ÉTUDES SUR LE PÉLOPONNÈSE

L'ART À SPARTE

CHAPITRE I. — DU CARACTÈRE SPARTIATE.

 

 

Les races conquérantes et les constitutions militaires répugnent par leur nature aux délicatesses de la civilisation. Les plaisirs de l'intelligence et du goût trouvent difficilement leur place dans une cité qui ressemble à un camp. On dirait que les peuples, comme les particuliers, ont devant eux des routes différentes : ils ne peuvent en préférer une et s'y engager sans s'éloigner des autres. C'est pour cela que l'opinion prête toujours à l'esprit militaire quelque chose d'austère, d'étroit, de rude, qui est moins l'ignorance que le dédain des belles choses et des jouissances qu'elles procurent. Il y a longtemps que le sage Homère a personnifié cet antagonisme de la force et de la science, du génie de la guerre et du génie des arts, en mettant aux prises Mars et Minerve[1]. L'histoire a justifié par un grand exemple l'allégorie du poète : Rome conquérante repousse les lettres et les arts, et les étouffe chez ses nouveaux sujets[2] ; le jour où elle se laisse séduire à leur charme, c'en est fait des vertus romaines.

Sparte, bien plus encore que Rome, a présenté au monde l'idéal d'une cité guerrière. L'enfant qui ne promet pas un guerrier vigoureux est condamné à mort dès sa naissance : tant la vie des citoyens est jugée inutile, si elle ne peut être consacrée aux combats. L'État décharge les particuliers de tous leurs soucis : il élève leurs enfants, dresse pour eux des tables communes ; il leur interdit la culture des terres, l'industrie, le commerce, le travail en un mot, comme pour supprimer l'ambition et l'avarice. La patrie réclame en échange toutes les heures, toutes les pensées de ceux dont elle brise les liens les plus naturels pour se les mieux enchaîner : ils naissent, ils vivent, ils meurent soldats.

Aussi avons-nous coutume de regarder le Spartiate comme un barbare, surtout au milieu de la Grèce, qui brille de tant de lumières et est ornée de tant de chefs-d'œuvre. Immobile, quand tous poursuivent le progrès, insensible aux jouissances les plus pures et à la gloire qui ne s'achète point par le sang, il ne quitte jamais la lance et le bouclier. Ennemi jaloux des peuples qui grandissent, défenseur des vieilles coutumes et de l'ignorance, il représente pour nous le type le plus complètement opposé au type athénien.

Ce jugement est injuste cependant, et nous devons le tenir pour d'autant plus suspect qu'il nous est inspiré par Athènes elle-même et par ses écrivains. La rivalité d'Athènes et de Sparte dégénéra peu à peu en des haines que la différence des races irritait encore. Une multitude gâtée par la démocratie souffre peu les contradicteurs, et, si elle permet quelquefois qu'on modère ses caprices, elle exige impérieusement qu'on flatte ses passions. Cimon paya de l'exil[3] son estime pour les Lacédémoniens et les éloges qu'il leur donnait à la tribune. Thucydide rabaissa, dans un discours célèbre qu'il prêtait à Périclès, les vertus les moins contestables, les plus éclatantes du peuple spartiate, les vertus guerrières. Quels excès n'autorisait pas cette faiblesse d'un homme d'État ? Les philosophes prétendirent démontrer les vices des mœurs spartiates et les absurdités de la constitution de Lycurgue ; les orateurs calomnièrent éloquemment des ennemis chaque jour plus odieux ; les poètes comiques les tournèrent en ridicule sur la scène, et les firent à plaisir rudes, insociables, ignorants, d'une incapacité égale à leur aversion pour les arts et les lettres, ces fêtes de l'intelligence et la plus belle gloire d'Athènes. Dans ces attaques, ils étaient peut-être de bonne foi ; car la haine se nourrit de préjugés, et les préjugés sont toujours sincères. Mais Sparte eût pu répondre comme le lion d'Ésope : Si nous avions des peintres !

