LE SANG DE GERMANICUS

 

II. — GERMANICUS.

 

 

Né d'un père vénéré et d'une telle mère, Germanicus grandit au milieu des souvenirs purs et des bons exemples. Il était soutenu surtout par l'amour des Romains, dont les regards attendris couvaient le seul rejeton de leurs espérances, favori adoré dès le berceau. Leur affection avait quelque chose de si familier, que, par une exception unique dans l'histoire romaine, ils ne l'ont jamais appelé par son nom ni par son prénom. On ne le désignait que par le surnom de Germanicus, qui rappelait son père. Cela étonne peu les modernes, accoutumés à ne donner à la plupart des personnages romains que leur surnom. A Rome, les convenances s'y opposaient. On appelait un citoyen par son nom et par son prénom ; il n'était pas autrement désigné dans les actes officiels, sur les monnaies, sur les inscriptions ; le surnom ne venait que le dernier, et parfois il était omis. Caligula, à peine sur le trône, punit sévèrement un centurion qui l'avait appelé par son surnom. Les historiens et les documents du temps le nomment toujours Caïus César. Germanicus, au contraire, se laissait saluer avec plaisir par un surnom qui faisait image, qui rappelait les triomphes de Drusus, qui était consacré par l'attachement populaire. L'histoire a perdu ses véritables noms : l'archéologie les cherche en vain dans les documents sans nombre qu'elle tire du sol de l'Italie ; peut-être doit-on les ignorer toujours. Rien ne prouve mieux cet amour tendre, cette familiarité en quelque sorte paternelle d'un peuple entier pour l'héritier du libéral Drusus.

i Germanicus était né l'an 45 avant Jésus-Christ. Adopté par Tibère en même temps que Tibère était adopté par Auguste, il apprit l'art de la guerre avec son oncle sur les bords du Rhin. Nommé consul à vingt-sept ans, il revint à Rome prendre possession de son consulat. Il l'exerça avec tant de modération, il montra un tel respect de la justice que la tendresse du peuple pour lui redoubla. Il prenait les intérêts des accusés, les accueillait avec impartialité, impartialité pleine de faveur pour ceux qu'il supposait innocents, pleine de ménagements pour ceux qu'il croyait coupables. Soignait-il sa popularité ? Était-il entraîné par elle, semblable au nageur qui descend un fleuve, et dont il est difficile de dire s'il devance le courant ou s'il est porté par lui ? Les jeux qu'il donna, les combats de gladiateurs, deux cents lions jetés dans l'arène, n'étaient point faits pour refroidir l'enthousiasme. Son consulat expiré, il retourna en Germanie pour commander en chef les légions ; c'est là que le surprit la mort d'Auguste.

Avant de rappeler ce qu'il fit à cette époque, quelles tentations vinrent l'assaillir, il est utile de retracer son portrait et de puiser aux sources. Les écrivains sont unanimes et ne contredisent point Tacite, qui est si bien acquis à Germanicus et à sa cause. Il est évident que ce grave historien ne dit que la vérité quand il loue en toute occasion le bon cœur de Germanicus, son humanité, ses vertus civiles, sa douceur merveilleuse, sa clémence envers les ennemis vaincus. En lui, dit-il, tout ce qu'on voyait et tout ce qu'on entendait inspirait un égal respect. Ses manières étaient affables, son esprit populaire, ce qui veut dire qu'il avait la passion de plaire, l'art d'exciter et de mériter l'amour des hommes. En un mot, il était exactement l'opposé de Tibère. Si Tacite est suspect de partialité, Dion ne le sera pas, Dion qui n'avait rien de commun avec le parti libéral de l'ancienne Rome et qui vécut beaucoup plus tard. Voici le portrait qu'il trace de Germanicus dans le cinquante-huitième livre de son Histoire : Son corps était beau, son âme admirable ; son instruction égalait sa force physique. Très vaillant contre l'ennemi, très doux envers les siens, il unissait à la puissance d'un césar la modération qui convient aux citoyens les plus faibles. Il évitait tout ce qui pouvait faire de la peine à ceux qu'il gouvernait, mériter les soupçons de Tibère, exciter l'envie de son fils. Il a été du 'très petit nombre de. ceux qui ne furent point au-dessous de leur fortuné e ne se laissèrent point corrompre par elle. Plusieurs fois il aurait pu s'emparer de l'empire du consentement non seulement du sénat, mais du peuple et des soldats : il ne le voulut point.

