LE SANG DE GERMANICUS

 

IV. — CALIGULA.

 

 

Une nation est sans vergogne, quand elle veut satisfaire un besoin de fétichisme contenu pendant plusieurs générations : il faut qu'elle joue sa fortune sur un coup de dés, sa destinée sur une seule tête ! Le flot monte, il est irrésistible, il renverse les obstacles, il submerge tout ; l'entraînement est d'autant plus violent qu'il est irréfléchi, la foule est d'autant plus aveugle qu'elle est avertie : les anciens souvenirs accumulés et les rêves inassouvis auront à tout prix leur jour de triomphe.

C'est ainsi que Caligula, porté à la fois par la mémoire de son père, par celle de ses frères regardés comme des martyrs, par la passion des Romains, monte sur le trône avec un assentiment universel. Il est accepté, il est désiré, il est chéri à l'avance ; il est le favori, il perd jusqu'à son nom, et la postérité elle-même a été forcée de consacrer ce surnom familier, cher, intime comme un surnom amoureux : Caligula, c'est à dire la petite botte. Lorsque, l'an 37 de l'ère chrétienne, il arrive à Rome avec le cadavre de Tibère étouffé par ses ordres, il est accueilli par des transports indicibles ; les citoyens, les soldats, les femmes, les enfants, se précipitent au-devant de lui, comme ils se précipitaient jadis au-devant de Germanicus. Ils l'appellent leur astre, leur nourrisson, leur petit poulet, leur poupon.

La joie se communique à l'univers. Il faut lire le Juif Philon pour se figurer cette allégresse sans bornes dans toute l'étendue du monde connu. Les peuples alliés comme les peuples soumis, les citoyens comme les étrangers, les riches comme les pauvres, les maîtres comme les esclaves, sont dans un état de surexcitation et de liesse qui ressemble à de la folie. Partout fume l'encens ; partout se renouvellent les sacrifices ; on ne voit que festins et que fêtes. En trois mois, la statistique officielle constata qu'on avait immolé aux dieux cent soixante mille victimes en l'honneur de Caligula. Les fêtes étaient perpétuelles, dans les stades, dans les théâtres, dans les cirques. On peut dire que pendant huit mois le genre humain a été ivre.

De même que, dans la vie privée, la lune de miel adoucit les âmes les plus rudes et les rend meilleures, de même, dans la vie politique, ce qu'on appelle le joyeux avènement attendrit les natures les plus féroces : elles soin désarmées pour un temps et deviennent inoffensives, par ce qu'elles sont étonnées et comme étrangères à elles-mêmes. Caligula, au milieu du tourbillon d'amour qui l'entourait, n'eut besoin d'aucun effort pour être bon ; il accorda tout ce qu'on demandait, parce qu'on demandait des choses faciles. Il n'avait qu'à se laisser aller au mouvement réparateur qui suit un long règne et un règne exécré. Lui-même respirait après la mort de Tibère, dont il avait senti le joug à Caprée ; le bonheur qu'il éprouvait rayonnait sur les autres. Du reste, il ne rencontrait point de résistance : tous l'adoraient, tous prévenaient ses désirs ; il ne connaissait encore du pouvoir que la douceur de se le voir décerner, l'étourdissement d'être aimé et la satisfaction de régner sans effort comme sans obstacles.

Le trésor est plein, grâce à l'avarice de Tibère : il est donc facile de payer les legs de prédécesseur et de distribuer soixante sesterces pour la coupe de la première barbe de Caligula, refusés l'an 32 par Tibère, avec quinze sesterces d'arrérages pour les intérêts courant depuis cinq ans. Les bannis sont rappelés, les prisons sont ouvertes. Les impôts sont diminués, ce qui est plus aisé au commencement d'un règne qu'à la fin. Le sénat est honoré, Caligula jure de partager la puissance avec lui, il s'intitule son fils, son pupille. Le peuple recouvre ses élections et le droit de s'assembler ; il est vrai que, peu de temps après, la place des Septa, lieu des comices, était creusée, remplie d'eau et occupée par une magnifique galère.

Les écrits de Labienus, de Crémutius Cordus, de Cassius Severus, esprits indépendants des règnes précédents, cessent d'être interdits ; les copies reparaissent et se multiplient ; c'était, pour le temps, la liberté de la presse. Les fauteurs de débauches, si célèbres sous Tibère, les corrupteurs de la jeunesse sont bannis de Rome, quoiqu'en même temps le nouvel empereur se livre à des désordres secrets qui bientôt altéreront profondément sa santé. Pendant huit mois l'opinion publique réclame et Caligula accorde des réformes qui réparent les maux du règne précédent et justifient la faveur publique.

Mais on se lasse de tout : les romanciers prétendent que la lune de miel n'a qu'un temps, l'histoire prouve que les émotions d'un joyeux avènement s'émoussent et sont de courte durée. Caligula tomba malade : l'on vit autant de douleur qu'il y avait eu de joie. Le peuple passait la nuit autour du palais ; plusieurs faisaient vœu de s'immoler pour le souverain ou de combattre dans le cirque s'il était rétabli. Mais cette maladie, résultat de l'épuisement causé par les festins, par les bains pris hors de propos, par l'habitude de débauches qui allaient croissant, et surtout par la faiblesse native de son tempérament, cette maladie rendit à Rome le vrai Caligula, celui que la mémoire des hommes a consacré et qui s'était oublié dans le bien comme dans une ivresse passagère.

