LE SANG DE GERMANICUS

 

I. — DRUSUS ET ANTONIA.

 

 

Nous avons, messieurs, des adversaires qui ne lisent ni sans sévérité ni sans protestations nos entretiens sur les Césars. Ils n'admettent pas que nos jugements sur Auguste et sur Tibère aient une portée générale ; ils refusent à des exemples particuliers la valeur d'une démonstration. Votre dureté pour ces deux empereurs, disent-ils, est injuste à la fois et d'une application purement personnelle. Les fautes de ces deux grands personnages a prouvent contre eux, mais ne prouvent a rien contre la théorie qu'ils représentent. L'infériorité humaine ne doit point compromettre la majesté du pouvoir. Auguste est un parvenu, formé par la guerre civile : Tibère, un intrus, déformé par la tyrannie d'Auguste. Ni l'une ni l'autre de ces âmes ne s'est développée spontanément, dans le berceau charmant, dans l'atmosphère sereine, dans les clartés vivifiantes de la toute-puissance.

L'histoire nous sert à souhait, messieurs, car elle présente une série d'empereurs qui satisferont à toutes les exigences du problème. Nés dans la pourpre, élevés à l'ombre du trône, idoles de la foule, favoris des soldats, ils sont issus des parents les plus nobles et les plus excellents ; ils descendent du républicain Drusus, de l'honnête Antonia, de l'adoré Germanicus, de la fière Agrippine ; le sang qui coule dans leurs veines les destine à la vertu, à la popularité, au sacrifice. Ardemment désirés, ces princes promettent à Rome les douceurs de l'âge d'or. Leurs qualités doivent être héréditaires et peuvent grandir souverainement au-dessus de l'univers prosterné avec amour. De même que l'on recherche, pour figurer dans les courses, les races les plus généreuses de chevaux, de même nous prenons les rejetons d'une famille éminemment libérale où le génie, la droiture, le désintéressement, l'humanité, le respect des lois sont une tradition et où la liberté compte des martyrs.

Le Sang de Germanicus, cependant, a été plus funeste aux hommes que le sang des tyrans les plus exécrés : il n'a pas résisté à l'épreuve d'un pouvoir sans bornes et a produit des égoïstes si formidables qu'on les a comparés à des monstres. C'est le fils de Germanicus, Caligula, c'est le frère de Germanicus, Claude, c'est le petit-fils de Germanicus, Néron, c'est-à-dire un fou, un imbécile et un histrion, qui vont être coup sur coup les bourreaux des Romains et les instruments d'une ruine politique irréparable. Aucune démonstration n'est plus décisive contre les défenseurs du pouvoir personnel. Il semble que, dans les époques de décadence, la vertu elle-même ne soit qu'une amorce de la servitude et que la popularité devienne un poison qui se tourne contre la patrie.

 

Un proverbe grec dit que le plus heureux des hommes est celui qui n'est pas encore né : on pourrait affirmer de même que le meilleur des princes est celui qui n'a jamais régné. Il y a deux secours merveilleux pour ceux qui se trouvent à côté de la puissance sans espoir permis de l'obtenir. D'abord, sous les mauvais souverains, le peuple a besoin de se créer une chimère ; il cherche des consolations, se leurre, caresse une idole ; comme les natures romanesques, froissées, souffrantes, il revêt cette idole de toutes les perfections. Ensuite ce souffle populaire soutient une âme douée de qualités brillantes, qui a de l'honneur, sinon de l'ambition ; il lui donne des ailes et une sorte de virginité jalouse. Le sentiment de la conquête, une ardeur qui ressemble à celle de l'amoureux, l'auréole qui ajoute au front la légèreté et l'allégresse , tout rend l'homme meilleur, les intentions plus pures, la modération plus facile. Telle a été la condition, non-seulement de Germanicus, mais de son père Drusus, qu'on appelait Drusus l'Ancien, et qui a exercé sur la destinée de son fils une influence plus considérable que les historiens ne le disent. Le père et le fils appartiennent à cette famille universelle de princes qui promettent beaucoup avant de régner, qui tiennent moins qu'ils n'ont promis quand ils règnent, et qui ne conservent le cœur de leurs contemporains qu'à la condition de ne point être mis à l'épreuve et de s'en tenir à un amour platonique pour la liberté.

