalétas se disait poète lyrique ; mais, tout en prétendant composer simplement des vers, il remplissait l'office des plus habiles législateurs[1].

Ainsi la Muse précède à Sparte la réforme de Lycurgue, et ses chants font connaître et aimer tout ensemble le joug des lois ; de même que, pendant l'âge précédent, les chants des prêtres aèdes avaient su rendre populaires et aimables les dogmes de la religion. C'est dire quel rôle la poésie est appelée à jouer dans la nouvelle république, celui d'une puissance morale, que les institutions, loin de comprimer, recherchent pour alliée.

Les odes de Thalétas, en effet, dit Plutarque, étaient autant d'exhortations à l'obéissance et à la concorde ; le rythme et l'harmonie prêtaient à la raison tout leur charme ; le peuple, en les écoutant, sentait ses passions se calmer et s'adoucir sa rudesse ; les haines faisaient place à l'amour du bien. En sorte que le poète prépara les voies au législateur[2].

Ses bienfaits laissèrent un souvenir si durable parmi les Spartiates, qu'on prétendait plus tard qu'il avait, par la seule vertu de ses chants, fait cesser une peste qui désolait la ville[3]. La reconnaissance publique allait jusqu'à lui prêter un pouvoir surnaturel.

Dans la suite, lorsque de nouveaux troubles s'élevèrent, les magistrats appelèrent encore à leur aide la poésie, et Terpandre de Lesbos s'établit à son tour à Sparte[4] pour ramener les esprits à la soumission et à la paix. Les États naissants de l'ancienne Grèce étaient comme les enfants : les chants seuls pouvaient les calmer. Sparte fut aussi sensible qu'aucune ville grecque à cette séduction. Si l'on en croit Platon[5] un troisième poète, un Crétois, vint au secours des lois dans de semblables circonstances, Nymphée de Cydonie, nom du reste inconnu. L'oracle de Delphes, sanction révérée qui ne manquait jamais aux gouvernements doriens et aux sages projets, l'avait désigné, ainsi que Terpandre, à la confiance publique.

A mesure, cependant, que l'ordre établi se fortifie, quand l'éducation politique est achevée, la poésie change de ton et de caractère. La raison se montre sans déguisement, plus austère, et ses conseils pénètrent dans la vie privée.

Chilon, fils de Damagète, philosophe et magistrat, mérita d'être mis au nombre des sept sages de la Grèce. La philosophie, dans ce temps-là, c'était une vie pure et l'enseignement d'un certain nombre de préceptes pratiques, que dictaient simplement la justice et le bon sens. L'exemple de Chilon, que sa dignité d'éphore[6] n'empêcha pas de composer des vers, nous montre en quel honneur la poésie était à Sparte. Il restait de Chilon, au temps de Diogène de Laërte, deux cents vers élégiaques[7], et le même biographe cite quelques-uns de ses vers gnomiques et de ses dictons favoris. Leur forme est didactique, concise ; c'est déjà le laconisme.

Évidemment, l'école de morale à laquelle fut élevé le peuple spartiate eut sur sa pensée et son langage une grande influence. La raison et la loi revêtaient toutes les formes, excepté celles qui frappent l'imagination. Elles ne s'entouraient point de dangereuses fictions et de riants mensonges. Satisfaites de charmer les sens par le rythme et l'harmonie, elles se gravaient aussi sûrement dans les esprits. L'enfant, après avoir chanté leurs préceptes, apprenait bientôt à faire lui-même l'éloge de la vertu.

L'irène, après le souper[8], dit Plutarque, proposait aux enfants des questions auxquelles il fallait répondre avec réflexion, par exemple quel était le plus homme de bien de la ville, ce qu'il fallait penser de telle action. La réponse devait être accompagnée de sa démonstration et de ses preuves, le tout en peu de mots. Ainsi le jugement se mûrissait de bonne heure, maintenu dans une voie sûre et étroite. Tout Spartiate était moraliste, et le propre des moralistes, c'est de renfermer en peu de paroles beaucoup de sens. Aussi peut-on dire, en détournant les expressions d'un écrivain ancien, que l'éducation morale fut la source du laconisme[9].