On a cru que Caligula était devenu fou et qu'un transport au cerveau l'avait métamorphosé en monstre. Jusqu'ici, dit Suétone, j'ai parlé d'un prince ; ce que je vais raconter est d'un monstre.

Or, messieurs, j'ai assez de foi dans les lois générales de la nature pour ne pas admettre les monstres. Il ne faut prêter à l'homme ni l'infaillibilité d'un Dieu ni la férocité de la bête : sa place n'est ni si haut, ni si bas. Il faut imputer la plupart de ses fautes à la faiblesse des organes qui trahissent la volonté et à un état physique qui crée une altération morale. C'est surtout dans certaines positions exceptionnelles qu'éclatent des maladies difficiles à comprendre, que l'on confond avec la folie, qui ne sont pas la folie et qui méritent une étude attentive. Nous commencerons par observer les éléments principaux de ce type, heureusement assez rare dans l'histoire. Nous joindrons à l'analyse psychologique le portrait physique de ce souverain qui n'avait pas vingt-six ans.

Sa taille était haute, son teint très pâle ; il avait les tempes creuses, les yeux enfoncés dans l'orbite, un front large et menaçant. Le corps était énorme, le cou menu, les jambes extrêmement grêles, défaut héréditaire : son père, Germanicus, avait eu aussi les jambes grêles et se les était fortifiées par un usage fréquent du cheval. Caligula avait peu de cheveux ; le sommet de sa tête était absolument chauve, preuve de la pauvreté du sang ; en revanche, il avait le corps tout velu, signe de violence des appétits. C'est pour cela que plus tard on était déclaré criminel si l'on regardait Caligula d'une fenêtre ou du haut d'un portique, et si l'on prononçait devant lui le mot de bote ou de chèvre. Il était épileptique de naissance (il faut noter soigneusement ce détail) ; il avait des faiblesses subites qui l'empêchaient de marcher et même de se soutenir. Voilà donc des faiblesses organiques déclarées, une complexion particulière, qui produisent une extrême sensibilité nerveuse, également avide de sensations violentes et incapable de les supporter. Ces sortes de natures ont besoin d'émotions et en souffrent ; elles cherchent les excitants et sont affaiblies par tout ce qui les excite.

Plus tard, l'éducation, la volonté et l'exercice de sa puissance ont modifié encore les dispositions naturelles. Caligula sent le trouble de sa santé ; il croit, lui aussi, à une maladie mentale ; il voulut se purger le cerveau, idée propre à la médecine antique. Césonia, sa quatrième femme, lui donna un philtre qui ne servit qu'à le rendre furieux, puis plus abattu.

Son visage était laid : il s'étudia à le rendre affreux, l'effroi qu'il voulait inspirer lui paraissant tenir lieu de beauté. Il apprenait devant

le miroir à imposer à tous ses traits l'immobilité, à regarder fixement sans jamais abaisser ses paupières, semblable aux statues des divinités dont l'œil est une pierre transparente incrustée. Ses nuits n'étaient qu'une longue insomnie : il ne pouvait dormir plus de trois heures, et ces trois heures étaient traversées par des apparitions terribles ; il entendait la mer qui prenait une voix et conversait avec lui. Aussitôt, il s'élançait de sa couche et se promenait sous de longs portiques, attendant et invoquant le jour.

Enfin, il avait des tressaillements, une irritabilité fiévreuse, l'inquiète mobilité de la bête fauve dans sa cage. Il était sujet à ces terreurs paniques qui sont une révolte irréfléchie des sens. Le tonnerre le réduisait à se cacher sous un lit. L'Etna, qu'il vit de Messine s'enflammer un soir, lui fit quitter précipitamment la Sicile. Dans une expédition ridicule sur les bords du Rhin, se trouvant dans un chemin creux, la pensée lui vint que les ennemis pouvaient l'attaquer. Il prit la fuite, et, comme les bagages arrêtaient sa course, il se fit transporter de bras en bras par les goujats de l'armée au delà du pont jeté sur le Rhin.

Ces détails, pour la plupart empruntés à Suétone, annoncent une nature débile et bizarre, dont les souffrances doivent réagir violemment sur l'âme : ils n'annoncent point la folie.

Que nous apprennent, à leur tour, les monuments où le fils de Germanicus est figuré ? Les plus dignes de foi sont les médailles. Elles devraient avoir disparu, ces monnaies frappées sous Caligula, car le sénat ordonna de les refondre, après sa mort ; on obéit mal, puisqu'on en retrouve dans toutes nos collections. Les monnaies de bronze sont belles : il y a deux types du grand module, tous les deux portant la tête de l'empereur. Au revers de l'un, des soldats prétoriens sont debout, tenant des aigles, écoutant Caligula qui leur parle du haut d'une estrade : l'inscription nous avertit que c'est une allocution aux cohortes prétoriennes. C'est la première fois qu'on voit une médaille rappeler un tel fait, et le sénat n'avait pas été consulté, puisque les lettres traditionnelles S. C. (Senatus consulto) manquent. Le revers de l'autre représente les trois sœurs de Caligula avec leurs noms : Drusilla, Julia-Livilla, Agrippina. Elles sont assimilées à des divinités et portent trois cornes d'abondance ; mais l'une s'appuie sur un cippe, c'est la Sécurité ; l'autre renverse une patère, symbole du sacrifice, c'est la Piété ; la troisième tient un gouvernail, c'est la Fortune. On trouve encore la tête de Caligula sur des monnaies d'or fort belles qui, sur l'autre face, portent gravée la tête de sa mère Agrippine.

