LE SANG DE GERMANICUS

 

X. — LES HONNÊTES GENS.

 

 

Lorsque Néron eut été proclamé empereur à l'âge de dix-sept ans, Burrhus et Sénèque, ses deux précepteurs, devenaient, de fait, ses conseillers et ses ministres. Depuis cinq ans, ils s'étaient efforcés de former le petit-fils de Germanicus aux idées libérales, qui étaient un héritage et une convenance de famille : la mort de Claude leur permettait d'étendre sur les affaires publiques une influence qui était celle de tout un parti. En appelant à son secours les partisans de Germanicus, en donnant des gages aux honnêtes gens pour l'aider contre les Césariens, c'étaient des surveillants, des rivaux et bientôt des maîtres qu'Agrippine s'était donnés. Elle avait spéculé sur leur popularité, quand elle voulait saisir le pouvoir ; la force de cette popularité devait la renverser, dès qu'elle voudrait garder ce pouvoir pour elle seule. Son fils, qu'elle prétendait laisser dans une minorité perpétuelle, Sénèque et Burrhus prétendaient le préparer pour le bonheur du monde et payer enfin la dette de Germanicus.

Tacite explique l'ascendant conquis dès le début par les précepteurs : Ces deux directeurs de la jeunesse de Néron, avec un accord rare quand c'est le pouvoir qu'on partage, exerçaient une égale influence par des moyens différents : Burrhus, par sa capacité militaire et l'austérité de ses mœurs ; Sénèque, par ses leçons d'éloquence et la grâce dont il parait la vertu, se prêtant un mutuel appui, afin de sauver plus facilement le jeune prince des périls de son âge, et, s'il méprisait la sagesse, de le contenir par les plaisirs permis. Tous deux n'avaient à combattre que l'orgueil d'Agrippine, qui était enflammée par tous les désirs d'un pouvoir malfaisant.

Agrippine écartée, Pallas disgracié, il n'y eut plus, ajoute Tacite, qu'un assentiment unanime autour de deux citoyens honnêtes et libres. Cet assentiment unanime, c'est le concours des honnêtes gens qui se groupent autour de deux chefs que la fortune leur présente et qui offrent au monde les cinq années de tranquillité et de bonheur que les poètes et les courtisans ont imputées à la gloire de Néron, mais qui appartiennent exclusivement à un parti que l'histoire ne devait point laisser dans l'ombre. Ce triomphe éphémère des philosophes et des gens de bien n'est pas un accident ni le prélude d'un règne qui devait finir dans la boue et dans le sang : c'est un germe qui sera fécond pour l'avenir et prépare aux Romains le siècle mémorable qui les consolera des horreurs du premier siècle de l'empire.

Avant de rechercher la politique de cette régence, il est bon d'esquisser les personnages principaux qui la constituaient. A la tête du gouvernement mal défini que leur abandonne un jeune prince qui s'esquive pour courir au plaisir, il faut peindre Burrhus et Sénèque.

Afranius Burrhus n'est connu par aucun buste ni par aucune médaille. Il était de naissance médiocre ; son passé avait été obscur jusqu'au moment où le choix d'Agrippine le produisit dans une lumière éclatante. Ce choix avait été dicté par l'opinion publique. Burrhus était déjà réputé dans Rome pour son caractère, son intégrité, sa droiture mêlée d'une certaine roideur. Il représentait l'honneur, le respect des serments, la discipline militaire. Sa rudesse dut se plier plus d'une fois aux difficultés et aux exigences de la politique. Il était stoïcien, mais un stoïcien de cour ; s'il transigeait avec les faits, il ne cédait point, dans le principe, à l'empereur, et, lorsque le jeune prince, après un refus, revenait à la charge, essayant de surprendre son aveu : J'ai dit mon avis, répondait sèchement Burrhus ; il est inutile de me le demander deux fois. Il menait souvent Néron au camp et l'assujettissait aux exercices militaires, sans réussir à lui communiquer ni le goût des armes ni le courage. Après avoir protégé le fils contre les pièges de la mère, il défendit la mère contre le ressentiment du fils. Il sauva Agrippine quand elle fut dénoncée par Lepida, se porta garant ou de son innocence ou de son châtiment, et fit lui-même la visite domiciliaire qui gagna du temps et permit à Néron de redevenir maître de lui. Accusé à son tour par les délateurs, Burrhus ne tint aucun compte de l'accusation, resta parmi les juges, et vota comme s'il se fût agi d'un autre. Il ne faut pas oublier qu'il était général des prétoriens, c'est-à-dire représentant du pouvoir militaire auprès de l'empereur. C'est là le vrai secret de sa force : les conseils de celui qui tenait les dix cohortes prétoriennes dans sa main pesaient d'un singulier poids.

