AUGUSTE, SA FAMILLE ET SES AMIS

 

VII. — LA LITTÉRATURE DE L'EMPIRE.

 

 

Parler de Mécène, de ses amis et de son influence immédiate, c'est faire le procès de la littérature latine au siècle d'Auguste. Je n'ai pas craint, messieurs, de vous énumérer mes principaux griefs contre cette littérature, au point de vue moral et politique. Je n'ai rien ajouté sur le danger qu'elle présente comme nourriture perpétuelle des jeunes générations. Il est nécessaire de revenir sur ce sujet afin de vous montrer le remède à côté du mal.

Le remède, je n'ai point la prétention de l'avoir inventé : il y a longtemps qu'il a été proposé. C'est la prééminence que le grec devrait obtenir sur le latin dans l'enseignement et en particulier sur la littérature latine du siècle d'Auguste, qui est la littérature classique par excellence.

La supériorité du grec sur le latin n'a pas besoin d'être démontrée : elle a été avouée par les Latins eux-mêmes. Tous les écrivains latins sont pleins de ce qu'ils doivent aux Grecs et du sentiment de leur infériorité vis-à-vis de ceux qu'ils proclament leurs maîtres ; comme pour avoir le droit de les piller sans cesse. Ce fait, de nos jours même, les juges les plus éclairés l'ont reconnu. M. Sainte-Beuve, dans une pièce de vers célèbre adressée à M. Patin en 1837, défendait la cause des Grecs et la faisait triompher de celle des Latins. Aujourd'hui M. Mommsen, à son tour, établit d'une façon très vive la prééminence des Grecs, et l'an dernier, au Collège de France, le courageux professeur de littérature latine, M. Havet, faisait une leçon spirituelle, persuasive, où, tout en admirant la beauté du latin, il proclamait la supériorité de la littérature grecque. C'est donc un lieu commun, une vérité acceptée par les parties les plus intéressées, par ceux qui ont jadis écrit le latin et par ceux qui l'enseignent aujourd'hui. Ce que je propose, c'est de tirer la conséquence de ces principes, c'est de les appliquer, c'est de faire passer dans nos mœurs ce qui est dans nos idées et d'appliquer ce qui est resté à l'état de théorie. Il convient donc de vous faire sentir les côtés réalisables, pratiques, et je pourrais ajouter les côtés nécessaires d'une réforme de ce genre dans l'enseignement.

Il y a, messieurs, trois points de vue. D'abord celui de la langue prise en elle-même, puis celui de la littérature, c'est-à-dire des productions de l'esprit avec les formes sous lesquelles elles se manifestent, et enfin le point de vue moral et politique, qui est, à nos yeux, le plus important.

Je commence par la langue.

Je ne demande pas que l'on fasse de ces grandes réformes qui agitent et troublent la jeunesse, qui bouleversent les études, qui peuvent amener dans l'enseignement sous toutes ses formes, aussi bien dans l'enseignement libre que dans l'enseignement de l'État, des perturbations profondes.

Non ! ce que je demande se borne à ceci : changer deux mots, deux mots seulement dans les programmes d'éducation. Partout où il y a le mot latin, on l'effacera pour mettre à sa place le mot grec ; partout où il y a le mot grec, on l'effacera pour mettre à sa place le mot latin.

Ainsi l'enfant commence ses études dans une maison de l'État ou dans une institution privée ; il a huit ans ; que veut-on aujourd'hui lui apprendre ? le latin. Au lieu du latin, enseignez-lui le grec. Puis, quand il arrive à un âge un peu plus avancé, à onze ans ou à douze ans, que lui fait-on étudier, en outre ? le grec. Ce sera le moment, au contraire, d'introduire le latin. Superposez l'étude du latin à celle du grec, au lieu de superposer le grec au latin. Cela se peut faire sans changement brusque. A mesure que les générations qu'il s'agit d'instruire entreront au lycée, puis atteindront leur douzième année, on leur appliquera le nouveau programme. Ainsi, je demande simplement la substitution du grec au latin. Voici pourquoi. C'est qu'il est beaucoup plus logique de passer huit ou dix ans sur le grec et quatre ou cinq ans sur le latin, que dix ans sur le latin et cinq ans sur le grec, le grec étant infiniment plus riche, sinon plus difficile, que le latin.