Parmi les étrangers qui prêtèrent aux lois de Lycurgue le charme de leurs chants, et que Sparte révéra comme des hommes divins[10], il ne faut pas oublier Phérécyde, disciple de Pittacus[11]. Hercule lui avait ordonné en songe de recommander aux Lacédémoniens le mépris de l'or et de l'argent ; la même nuit, il avait enjoint aux deux rois de croire tout ce que leur dirait Phérécyde[12]. Ces prodiges disposaient favorablement les esprits.

Lycurgue, en introduisant dans sa cité la poésie morale et philosophique, comprit cependant qu'elle ne suffisait pas au génie dorien. Propre à adoucir les âmes encore sauvages, à calmer leurs passions, à leur persuader l'obéissance et la pratique difficile de stoïques vertus, elle sert dans le principe les vues du législateur. Mais plus tard, quand le peuple discipliné et fort veut prendre son essor, elle ne peut devancer son ardeur, l'enflammer de l'amour des grandes choses, célébrer les combats et la gloire : elle ignore ces chants sublimes.

De Crète, Lycurgue fit voile vers l'Asie. Il trouva les poèmes d'Homère, qui étaient conservés par les descendants de Créophile[13]. Frappé des beautés de la poésie épique, et sentant l'influence salutaire que pouvaient exercer sur un peuple de soldats la peinture de la vie héroïque et les enseignements moraux de toute espèce que renferment ces récits guerriers, il s'empressa d'écrire[14] le poème pour en doter sa patrie. Le nom d'Homère était alors peu connu hors de l'Ionie, et c'est à peine si dans la Grèce occidentale on possédait quelques fragments épars des poésies homériques[15]. Lycurgue, le premier, les fit vraiment connaitre[16].

Ce témoignage de Plutarque semble contredit formellement par la tradition athénienne[17], qui veut que Solon et Pisistrate aient réuni les premiers l'Iliade et l'Odyssée. Mais toutes les difficultés disparaissent, si l'on suppose que Lycurgue ne rapporta lui-même que des fragments assez étendus. Il y a dans Homère certains récits propres à alarmer un réformateur austère. De riants tableaux, qui enchantaient l'Ionie, eussent été déplacés dans, une république organisée comme Sparte. Il paraît impossible que Lycurgue n'ait pas fait un choix plein de prudence, n'adoptant que les chants qui s'accordaient avec ses projets. Platon[18], injuste assurément, soumet à une sévère critique les principes de la morale homérique. Mais les philosophes qui veulent façonner les hommes au gré de leurs utopies sont des tyrans bien ombrageux[19].

Quoi qu'il en soit, Homère fut introduit à Sparte par Lycurgue, et bientôt il 'y eut formé des imitateurs. Cinæthon, Lacédémonien qui vivait vers la cinquième olympiade, composa des généalogies ou récits héroïques[20] enchaînés par générations. Le titre d'un de ses poèmes[21] indique même un essai d'épopée nationale qui célébrait les exploits et les conquêtes des Héraclides. Si obscur que soit pour les modernes le nom de Cinæthon, il ne l'était pas pour les anciens. Pausanias cite plusieurs fois son autorité, et son talent était assez renommé pour qu'on pût lui attribuer la Petite Iliade[22].

C'est encore à l'influence d'Homère qu'il faut attribuer la naissance de la poésie élégiaque et de la véritable poésie lyrique ; car les poésies de Thalétas et de Chilon ne sont que gnomiques et didactiques.

Le premier nom qui se présente est celui de Tyrtée, Tyrtée qui ne précéda Terpandre que de quelques années, mais qui le précéda, puisque Terpandre ne fut vainqueur aux fêtes d'Apollon Carnien que dans la vingt-sixième olympiade, tandis que la seconde guerre de Messénie commence pendant la vingt-troisième.

Il est difficile d'admettre les traditions qui amènent Tyrtée d'Athènes à Sparte. Sparte demandant Un général à Athènes, et les Athéniens lui envoyant par dérision un maître d'école boiteux, ce sont là deux faits plus invraisemblables l'un que l'autre. Il suffit de remarquer que ce sont des écrivains athéniens, Platon, Philochorus, Lycurgue, qui racontent les premiers cette histoire, répétée plus tard par Diodore et Pausanias. Combien de fois ne surprend-on pas l'orgueil athénien altérant l'histoire ? Un mensonge qui flattait en outre leur laine nationale et cet esprit de dénigrement acharné contre les grossiers Laconiens, était deux fois justifié.