Néro Claudius Drusus, né en 714, était le frère cadet de Tibère. On a prétendu qu'il était fils de l'empereur, parce que Livie était enceinte de six mois quand Auguste l'épousa : quelques courtisans distinguaient même une certaine ressemblance ; mais cette opinion n'est pas soutenable. Il est évident qu'Auguste, si Drusus avait été son fils, l'aurait adopté de préférence à Tibère, qui ne lui était rien, qui lui inspirait de l'aversion. Tout jeune, Drusus était agréable à Auguste, moins à Livie, à qui il rappelait des circonstances pénibles : il est dur pour une femme altière d'arriver grosse dans la maison d'un nouvel époux. Drusus toutefois gagnait l'affection par sa grâce naïve et ses reparties enfantines. Il était le favori du Palatin, tandis que Tibère n'y était que toléré. L'un montrait les qualités les plus aimables, l'autre le caractère le plus sombre et une tristesse pleine de raideur. Machiavel, l'auteur de la Mandragore, oserait seul expliquer comment deux frères sont si 'différents et comment, l'aîné ayant essuyé l'âcreté du moule maternel, le cadet n'y puise que charme et que douceur.

Aimé de tout le monde, du peuple comme de la cour, Drusus fut poussé par un mouvement unanime dans la carrière des honneurs. A vingt-trois ans, il fait la guerre aux Germains, bientôt il commande en chef sur le Rhin, Après cinq années de victoires stériles, il revient à Rome inaugurer le consulat qui est lui décerné par Auguste. S'enfonçant de nouveau dans les forêts de la Germanie, il pousse jusqu'à l'Elbe et jusqu'à l'Océan ; mais il est arrêté par une apparition semblable à celle qui devait troubler un jour la raison de Charles VI. Une femme gigantesque se précipite au-devant de son cheval, elle parle latin, elle défend à Drusus d'aller plus loin et lui annonce que sa vie touche à son terme ; le cheval se cabre, renverse son cavalier, lui brise la cuisse ; après trente jours de maladie, Drusus meurt.

Ses funérailles furent magnifiques. Un cortège triomphal l'accompagna depuis le Rhin jusqu'à Rome. Auguste vint au-devant du corps à Pavie, le sénat vota l'érection de plusieurs statues dans le Forum et de l'arc de triomphe qui existe en avant de la porte Saint-Sébastien, mais qui est resté inachevé. Tibère, pendant un règne de vingt-trois ans, n'a trouvé le temps de terminer ni le temple qu'il s'était chargé d'élever à Auguste, ni l'arc de son frère Drusus, ni le monument commémoratif qu'il s'était réservé, par une promesse publique, de consacrer à sa mère Livie. Sa piété apparente pour sa famille n'était qu'un moyen de ralentir la piété des autres et de détourner des honneurs qui lui portaient ombrage. Enfin le sénat avait décerné à Drusus le surnom de Germanicus à la condition qu'il fût héréditaire et devint pour sa race un titre perpétuel.