Germanicus était orateur ; on le sait moins par les discours que lui prête Tacite et qui sont de Tacite, que par un vote solennel du sénat. Après sa mort, les sénateurs voulaient que son image, sculptée sur un grand médaillon, fût placée parmi les images des orateurs célèbres. Le secrétaire de l'empereur Hadrien vante, en effet, son éloquence, et rappelle qu'il a continué de plaider même après avoir obtenu le triomphe. Germanicus était poète ; il a composé des vers qui ne sont pas tous perdus : on en trouvera quelques fragments dans le recueil intitulé Carmina familiæ cæsareæ. Suétone assure qu'il avait fait des 'comédies grecques. Ovide lui dédie ses Fastes en louant son éloquence et son talent poétique.

Ce jeune homme si complet, d'une culture égale à sa beauté, n'est-il pas naturel de désirer le connaître ? Le Louvre possède une statue qui est célèbre et qui a été trouvée en 1792 dans la basilique de Gabies par le prince Borghèse. D'autres statues moins belles sont au musée de Saint-Jean-de-Latran. La bibliothèque de Munich montre un buste, le musée de Dresde une tête de bronze, qui rappellent également Germanicus. La statue du Louvre est l'œuvre la plus remarquable, c'est à elle qu'il faut s'attacher. Elle fait voir Germanicus dans le costume héroïque, c'est-à-dire le torse nu, le bas du corps drapé, l'extrémité du manteau rejetée sur le bras gauche. Il est debout et tient l'épée militaire. Le bras droit est étendu avec un geste de commandement contenu et très doux. Le visage n'exprime pas seulement la bonté, on y sent une certaine mollesse affectueuse. On y découvrira peut-être quelques traits de Livie, son aïeule, mais non sa fermeté, sa pénétration, son énergie. La bouche est un peu affaissée vers les coins, ce qui donne l'impression de la mansuétude et trahit surtout la faiblesse du caractère. L'œil est bon, ouvert, le front tranquille, plein d'aménité, moins large que celui de Tibère, comme si le triomphe des nobles instincts et des qualités morales était absolu. Le nez est légèrement aquilin, sans que la courbe en soit nette et accentuée. Le cou est gras et fait penser aux statues d'Antinoüs. Quant aux épaules, elles sont très caractéristiques, parce qu'elles sont hautes, larges, fléchissantes. On trouve une ressemblance entre la partie supérieure de cette statue et celle du Mercure qui est à la villa Ludovisi : les épaules, l'agencement avec le cou, le sentiment plastique, sont presque identiques. Je n'en tire aucune conséquence, c'est un simple rapprochement. Enfin, ce qui est exceptionnel, tout à fait nouveau dans l'art romain, la tête est inclinée avec une expression de tristesse. Dans l'antiquité, les divinités inclinent la tête par bonté, comme pour accorder aux mortels ce qu'ils demandent dans leurs prières ; mais la tête inclinée de Germanicus offre une expression de mélancolie que l'artiste a cherchée, qui lui a peut-être été suggérée par l'original.

Ainsi nous apparaît, sans interprétation forcée, ce portrait si conforme au témoignage des anciens. L'art ne dément point l'histoire, lorsqu'à côté des sentiments et des actes les plus nobles il nous fait comprendre la faiblesse de notre héros, et nous montre l'attitude triste, les épaules fléchissantes, la bouche inclinée vers les coins. Les monnaies frappées à Rome avec les initiales S. C. (senatus-consulto) portent un profil semblable et font voir des cheveux qui descendent assez bas sur le cou, marque traditionnelle de la race d'Auguste.