Les camées, plus que toute autre série de monuments, ont un caractère idéal qui ne doit rappeler que de très loin le portrait tracé par Suétone. Le camée qui est au cabinet des médailles de Paris représente Caligula avec sa sœur Drusilla ; il a quelque chose de fin, de délicat, de charmant : le frère et la sœur se ressemblent absolument. Le camée qui est au Louvre et qui réunit les deux profils de Tibère et de Caligula, prête également à Caligula une beauté pure qui n'a rien de vraisemblable. On comprend que des objets aussi précieux, commandés par l'empereur, destinés à sa collection du Palatin, devaient être exécutés avec un soin infini et une flatterie attentivement surveillée.

Au contraire, le camée du cabinet des médailles qui porte le numéro 218 est d'une sincérité piquante, parce qu'il n'est pas antique. Quelque habile artiste de la renaissance l'a fait d'après les monnaies de bronze ; il en reproduit le caractère : il reproduit aussi les trois sœurs de Caligula, copiées exactement d'après les monnaies et gravées sous la tête de l'empereur. La nature du travail indique suffisamment son époque ; mais ce qui trahit surtout le graveur moderne, c'est le nom de CALIGULA qu'il a ajouté, ignorant que jamais les Romains n'auraient désigné un empereur par son seul surnom et que Caligula aurait puni de mort celui qui aurait commis une telle inconvenance.

Quant au camée de la Sainte-Chapelle, il représente Caligula enfant, sans caractère particulier, si ce n'est la grosseur de la tête. De grandes bottes noires, semblables par la forme aux bottes de nos écuyers, d'une matière plus souple, s'adaptent exactement à ses jambes.

Enfin les statues de cet empereur sont rares, malgré le nombre prodigieux qu'il en avait fait faire, puisqu'il n'y avait ni une ville ni un temple où il ne fût adoré. Mais Claude donna l'ordre de les briser toutes ou de les fondre. Il reste cependant des bustes et des tètes rapportées. Ainsi la statue du Vatican est formée de deux parties : la tête de Caligula a été ajoutée sur les épaules d'un autre personnage. Le musée du Capitole n'a qu'un buste en basalte, auquel la couleur imprime quelque chose de sombre et de dramatique. Le Louvre a deux bustes : le plus récemment acquis vient de la collection Borghèse ; il a été trouvé à Gabies en 1792.

Ces diverses sculptures rappellent, en les adoucissant, les traits de Caligula ; elles indiquent des cheveux épais sur un crâne que l'on sait avoir été chauve ; enfin elle ; n'ont pas l'expression et l'accent des médailles. On ne retrouve que sur les médailles le cou grêle dont parlent les auteurs, le modelé tremblant des joues, les saillies sans raison, l'absurdité des contractions musculaires, l'œil enfoncé et soupçonneux, la bouche serrée et comme épileptique, toute la finesse, en un mot, d'un sang appauvri, d'une nature maigre, have, épuisée. Mais il est juste d'ajouter que partout aussi perce l'intelligence. Ce corps malsain renfermait un esprit très vif. La culture avait développé les dons naturels ; l'imagination, emportée jusqu'au désordre, était féconde, inépuisable. Ses reparties étaient cruelles souvent, mais heureuses. Il avait le goût de l'éloquence ; les idées et les mots lui venaient abondamment ; son organe était sonore, sa prononciation excellente, surtout quand il était en colère. Il est vrai qu'il était imprudent de lutter avec lui. Sénèque s'y laissa prendre et aurait payé son succès de sa vie, si une concubine de l'empereur ne lui eût fait croire qu'il était phthisique. Domitius Afer, ancien délateur, était plus avisé et obtenait sa grâce en tombant comme foudroyé par l'éloquence du maître. Enfin n'est-ce pas Caligula qui institua un concours à Lyon, dans lequel les auteurs de méchants écrits étaient condamnés à les effacer avec l'éponge et avec leur langue ? Cet ami si éclairé des lettres se donnait en même temps pour un bon critique. Virgile ne lui semblait ni assez savant ni assez original, Tite-Live lui paraissait verbeux et négligent. S'il ne fit pas détruire leurs manuscrits, il fit du moins ôter leurs bustes des bibliothèques publiques.

Tel est l'homme ou plutôt le jeune homme que les historiens ont considéré comme fou : les plus indulgents ont attribué à sa maladie le brusque changement qui s'est fait dans son caractère, et ils ont considéré la fin de son règne comme un perpétuel délire. Sa folie, disent-ils, était de se croire un dieu.

Je vous demande la permission, messieurs, non pas de soutenir un paradoxe, mais de me placer à un tout autre point de vue que le point de vue moderne. Je vous prierai même de faire un effort d'imagination et de vous pénétrer de l'esprit de l'antiquité. Transportez-vous au milieu d'une société païenne, afin de comprendre une religion polythéiste et la disposition de toute âme romaine qui voyait des dieux partout, qui donnait l'hospitalité à tous les cultes, qui divinisait tous les héros. Pour moi, la question se résume en ces termes : Caligula, en se déclarant dieu, était-il un insensé, ou n'était-il pas, au contraire, un être rigoureusement logique ? Trahissait-il une altération mentale ou ne donnait-il pas, au contraire, une preuve admirable de lucidité, de raisonnement, de bon sens ? Était-ce un despote. frénétique ou un prince sincère et convaincu ?