Sénèque ne représente pas la force, il règne par la persuasion. Étranger, né à Cordoue d'une famille immensément riche, arrivé jeune à Rome, gâté par d'éclatants succès littéraires et par des succès mondains, entouré de l'éclat du luxe, amoureux du plaisir, admis dans l'intimité de la famille de Caligula, amant de Julia Drusilla, sœur de l'empereur, il fut exilé avec elle par Messaline. Il avait soutenu son exil en Corse avec plus de magnificence que de constance, se consolant toutefois par l'étude de la philosophie, écrivant à Rome des lettres qui passaient de mains en mains et rendaient son nom populaire, flattant Polybe, le secrétaire de Claude, flattant Claude lui-même. La mort de Messaline permit de le rappeler ; l'opinion publique le désigna à l'habile Agrippine comme précepteur de son fils. Alors, de même qu'il s'était fait philosophe dans l'adversité, Sénèque se fit homme de bien à la cour, métamorphose rare. Esprit brillant, écrivain de mauvais goût, éclectique moins par conviction que par la mollesse de sa conviction, aimant la morale par délicatesse, mais surtout par un besoin irrésistible de déclamer, serviable, plein de bonnes intentions, que ses actes ont démenties plus d'une fois, doué d'une imagination trop vive pour ne pas se compromettre sur le terrain glissant de la cour, faible à la fois et généreux, aimant le bien et ne résistant pas assez énergiquement au mal, poursuivant la gloire avec une passion qui l'a jeté dans les bras des stoïciens, Sénèque a grandi au milieu des épreuves ; il a eu le mérite singulier de racheter sa jeunesse par son âge mûr, d'effacer les fautes de l'âge mûr par les vertus de sa vieillesse et par le sacrifice courageux de sa vie. Je n'ai à discuter ni les éloges exagérés qu'on a prodigués quelquefois à Sénèque, ni les calomnies qui ont pu ternir sa mémoire. Il est juste seulement de rappeler que les plus violentes accusations, d'usure, par exemple, de captation, de cupidité effrénée, ont été articulées par Suilius, le plus vil délateur du règne de Claude ; tandis que Tacite, le censeur sévère, n'a pour Sénèque que des témoignages de sympathie et d'admiration : il insinue même qu'on avait songé à lui pour le faire empereur à cause de l'éclat de ses vertus.

Peut-être ne faut-il pas être trop exigeant pour un demi-sage égaré dans un milieu terrible, aux prises avec le colosse du despotisme impérial. L'éducation de Néron lui a fait peu d'honneur, mais il se consolait en rappelant qu'Agrippine lui avait interdit d'enseigner la philosophie à son élève. Or qu'est-ce qu'un philosophe qui n'enseigne pas la philosophie ? Sénèque, dès que Néron fut empereur, essaya courageusement de regagner le temps perdu. Il rédigea coup sur coup ses traités sur la Sagesse, sur la Colère, sur la Clémence, qu'il adressait à son disciple. Mais il était tellement pénétré des idées de son temps, la flatterie était devenue pour lui une langue si naturelle, qu'il lui échappe des phrases où l'on retrouve la goutte de poison. Lorsqu'il dit au jeune prince ; Tu crois sortir et tu te lèves à l'horizon, s'étonnera-t-il lorsque Néron s'assimilera au Dieu-Soleil et se fera élever la statue de Zénodore ? Lorsqu'il lui suggère cet examen de conscience : Seul je peux tuer, seul sauver, sans violer la loi, s'étonnera-t-il lorsque Néron enverra simplement son médecin ouvrir les veines à ceux qui lui déplaisent ? Lorsqu'il s'écrie : Tu es élu entre les mortels pour représenter les dieux, tu peux, à ton gré, anéantir ou fonder des cités, s'étonnera-t-il lorsque Néron fera brûler Rome pour la rebâtir ?

Aussi ses efforts ont-ils été stériles : sa connaissance profonde du cœur humain l'a forcé de lire promptement dans l'âme de Néron et de perdre courage. A peine arrivé aux affaires, il s'enferme, travaille assidûment, refuse d'assister aux fêtes de Néron, mange à part, prie le prince de ne plus l'embrasser en public, de peur de compromettre sa majesté. Il se fait austère, négligé ; il laisse pousser sa barbe, il ressemble encore plus à un philosophe cynique qu'à un stoïcien. Mais tout ce zèle ne fait disparaître ni la flatterie, ni la complaisance, ni la faiblesse, qui tombera dans d'horribles pièges. Sénèque est le type des précepteurs malheureux, chez qui le courtisan perce à travers le sage. Bossuet n'aurait pas eu non plus à s'enorgueillir de son disciple, s'il avait vécu ; le cardinal Fleury n'a pu se vanter du sien ; leurs plus magnifiques leçons sont corrompues par la théorie même du pouvoir absolu, que l'éloquence des maîtres ne sert qu'à rendre plus enivrante et qui reste l'atmosphère de ces jeunes âmes comme de tout leur siècle. Le meilleur précepteur des souverains, c'est l'adversité, et, comme l'adversité n'arrive souvent. qu'à la fin de leur règne, il est plus sage de les contenir par des institutions que de se fier à la philosophie.

Les images de Sénèque sont d'accord avec le portrait moral que l'on se fait d'après l'histoire. Un célèbre archéologue de la Renaissance, Ursinus, déclare avoir vu entre les mains du cardinal Maffeï un médaillon contorniate, représentant Sénèque et le désignant par la légende. Ursinus avait rapproché cette figure gravée en relief d'un buste en bronze que possédait le cardinal Farnèse et il avait reconnu l'identité du type. Le bronze Farnèse a été depuis transporté au musée de Naples, mais le médaillon vu par Ursinus a dis-. paru, et l'on n'en possède aucun de ce genre dans les collections de l'Europe. D'autres bustes et des statues ont été trouvées depuis, qui sont semblables au buste de Naples : on y a, sur la foi d'Ursinus, reconnu Sénèque. Ces portraits sont assez nombreux, non seulement dans les musées d'Italie, mais en France. Le cabinet des médailles de la Bibliothèque impériale en possède un ; le Louvre possède non seulement un buste qui a été trouvé récemment près d'Auch, mais une statue en pied. Sénèque avait été trop célèbre pour ne pas inspirer de l'orgueil aux Romains et pour ne pas figurer à côté des philosophes grecs dans les palais et dans les bibliothèques.