J'essayerai de mettre en un jour plus vrai et plus. favorable le génie spartiate. Je ne prétends point à l'avance le réhabiliter complètement, et lui assigner une place éminente dans l'histoire de l'art et de la pensée. Ce serait passer d'une extrémité à l'autre. Mais j'ai réuni un certain nombre de faits qui paraissent d'autant plus importants que toute cette partie de l'histoire de Sparte a dû rester dans une plus profonde obscurité. Non-seulement ces faits montrent que la poésie, la musique, l'architecture, la sculpture, ont été goûtées et honorées dans la république de Lycurgue, mais ils indiquent un développement particulier de l'art sous la discipline toujours vigilante des lois. Admises ou exclues, encouragées ou réprimées selon les conseils de la morale et de l'utilité, les différentes productions de l'esprit humain connurent, en quelque sorte, une législation ; et, si l'un croit avec raison qu'elles ne peuvent briller de tout leur éclat qu'au sein de la richesse, des plaisirs et de la liberté, c'est un spectacle d'autant plus rare de voir comment elles s'accommodent avec le plus pauvre, le plus austère et le plus tyrannique des gouvernements.

Avant d'entrer dans les détails de cette question, il n'est pas inutile de signaler dans les lois et les mœurs des Spartiates ce qu'elles avaient d'élevé et de généreux, ce qui préparait à l'estime des belles choses un peuple qui n'avait pas renoncé, comme on est tenté de le croire, à tous les sentiments et à toutes les délicatesses de la nature humaine. Il ne pouvait appartenir impunément à la race grecque, la plus richement douée de toutes celles qui ont paru sur la scène du inonde. Quoique les Ioniens eussent plus d'enthousiasme, plus de fécondité, plus de grâce, les Doriens ont contribué à donner à l'art grec un caractère de sévérité et de grandeur que leurs rivaux eux-mêmes ont reconnu, en attachant le nom dorien aux plus beaux modes de la poésie, de la musique et de l'architecture. Or Sparte, chacun le sait, était la capitale des Doriens.

La réforme de Lycurgue l'isola-t-elle du mouvement général pour ne lui laisser de commun avec les autres peuples doriens que la guerre et les alliances ? Cela n'est pas vraisemblable, et Plutarque confond dans la même idée[4] les mœurs doriennes et la constitution de Lycurgue.

Quoi qu'il en soit, le législateur, loin d'étouffer les instincts poétiques de son peuple, les fit concourir à ses sages projets ; il voulut les développer, en leur donnant un but moral et un frein salutaire. Nous le verrons appeler Thalétas à Sparte pour célébrer l'obéissance, la concorde et prêter aux rigueurs des nouvelles lois le charme de ses chants. Lui-même apporte de l'Ionie les mâles récits d'Homère. Il fait de la poésie et de la musique des instruments d'éducation ; il maintient la danse, cette grâce du corps, à condition qu'elle soit l'image de la guerre et l'ornement des cérémonies saintes. Il chasse les arts inutiles et superflus[5] ; mais pouvait-il confondre dans ce nombre l'architecture qui élève les édifices publics et les temples, la sculpture qui modèle les statues des dieux et des héros ?

Si nous examinons ensuite le caractère des Spartiates, nous voyons gué l'imagination est comprimée par une vie frugale, active, stoïque ; car les sectes les plus austères n'ont pas traité avec plus de mépris les plaisirs, la douleur et la mort. Mais les grands sentiments, qui sont la vraie poésie de l'âme, n'en ont que plus d'énergie : l'amour de la patrie, accru de toutes les passions qu'une habile constitution ne tuait pas, mais laissait sans objet ; l'amour de la gloire, mais d'une gloire désintéressée qui n'appelait ni la richesse ni la puissance, et que payaient l'éloge des magistrats et l'admiration de la jeunesse ; le mépris du danger poussé jusqu'à l'héroïsme, et l'ivresse guerrière qui marchait au combat en chantant, en sacrifiant aux Muses, en se parant[6] (chose inouïe à Sparte !), comme les autres peuples se parent pour les fêtes. Cherche-t-on des sentiments plus doux ? ce sera la dignité personnelle et la confiance qu'inspire une vie entière passée sous l'œil des lois et de tous les citoyens ; ce sera la vénération dont on entourait la vieillesse, et l'affection paternelle que les vieillards témoignaient à tous les jeunes gens ; ce sera l'amour conjugal, auquel les entraves et le mystère donnaient une sorte de poésie, et cet amour, pour nous incompréhensible, que non-seulement Lycurgue avait sanctionné en le purifiant[7], mais dont il avait fait, à ce qu'il parait, un principe de perfection morale[8].