En vérité, étant donnée sa situation de maître du monde, il en tirait les conséquences ; étant données sa puissance infinie et l'adoration infinie des hommes, il en cherchait l'explication et la formule. N'oubliez pas quelle est la popularité de ce chétif enfant depuis huit mois. L'univers entier est à ses genoux ; la joie et la douleur qu'il inspire sont tour à tour sans bornes ; la fumée des sacrifices monte sans cesse vers le ciel et l'on offre plus de victimes pour lui seul que pour tous les dieux de l'Olympe réunis. Dans son lit, pendant cette maladie qui le tient loin des regards, silencieux, livré à ses réflexions, un travail intérieur s'opère ; tout se déduit et s'enchaîne ; la lumière se fait. L'empereur promène sa pensée sur le monde et il n'entend qu'un concert immense d'adoration ; il peut tout ; il est tout ; il est la source de tout ; il a ramené l'âge d'or sur la terre, ce que les dieux n'ont pu faire depuis Saturne. Il est donc l'égal des dieux, avant d'être élevé jusqu'à eux par l'apothéose.

Pourquoi donc attendre la mort afin de voir proclamer sa divinité ? N'est-il pas juste d'en jouir dès le présent ? Les autres potentats, infatués d'eux-mêmes, ont pensé comme lui sans oser l'avouer. Plus franc, il jette le masque. Sa foi en lui est si profonde, qu'il ne reste plus qu'à formuler la religion. Un pareil vertige n'est pas sans précédents, et les plus fameux héros n'en ont pas été exempts. De quel droit l'humanité proclame-t-elle sublimes ceux-ci, fou celui-là ? Alexandre s'est cru dieu et personne ne l'a cru fou. Dans les temps modernes, des rois très chrétiens ont été convaincus aussi qu'ils étaient des dieux, ils se sont considérés comme investis d'un droit divin, ils ont exercé la puissance avec une majesté qu'ils sentaient divine, ils se sont laissé revêtir par leurs artistes, par leurs poètes, par leurs courtisans, des attributs de la divinité. Louis XIV, cependant, n'a jamais passé pour fou. Caligula n'a rien éprouvé, rien fait, rien inventé de plus ; seulement il vivait, non pas dans une société chrétienne, mais dans une société polythéiste, au milieu de prédécesseurs divinisés et adorés comme des idoles.

Dès lors Caligula agit avec une sincérité, une logique, une bonne foi parfaites. La religion qui se révèle à lui, il faut qu'elle devienne sensible par des actes. Avec une naïveté et une candeur qui sont bien d'un dieu descendu sur la terre, il commence par décréter qu'on lui bâtira un temple : on lui en élève cent. Il désire des statues : on lui dresse autant de statues que la main des sculpteurs et des statuaires suffit à en fabriquer. Il n'y a pas assez de temples du nouveau dieu : on met une statue dans chaque temple des anciennes divinités, et cela dans tout l'univers.

Une fois les statues en place, il faut des prêtres : Caligula veut créer des collèges de prêtres, et immédiatement les premiers citoyens achètent à beaux deniers comptants l'honneur de faire partie de ces collèges. Il faut aussi régler les sacrifices, établir des rites : à chaque jour de la semaine est attribuée une espèce différente de victimes : on immole tour à tour des flamants aux ailes rouges, des paons, des poules de Carthage, des poules d'Inde, des oies noires d'Égypte, des faisans.

En même temps l'empereur se fait élever une statue d'or que l'on habillait et déshabillait, comme les simulacres les plus vénérés de l'antiquité et qui portait exactement le costume qu'il portait lui-même chaque jour. Castor et Pollux avaient leur temple au-dessous de la maison de Tibère, qui était devenue celle de Caligula et s'avançait à la fois vers le Forum et vers le Capitole. On ajouta à la hâte des constructions sur la pente du Palatin ; on éleva d'immenses portiques qui vinrent rejoindre par derrière le temple, dont trois belles colonnes sont encore debout à l'extrémité du Forum. Castor et Pollux devinrent ainsi les portiers du nouveau dieu ; leur temple devint le vestibule du palais. Quelquefois Caligula daignait prendre place en personne au milieu d'eux et recevoir les hommages du peuple. Ah ! messieurs, quelles adorations, quelles prières, quels vœux, quelles extases, quelles offrandes ! Jupiter n'était plus rien, Apollon chômait, Bacchus se morfondait, Diane était délaissée : aussi Caligula, par bonté d'âme, daigna-t-il de temps en temps prendre le costume de ces pauvres divinités ; il apparaissait en Apollon, en Diane, en Jupiter ; il revêtit faine un jour les attributs et le costume de Vénus, d'une Vénus drapée, sans doute. Enfin, consentant à traiter Jupiter en collègue, il ordonna à ses architectes de jeter un pont pardessus le Vélabre et le temple d'Auguste, et, sur une longue série d'arcades, il arriva jusqu'au Capitole : c'est dans cette galerie qu'il se promenait la nuit pendant ses insomnies, rendant à Jupiter Capitolin des visites de bon voisin.

S'il est permis de faire un reproche à ce grand artiste en divinité, c'est de manquer de goût quelquefois, par exemple quand il invite la lune à partager sa couche ou quand il enlève de Grèce une statue du Jupiter Olympien pour lui parler à l'oreille, écouter ses réponses et se fâcher en le menaçant de le renvoyer en Grèce, ou même quand il fait retentir un tonnerre artificiel pour répondre aux grondements du tonnerre céleste. En cela il manquait de tact. Mais, ces réserves faites, on ne peut ne pas admirer combien cet esprit plein de logique et de philosophie avait merveilleusement compris ses contemporains. En effet, messieurs, quelle générosité de la part de Caligula ! quelle condescendance magnanime ! quelle commisération pleine de délicatesse ! quel sentiment de la faiblesse humaine et quelle main secourable pour la tirer de son abaissement ! Quoi ! vous voulez vous avilir sans cesse par vos actes et par vos paroles ! Eh bien, soit ; abaissez-vous au moins devant un dieu. Vous voulez flatter, mentir mendier à deux genoux ? que ce soit aux pieds d'un dieu. Caligula, en s'exaltant, rehausse un peuplé d'esclaves ; il devient le bienfaiteur de l'humanité en la relevant à ses propres yeux ; sa divinité est une excuse ou plutôt une justification morale de toutes les lâchetés politiques.