On remarquera au cabinet des Médailles de Paris deux camées qui représentent Germanicus : le n° 207, où la tête, qui n'a que 2 centimètres de hauteur, est d'une grande finesse, pleine de douceur, d'une expression calme ; le n° 209, plus grand et justement célèbre. Rapporté de Constantinople par le cardinal Humbert, il a appartenu pendant plusieurs siècles à l'abbaye de Saint-Èvre, à Toul. Au temps de Louis XIV, on l'a entouré de roses et d'une monture émaillée qui en rehausse la beauté. Ce camée représente Germanicus la tête nue, la poitrine couverte de l'égide ; de la main droite il tient le bâton augural, à la crosse recourbée ; de la main gauche une corne d'abondance, symbole des bienfaits qu'on attendait de lui. Il est assis sur un aigle immense dont les ailes sont dressées vers le ciel, dont les pattes posent encore sur la terre et étreignent une palme, signe de victoire. Ces ailes sont grandioses et d'un jet hardi : les trois couches de l'onyx, savamment dégradées par le graveur, leur donnent de la couleur et des plans divers ; elles cachent une partie du corps de Germanicus, prêt à se laisser emporter vers l'Olympe, tandis qu'une Victoire ailée s'approche pour lui ceindre une couronne. Le sentiment général indique énergiquement le sujet, qui est l'apothéose. La composition est pleine d'une noblesse vraiment sculpturale ; elle frappe par sa grandeur tout à fait idéale, car il est évident que Germanicus doit à l'artiste une beauté que ni Auguste ni Tibère n'ont reçue de leurs plus célèbres graveurs. On dirait que l'âme de tout tin peuple a passé dans ce monument, ou du moins que le souffle de tout un parti et l'ardeur des honnêtes gens qui le composaient ont échauffé l'artiste et lui ont imprimé un élan supérieur à celui qu'il avait trouvé jusque-là en lui-même, tant il est vrai que, dans les arts, l'amour fait plus que la faveur et la conviction plus que l'intérêt.

Telle est, messieurs, l'image exacte et idéale tour à tour de celui qu'on peut appeler les délices du peuple romain. Le peuple romain était destiné à des amours courtes et malheureuses, selon l'expression touchante de Tacite. Aussi ce portrait serait-il incomplet, si nous n'ajoutions dans l'ombre, comme fond de tableau, la haine de Tibère, qui grandit avec la popularité de Germanicus, la haine de Livie, qui n'avait jamais aimé Drusus et qui détestait surtout Agrippine, femme de Germanicus ; enfin la violence d'Agrippine elle-même, petite-fille d'Auguste, fille du farouche Agrippa et de cette Julie,-si passionnée et si intelligente, dont elle avait pris tout l'orgueil. Cette violence, soutenue par une énergie trop virile, et la soif de domination accumulaient les dangers en paraissant les braver. Agrippine rendait son mari plus timide en voulant le rendre plus hardi, parce qu'elle lui créait des embarras sans lui communiquer la force de les trancher. Enfin Germanicus avait conscience de la haine injuste de son oncle et de son aïeule : son hie douce en était remplie d'anxiété.

Ce portrait nous aidera à mieux comprendre la conduite de Germanicus après la mort d'Auguste. C'est le moment où son sort va se décider, et du même coup le sort du peuple romain.

Les légions du Rhin étaient travaillées par un esprit nouveau. Après le désastre de Varus, il avait fallu remplir les cadres : on avait fait des levées à la hâte, on avait ramassé les plus vigoureux parmi la multitude de Rome accoutumée à la paresse. Braves au combat, la discipline n'avait pas réussi à les dompter. Ces recrues, dès qu'on apprit la mort d'Auguste, excitaient lei vieux soldats à la révolte. Le contrecoup de l'opinion publique de Rome se faisait sentir dans l'armée. A Rome, on désirait Germanicus pour empereur ; sur le Rhin, on prit les armes pour proclamer Germanicus.