La statue du Louvre le représente debout, tenant dans sa main un rouleau. A ses pieds, la boite aux manuscrits. Il est très âgé, drapé assez pauvrement, de façon à faire sentir sous les plis des formes maigres et exténuées par les années. Les artistes semblent avoir choisi à dessein l'époque où le ministre-philosophe vit dans la retraite, s'impose l'abstinence et les rigueurs de l'ascétisme, renonce aux grandeurs humaines et se prépare à bien mourir. C'est, en effet, le plus beau moment de Sénèque. Du reste, tous les bustes semblent la copie d'un même original ; ils offrent le même caractère, le même âge, la même expression. La barbe est longue, rare, en désordre, les cheveux tombent sur le front par mèches pointues, qui paraissent malpropres, même en sculpture. Le front est osseux, la peau transparente, les rides multipliées. Les yeux sont resserrés, réduits par la contraction jusqu'à la laideur ; le nez a de la fermeté, sans noblesse ; la bouche est entr'ouverte, signe de faconde plutôt que d'éloquence, et les muscles du visage ont un abandon qui ajoute à l'expression rustique.

L'ensemble des traits, par conséquent, a quelque chose de l'idéal que Sénèque s'est imposé pour la fin de sa vie, alliant l'austérité des stoïciens avec l'extérieur des cyniques. On y retrouve une réminiscence lointaine de Démosthène, mais d'un Démosthène sordide. L'assimilation serait plus juste encore, si l'on se reportait devant le tableau des Buveurs, qui est au musée de Madrid. Sénèque a quelque parenté avec ces types andalous, ignobles mais si énergiques, qu'a peints le grand Vélasquez ; il était, lui aussi, de Cordoue, et l'origine barbare n'a pu être effacée par la civilisation la plus exquise. Sa physionomie a quelque chose à la fois d'intelligent et de subalterne, de chaleureux et de vulgaire. Si j'étais un admirateur de Sénèque, il me semble que je voudrais contester l'authenticité de ses bustes.

Burrhus et Sénèque ne pouvaient à eux seuls gouverner le monde. Il leur fallait des amis politiques, des auxiliaires, des appuis. Le premier et le plus sûr, ainsi qu'il convenait sous l'empire, fut un général. Ce général a laissé un beau nom dans l'histoire : c'est Corbulon. Il avait commencé par être préteur sous Caligula, son beau-frère. Il avait poursuivi les malversations des magistrats et des entrepreneurs préposés à l'entretien des routes. Sa sévérité l'avait fait d'abord disgracier sous Claude ; on lui avait plus tard donné l'armée de Belgique à qui il avait fait creuser un canal de vingt-trois mille pas, entre la Meuse et le Rhin.

Burrhus lui confia le commandement de l'armée d'Orient. Les Parthes menaçaient la frontière de l'empire, l'Arménie voulait se révolter, et les soldats romains étaient hors d'état de leur résister. Corbulon trouva, en effet, une armée amollie par les délices et efféminée. Les soldats ne pouvaient plus supporter ni casque ni cuirasse ; ils avaient pris les longs vêtements des Asiatiques. Corbulon rétablit la discipline, la vigueur, l'habitude des fatigues, retrempa ses soldats sur les hauts plateaux de l'Asie, au milieu des neiges. Il donnait l'exemple, tète nue, vêtu d'un léger manteau, bravant un froid qui faisait geler les mains des soldats attachées à leurs fardeaux. Corbulon était trop dévoué aux vieilles mœurs militaires- de la république pour n'être pas un peu stoïcien. Une doctrine commune, autant que ses vertus, assuraient Sénèque et Burrhus de sa fidélité.

En 1792, dans les fouilles que le prince Borghèse entreprit à Gabies, on trouva un petit édifice consacré à la mémoire de Domitia, fille de Corbulon. Une inscription ne laissait aucun doute sur la destination de ce monument. Dans une niche ménagée au milieu de la paroi principale, se trouvait un buste qu'on a supposé être celui du père de Domitia. Ce buste a été transporté au musée de Paris, qui en possède un autre presque identique ; il a été comparé à d'autres bustes qui sont à Horne, en Angleterre, où ils ont été rapportés par M. Hamilton. L'accord de tous ces monuments a paru constituer le type de Corbulon. Tacite, cependant, dit que Corbulon était de grande laine, qu'il avait de la prestance, un langage magnifique, et qu'outre son expérience et son talent, il était plissant même par de vains dehors. Or les sculptures produisent une impression toute différente. La tête et les épaules annoncent un personnage petit ; le front est bas, contracté ; la bouche peut être une bouche d'orateur, et la disposition des muscles peut indiquer l'habitude de la parole, mais elle n'a aucune noblesse. En un mot, rien ne rappelle ce grand air et cette beauté militaire dont parle Tacite. L'expression de la rectitude, de l'honnêteté, de la persévérance, une intelligence suffisante, tendue vers le devoir et vers l'honneur, voilà tout ce qu'on lit sur les portraits que l'on suppose être ceux de Corbulon.