Ce n'est pas le lieu de discuter la portée politique d'une loi qui interdit à tous les hommes libres l'industrie, l'agriculture, le commerce. Je ferai remarquer seulement combien de passions mesquines et honteuses elle tue d'un seul coup. La nécessité et l'avarice sont la source de bien des petitesses. Au contraire, le désintéressement, l'oubli de besoins que l'État se charge de satisfaire, donnent aux âmes une insouciance fière et de l'élévation. N'est-ce pas ce que rêvent les artistes et les poètes ?

Les loisirs que la paix imposait n'étaient pas remplis seulement par la chasse et les fatigues corporelles. Les chants, les fêtes, les entretiens communs soit à table, soit dans les gymnases, soit dans les leschés, occupaient agréablement l'esprit. On y louait les belles actions, et la morale inspirait toutes les paroles que l'enfance 'était souvent admise à recueillir. Or, ceux qui comprennent et aiment le beau sont capables de le goûter sous plus d'une forme. En sorte que l'oisiveté, à Sparte, c'était le temps qu'on donnait à la pensée et aux plaisirs intellectuels. On se rappelle le mot de ce Spartiate qui, apprenant à Athènes qu'un citoyen venait d'être condamné pour délit d'oisiveté : Montrez-moi, dit-il, celui qu'on punit d'avoir vécu en homme libre[9].

En choisissant dans le caractère d'un peuple les traits les plus avantageux et en les mettant seuls en lumière, je n'ai point prétendu tracer un portrait. Je ne fais que répondre à un préjugé trop sévère. Si l'on veut admettre que le génie dorien, même après la réforme de Lycurgue, était encore susceptible de goûter la poésie et les arts, si l'on reconnait que la constitution lacédémonienne était loin de les proscrire et d'en étouffer tout développement, nous verrons tout à l'heure dans quel sens et dans quelles limites ce développement s'est produit.

Il est évident que, dans cette recherche, il faut tenir compte des époques, et ne pas confondre Sparte déjà corrompue avec Sparte conservant intactes, pendant cinq cents ans[10], ses institutions. Lysandre, le premier, introduisit dans la république, avec les dépouilles de l'ennemi, l'amour des richesses et du luxe[11]. Ce fut la vengeance d'Athènes vaincue. L'épuisement de l'aristocratie explique cette facile corruption. Au temps de Xénophon, il y avait tel jour où, sur quatre mille hommes qui occupaient la place publique, on ne comptait pas quarante Spartiates[12], y compris les éphores, les sénateurs et les rois. Je m'arrêterai donc à la fin du siècle de Périclès, ou plutôt c'est l'histoire qui s'arrête : si elle présente plus tard deux ou trois noms, ils ne méritent d'être cités qu'en passant et pour compléter une liste déjà courte. Car la décadence politique n'encourage pas d'ordinaire l'essor de l'art. La chiite des lois n'ouvrit la carrière qu'aux discordes civiles et aux vices que l'or apportait avec lui.

 

 

 



[1] Iliade, XX, v. 69.

[2] Notamment en Étrurie.

[3] Plutarque, Vie de Cimon.

[4] Plutarque, Vie de Cléomène, XVI.

[5] Plutarque, Vie de Lycurgue, IX.

[6] Plutarque, Vie de Lycurgue, XXII.

[7] Xénophon, Laced., Resp., II, 3.

[8] Plutarque, Vie de Lycurgue, XVIII. Voyez, sur ce sujet, le Voyage d'Anach., t. II, ch. 47.

[9] Plutarque, Vie de Lycurgue, XXXIV.

[10] Plutarque, Vie de Lycurgue, XXIX.

[11] Plutarque, Vie Lycurgue, XXX. Après la prise d'Athènes, Lysandre remit aux éphores 480 talents, outre les sommes fournies par le jeune Cyrus. Après Ægos-Potamos, il avait envoyé par Gylippe 1.500 talents. Comme pour avertir ses concitoyens du fléau qu'il leur apportait, le sauveur de Syracuse vola dans les sacs 300 talents. Diodore, XIII, 106.

[12] Xénophon, Hellen., III, 3.