Ce dogme une fois établi, compris, accepté, tout le règne de Caligula s'explique ; rien ne sera d'un fou, tout sera d'un logicien qui tire des déductions pratiques.

D'abord, puisqu'il est dieu, il n'y a plus de lois, plus d'obstacles, plus de morale. Quelles seront les lois ? la volonté du dieu. Quelle sera la règle ? ses désirs. Quelle sera la morale ? ses caprices. Aussi a-t-il raison de décréter avant tout qu'il n'y a plus de jurisprudence. La loi, c'est moi, est une formule aussi juste que la formule moderne : L'État, c'est moi. Si l'on élève quelque réclamation au sujet des tarifs et des impôts, qui cessent eux-mêmes d'être déterminés, Caligula fait comme les dieux, qui condescendent à l'infirmité humaine et répondent aux mortels qui les interrogent par des oracles que personne ne comprend. Il fait graver les tarifs nouveaux sur des tables de bronze, en caractères tellement fins qu'il est impossible d'en lire un mot.

Il est regrettable peut-être que cette divinité qui règne sur la terre soit composée de deux éléments : d'une âme divine, qui embrasse tout, et d'un corps, matière importune, qui a des appétits et des besoins. Toutefois, le raisonnement démontre aussitôt qu'un dieu étant infaillible, sa puissance et son intelligence doivent servir à la satisfaction de ses sens. Les amours de Jupiter et ses métamorphoses ont été chantées par les poètes, admirées par les prêtres et consacrées par les artistes. Caligula aura ses amours, et c'est même par excès de scrupules, pour ne pas démoraliser ses sujets, qu'il contracte coup sur coup quatre mariages. Sa première femme est morte : il prend Orestilla, qu'il enlève à Pison et répudie ; il épouse Lolla, qu'il fait venir, sur la foi de sa renommée de beauté, d'une province que son mari gouverne, et la renvoie peu après, avec défense de se remarier jamais. Césonia fut sa quatrième femme. Elle n'a ni jeunesse ni beauté ; elle est déjà mère de trois filles, mais elle a une impudence inouïe, des secrets rares pour la débauche. Caligula l'emmène à cheval parmi ses soldats ; il la montre nue à ses amis comme une nymphe de la mythologie. Césonia lui donna une fille, qui, toute petite, portait les ongles aux yeux des autres enfants. Caligula souriait et la reconnaissait pour sienne, comme le lion reconnaît ses lionceaux à la griffe.

Il donnait des fêtes auxquelles les principaux du sénat et de l'ordre des chevaliers assistaient avec leurs femmes. L'empereur choisissait t a plus belle, disparaissait avec elle, la ramenait fort défaite et discourait avec son mari sur ses beautés lés plus cachées. Ces martyrs bénévoles ne s'indignaient même pas si parfois le maître s'affublait de peaux de bête pour donner l'assaut à leurs femmes. Bacchus et ses satyres' n'avaient point fait autrement dans les forêts de la Thrace !

Enfin, quand on est dieu, il n'y a pas de famille : Rome ne s'étonnait donc point que Caligula vécût avec ses trois sœurs dans un état d'inceste perpétuel. Il avait commencé avec Drusilla, qu'il préféra tant qu'elle vécue : il lui adjoignit Julia Livilla et Agrippine. Jupiter n'avait-il pas épousé sa sœur Junon ? Cette intimité incestueuse n'était pas cachée par l'ombre du palais. Dans les cérémonies publiques, dans les festins donnés au nom de l'État, on voyait les trois sœurs couchées sur le lit de l'empereur, à ses pieds. Elles étaient mentionnées sans les actes des consuls ; les magistrats et les fonctionnaires juraient par elles, voici la formule officielle de leur serment : Je n'ai rien de plus cher, ni mes enfants, ni moi-même, que Caïus César et ses sœurs. Drusilla fut divinisée sous le nom de Panthéa. Le beau camée de la bibliothèque la montre de profil avec son frère, comme les sœurs des Ptolémées, exemple mémorable de l'inceste conseillé par la politique. Apamée en Bithynie a frappé des médailles qui représentent Caligula et ses trois sœurs, avec cette inscription : Diva Drusilla, Julia, Agrippina. D'autres villes grecques, Milet, Mitylène, Pergame, Smyrne, ont fait frapper des pièces à l'effigie de la nouvelle déesse. J'ai déjà cité les grands bronzes qui circulaient dans Rome avec l'image des trois sœurs. Le camée de Saint-Pétersbourg, qui a six couches, les représente avec le voile des vestales.

Cependant Agrippine et Julia Livilla déplurent à l'empereur ; il voulut s'en défaire. Il avait commencé par les livrer à ses mignons, particulièrement à Æmilius Lepidus. Il aurait pu les tuer : par respect pour le sang divin, qu'il ne fallait pas habituer les mortels à voir répandre, il se contenta de les exiler dans l'île Pontia et de publier leurs lettres scandaleuses, comme Auguste avait publié celles de Julie.