Sûrs des prétoriens et de l'armée d'Orient, les précepteurs de Néron avaient besoin du sénat. Pour rendre de la vigueur à ce corps énervé, ils y fortifièrent et y poussèrent au premier rang les hommes les plus indépendants ; d'abord Cassius, descendant du meurtrier de César, qui se recommandait par son opulence héréditaire, la gravité de ses mœurs, le culte de ses ancêtres ; puis Silanus, qu'une naissance illustre, une jeunesse sagement réglée, signalaient à tous les regards, autant que les malheurs de sa famille, décapitée sous tous les empereurs comme la moisson destinée à la faux. On fit rentrer Plautius Lateranus, qui avait été mis au nombre des amants de Messaline et rayé du sénat : son caractère élevé, sa noblesse, sa fermeté, rachetaient un entraînement de jeunesse ; son palais et ses jardins occupaient l'emplacement de la basilique actuelle de Saint-Jean-de-Latran. Enfin Pætus Thrasea, de Padoue, Gaulois d'origine, la plus belle figure du temps, un sage et un vrai citoyen, dont la richesse n'était surpassée que par le désintéressement et dont la réputation n'avait d'égale que la vertu, put exhorter librement les sénateurs à de mâles résolutions.

Pour administrer les provinces ou commander les pays conquis, les ministres s'assurent le concours de magistrats capables et honnêtes, Ostorius Scapula, qui contiendra les Bretons ; L. Vétus et Barea Soranus, qui seront tour à tour proconsuls d'Asie, et donneront l'exemple de l'administration la plus intègre ; d'autres, que l'histoire n'a point cités ou qu'elle ne signale plus tard qu'à l'heure de l'exil et du supplice.

Ainsi constitué, que fait ce parti des honnêtes gens qui s'est emparé des affaires, du consentement de Néron, trop jeune, malgré les protestations d'Agrippine, tendant les mains vers un pouvoir perdu ? Forme-t-il une ligue temporaire ou représente-t-il une doctrine politique ? Se bornera-t-il à des remèdes qui apaisent et à des demi-mesures qui gagnent du temps, ou veut-il modifier le gouvernement dans son principe et selon un plan ? Est-ce une régence qui ne durera qu'autant que l'occasion, ou le triomphe d'une idée qui survivra à ceux qui la font triompher ? Telle est la question, tel est le secret de l'avenir, pour tout parti et surtout pour un parti d'honnêtes gens.

Le premier discours. de Néron dans le sénat, qui avait été rédigé par Sénèque, peut être considéré comme un véritable programme. Aussitôt après avoir été proclamé par les prétoriens, le pupille de Burrhus et de Sénèque exposa quelle serait la forme de son gouvernement.

D'abord les procédures juridiques seront rétablies ; les causes ne seront plus évoquées au Palatin ; les débats redeviendront publics.

En second lieu, la vénalité des charges sera interdite et l'on ne verra plus les scandaleux tracs des affranchis de Claude.

En troisième lieu, la division des provinces fixée par Auguste sera respectée et l'on ne confondra plus celles qui sont gouvernées par le sénat avec celles qui sont la propriété du fisc impérial. L'Italie et les provinces de l'empire qui appartenaient au peuple romain, au lieu de recourir à l'empereur pour tous les procès, devront s'adresser au tribunal des consuls. Grâce à cette juridiction reconquise, les consuls et le sénat retrouveront leur influence, confisquée par les procurateurs des Césars.

Mais ce programme n'est qu'une restauration et, au fond, qu'une fiction. Ces promesses sont des concessions bénévoles ou l'expression d'intentions honnêtes ; mais, dans tout cela, il n'y a rien d'absolu, rien qui soit une garantie durable comme la loi. Il ne faut pas confondre la division des provinces avec la séparation des pouvoirs, et cette division même est illusoire, puisque, dans la pratique, elle dépend du bon plaisir du prince, qui la fera disparaître, comme ses prédécesseurs, de la faiblesse du sénat, qui est trop démontrée, de la bassesse des magistrats, qui ont trahi tant de fois leur mandat, de l'intelligence des provinces qui savent ce qu'elles gagnent à recourir directement à l'empereur.

Les réformes proposées par les nouveaux ministres sont donc une simple rectification du système impérial, altéré pendant deux règnes. C'est un retour à l'organisation d'Auguste, et la décadence a été si rapide, que déjà cette organisation apparaît comme un rêve et un âge d'or ; de même que les mots charmants fabriqués par Sénèque, répétés par Néron, répandus dans l'univers : Attendez que j'en sois digne !Je voudrais ne point savoir écrire ! sont une contrefaçon de la clémence d'Auguste.