Quand vous faites apprendre les langues vivantes à vos enfants, si vous commencez par une langue plus complexe et plus difficile, par une langue mère, n'est-il pas vrai que les langues qui en dérivent sont apprises ensuite par eux en se jouant ? N'est-il pas vrai, que l'enfant qui sait l'allemand, par exemple, peut apprendre l'anglais en quelques mois, parce que l'anglais est plus simple, parce que sa syntaxe est moins compliquée, parce que ses racines ont beaucoup d'affinité avec l'allemand ? De sorte que les déductions se font machinalement dans le cerveau de l'enfant, qui se trouve presque savoir l'anglais par cela seul ; qu'il connaît l'allemand.

De même, si à l'âge où les enfants n'ont que la perception la plus vive des sons et des mots, vous leur faites apprendre d'abord la langue grecque, plus abondante et plus complexe, et que vous arriviez ensuite au latin, qui n'est qu'une langue sœur, subordonnée par bien des côtés à la langue grecque, ils pourront l'apprendre plus vite.

Je pense que ma proposition doit vous paraître rationnelle ; quant à moi, je suis convaincu que la transition du grec au latin serait aussi facile, aussi féconde en résultats rapides que celle de l'allemand à l'anglais, ou même que celle du latin à l'italien. Quiconque sait le latin apprend l'italien en six mois. Remarquez, messieurs, que je n'écarte pas le latin ; tout au contraire, je désire que la jeunesse le sache bien, mais je croie qu'elle apprendra beaucoup mieux avec cette préparation forte et cette nourriture robuste qu'implique l'étude préalable du grec.

Il faut, en effet, que nous possédions la langue latine pour plus d'une raison. D'abord c'est notre langue maternelle : la langue française est fille de la langue latine, et il ne faut pas que nous perdions de vue l'origine de notre langage, ses sources, ses explications. Ensuite c'est la langue du droit, de l'administration, de la médecine, de toutes les appellations raisonnées de la science et de l'art. Mais, je le répète, non-seulement le latin n'est pas sacrifié, mais il trouve un auxiliaire puissant dans une connaissance préalable de la langue grecque ; et le grec, plus on l'enseignera de bonne heure aux enfants, plus leur mémoire sera souple, plus ils l'apprendront vite. Vous le voyez par l'exemple des enfants qui, dès l'âge de cinq ans, parlent l'allemand aussi bien que le français. Le grec n'est pas plus difficile que l'allemand ; par conséquent les enfants pourraient le lire et l'écrire, sinon le parler, comme ils lisent et écrivent l'allemand.

Il y a une autre raison, c'est que le latin est toujours une langue morte, tandis que le grec n'en est plus une. Le grec renaît ; il est demeuré une langue vivante ; il se recompose, s'enrichit, et, avant la fin du siècle, il sera digne peut-être d'être classé parmi les langues littéraires.