Les anciens eux-mêmes avaient douté de la véracité de ce témoignage, et Strabon[23], citant des vers de Tyrtée où il se déclare Dorien,

Jupiter lui-même a donné cette ville aux Héraclides, avec lesquels quittant Érinée[24] battue des vents, nous[25] sommes venus dans la grande île de Pélops, ajoute : Or il faut, ou regarder ces vers comme supposés, ou ne point croire Philochorus[26], Callisthène[27] et d'autres historiens qui font venir Tyrtée d'Aphidnes, bourg de l'Attique.

Strabon croit plutôt Tyrtée ; car il a soin de nous prévenir que ces vers sont tirés du poème élégiaque intitulé Eunomie. Or, si l'on récuse quelques mots d'un vieux poète conservés par un historien, on ne peut guère suspecter un poème entier.

Nous avons d'ailleurs d'autres vers de Tyrtée où il se donne encore pour Dorien :

Notre roi, dit-il quelque part, notre roi Théopompe, aimé des dieux[28] ; et dans son élégie sur la première de Messénie[29] :

Pendant dix-neuf ans, les guerriers combattirent pour ce pays avec une constance et un courage inébranlables, les guerriers pères de nos pères.

On lit dans le Lexique de Suidas[30] : Tyrtée, fils d'Archembrotus, Laconien ou Milésien, auteur d'élégies et joueur de flûte, etc., etc.

Ce témoignage s'accorde avec celui de Strabon, au moins pour contredire les prétentions des Athéniens.

Pourquoi fit-on naître Tyrtée à Milet ? Pourquoi les Athéniens songèrent-ils à le réclamer au nom de l'Attique ? A ces deux questions on petit faire la même réponse : c'est que ses vers étaient écrits en dialecte Ionien. C'est là, en effet, l'objection la plus sérieuse que rencontrent ceux qui voient dans Tyrtée un poète national, Dorien d'origine comme de cœur.

Mais, à Sparte comme en Asie, l'épopée n'est-elle pas le principe de l'élégie guerrière ? Homère n'est-il pas le maitre de Tyrtée aussi bien que de Callinus ? Le dialecte ionien était, à cette époque, la langue commune de la poésie ; les Spartiates, auxquels Lycurgue avait apporté les chants d'Homère, la comprenaient aussi aisément qu'ils comprirent plus tard Terpandre, le poète éolien. Il était naturel que Tyrtée répétât les accents qu'il avait entendus dès l'enfance, et s'essayât dans une langue qui semblait consacrée désormais aux sujets héroïques. Le dialecte dorien, encore trop rude pour la Muse lyrique, attendait la réforme d'Alcman.

Nous possédons trois élégies de Tyrtée, trop présentes à toutes les mémoires pour qu'il soit besoin de les citer. On comprend, en les lisant, pourquoi les Grecs plaçaient Tyrtée au premier rang parmi les poètes, pourquoi Horace le nomme[31] à côté d'Homère. Jamais l'enthousiasme guerrier ne s'est exprimé avec cette fermeté et ce feu contenus ; jamais l'amour de la gloire et de la patrie n'a inspiré des chants plus propres à émouvoir ; jamais les malheurs et la honte qui poursuivent le lâche n'ont été présentés sous de plus affreuses images. Point de détails ni de mots inutiles, point d'ornements poétiques ; tout est saisissant de vérité. L'avenir, la vie elle-même révèlent leurs promesses ou leurs menaces à l'âme du guerrier. Pour le vaincu, c'est l'exil, la fuite avec une vieille mère, une femme et de petits enfants ; c'est la misère qui quête en vain un asile et ne trouve que le mépris ; tandis que, sur le champ de bataille déserté, les vieillards à la barbe grise rendent leur âme dans la poussière. Pour le brave, au contraire, c'est l'admiration des hommes, l'amour des jeunes filles, la première place dans les assemblées et aux festins, les honneurs tant qu'il vit, l'immortalité quand il descend sous la terre. D'autres méprisent la mort ; Tyrtée la voit si belle qu'on l'aime et qu'on y court. Ni le poète aux grandes images, ni le philosophe qui sait toutes les passions humaines, ne trouvent Ces accents : on reconnaît le guerrier qui crié en face de l'ennemi ce qu'il sent dans son cœur. C'est le génie de la guerre, c'est Sparte tout entière qui respire dans ces chants. Plusieurs siècles après les guerres de Messénie[32], les vers de Tyrtée gagnaient encore des batailles.