Mais des promesses et des mots il faut passer aux actes. Or, ces actes seraient sans portée contre un pouvoir jaloux de ses privilèges ou cruel. Tout est précaire, tout dépend de l'impuissance du jeune despote et de la vertu de ses conseillers, tout disparaîtra au premier souffle. Que fait ce sénat lui-même, qu'on a voulu relever, et à qui l'on remet, en apparence, les affaires de l'empire ? Le sénat s'occupe avant tout de se protéger contre les délateurs, ses grands ennemis ; il abolit le salaire des orateurs, c'est-à-dire l'appât de la dénonciation ; il poursuit les concussionnaires ; il dispense les jeunes patriciens qui entrent dans la carrière politique, de donner de, combats de gladiateurs, c'est-à-dire de se ruiner ; il fait régler les pensions données par le prince aux sénateurs pauvres : ces pensions peuvent atteindre une somme qui équivaut à dix mille francs de notre monnaie. Telles sont les graves mesures provoquées par le sénat. On n'ose aller plus loin : on est arrivé à la dernière limite du libéralisme. C'est au point que Thrasea, entendant un jour ses collègues agiter pendant toute une séance la question suivante : Combien de gladiateurs les habitants de Syracuse seront-ils autorisés à produire dans l'arène ? ne put s'empêcher de leur faire honte et de leur rappeler que c'étaient les intérêts de l'empire, les lois, les intitulions qu'ils devaient discuter. Mais Thrasea mettait le doigt sur la plaie sans pour cela la guérir. Les questions frivoles trouvaient faveur, parce que les questions essentielles paraissaient pleines de péril.

 Au fond, dans ce gouvernement d'honnêtes gens, de grandes personnalités ont pris place, parce que la personnalité du prince n'apparaît encre et parce qu'il n'a souci que de ses plaisirs. Leurs intentions sont excellentes, leurs promesses sincères ; mais la force des choses les empêche d'aller plus loin. L'empire est si vaste, les maux sont si profonds ; les abus si invétérés, qu'il faudrait détruire la société romaine pour la réformer. Les siècles seuls pourront amener cette dissolution. Les ministres de Néron se contentent donc de rétablir une apparence de régularité administrative ; ils reviennent aux formes juridiques, font de bons choix, répriment les excès, encouragent, exhortent, pardonnent. On sent que les mains qui tiennent le pouvoir sont plus pures ; on se détend, on respire, on espère, entre Agrippine impuissante et Néron contenu ; malheureusement, ce n'est ni une révolution définitive, iii un changement de constitution, c'est un fantôme de république. Rien n'est établi, rien n'est proclamé comme doctrine politique, rien n'est converti en institutions. Tout dépend de quelques hommes : ces hommes écartés, le despotisme brisera leurs liens de soie et leurs guirlandes de fleurs pour reprendre sa course et ses bonds furieux.

On peut donc rendre hommage à ceux qui ont procuré cette paix au monde et le calme entre deux tempêtes. Après les règnes de Caligula et de Claude, cinq années de repos étaient nécessaires aux Romains : ils en ont joui avec ivresse et leurs illusions s'étendaient dans un avenir sans limites. Ces cinq ans furent appelés plus tard le lustre d'or, le lustre sans pareil. Trajan, qui savait ce qu'il en coûte pour bien gouverner, citait cette période comme la plus heureuse de l'empire et la plus exemplaire. Il faut s'incliner devant cette régence trop courte, qui ne fut qu'une régence, mais qui rendit le règne de Néron populaire, qui consola l'univers et lui donna le répit nécessaire pour se préparer à de nouvelles épreuves.

Si l'on pénètre la vie secrète des ministres et leur politique de palais, on sent tout ce que leur influence a de précaire : leur mérite n'en est que plus grand. Le feu couve sous leurs pieds ; ils ne se dissimulent point que tout peut éclater d'un moment à l'autre ; leur vertu est sans cesse réduite à des complaisances dont ils rougissent, leur tolérance va jusqu'à la faiblesse, leurs concessions sont parfois une lâcheté. Que dis-je ? ils sont forcés de fermer les yeux sur les débauches de Néron, d'y prêter les mains et de rester spectateurs muets de ses premiers crimes. Or un spectateur muet devient un complice. Sénèque met un de ses disciples en avant pour couvrir les rendez-vous de Néron avec Acté, l'affranchie. Après le meurtre de Britannicus, que Néron complote avec Locuste dès la première année de son règne, les ministres sont forcés de recevoir des terres, des villas, des présents, que l'empereur distribue pour acheter leur silence. Tacite, à ce sujet, reproduit les murmures du public et le blâme des stoïciens. Enfin, les premiers emportements de Néron, ses liaisons avec de jeunes débauchés, ses orgies, ses violences, le scandale qui éclate, font gémir les anciens précepteurs sans qu'ils jugent prudent de s'y opposer. Leurs observations sont si rares, leurs luttes si discrètes, leur résistance si molle ! Ils perdent du terrain, ils sont vaincus chaque jour par l'invasion des épicuriens autant que par le tempérament du prince, qui se développe rapidement dans ce milieu empesté. Ils ressemblent à ces colons africains qui élèvent un jeune tigre, prévoyant le jour où ses instincts sanguinaires éclateront malgré leurs soins et la douceur d'une nourriture calculée.

Le coup de tonnerre fut l'assassinat d'Agrippine. Ni Burrhus ni Sénèque n'avaient cru, en excitant le fils contre la mère, qu'ils le pousseraient au parricide. Ils voulaient tenir Agrippine à l'écart, ils ne pouvaient prévoir à quelle extrémité se porterait le prince. Certes ils n'ont point été avertis du complot tramé par Néron avec ses favoris et le préfet de la flotte. Mais lorsque le premier acte eut échoué, lorsque Agrippine, blessée à l'épaule, fit savoir qu'elle vivait encore, ils furent appelés en conseil, ils reçurent la terrible confidence ; ils trouvèrent bon qu'Anicétus achevât ce qu'il avait commencé ! Lorsque Néron, abattu par une nuit d'insomnie, se crut, comme Oreste, assiégé par les Furies, Burrhus envoya les prétoriens le consoler et le féliciter. Sénèque rédigea la lettre que l'empereur adressait au sénat et qui était une apologie du parricide. Dans. quel abime ces malheureux ministres n'ont-ils pas été entraînés par une série de faiblesses ? Ils ont accepté la responsabilité du ' crime en acceptant la complicité du lendemain. Le sang d'Agrippine rejaillit sur leur front : ils restent déshonorés, impuissants, inutiles. Avec eux tombe le parti des honnêtes gens.