Depuis quarante ans, les Grecs affranchis ont régénéré leur langue, qui n'était, pendant de longs siècles de servitude, qu'une langue appauvrie, mêlée de mots turcs et albanais, pittoresque et harmonieuse, il est vrai, mais réduite à l'état d'idiome populaire. A Athènes et dans les principaux centres de l'Orient il y a eu, depuis le commencement du siècle, des philologues zélés qui ont retrouvé, recomposé, reconstitué leur langue moderne, en la, purifiant par un retour vers les formes antiques, en la mettant en rapport avec l'esprit moderne, avec les inventions de notre industrie, avec tous les détails de notre civilisation. Il s'imprime aujourd'hui plus de cent cinquante journaux et revues, publications hebdomadaires et quotidiennes, rédigés en grec courant, qui est beaucoup plus voisin du grec antique que de la langue populaire. Le développement de la littérature hellénique s'accroît tous les jours ; l'influence commerciale que conquièrent chaque jour les Grecs répand leur langue de plus en plus en Orient ; elle est parlée dans toutes les îles de l'Archipel, dans la Thrace, en Macédoine, sur les côtes de l'Asie Mineure, à Alexandrie comme à Bucarest, à Vienne comme Trieste, à Constantinople surtout, future capitale de la Grèce, et dans les grands centres du commerce, à Marseille, à Londres, à Saint-Pétersbourg, où les colonies grecques sont nombreuses, riches, influentes. Partout on parle la langue grecque, qui tend plus en plus à devenir une langue littéraire et dont la connaissance, le jour où la Grèce sera de nouveau florissante, peut devenir une ressource pour tous ceux qui auront dans le Levant des intérêts commerciaux et politiques. Une des conditions, il est vrai, serait de délaisser l'inepte prononciation, qui porte à tort le nom d'Érasme, et qui assimile la prononciation du grec à celle du français en détruisant la physionomie, l'accent, l'harmonie d'une langue éminemment musicale.

Dès lors, quand nous faisons apprendre à nos enfants le grec ancien, nous nous trouvons leur faire apprendre une langue vivante, une langue qui sera parlée et écrite un jour dans tout l'Orient, et à laquelle il ne manquera plus qu'un Dante ou un Descartes pour être constituée, littéraire et célèbre.

Je passe, messieurs, puisque vos applaudissements m'assurent que vous partagez déjà mes idées et que vous ne doutez plus de l'excellence de l'étude philologique du grec, je passe à la seconde partie de ma thèse ; elle est aussi facile à démontrer. Quelle serait l'influence de la littérature grecque, apprise de bonne heure et véritablement pénétrée, sur notre éducation littéraire ? Quelle serait son action sur l'esprit national et sur nos créations dans l'ordre de l'intelligence ?

Il ne faut point être ingrats ; il ne faut ni renier le passé, ni lui jeter un blâme rétrospectif qui serait presque de l'impiété. Il est certain que la littérature française est fille de la littérature latine, qu'elle s'en est profondément imbue et qu'elle a été presque constamment inspirée par elle.

Sans parler du moyen âge et des subtilités un peu confuses de la scolastique, la Renaissance, qui cependant devait tant aux Grecs chassés de Constantinople, est redevenue et est restée latine. La mémoire de nos poètes de la Renaissance française est toute latine ; les idées et les images latines ont pénétré jusque dans les fibres les plus délicates de leur cerveau. L'effort tenté par Ronsard et son école pour se reprendre au grec a été inutile ; l'exagération apportée dans cette tentative, le pédantisme, l'étude des mots substituée à celle des idées ont paralysé la fameuse pléiade. Notre Renaissance est donc autant latine que gauloise par l'ensemble de son inspiration.

De même, il suffit de rappeler combien la littérature du siècle de Louis XIV se rattache à la littérature du siècle d'Auguste. On y remarque des esprits avides de plus pures clartés, comme Racine, qui lisent quelque roman grec, encore en se cachant de leurs maîtres, ou qui consultent quelque tragédie d'Euripide. On y trouve des esprits délicats et prédestinés à l'atticisme, comme Fénelon, mais ce sont des exceptions, et le siècle de Louis XIV a été aussi près de la littérature latine qu'il a été loin de la littérature grecque.

Les réminiscences, les emprunts y sont de tep les instants, et vous savez combien les poètes du XVIIIe siècle ont copié également Properce, Tibulle, Ovide, tous les fades docteurs dans l'art d'aimer. Mais précisément parce que cette influence a été manifeste, durable sur tant de grands et beaux esprits, les sources ont été absolument épuisées. Noue avens tiré de la littérature latine tout ce que nous pouvions en tirer, comme imitation directe et comme inspiration indirecte. Cela est si vrai, qu'au commencement de ce siècle on était arrivé, après des commotions militaires, des bouleversements civils qui avaient enflammé et régénéré les esprits, à une véritable fatigue, à sue sorte de dégoût devant tes imitations de l'antiquité latine. C'est pour cela que vous avez vu des natures ardentes, des hommes d'un talent incontestable se détourner d'un sol épuisé pour aller demander des modèles aux littératures étrangères, prendre pour maîtres Gœthe ou Shakespeare, et propager en France ce qu'on appelait alors le romantisme.