Mais le peuple, que pense-t-il de ces désordres ? Le peuple est en liesse et remplit les théâtres : il ne s'agit que de patriciennes ou des membres de la famille impériale.

Il n'y avait plus ni lois ni morale : il ne fallait pas non plus d'obstacles, car il convient que les dieux jouissent d'une entière sécurité. Jupiter avait fort mal traité son père Saturne et les Titans qui lui disputaient l'Olympe. La famille et ses liens n'existent donc plus. En conséquence, à peine relevé de maladie, Caligula décide que Tiberius Gemellus, petit-fils de Tibère, doit mourir. Il ne veut pas verser son sang ; le jeune homme est conduit dans une grande salle, entouré par les tribuns militaires et quelques centurions, et, devant ce cercle si propre à l'encourager, on lui signifie qu'il faut mourir. Le pauvre enfant, qui a dix-sept ans à peine, tend la gorge : non, il doit se tuer lui-même, et on lui présente une épée. Il ne sait même pas s'en servir ; on lui montre la place où il doit se frapper ; sa main inexpérimentée s'essaye plusieurs fois avant d'atteindre le cœur. Macron, préfet du prétoire, a assuré l'empire à Caligula ; Ennia Nævia, sa femme, s'est donnée à lui la première. Leur affection même les rend importuns ; il faut aussi qu'ils se tuent. Silanus, beau-père de l'empereur, est un homme de bien qui se mêle de donner des conseils ; Caligula l'invite à se couper la gorge avec son rasoir. Enfin les imprudents qui ont offert leur vie comme rançon de la vie de l'empereur, les chaleureux amis qui ont promis aux dieux de combattre dans l'amphithéâtre, s'il guérissait, sont requis d'exécuter leur vœu.

Mais le peuple, que dit-il de ces meurtres ? Le peuple est en liesse et remplit les théâtres : tout se passe en famille et les loups se dévorent entre eux.

La volupté et la cruauté se tiennent. Les despotes ont besoin d'agir dans la plénitude de leur puissance ou de leurs caprices, et de se satisfaire sur les femmes par la violence, sur les hommes par le glaive. Les tortures, les supplices, sont des émotions vigoureuses et un remède contre l'ennui qui dévore une âme rassasiée de grandeur. Par exemple, quand Caligula fait lancer à la mer quelques milliers de Campaniens qui sont montés sur la digue de Baïa, c'est par simple désœuvrement. Lorsqu'il fait jeter aux bêtes quelques centaines de spectateurs, c'est par égard pour les plaisirs publics ; on a même soin de couper la langue à ces malheureux pour que leurs cris ne troublent point les jeux.

A chaque repas, matin et soir, Caligula faisait décapiter un prisonnier devant lui : cela le mettait en appétit, à condition que le centurion chargé de ce petit office fût assez habile pour trancher la tête d'un seul coup. Au contraire, quand Caligula faisait la débauche, il n'aimait pas la vue du sang ; il donnait la question, torturait lentement ses victimes, en recommandant aux bourreaux de les faire bien souffrir. C'est ainsi que dans la haute Asie et dans l'Asie-Mineure toutes les religions voluptueuses offrent un mélange de sensualité et de férocité. C'est ainsi que les satrapes de l'antiquité, certains sultans et pachas des temps modernes, ont allié la cruauté la plus effrénée à un état de débauche permanent.

Caligula, du reste, avait un ordre parfait, qui prouvait qu'il cédait, non pas à un emportement, mais à un besoin réfléchi de décimer les hommes. Il avait deux registres qu'il ap pelait l'un le glaive, l'autre le poignard, et où étaient inscrits les noms des suspects ; tous les dix jours il apurait ses comptes. Du reste il n'y avait plus de délateurs, plus de procès, plus de plaidoyers. Les choses se passaient avec simplicité : il suffisait d'un mot de l'empereur.

Rien n'était plus naturel : c'était l'exercice légitime d'une puissance surhumaine. Pour un dieu, la vie des hommes n'est rien, et, quand il envoie la mort, les mortels doivent encore le bénir. Les épidémies qui ravagent le monde sont autrement funestes. Lorsque Apollon à l'arc d'argent décoche ses flèches sur les armées ou sur les villes, la peste et la famine moissonnent des populations entières. Un berger est-il un scélérat parce qu'il tond ses brebis, parce qu'il les écorche, parce qu'il les mange ? Le troupeau est fait pour être mangé, les hommes sont faits pour mourir, et Caligula, en se reportant aux idées des anciens, était un dieu plein de clémence, car il ne prélevait qu'une dîme légère et tuait à peine quelques Romains chaque jour. C'était donc pour lui une conviction tranquille, sereine, innocente, puisque l'univers est dans la main des dieux. Ses paroles mêmes trahissent la candeur d'une âme pénétrée de son droit. Souvenez-vous, disait-il aux Romains, que tout m'est permis contre tous. Se trouve-t-il dîner entre deux consuls, il rit, et quand les consuls charmés lui demandent ce qui le fait rire : Je songe, dit-il, que d'un signe de tête je puis vous faire égorger tous les deux. Quand il caresse une de ses femmes ou une de ses maîtresses, il ajoute avec grâce : Dire que d'un mot je puis faire tomber cette jolie tête. Enfin, dans ses jours de grande colère, il souhaitait que le peuple romain n'eût qu'une seule tête, afin de la trancher d'un seul coup.

Mais le peuple, que disait-il ? Le peuple était en liesse et remplissait les théâtres : les coups passaient par-dessus sa tête pour atteindre les nobles et les puissants. La foudre ne frappe que les grands chênes.