Tyrtée, dans la cité même, ne rendit pas de moins signalés services. Les ravages de la guerre[33] furent suivis d'une grande disette, et le peuple soulevé réclamait un nouveau partage des terres. Tyrtée, émule alors de Thalétas, ramena les esprits à la raison et à la concorde ; il calma des dissensions qui pouvaient être si fatales en présence de l'ennemi. Son élégie morale était célèbre dans l'antiquité : on l'appelait tantôt Eunomie[34], et tantôt Polite[35].

Le recueil de ses différentes poésies comprenait cinq livres.

Terpandre se rencontra à Sparte avec Tyrtée, puis. qu'il remporta le prix aux fêtes d'Apollon vers la vingt-sixième olympiade[36], c'est-à-dire pendant la seconde guerre de Messénie. Terpandre est célèbre surtout comme musicien, nous le-verrons dans le chapitre suivant ; mais c'était en même temps un poète de talent. Il composa des chants à l'imitation d'Homère et d'Orphée[37] ; ses paeans en l'honneur d'Apollon lui valurent de nombreuses couronnes dans les concours solennels. Il eut pour rivaux dans ce genre Alcman et un autre poète lacédémonien, connu d'ailleurs, Dionysodote[38]. Il composa aussi des chants guerriers que conservèrent longtemps les Spartiates. Même au temps d'Épaminondas, ils les tenaient en tel honneur, qu'ils défendaient aux Ilotes[39] de les chanter. Il en était de même des vers du Laconien Spendon, encore un poète national dont nous ne savons que le nom. Mais ce nom, réuni à ceux de Tyrtée, de Dionysodote, d'Alcman, montre le développement qu'avait pris à Sparte la poésie élégiaque.

Alcman était de Messoa, en Laconie[40]. On le fait aussi naître en Lydie[41]. Mais, comme dès son enfance il avait été amené à Sparte, son origine n'a aucune importance. Selon cette tradition, il était esclave d'un Lacédémonien nommé Agésidas[42]. Affranchi par son. maitre, que frappèrent ses heureuses dispositions pour la poésie, il fut admis parmi les citoyens. L'opinion la plus vraisemblable le fait fleurir à la fin du VIIe siècle.

Élevé à l'école de Tyrtée et de Terpandre, Alcman ne fut pas seulement Dorien par le sentiment et la pensée, il voulut l'être par la langue. Le dialecte dorien, négligé jusqu'alors par -les puâtes spartiates, avait gardé sa rudesse primitive. Alcman le polit, lui donna la souplesse et un agrément[43] qui ne lui enlevait rien de sa mâle énergie ; il le fit aussi beau que l'ionien et l'éolien, ses ainés. Ainsi la Grèce dut à Sparte une richesse nouvelle et une langue qui devait être immortalisée par Pindare[44].

Alcman composa des chants guerriers, des paeans, des odes[45], surtout, destinées à être chantées par les chœurs. Celles qui étaient composées pour des chœurs de jeunes filles s'appelaient Parthénies[46]. Fut-il en outre l'inventeur de la poésie érotique, et, comme le prétend Suidas, sa vie fut-elle toute consacrée à l'amour ? C'est ce dont il est permit de douter. Les lois de Lycurgue, il est vrai, laissent à l'amour son développement naturel, et tendent même à lui donner plus d'ardeur, en prévenant la satiété aussi bien que la débauche ; mais elles n'eussent point permis au poète de nourrir les âmes d'images voluptueuses, et d'y joindre l'exemple dangereux d'une conduite trop libre. Il ne faut point que le titre de certaines pièces d'Alcman éveille des idées contraires au sens antique. Les Parthénies n'étaient point des chants adressés aux jeunes vierges, des éloges de l'amour et de la beauté. C'étaient simplement des odes chantées par des chœurs de jeunes filles[47] dans les cérémonies religieuses et les solennités publiques. Pindare a composé aussi des Parthénies ; les fragments qui nous en restent semblent appartenir à des hymnes en l'honneur des dieux.