Le prince qu'on honorait ainsi avait trente et un ans. La douceur de son caractère, sa bonté, sa modestie, son attachement à ses amis, la gravité de ses mœurs, chose déjà rare à la cour impériale, la faveur d'Auguste, l'amour des Romains, l'amitié même de Tibère, tout prouvait que cette nature ouverte, généreuse, avait su se concilier les esprits les plus opposés. Cela ne suffirait pas pour expliquer sa prodigieuse popularité. Drusus avait une qualité de plus, pour laquelle il est difficile de trouver un mot qui n'éveille pas tout un ordre d'idées modernes : il était profondément libéral. On savait à Rome, et Auguste commençait à s'en alarmer, qu'il aimait les anciennes institutions de sa patrie, qu'il regrettait la république et qu'il souhaitait la restauration de la liberté. On savait, par une indiscrétion posthume, qu'il avait écrit une lettre à Tibère pendant qu'ils commandaient, l'un l'armée de Germanie, l'autre l'armée de Pannonie. Dans cette lettre, il lui proposait de s'entendre pour forcer Auguste à rendre aux Romains la liberté ; c'est l'expression dont se sert Tacite : de cogendo ad restituendam libertatem Augusto. Il est certain que, si les deux frères avaient marché sur Rome avec leurs légions, Auguste était à leur merci. On ignore ce que Tibère répondit à cette hardie proposition, ou plutôt il ne dut jamais y répondre. Sa prudence, d'accord avec son ambition, lui dictait le silence. Plus tard cependant, après la mort de Drusus, Tibère, fatigué de l'entendre louer sans cesse par Auguste, montra un jour les fameuses tablettes, qu'il avait conservées, bien sûr qu'on cesserait, dès qu'elles seraient connues au Palatin, de lui jeter au visage le souvenir importun des vertus de son frère. Il parvint à son but, mais le résultat qu'il avait moins prévu fut un redoublement de regrets parmi les Romains. La mémoire de Drusus resta comme sacrée depuis cette époque. On ne doutait point d'une sincérité que la mort avait scellée. On répétait sans cesse dans Rome : S'il avait eu le pouvoir, Drusus aurait rendu au peuple ses droits et sa liberté ! Cet espoir fut reporté sur son fils Germanicus, il explique la faveur qui l'entoure dès ses premiers pas et lui trace son rôle. Les paroles adressées par Drusus à ses amis, ses intentions déclarées, ses engagements, sa lettre à son frère, démarche si décisive et si courageuse, assuraient à sa famille l'amour des citoyens et la haine des Empereurs.

Nous connaissons Drusus, messieurs. Le musée du Louvre possède un buste qui est un des chefs-d'œuvre du siècle d'Auguste ; ce buste était depuis la renaissance au palais de Fontainebleau et avait été envoyé de Rome. Ce qui frappe d'abord, c'est la forme de la tête, qui est ronde, bien pleine, d'une heureuse proportion. Toutes les facultés y sont en équilibre, tout est à sa place, tout est sensé, raisonnable, expliqué à l'extérieur. Le front a quelque analogie avec le front de Tibère. Presque tous les princes de la famille de Tibère et d'Auguste, même les meilleurs, ont le front développé non en hauteur, mais en largeur. Cette particularité ne se retrouve plus sous les successeurs de Néron. Il faut aller jusqu'à l'époque de Constantin pour retrouver une conformation aussi caractéristique, qui semble annoncer la prédominance des appétits sensuels. Hâtons-nous d'ajouter que , chez Drusus , la proportion est encore heureuse ; s'il y a quelques pronostics qui trahissent la race, ils ont été démentis par des qualités éminentes. Les cheveux sont coupés carrément sur le front, à la mode du temps. Le nez est droit, la narine ouverte, les joues douces, avec des plans tranquilles. Il n'y a point de ces saillies inquiètes, qu'on observe chez Caligula, ou de ces cavités impénétrables qui appartiennent à Tibère. La bouche est franche, pleine de bonté et d'expression. Le menton est rond, net, bien défini. Enfin, tout est droiture, honnêteté, mansuétude, dans cette figure privilégiée, et l'intelligence paraît égale à la beauté.

On peut vérifier, du reste, l'exactitude du sculpteur en comparant au buste du Louvre un camée du cabinet des Médailles (n° 213) qui représente Drusus la tête nue, avec le vêtement militaire, magnifique portrait, qui respire là douceur, la grâce et un charme presque féminin. Enfin nous avons des monuments officiels, des monnaies frappées sous Claude en souvenir de Drusus. Les monnaies d'or portent l'inscription : Nero Claudius Drusus Germanicus imperator, et au revers un trophée avec le nom des Germains. Les monnaies de bronze, d'un grand module, portent la même légende. Le revers porte une figure assise, vêtue de la toge, tenant un rameau d'olivier à la main, entourée d'armes et d'armures : c'est l'image d'un triomphateur, et ce triomphateur est Drusus.