Il y avait cependant quelques embarras pour le divin empereur : le trésor n'était pas inépuisable. En un an, il avait dépensé cinq cent quarante millions que l'avarice de Tibère avait entassés, et cette somme représente plusieurs milliards de notre temps. Malgré sa puissance, le dieu n'avait pas les yeux assez pénétrants pour découvrir les trésors cachés dans les entrailles de la terre. D'autres moyens, par bonheur, étaient à sa portée, et ces moyens étaient simples à la fois et d'une logique irréprochable. Tous les hommes lui appartenaient, à plus forte raison leur fortune : il n'avait donc qu'à prendre. Cependant il avait le bon goût d'employer une roule de variantes pour s'emparer des biens de ses sujets. Tantôt il consentait à feindre un procès, tantôt il faisait tuer ceux qu'il voulait dépouiller, tantôt il se contentait d'une simple confiscation. Jouait-il aux dés avec les courtisans, il se levait pendant qu'ils continuaient la partie, se mettait sur le seuil du palais, notait quelques-uns des passants les plus riches, les faisait tuer et rentrait, en disant : Pendant que vous vous disputez quelques sesterces, je viens de gagner deux millions. Ou bien il transformait son palais en maison de prostitution, construisait des cellules décorées de peintures dignes de Caprée, les remplissait de femmes honnêtes et de jeunes gens qu'il faisait enlever, puis envoyait par toute la ville ses affranchis et ses esclaves inviter les citoyens à des plaisirs qu'il fallait payer chèrement. Une autre fois il déclarait nuls tous les testaments sur lesquels il n'était point couché. Les vieillards recommençaient leur testament, lui faisant une large part. Aussitôt il envoyait à ses bienfaiteurs des petits gâteaux assaisonnés avec du poison : on le savait et on les mangeait.

De temps en temps, il mettait en vente ses vieux chevaux de course, ses gladiateurs hors de service ; il fallait que les plus riches citoyens de Rome missent l'enchère, et malheur à qui s'endormait : tout mouvement de tête du dormeur devenait un signe d'assentiment pour le spirituel empereur qui présidait à la vente. Un sénateur se réveilla ainsi, ayant enchéri, sans le savoir, jusqu'à la somme de deux millions pour treize gladiateurs éclopés.

Rome s'épuisait et les caprices du dieu ne s'épuisaient pas. Il eut alors un trait de génie et montra de quelle utilité peut être la connaissance de l'histoire. Il se rappela que Jules-César avait administré la Gaule et qu'il en avait tiré des sommes immenses qui lui avaient servi à acheter la moitié de Rome avant d'asservir l'autre moitié. Caligula se rendit en Gaule et fit une aussi riche moisson. Il paraît que la Gaule a toujours eu le privilège de fournir des ressources inépuisables à des prodigalités sans bornes ; car l'empereur aurait pu se jeter aussi, bien sur l'Afrique, l'Espagne ou la Syrie. Non, ce fut la Gaule qui l'attira ; il employa les mêmes expédients avec la même bonhomie ; il inventa même un moyen nouveau. Il fit venir de Rome le mobilier des anciennes cours, celui d'Auguste et de Tibère, il vida le garde-meuble impérial de précieux souvenirs que les Gaulois ne pouvaient payer trop cher.

Et le peuple romain, que pensait-il de ces exactions et des prodigalités ? Le peuple riait ; c'étaient les riches et les barbares qui payaient ; on le faisait jouir de leurs dépouilles.

Il est juste d'ajouter que Caligula avait une fécondité, des ressources d'imagination particulières ; c'était un homme de haute fantaisie, avec une tournure d'esprit piquante et des allures d'humoriste. Pour les modernes, il n'a rien de classique et l'on conçoit qu'il ait été le héros d'une tragédie romantique. Ainsi, quand il avait amassé de l'or, il aimait à le fouler de ses pieds nus et à s'y rouler. Il se baignait dans les parfums les plus rares, dont chaque goutte valait son pesant d'or ; il voulait des mets imités en or massif, il buvait des dissolutions de perles fines. Le juif Hérode Agrippa, qu'il avait connu dans sa jeunesse à Caprée, lui avait inspiré l'amour du luxe oriental. Il portait des bracelets, des robes de soie brodées et couvertes de pierreries ; il y joignait quelquefois une cuirasse magnifique, la cuirasse d'Alexandre qu'il avait fait tirer de son tombeau. S'il se promenait en mer, c'était sur une galère de bois de cèdre, incrustée de pierres précieuses : les voiles étaient couvertes de peintures magnifiques, des vignes enlaçaient leurs festons en dessus du pont, des arbres y projetaient leur ombre, tandis que les danseurs et les musiciens égayaient le voyage : c'était le luxe de Cléopâtre.

Caligula avait le goût de construire, mais surtout de construire vite. Il fallait que les monuments s'élevassent à vue d'œil, autrement malheur aux entrepreneurs ! Bâtir et jouir sont synonymes pour un despote qui voudrait dévorer le temps et l'espace comme il dévore le inonde. Caligula prétendit égaler Xerxès et chevaucher sur la mer. Il fit faire un pont de Baïa à Pouzzoles, qui avait trois mille six cents pas de longueur. Il prit tous les bâtiments qui transportaient les blés de la Sicile et de l'Égypte, les attacha deux par deux, les couvrit d'un plancher, et, par-dessus ce plancher, fit construire un revêtement de blocs de lave de forme polygonale, avec des trottoirs, de façon à faire croire au prolongement de la voie Appia. Le pont fini, Caligula y passa le premier jour à cheval, avec une casaque dorée, une couronne de chêne, une hache, l'attirail d'un conquérant. Le second jour, il triompha en char ; ses amis et ses prétoriens conduisaient d'autres chars derrière lui. Cette procession avait un sens profond et philosophique : c'était une satire des grandes expéditions sur mer, et une démonstration ironique du néant de la gloire humaine.