Un autre titre des poésies d'Alcman, conservé par Suidas, les Baigneuses, prête encore plus, il est vrai, aux interprétations romanesques. Mais que ce fût un petit poème, que ce fussent des chants mêlés aux exercices gymnastiques des Lacédémoniennes, je supposerais tout, plutôt qu'un sujet voluptueux. Voici un fait bien digne d'attention. Il nous reste environ quatre-vingt-douze fragments d'Alcman[48], qui forment un ensemble de cent cinquante à cent soixante vers ; cependant c'est à peine si, sur tant de vers cités par les auteurs, on en trouve deux ou trois où il soit question d'amour. Athénée, sur la foi de critiques plus anciens, accuse Alcman d'être un poète érotique[49] ; mais il ne justifie son arrêt que par deux vers, où le sentiment me semble pur et modéré.

De sorte qu'il est facile de concilier cette nuance tendre du génie d'Alcman avec les exigences des lois lacédémoniennes. Qui sait, du reste, si ces vers ne sont pas de sa jeunesse ? Qui sait s'ils n'ont pas seuls inspiré aux écrivains des âges postérieurs une idée fausse d'un poète dont ils ignoraient la vie ? Lorsqu'on remarque les contradictions des anciens, qui donnent pour père à Alcman tantôt Damas, tantôt Titarus[50], qui le font naître à Sardes ou bien en Laconie, qui en font un Spartiate sévère ou un Ionien voluptueux, un réformateur apprenant à la poésie grecque les mâles accents du dialecte dorien, ou bien un inventeur de chants érotiques, on serait parfois tenté de croire à l'existence de deux personnages de nom semblable et de génie différent, dont les œuvres aussi bien que le souvenir furent plus tard confondus.

Il est naturel de rattacher à l'école d'Alcman Gitiadas, architecte et sculpteur distingué dont il sera parlé plus loin. Il composa divers chants en dialecte dorien[51], notamment un hymne à Minerve.

Tel fut l'essor de la poésie à Sparte : didactique avec Thalétas, Terpandre et Nymphée ; gnomique avec Chilon et Phérécyde, épique avec Cinæthon ; élégiaque avec Tyrtée, Spendon et Dionysodote ; lyrique avec Terpandre, Alcman et Gitiadas, elle se produit enfin devant la Grèce avec sa langue nationale, qui devint aussitôt la langue de toute la poésie lyrique, et se Place au second rang, derrière la jalouse Athènes.

Tandis que dans les pays libres les esprits produisent au gré de toutes les influences, c'est un spectacle remarquable à Sparte que leur marche disciplinée sous l'œil de L'État. Mais qu'on ne se figure pas tin surveillant inquiet et hostiles qui mène par la compression à la stérilité. C'est, au contraire, un protecteur qui ouvre la carrière et qui montre le but ; c'est un allié qui reconnaît la puissance de la poésie, et appelle ses plus généreuses inspirations au secours des lois et de la grandeur publique. Elle chante les institutions nouvelles ; elle calme les troubles et les dissensions ; selle répand ses charmes sur les devoirs de chaque jour, son éclat sur les fêtes et le culte des dieux ; elle arrête la défaite, elle appelle la victoire : héroïque à la tête des armées, bienfaisante au sein de la cité. Aussi comprend-on que la république de Lycurgue, loin de chasser ses poètes, comme la République de Platon, accueillit les poètes étrangers, et les allât demander à l'oracle de Delphes lui-même.

D'un autre côté, dès que le génie ne se pliait pas aux exigences morales ou politiques de Sparte, il n'inspirait que l'inquiétude ou le dédain. Archiloque[52], qui avait jeté son bouclier et ri de sa propre honte, se vit refuser l'entrée de Sparte. Hésiode, pour avoir chanté l'agriculture, était regardé comme le poète des Ilotes[53]. Les déclamations de la tragédie pouvaient diminuer le respect des lois, les plaisanteries de la comédie 'altérer la pureté des mœurs : il n'y eut point de théâtre à Sparte[54]. Les spéculations de la philosophie parurent oiseuses : il vaut mieux employer sa vie à pratiquer la vertu qu'à la définir. La rhétorique, qui plaide le juste et l'injuste et sait tromper les hommes, fut jugée dangereuse. Cependant, si l'on méprisait l'art de la parole, on en estimait le talent naturel. Tous les ans on prononçait les oraisons funèbres de Léonidas et de Pausanias[55], et Brasidas passait pour éloquent, même aux yeux des Athéniens[56].