Germanicus était une âme honnête que révoltait l'idée d'une trahison, quoiqu'il fût difficile d'appliquer ce mot à des revendications légitimes contre un usurpateur qui se targuait du choix d'un autre usurpateur. Tibère avait donné le mot d'ordre aux légions ; Livie s'était emparée des affaires à Nola ; ils régnaient par la force et non par le droit : or l'on ne trahit qu'un gouvernement régulier, légal, institué par le consentement de la nation. Mais Germanicus était lié par une étroite parenté, par l'adoption de Tibère, par sa propre conscience. La seule pensée de se déclarer l'ennemi de son oncle le faisait frémir. Aussi les soldats, en le proclamant, le poussent-ils au désespoir. Quand il les entend lui décerner le titre d'imperator, il se précipite du tribunal où il siège et prend la fuite. On le ramène, on veut le forcer à y remonter, on l'acclame ; alors il tire son épée et déclare qu'il préfère la mort au déshonneur. La foule est cruelle quelquefois, ou plutôt elle est sceptique. Les recrues arrivées fraîchement de la capitale n'étaient point touchées par ces sortes de démonstrations, et l'on cite un certain Calusidius qui présenta tranquillement à Germanicus son épée en lui disant : Elle coupe mieux. Il est certain que Germanicus ne se tua point. Il eut recours à un subterfuge, on pourrait dire à un mensonge. D'accord avec les principaux chefs, il inventa une lettre de Tibère où le nouvel empereur promettait aux soldats tout ce qu'ils pouvaient souhaiter, des congés après vingt ans de service, la pension de vétéran après seize ans, les legs d'Auguste doublés. Les légionnaires avaient tué les centurions qui leur déplaisaient, on leur sacrifia les autres. Une révolte apaisée de la sorte ne sert qu'à en préparer une seconde ; elle éclata dans le camp d'hiver, situé à l'Ara Ubiana, entre Bonn et Cologne. La vue d'Agrippine partant enceinte avec ses petits enfants pour se réfugier à Trèves, put seule faire rentrer en eux-mêmes les rebelles, qui l'estimaient plus que Germanicus. Une troisième révolté éclate à Castra Vetera (Xanten), où campaient la cinquième et la vingt-unième légion. Cécina, lieutenant de Germanicus, ramena quelques cohortes par ses promesses et les jeta pendant la nuit sur les tentes des soldats insurgés. Une horrible mêlée, que les ténèbres rendaient plus sanglante, couvrit le camp de cadavres. Ceci n'est point un remède, c'est un bain de sang, dit le lendemain Germanicus en versant des larmes. Ce sang, il avait dépendu de lui qu'il ne coulât jamais.

Tacite peint admirablement ces scènes lugubres ; cependant il évite de dégager nettement l'esprit révolutionnaire qui travaille l'armée et qui souffle de Rome. Germanicus n'est l'objet de tant d'espérances que parce qu'on croit que les institutions républicaines, et la liberté reconquise doivent triompher avec lui et par lui, Germanicus se dérobe à ce rôle avec une constance dont Tibère n'était guère digne ; il met tout son héroïsme à obéir ; il développe, pour ne pas se trouver en face de cet adversaire redouté, une énergie qui l'expose à de plus grands dangers ; il lui coûte plus d'efforts et plus de sang pour refuser l'empire qu'il n'en aurait coûté peut être pour l'acquérir ou l'affranchir. Est-ce respect, est-ce terreur devant la sombre figure de Tibère ? C'est, du moins, la faiblesse d'un cœur pusillanime qui préfère son devoir de prince à son devoir de citoyen et son repos au bonheur de sa patrie. Ne pas se compromettre est le mobile suprême des êtres inoffensifs, qui finissent par ne pratiquer d'autre vertu politique que l'abstention.

Si, au lieu d'une âme timide, Germanicus avait eu l'âme hardie de Vespasien ou de tout autre général qui a tiré le glaive en s'écriant : Marchons sur Rome ! que fût-il arrivé ? C'est un problème qu'il est permis de se poser et qui nous aide du même coup à pénétrer ce qu'avait de juste ou d'immérité la popularité incroyable de Germanicus. Il est inutile de rappeler que la tendresse des Romains pour lui vient surtout du souvenir paternel, que la lettre de Drusus est sans cesse présente à tous les yeux, qu'il semble que l'exécution d'un tel projet soit un héritage sacré, une dette imprescriptible. Ce n'est pas un chef débonnaire qu'on attend, c'est un sauveur. Ce ne sont pas les campagnes entreprises pour recouvrer les ossements blanchis de Varus, ce ne sont pas les ravages commis dans les forêts de la Germanie, propres surtout à exaspérer les Germains, qui attirent les cœurs vers Germanicus ; c'est une espérance secrète chez les uns, avouée chez les autres, vivace chez tous, qui tourne les regards vers le Rhin. Dès qu'Auguste est mort, on attend chaque jour la nouvelle, non pas que Tibère est revenu d'Illyrie pour prendre l'empire, mais que l'armée du Rhin s'est mise en marche pour apporter la liberté. Que fût-il arrivé, si Germanicus, avec autant de désintéressement et plus de cou-  rage civique, eût accepté hautement le legs de Drusus, s'il eût déclaré que les promesses du père seraient exécutées par le fils, s'il fût parti à la tête de toutes ses légions, qui brûlaient de le conduire à Rome, s'il fût descendu vers l'Italie en annonçant la restauration du sénat et du tribunat, des assemblées et des magistratures, des lois et des institutions, avec les améliorations conseillées par l'expérience et par un demi-siècle de servitude ; s'il eût consenti enfin à devenir, non pas le second des empereurs, mais le premier des citoyens ?