Ce qu'il avait réalisé sur mer, il voulut le réaliser sur terre. C'est pour cela qu'il, entreprit cette fameuse expédition contre les Germains, qui fit mettre sur pied tant de légions. On a pris Caligula pour un fou parce qu'il se contenta de les conduire au bord de l'Océan et de remplir leurs casques de coquillages. On l'a cru fou parce qu'il revint à Rome en triomphateur, traînant derrière son char quelques Gaulois qu'il avait forcés de se déguiser en Germains. C'était un sage, qui parodiait les exploits des conquérants, raillait les expéditions lointaines, ruineuses, sans but, stériles, et donnait aux générations futures des leçons dont elles n'ont guère profité.

Les honneurs civils étaient pour lui l'objet du même mépris, et, en qualité de dieu qui doit corriger les hommes, il leur enseignait le néant des dignités, des magistratures, des frivoles distinctions. Il n'avait point d'autre but lorsqu'il entourait de soins et d'honneurs son cheval Incitatus. Incitatus avait des gardes qui protégeaient son sommeil, il avait une maison montée, il donnait à dîner aux principaux de Rome, il allait être consul, si Caligula avait vécu : on n'a pas assez compris ce spirituel moraliste qui démontrait si bien la vanité des grandeurs humaines.

Et le peuple romain, que disait-il ? Le peuple riait. Le règne de Tibère n'avait pas eu cette gaieté. Caligula représentait la Fantaisie sur le trône : avec lui tout était imprévu, neuf, amusant. Ajoutons que ce dieu bienfaisant avait une passion effrénée pour les jeux du cirque et les combats de l'amphithéâtre, qu'il était gladiateur, chanteur, danseur, cocher. Il avait la passion des chevaux : il s'y connaissait ; il mangeait familièrement avec ses cochers, il couchait parfois dans leur écurie. Il avait pour confidents, pour amis, pour ministres, des acteurs en renom, un certain Apelle entre autres, qui égalait en impudence et en docilité les hommes d'État contemporains. Tout cela était une fête de plus pour le peuple, de sorte qu'il n'y avait pas de raison pour que Caligula ne régnât jusqu'à la fin du siècle, effaçant le grand Auguste et même le populaire Ancus Martius.

Toute la politique de l'empereur est, en effet, suivie, logique, sincère. Tout se tient ; tout est d'une pièce ; tout se justifie par déduction. Caligula est l'enfant de la nature ou plutôt l'art ne fait qu'ajouter à un naturel exquis. C'est le type du tyran dans sa pureté ! Quelle allure libre et nette ! quelle aisance ! quelle profondeur ! Rien ne l'arrête, rien ne l'embarrasse ; jamais il n'hésite. Sa conviction est inébranlable ; il n'est plus homme, il est dieu, et le monde n'est qu'un jouet dans sa main.

Cependant ce génie mal compris a failli un jour : il a commis une faute, une seule, mais capitale et qu'il a payée cher.

Il y avait dans la garde prétorienne un vieux tribun unifilaire qui s'appelait Cassius Chéréa et qui avait servi sous Germanicus. Chéréa avait une apparence chétive, une voix grêle et flûtée. L'empereur, chaque fois qu'il le voyait, se moquait de lui, feignait de ne point croire qu'il fût un homme, lui supposait des mœurs molles et efféminées. Il s'étudiait à lui donner un mot d'ordre qui fit rire les autres tribuns militaires, tel que Cupidon, Priape, Vénus ; il lui présentait sa main à baiser avec un geste obscène. En même temps, le caustique empereur avait blessé un autre tribun qui s'appelait Cornélius Labienus.

Or, messieurs, c'était commettre la faute la plus grave que pût commettre un usurpateur militaire. Déchirer les lois, insulter la morale, mépriser la famille, c'est peu de chose à certaines époques ; mettre sous ses pieds le sénat, ne tenir aucun compte de l'ordre des chevaliers, dépouiller les riches, mépriser les pauvres et bafouer le genre humain, cela peut être encore sans danger, quand les hommes sont mûrs pour la servitude. Mais lorsqu'on n'existe que par la force, quand on ne règne que par la vertu des cohortes prétoriennes, insulter ceux qui sont dépositaires de cette force, braver le glaive qui est votre appui : aliéner ceux qui sont vos seuls amis, c'est tourner contre soi-même son principe : renier sa raison d'être, en un mot, c'est courir à sa perte. Ce jour-là, véritablement, Caligula était fou.

En effet, l'an 41 après Jésus-Christ, le 24 janvier à une heure après midi, dans un couloir du palais, quand il n'y avait plus de blé dans les greniers que pour sept jours. Chéréa prouva à l'empereur, par trente blessures, d'abord qu'il n'était pas immortel, ensuite qu'il ne fallait pas plaisanter avec la garde prétorienne, et il l'envoya dans l'Olympe régler avec Jupiter la question de sa divinité et les querelles de préséance.

En vérité, ce fut dommage. Caligula n'avait que vingt-neuf ans, et il aurait été édifiant de savoir jusqu'où pouvait aller l'audace tranquille d'un tyran si parfait et surtout la patience d'un peuple si bien façonné au joug.