Néron sent bien qu'il s'est émancipé par le parricide. Dès lors il se développe librement et ne compte plus avec personne. Ses instincts, que l'incendie de Rome va exaspérer jusqu'à la fureur, prennent des proportions formidables. Entraînés par la passion du pouvoir qui leur échappe, forcés de suivre leur maitre, n'ayant pas le courage de le quitter, les ministres ne sont plus qu'un jouet digne de compassion. Leur influence est perdue, parce qu'elle reposait uniquement sur leur autorité morale et sur leur vertu. Dès qu'ils sont des complaisants et des complices, ils ne sont plus rien. Burrhus imprimait encore quelque respect, parce qu'il était prudent de compter avec le chef des prétoriens. Il mourut le premier et Sénèque ne fut plus qu'un objet de mépris pour la cour.

Eh bien, c'est lorsque l'expiation commence, que commence le beau rôle des honnêtes gens sous Néron ; c'est lorsque leur parti est abattu qu'il se relève véritablement ; c'est quand ils ne sont plus rien dans l'État qu'ils deviennent grands par la persécution. Au lieu de recourir à des expédients stériles et à des mesures transitoires, ils travaillent pour l'avenir et préparent à l'humanité de meilleurs jours par leur martyre. Les stoïciens avaient abandonné César et ses précepteurs souillés par le crime. Thrasea s'était levé au milieu du Sénat, quand on avait commencé à lire l'apologie du meurtre d'Agrippine, et il était sorti silencieux. C'était une rupture éclatante avec les ministres-philosophes. Bientôt ce seront ces ministres qui, dépouillés du pouvoir, iront rejoindre les stoïciens, adopter leurs principes, pratiquer leurs vertus, imiter leur héroïsme et mourir avec eux.

C'est, en effet, le parti des stoïciens qui s'empare de la scène et de l'admiration du monde : jusque-là, il était resté au second plan, soutenant seulement les gens de bien qui essayaient de gouverner l'empire. Le temps de gouverner. est passé ; la lutte et la protestation commencent. Les stoïciens étaient partout et avaient pris une importance singulière dans la société romaine. Leur doctrine, qui était restée chez les Grecs une théorie, était devenue à Rome une vertu, car le génie latin lui avait imprimé un caractère strict et pratique ; elle était, comme toute Manifestation philosophique, le privilège des classes intelligentes ; elle était la consolation des âmes douces, le refuge des âmes dégoûtées du monde, la forteresse des âmes fières. Les femmes, qui, dans toutes les époques de péril et de crise, luttent de zèle avec les hommes, étaient stoïciennes comme plus tard elles seront chrétiennes. Arria, dès le règne de Claude, apprend déjà à son mari Pætus comment on meurt.

Le beau livre de M. Martha, Les Moralistes sous l'Empire romain, montre comment les philosophes de cette époque deviennent de véritables directeurs spirituels et sont appelés à exercer une sorte d'apostolat : quelques-uns escortent leurs amis jusqu'au lieu du supplice, les exhortant, soutenant leur foi comme le feront plus tard les confesseurs. Cornutus, Musonius Rufus, Démétrius, Sénèque après sa disgrâce, Virginius, quoiqu'il professât la rhétorique, sont des directeurs de conscience en même temps que des philosophes stoïciens ; dans les lettres, le stoïcisme est représenté avec éclat par Lucain ou plutôt par Perse, le chaste et austère républicain ; dans la politique, par le grand Thrasea.