Il est certain, Tibère l'a prouvé par sa conduite, que le retour de Germanicus avec de telles promesses attachées à ses aigles, n'eût été qu'une marche triomphale, pacifique, qui ne coûtait pas une goutte de sang. Germanicus traversait les Gaules et l'Italie, purifiait les traces de César, effaçait le souvenir de sa marche parricide, réhabilitait le Rubicon, franchissait enfin honnêtement ce triste cours d'eau qui reste noté d'infamie dans l'histoire pour n'avoir pas arrêté et submergé l'ambitieux qui allait commettre le plus exécrable attentat. Il arrivait à Rome escorté par toutes les populations de l'Italie, comme elles avaient escorté et porté pieusement sur leurs épaules le cadavre de son père Drusus. Dion le dit lui-même, Dion, personnage consulaire, fonctionnaire, ami des empereurs. Plusieurs fois Germanicus aurait pu s'emparer de l'empire du consentement non seulement des soldats, mais du sénat et du peuple. Tibère le savait si bien qu'il attendait avec angoisse les nouvelles de Germanie. Ses tergiversations, ses ruses pour décliner le pouvoir, ont été imputés à l'hypocrisie. J'y vois l'expression des craintes les plus sincères et les plus sérieuses. II croyait à tous moments apprendre que Germanicus et ses légions descendaient des Alpes ; il se tenait prêt à fuir ; il aurait fui devant Germanicus comme il a fui devant Auguste, devant Livie, devant Séjan, comme il fuyait devant le spectre de Rome, quand il n'osait, à la fin de son règne, approcher à plus de sept milles de ces murs qu'il remplissait de larmes et d'imprécations. C'est pour cela qu'il ne voulait commettre rien d'irréparable, ne s'engager par aucun acte, afin de ne s'exposer à aucunes représailles et de pouvoir dire au libérateur : Mais Rome est libre, je n'ai rien usurpé. Avec cette pensée, on peut relire Tacite : dès lors les incertitudes de Tibère, sa politique au début, son attitude honteuse, ses faux-fuyants, ses mensonges, ses habiles délais, son dégoût du pouvoir, s'expliquent par la terreur que lui inspire Germanicus. Séparé par de si grandes distances, il ignore longtemps ce que son neveu a décidé, et de sa décision dépend sa propre destinée aussi bien que celle du peuple romain.

Or, Germanicus n'a rien résolu ; il a pris le parti le plus commode, il reste sur la frontière, il y reste fidèle. Il ne privera point le monde du bonheur d'obéir à Tibère, puis à Caligula, puis à Néron. Il n'essayera, ni de rendre la liberté à sa patrie, ni de restaurer la grandeur romaine. Quel est donc l'historien qui prétendait que le fils de Drusus n'avait jamais été inférieur à sa fortune ? J'affirme, au contraire, qu'il a été au-dessous de sa fortune, qu'il n'a pas eu l'audace honnête, salutaire, patriotique, qui fait qu'on remplit le plus difficile des devoirs. Il a préféré ce devoir inerte qui s'appelle l'obéissance ; il n'a songé qu'à sa propre sécurité et a laissé retomber à terre la cause si belle que l'humanité remettait entre ses mains. L'étendue de sa faute peut se mesurer à la joie immense que Tibère et Livie témoignèrent en apprenant que Germanicus faisait prêter serment au nouvel empereur. Alors seulement Tibère agit en maître et Livie se crut toute-puissante ; alors seulement l'empire fut consacré par des formules décisives. On rit d'abord à la cour de ce candide Germanicus ; on le laissa pendant trois ans guerroyer sur le Rhin, se perdre dans les forêts, pénétrer jusqu'à l'Océan, occuper l'activité de ses soldats par des marches et des contre-marches, s'exposer à des dangers sérieux, car c'était un courageux général, qu'Agrippine secondait merveilleusement. On le laissa libre et heureux, pendant que le pouvoir nouveau s'affermissait à Rome, jusqu'au jour où l'éclat de ses victoires et l'amour de ses légions réveillèrent les craintes assoupies de Tibère. On ne pouvait souffrir qu'une gloire si pure- resplendît plus longtemps ; on le rappela ; grande imprudence, car ce retour était pour Germanicus une occasion d'accomplir les promesses de Drusus et de disposer d'un peuple qui s'était depuis longtemps donné à lui.