A côté de cette aimable figure, dont le passage parmi les hommes fut si court et la mémoire si durable, il convient de placer sa femme, Romaine des anciens jours, digne de lui donner un fils et de l'élever après lui, puisque la mort devait le frapper dans la fleur de l'âge : cette femme s'appelait Antonia. Elle était fille du triumvir Marc-Antoine et de cette douce Octavie, sœur d'Auguste, qui lui avait elle-même donné l'exemple de toutes les vertus. Antonia est représentée sur des monnaies qui datent du règne de Claude, son fils. L'empereur Claude ayant voué à sa mère un culte particulier, plusieurs villes firent graver son effigie sur leurs monnaies, notamment Alexandrie, Amphipolis, Clazomène et Thessalonique. Antonia y est assimilée à Cérès et porte sur sa tète les attributs de la déesse. On l'appelle encore Augusta, parce qu'elle a reçu sous Caligula, son petit-fils, le même titre que Livie.

Les monnaies ne font point saisir le caractère personnel de sa beauté. Frappées dans des villes lointaines, qui n'avaient point de modèle peut-être, elles offrent plutôt le type régulier et irréprochable des Grecs qu'un portrait exact. Les camées ont plus de vraisemblance, et l'on s'attachera surtout au camée de notre cabinet des Médailles qui porte le numéro 206. C'est une agate-onyx, matière magnifique ; le buste est vu de face ; la couronne de lauriers qui ceint le front est le symbole des prêtresses d'Auguste. Cette figure unit l'harmonie du type grec à la fermeté du type romain. La joue saillante avec les pommettes hautes rappelle les joues des femmes de Raphaël ; les yeux ont un encadrement noble, le visage une expression charmante, reflet d'une âme plus charmante encore. Le buste et la statue qu'on voit au Louvre la montrent dans l'éclat d'une beauté pure, suave, rayonnante : sa bouche fine semble parfumée d'honneur et de sincérité. Cette chaste créature connut à peine le bonheur, et sa vie, après la mort de Drusus, devient un long martyre. Veuve, elle se retire auprès de Livie, sur le Palatin, cachée, vertueuse, filant la laine, tout entière à la mémoire de son époux. Malgré cette solitude, les chagrins viennent sans cesse l'assaillir. Elle a trois enfants, Germanicus, Livilla et Claude. Germanicus mourra jeune comme son père ; Livilla empoisonnera son mari, le fils de Tibère, et Antonia obtiendra comme une grâce de la faire mourir de faim, elle-même, dans le palais, pour lui épargner la honte du supplice ; Claude, cerveau affaibli, sera pour tous un objet de mépris. Les enfants de Germanicus feront à leur tour couler ses larmes. C'est d'abord Agrippine, sa veuve, persécutée, exilée, expirant dans une île déserte ; puis Néron, exilé également et forcé de se laisser mourir ; ensuite Drusus, le second de ses petits-fils, qu'on accable de mauvais traitements à côté d'elle, dont elle entend les cris dans les caves du Palatin, dont elle ne peut empêcher le meurtre ; enfin Caligula, le troisième, qu'elle parvient à sauver, mais pour le surprendre, tout jeune encore, commettant un inceste avec sa sœur, et pour se voir infliger par lui, quand il est sur le trône, de telles amertumes et de telles menaces, qu'elle préfère se donner la mort. Tel était sous l'empire le sort réservé à une honnête femme : victime de ses propres vertus, dédaignée par des ambitions criminelles qu'elle ne pouvait comprendre, rejetée par l'égoïsme, menacée par la violence, elle semblait avoir prolongé sa vie jusqu'à soixante-quinze ans uniquement afin qu'aucune douleur ne lui fût épargnée, pas même le suicide.