Bien vivre et bien mourir, conformer sa conduite à une morale rigoureuse, soumettre ses pensées et ses actes à une règle pratique, se vouer à la vertu pour elle-même, sans mérite ni espoir de récompense, s'abstenir de tout contact avec les grandeurs et avec la cour pour rester pur, pour rester digne, pour rester libre, regarder la mort comme l'affranchissement suprême et le droit de mourir comme une victoire éclatante sur la tyrannie, tels étaient les nobles principes que professait l'élite de l'aristocratie romaine. Non seulement ces principes étaient appliqués avec d'autant plus de courage que les crimes étaient plus fréquents autour de l'empereur, mais les prosélytes se multipliaient à Rome et dans les provinces. La jeunesse se prenait de passion pour les exemples de fermeté et les beaux caractères. La protestation sublime de Caton contre les attentats impunis devenait une religion ; l'abstention politique devant un gouvernement méprisé devenait un devoir ; la belle et sereine figure de Thrasea devenait un idéal. On voudrait connaître ce Socrate romain, si doux envers les siens, si ferme contre les oppresseurs, si dur avec lui-même. Son buste existe sans doute, ignoré, anonyme, sans aucun signe de reconnaissance, dans quelque musée de l'Europe, parmi tant d'autres bustes que l'archéologie n'a pu encore désigner par leur nom. Les monnaies et les pierres gravées, dont les inscriptions parfois éclairent, manquent complètement : les traits des plus vils empereurs ont été immortalisés par l'art, tandis que l'image de Thrasea est perdue pour la postérité. Ses actes restent, en font un type d'austérité politique et assurent sa gloire ; nous pouvons du moins comprendre comment il était devenu un modèle d'abstention pour les cœurs généreux, un danger pour le gouvernement impérial. Assidu au sénat, tant que Néron parut suivre les honnêtes inspirations de ses ministres, Thrasea se lève et sort chaque fois qu'un acte honteux est annoncé ou proposé à l'assemblée. L'apologie du parricide, l'apothéose de l'enfant de Poppée, qui avait quatre mois, l'apothéose de Poppée elle-même sont l'objet de cette protestation silencieuse et solennelle qui pouvait être un arrêt de mort. Bientôt, lorsque Néron se plonge dans le crime, Thrasea cesse d'assister aux séances. Il ne met plus les pieds au sénat pendant les trois dernières années de sa vie ; il ne prononce plus le serment d'usage au début de l'année ; il n'offre ni sacrifices ni prières publiques pour César, précédant, en cela, les chrétiens ; cette force de résistance tranquille et cette puissance du mépris excitent l'enthousiasme, non seulement de ce qu'il y de plus fier à Rome, mais du monde entier. L'acte d'accusation contre Thrasea nous apprend que les provinces et les armées attendaient avec impatience le journal officiel de Rome (Diurna), dont le nom est resté en italien, (Diario), pour savoir ce que Thrasea n'avait pas fait, c'est-à-dire pour constater son abstention et flétrir tout ce dont il s'était abstenu.

Le danger d'une telle conduite pour un gouvernement est grand et un despote doit redouter la contagion d'un semblable exemple. Que deviendrait-il, si les autres sénateurs imitaient Thrasea, si les chevaliers imitaient les sénateurs, si tous ses sujets s'abstenaient ? L'empire ne serait plus qu'une poignée de brigands campée sur le Palatin. Quoique Néron, qui avait des sentiments d'artiste, admirât Thrasea et l'eût d'abord ménagé, il comprenait la portée de la guerre honnête et déclarée que lui faisaient les stoïciens. Peu à peu ils allaient détacher de lui l'univers ; ils persuaderaient aux hommes immobiles d'attendre que leur maître tombât à terre, par son propre poids ou par le poids de ses fautes. La peur prit Néron et il frappa. Certes la persécution n'a fait que hâter le triomphe des idées qu'il redoutait. Mais ce qui prouve que Néron et ses amis avaient une intuition prophétique du danger, c'est que la chute de l'empereur est telle que l'eût pu souhaiter Thrasea lui-même ; elle est le résultat, sinon prévu, du moins inévitable de la politique stoïcienne. Néron tombe, parce que ses sujets cessent de le soutenir. Il n'est ni vaincu par une armée, ni renversé par un parti, ni assassiné par un conspirateur. Le monde, fatigué, se retire de lui ; en pleine paix, quand Galba est encore en Espagne avec une seule légion, quand Vindex va être vaincu en Gaule, Néron, pris de vertige au sommet de cette puissance qui n'a plus de base, se précipite lui-même, s'abandonne lui-même, s'exécute lui-même, arrachant peut-être un sourire aux stoïciens qui lui avaient survécu.

Ainsi s'explique la persécution subite de Néron contre les stoïciens : il répond à leur guerre sourde par une guerre déclarée, à l'abstention par l'assassinat. Sa vengeance atteint d'abord les deux précepteurs qui l'ont conduit dans le piège et qui ont prêté tant de force aux stoïciens. Burrhus, pris d'un mal de gorge, est soigné par un médecin que lui envoie Néron ; sa gorge, touchée par une plume, enfle, se décompose et ne laisse plus passer l'air. La plume était-elle empoisonnée ? Burrhus le laissa croire, car, lorsque Néron vint s'asseoir au chevet du mourant et lui demanda comment il se trouvait : Bien, lui répondit Burrhus, et, sans un adieu, sans un regard, il se tourna du côté de la muraille. Sa mort excita des regrets universels ; ses vertus furent célébrées par la douleur publique. Sénèque doit mourir à son tour, impliqué dans la conspiration de Pison. Il vivait dans la retraite, pratiquant le mépris des richesses, au milieu des biens immenses qu'il avait offerts en vain à Néron, buvant l'eau d'une source, mangeant des fruits sauvages, dormant sur une couchette si dure qu'elle ne gardait pas l'empreinte de son corps, rachetant ses faiblesses par l'ascétisme, calmant ses remo.rds par la méditation et le sacrifice : c'était une véritable pénitence. L'ordre de se tuer le trouva prêt : il se fit ouvrir les veines et loua la jeune et belle Pauline, sa femme, qui voulut partager librement son sort. Les émissaires de Néron bandèrent les blessures de Pauline, qui conserva toute sa vie la pâleur de la mort. Quant à Sénèque, comme le sang coulait à peine de son corps exténué par le jeûne, il se fit trancher les veines des pieds, puis celles des jarrets, et, comme il ne réussissait pas à rendre l'âme, il se fit porter dans son étuve et suffoqua après avoir invoqué Jupiter Libérateur et dicté un dernier discours. De même, Lucain, son neveu, Espagnol jusqu'au bout, usait de son dernier souffle pour réciter ses propres vers, où il décrivait la mort d'un soldat.