De peur de mécontenter son neveu, Tibère l'avait désigné pour être consul et lui avait accordé le triomphe. D'ordinaire, les triomphateurs campaient hors des murs avec l'élite de leurs troupes, et, le jour de la cérémonie, entraient par la porte triomphale, où le sénat les attendait assis autour de l'empereur. Pour Germanicus, soit qu'un mot d'ordre eût été donné, soit qu'un mouvement spontané entraînât le peuple, Rome entière s'élança au delà du Tibre ; tous se précipitèrent sur la route, hommes, femmes, enfants, vieillards ; la ville devint déserte. Qui ne sait avec quel enthousiasme et quel art le génie italien Organise les manifestations ? On alla au devant du libérateur jusqu'au vingtième mille. C'est-à-dire jusqu'à sept lieues de Rome. Était-ce pour voir des Germains à la longue chevelure et leurs dépouilles ? Était-ce pour insulter quelque chef enchaîné derrière le char ? Non, c'était pour recevoir cette liberté tant promise que Germanicus apportait, croyait-on, dans ses deux mains, c'était pour contempler ce héros bienfaisant dont le retour devait suffire pour faire disparaître Tibère. Tibère connaissait si bien les dispositions des Romains, qu'il n'envoya sur la route que deux cohortes prétoriennes et garda toutes les autres auprès de lui ; il est vrai que les soldats s'échappèrent et coururent mêler leurs joyeuses clameurs à celles de la foule. Que Germanicus fit un geste, qu'il dit une parole, et cette multitude immense, qui le dévorait des yeux, prenait feu. Toujours scrupuleux, toujours fidèle à Tibère, il observa la plus grande réserve. Il avait placé autour de lui, sur son grand char, ses cinq petits enfants, afin de n'offrir aux yeux qu'un spectacle doux et souriant, afin de ne toucher les cœurs que par les émotions de la paternité et le souvenir des vertus domestiques. On l'accueillit avec ivresse, et l'on fut déçu ; on le suivit en espérant encore, et toutes les espérances furent trahies.

Les politiques qui voyaient ce pompeux mais infructueux triomphe, ne pouvaient cacher leur tristesse, sentant qu'une occasion suprême échappait et qu'une idée était à jamais trahie. Les âmes tendres et prévoyantes n'étaient pas moins affligées, parce qu'elles pressentaient que, dans les temps difficiles, celui qui manque à sa fortune est perdu ; sa faiblesse excite le mépris de ses ennemis ; être populaire et cesser de se faire craindre, c'est marcher à la mort.

Quelle que soit la valeur d'un homme, messieurs, il ne vaut en politique qu'autant qu'il représente une idée et qu'il saisit l'occasion de la faire triompher. L'idée qui faisait la force de Germanicus, c'est qu'il était l'incarnation de la liberté romaine ou du moins des derniers soupirs vers la liberté. Il n'a rien fait pour celte idée, il a été un honnête serviteur, un timide citoyen, un impuissant ami, un chef involontaire ou volontairement paralysé ; il s'est contenté des brises folles d'une popularité stérile, et, quand l'occasion s'est offerte par deux fois, il l'a repoussée. Dès ce moment, Germanicus ne comptait plus, il avait abdiqué. Il pouvait rester l'amour du peuple romain, mais dans la vie de l'humanité et dans le jeu de ses destinées, il était rayé. Qu'il vécût à Rome ou loin de Rome, général ou fonctionnaire civil, heureux ou persécuté, applaudi ou délaissé, il avait failli au plus beau rôle que l'histoire pût offrir à un homme, il était jugé, il n'était plus rien qu'une victime marquée par le ressentiment de Livie et de Tibère.