Ainsi l'inflexible logique qui présida à la constitution de la société lacédémonienne a prévu tous les dangers, toutes les séductions ; les plaisirs les plus sérieux de l'intelligence sont écartés, si la morale les désapprouve. Cette censuré fut exercée moins par l'autorité que par l'opinion. Le sens public était si droit, son éducation si solide, qu'il dédaignait à l'avance ce que les lois du pays eussent condamné. Je vois dans l'histoire peu d'arrêts rendus par les magistrats ; j'en vois beaucoup de formulés par les particuliers[57] avec une hauteur de sentiment toute stoïcienne, avec ce laconisme ironique et mordant que les philosophes cyniques ne surpassèrent pas.

Il faut dire aussi que la vie simple, militaire et toute pratique des Spartiates ignorait les raffinements de civilisation et les besoins d'imagination que les lois compriment en vain et qui finissent toujours par triompher. Cette lutte ne pouvait exister dans la république de Lycurgue, où les lois n'étaient pas faites pour les hommes, niais les hommes façonnés pour les lois.

Il y a pour tous les peuples un temps de jeunesse, d'ignorance naïve, d'enthousiasme : alors la poésie chante, et sa voix toute-puissante les pousse enivrés sous le joug du législateur ou sous le glaive de l'ennemi. A Sparte, exemple unique dans l'histoire, cette jeunesse dura cinq cents ans[58], tant que durèrent les institutions qui la prolongeaient par leur jalouse tutelle. Pendant cinq cents ans, la poésie conserva elle-même toute son influence, tout son prestige : les poètes étaient morts, mais leurs chants ne cessaient point de retentir.

Au contraire, lorsque l'excès de sa grandeur eut corrompu Sparte, quand, maîtresse de la Grèce, elle prit aux vaincus leurs richesses et leurs vices, la Muse lyrique tomba du même coup dans l'avilissement. L'on vit Lysandre s'entourer de poètes qui composaient des pans en son honneur comme s'il eût été dieu[59] ; rivalisant de flatterie et de bassesses, ils détrônaient la grande Junon Samienne pour célébrer à sa place le vainqueur d'Athènes.

Les barrières une fois tombées, Sparte suivit le mouvement littéraire de la Grèce ; mais elle ne produisit que des talents médiocres, historiens, grammairiens, rhéteurs, sophistes, dont les noms mêmes nous seraient inconnus, si quelque auteur étranger ne les eût cités par hasard[60]. Son génie, florissant sous un régime austère et despotique, alla s'éteindre au sein de la liberté.

 

 

 



[1] Plutarque, Vie de Lycurgue, IV.

[2] Plutarque, Vie de Lycurgue, IV.

[3] Plutarque, de Musica.

[4] Diodore, VIII, 28.

[5] Platon, Hipp. Maj., t. III, p. 285.

[6] Diogène Laërte, In Chilon.

[7] Diogène Laërte, In Chilon.

[8] Vie de Lycurgue, XVIII.

[9] Plutarque, Vie de Lycurgue, XX.

[10] Platon, Hipp. Maj., p. 345.

[11] Plutarque, Vie d'Agis, X.

[12] Diogène Laërte, In Phérécyde.

[13] Plutarque, Vie de Lycurgue, IV. Héraclide de Pont dit que ce fut à Samos que Lycurgue rencontra les descendants de Créophile.

[14] Plutarque, Vie de Lycurgue, IV.

[15] Plutarque, Vie de Lycurgue, IV.

[16] Plutarque, Vie de Lycurgue, IV.

[17] Solon, qui avait voyagé en Ionie, prescrivit aux rhapsodes l'ordre qu'ils devaient suivre dans leurs récitations aux grandes Panathénées, rétablissant ainsi le plan d'Homère. Pisistrate et son fils Hipparque, aidés d'Onomacrite, d'Orphée, de Zopyre, rassemblèrent les manuscrits partiels, interrogèrent la mémoire des rhapsodes, et donnèrent aux poèmes un corps et l'immortalité.

[18] Voyez la Dissert. XXIII de Maxime de Tyr, qui discute cette question : Platon a-t-il eu raison de chasser Homère de sa République ?