Les victimes se multiplient autour de ces illustres victimes. La conspiration de Pison, acte fatal d'un étourdi, qui servit à perdre plus d'innocents que de conspirateurs, fut le prétexte des fureurs de Néron.

Déjà Silanus, Cassius, Rubellius Plautus ont péri ; Latéranus se laisse égorger sans mot dire par un tribun qu'il sait son complice. Tandis que les stoïciens et leurs amis sont exilés en foule, formant dans les îles de véritables colonies, leurs chefs doivent mourir : ils s'en réjouissent, car ils veulent laisser de grands exemples ; les femmes luttent d'héroïsme avec leurs pères et leurs maris, comme le feront bientôt les femmes chrétiennes. Barea Soranus et sa fille Servilia quittent la vie en proclamant que le trépas est la délivrance. L. Vétus, Sextia, sa belle mère, Pollutia, sa fille, enveloppés de longs vêtements, plongés dans des baignoires disposées à dessein, se font ouvrir les veines à la même heure et attendent la mort en se regardant avec tendresse : chacun demande aux dieux d'expirer le premier, pour ne point survivre, fût-ce de quelques minutes, à ceux qu'il chérit. Le ciel juste les rappelle dans l'ordre de la nature. Enfin Thrasea, cité devant le sénat, refuse de se défendre et de démentir ainsi sa politique d'abstention. Il attend son arrêt dans le beau jardin qu'il cultivait lui-même, entouré de ses parents, de ses amis, de femmes vertueuse et charmantes, donnant à Perse, son neveu, ses fiers conseils, discutant avec le philosophe Démétrius, s'entretenant aussi tranquillement que Socrate dans sa prison. On apprend la condamnation : les larmes éclatent, Thrasea les calme et les contient ; il défend à sa femme d'imiter sa mère, la célèbre Arria ; il faut qu'elle vive pour protéger leur fille dont l'époux n'est condamné qu'à l'exil. Il abrège ses adieux, tend les bras au médecin, et, quand le sang a coulé jusqu'à terre, il fait approcher le questeur qui lui a signifié son arrêt : Offrons, lui dit-il, cette libation à Jupiter Libérateur. Regarde, jeune homme, car tu es né pour des temps où il convient d'affermir son âme par des exemples de constance. Puis, comme la mort était lente à venir et comme il souffrait cruellement, il se tourna vers le philosophe Démétrius...

Le récit de Tacite s'interrompt ici avec le dernier livre de ses Annales. Par une fatalité intelligente, ce fragment, semblable à un temple antique que la ruine rend plus grandiose, clôt l'histoire de la persécution des stoïciens. Rien n'affaiblit l'impression de cette scène immortelle ; car le dénouement du drame se perd dans une clarté sereine et dans l'infini.

Qui croira qu'un sang si noblement versé ait été inutile ? Qui osera dire que cette suite de beaux trépas, de témoignages confirmés jusqu'à la mort, d'héroïsme tranquille, n'ait point été féconde ? Qui doutera que tant de sacrifices faits publiquement au devoir, à la patrie, à l'honneur, n'aient remué toutes les âmes, à Rome comme dans les provinces et jusqu'aux Confins du monde ? Ce sceau apposé à des carrières pures, cette abnégation de consciences convaincues, étaient une leçon propre à enflammer les générations plus jeunes. Les stoïciens égorgés par Néron léguaient à la postérité ce qu'il y a de plus grand parmi les hommes, l'image d'une belle vie couronnée par une belle mort.

Ainsi deux mouvements parallèles se produisaient dans la société romaine, deux doctrines proclamaient la dignité morale et la liberté absolue de l'âme, deux partis, s'appuyant sur la beauté du sacrifice, présentaient, sans se défendre, leurs poitrines nues aux tyrans. Les stoïciens et les chrétiens étaient inconnus les uns aux autres ; un jour les uns absorberont les autres, mais, à cette époque, ils ne s'étaient point rencontrés. En vain, a-t-on voulu rapprocher Sénèque de saint Paul ; on l'a fait sans preuves et sans vraisemblance. Le double courant est bien plus remarquable, puisqu'il n'est point combiné : il agit à la fois en haut et en bas de la société. Le stoïcisme, qui se répand dans l'aristocratie, dans les familles riches, lettrées, fait des conquêtes rapides et triomphe le premier ; le christianisme, qui s'adresse aux pauvres, aux esclaves, à ceux qui désespèrent, doit soulever peu à peu toutes les couches sociales ; son triomphe sera long, mais plus durable. Les stoïciens préparent le siècle des Antonins ; ce ne sont plus alors les ministres qu'ils ont conquis, ce sont les souverains eux-mêmes. Les chrétiens préparent l'avènement de Constantin et étendent sur le monde non pas une doctrine abstraite et rigide, mais une religion qui console, parce qu'elle ajoute au devoir l'espérance, à la morale la charité. Il ne faut qu'une génération aux stoïciens pour voir se succéder Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle ; il faut trois siècles aux chrétiens pour planter la croix sur le Palatin. Trente ans après Néron, la philosophie s'assied sur le trône pour inaugurer le règne de la sagesse, la conscience dans le pouvoir, l'adoption par estime et la succession par ordre de vertu.