Du reste la vie de Germanicus n'a plus d'objet. Que fait-il à Rome ? Il plaide pour les accusés, il sourit à ses partisans, il manque d'être étouffé chaque fois qu'il se montre en public, tant la foule se précipitait sur lui comme pour saisir enfin le mot du sphinx et le signal toujours attendu. Germanicus se contente de rebâtir à ses frais le temple de l'Espérance, restauration qui semble dire aux Romains : Germanicus n'est plus pour vous qu'une espérance vaine. Qu'importent les intrigues de cour, la jalousie du fils de Tibère, la malveillance de Séjan ? Qu'importe même la succession de Tibère, qui se ferait attendre dix-huit ans et qui ne donnerait sans doute au monde qu'un maître impuissant, abusé, jouet des autres et de sa propre faiblesse ? L'exemple de Tibère nous apprend comment d'un bon citoyen de mauvaises institutions font un mauvais prince. Ce fut un bien pour Germanicus d'être éloigné de Rome, ce fut une faveur nouvelle de la fortune de l'enlever à la terre jeune et dans toute sa gloire.

Lui-même ne sait plus comment remplir des jours vides et inutiles. Nommé au gouvernement de l'Asie, il s'y rend à petites journées, il fait un voyage de plaisir, il visite successivement l'Illyrie, Nicopolis, fondée par Auguste, le champ de bataille d'Actium, Athènes, où il entre pieusement avec un seul licteur, les côtes de la Thrace et de l'Asie-Mineure, toutes les villes célèbres ; il fait même un pèlerinage à Rhodes pour flatter Tibère, et, comme si le sort prodiguait l'ironie à ses favoris impuissants après leur avoir prodigué les occasions, c'est à Rhodes que Germanicus sauve lui-même du naufrage Pison, poussé par la tempête, Pison son ennemi, Pison l'affidé de Tibère, qui doit le combattre, le désespérer et peut-être l'empoisonner. Le goût des voyages ou l'ennui l'entraîne ; dès qu'il a réglé les affaires de Syrie, il prend le pallium grec et les sandales, s'enfonce en Égypte comme un simple particulier, va jusqu'à Syènes et jusqu'à Éléphantine. Il revient épuisé, est abreuvé de dégoûts par les agents de Tibère, tombe malade et meurt. Cette mort est le texte d'une tragédie véritable, si admirablement composée par Tacite qu'il est défendu à jamais d'en refaire le récit. Je ne poserai même pas le problème insoluble de l'empoisonnement de Germanicus. S'il n'a pas été empoisonné, il a cru l'être, il l'a dit, l'univers l'a répété. Il n'est point de condamnation plus grave pour un souverain et pour un siècle.

C'est surtout dans les temps de décadence politique qu'on voit triompher une sorte de loi envieuse et fatale. Tout ce qui est beau, bon, généreux, succombe devant l'audace et l'impudence. La vitalité violente absorbe la vitalité honnête ; l'égoïsme et les appétits effrénés de ceux qui n'ont pas de scrupules coudoient, écartent, rejettent les âmes candides et retenues ; le crime étant une force, la vertu devient une faiblesse. Germanicus a rempli sa destinée, mais il a trahi la destinée du peuple romain. Il y a dans cette histoire une moralité qu'il faut avoir le courage de proclamer, c'est que les Romains n'étaient plus dignes que Germanicus ou tout autre héros fit pour eux cet effort. Le rôle des princes n'est pas d'offrir la liberté, le rôle des peuples au contraire est de la réclamer : les souverains trouvent qu'il est temps de l'accorder quand les peuples ont su la conquérir. Le peuple se vendait tous les jours afin de vivre dans l'oisiveté et dans les plaisirs ; il croyait ensuite qu'un regret vague de l'ancienne constitution suffirait pour être affranchi. Il choisissait ou plutôt il acceptait un héros idéal, et attendait sans rien faire que ce sauveur ouvrit sa main, qui devait contenir la liberté. C'est pourquoi l'image de Germanicus est restée dans l'histoire pure, charmante, idéale, presque abstraite, tant l'action lui a manqué. Il n'est qu'une personnification : il résume l'espérance inerte d'une nation, ses aspirations impuissantes, ses regrets sans courage, ses vœux sans énergie, semblables à l'agitation de ceux qui rêvent et demeurent plongés dans le sommeil. Germanicus, du moins, eût dû essayer de secouer cette léthargie ; il ne l'a point fait et le martyre l'a purifié. Sa douce figure restera une consolation pour les honnêtes gens de tous les temps, mais il ne faudra jamais consentir à ce qu'elle devienne une justification ou un exemple.