[19] Terpandre, qui vécut à Sparte, mit en musique les chants d'Homère. (Plutarque, de Mus., III.) Ils étaient donc connus un siècle avant Pisistrate. — Il y avait dans l'acropole de Sparte deux antiques statues du Sommeil et de la Mort. Les Spartiates regardaient ces génies comme frères, sur l'autorité de l'Iliade (Pausanias, Lac., XVIII.)

[20] Pausanias, Corinth.

[21] Ήρακλεία, scoliaste d'Apollodore à la fin du l. I.

[22] Scol. Vatic., ad Eurip. Troad., v. 822.

[23] Liv. VIII, p. 362.

[24] Ville de la Doride.

[25] L'emploi de la première personne pourrait n'être qu'une tournure poétique, et Tyrtée a le droit de parler au nom des Doriens. Mais évidemment Strabon ne l'entend pas ainsi ; il est difficile de ne pas se ranger à son opinion.

[26] Auteur d'une histoire de l'Attique, en dix-sept livres.

[27] L'ouvrage de Callisthène nous est inconnu, à moins que ce ne fussent ses Helléniques.

[28] Thiersch., Acta Monac., III, page 594.

[29] Vers cités par Pausanias, Mess., XV.

[30] Est-il besoin de faire remarquer que le nom d'Archembrotus est dorien ? De même Cléombrotus.

[31] Epist. ad Pis., v. 401.

[32] Les soldats, la veille du combat, se pressaient autour de la tente du roi pour entendre réciter les vers de Tyrtée. (Lycurgue, adv. Léocrate.)

[33] Pausanias, Mess., XVIII, et Aristote, Polit., V, 6.

[34] Aristote, Polit., V, 6.

[35] Suidas, in V. Τυρταΐος.

[36] Le marbre de Paros (Ep. 34) le fait fleurir dans la 34e olympiade. Les fêtes Carniennes furent donc son début.

[37] Plutarque, de Music., V.

[38] Athénée, XV.

[39] Plutarque, Vie de Lycurgue, XXVIII. Id., de Ser. Num. vind., XIII, et Hesych., Λέσβιος ώδός.

[40] Suidas, in V. — Plutarque le dit aussi Laconien. Vie de Lycurgue, XXI.

[41] Cratès cité par Suidas, ibid. — Platon, Hipp. Maj., t. III, p. 285.

[42] Héraclide de Pont, περί Πολίτ., II.

[43] Pausanias, Lacon., XV.

[44] Suidas, ibid.

[45] Clément d'Alex., Stromates, I.

[46] Voyez Meurs, Lac., IV, 17.

[47] Photius, Biblioth., p. 310, 3 et 321, 33.

[48] Voyez les Lyriques de Bergk.

[49] On ne comptera pas comme érotique un vers tiré d'un hymne à Vénus. Infirme, accablé d'années, Alcman porte envie à ces alcyons qui ne peuvent plus voler, mais que les femelles portent sur leurs ailes. (Voyez Antig. Caryst., Hist. mirab., c. 27.) Rien de plus charmant et de plus chaste que le souhait du vieux poète, qui avait formé la jeunesse spartiate et enseigné ses chœurs aux vierges lacédémoniennes.

[50] Suidas, ibid.

[51] Pausanias, Lacon., XVII.

[52] Les vers d'Archiloque sont cités par Plutarque. (Apophth. Lacon.)

[53] Plutarque, Apophth. Lacon.

[54] Il y avait seulement des représentations lyriques, où les chœurs se disputaient le prix, et les danses mimiques des Décélistes. (Plutarque, Vie d'Agis, XXIX.)

[55] Pausanias, Lacon., XIV.

[56] Thucydide, IV, 84.

[57] Voyez surtout les Apophth. lacon. de Plutarque.

[58] Plutarque, Vie de Lycurgue, XXVI.

[59] Voyez Plutarque, Vie de Lysandre, XVIII.

[60] Voyez la liste de Meurs, Lacon., IV, 17 : Apsines, rhéteur. Aréus, poète. Aristocrate, auteur d'une histoire de Lacédémone. Callicratidas, philosophe. Démétrius, épicurien. Dicœarque, grammairien. Diophante, archéologue (14 livres d'antiquités). Pausanias, historien. Sosibius, grammairien. Timocrate, auteur d'un traité ou poème sur le Jeu de balle.