Or, ce besoin de nous rajeunir, dont nous n'avons. pas eu toujours conscience et dont le romantisme est la manifestation, ce besoin aurait trouvé sa satisfaction la plus pure, la plus abondante dans l'antiquité grecque, si nous avions fait ce qu'ont fait les Latins, si nous avions été nous y retremper.

Les auteurs grecs offrent, en effet, aux intelligences des sources incomparables dans tous les ordres d'idées. Les Romains l'avaient bien compris. A peine les enfants des nobles familles avaient-ils atteint l'adolescence, à peine avaient-ils déposé la robe prétexte et la bulle d'or, ils partaient pour la Grèce, afin d'y achever leur éducation ; ce n'étaient pas seulement les fils des sénateurs ou des chevaliers, c'étaient même des fils d'affranchis, comme Horace. Pourquoi allaient-ils en Grèce, dans cette Grèce qui n'avait plus que des sophistes, des rhéteurs et des philosophes dégénérés ? C'est que là encore il y avait un souffle supérieur et une abondance de modèles dont ils ne pouvaient avoir même l'idée sur le sol latin.

Eh ! messieurs, n'en est-il pas de même pour nous ? Je suis convaincu que nous, fils des Latins, si nous avions le courage de nous imposer dès l'enfance cette assimilation de la langue et de la littérature grecques, qui ne peut plus s'accomplir dans un âge plus avancé, nous en tirerions un grand profit. Lorsqu'on touche au seuil de la vie libre, des luttes et des plaisirs du monde, on n'a plus le-temps de s'astreindre à ces études patientes et vigoureuses qui nous font pénétrer au cœur d'une littérature. Il faut un âge plus tendre, une mémoire que la moindre image frappe et ravit, qui possède encore cette fraîcheur, cette sensibilité naïve où tout ce qui est beau laisse une trace, il faut ce premier éveil de l'esprit, qui s'accomplit avec l'éveil des sens et dont chacun de nous a perdu le souvenir, mais dont il retrouverait une vague conscience s'il redescendait au fond de son propre cœur et des rives indécis de ses jeunes années.

Ouvrez donc à ces intelligences les clairs horizons, le jour si pur et si libre de l'intelligence grecque, et vous ouvrirez en même temps à l'inspiration moderne cette somme que nous cherchons et que le romantisme a demandée en vain à des races différentes, qui n'avaient pas ces modèles magnifiques, ces types à jamais inimitable que la Grèce a créés et rendus immortels. C'est dès l'enfance, si vous voulez agir sur les âmes, que le contact du génie grec préparera des poètes, de grands prosateurs, des orateurs, des moralistes, des philosophes, des penseurs politiqua, des bienfaiteurs de l'humanité, en un mot des hommes supérieurs dans les ordres d'idées les plans les plus élevés. C'est avant l'adolescence qu'il faut commencer à éveiller les imaginations, à peupler la mémoire, à ouvrir les cœurs par les clartés sereines de cette belle littérature grecque ; un âge plus avancé, il est trop tard.

Je puis comparer ce séjour prolongé que je voudrais obtenir pour la jeunesse au milieu des œuvres grecques, au séjour que plus d'un parmi nous a pu faire au milieu des ruines, des sites, des beautés pittoresques du sol grec. Le pays est certes bien déchu de sa splendeur passée, et cependant quel est celui qui l'a parcouru sans ressentir un charme qu'il ne pourra jamais oublier ? Certes, quand on fait le voyage de Grèce un peu tard, au seuil de la maturité au de la vieillesse, on éprouve de singulières joies, mais le raisonnement a plus de part dans ces joies que l'imagination, l'élan involontaire et l'impression irréfléchie.

Si, au contraire, c'est à vingt ans que vous allez à Athènes, en Thessalie, en Asie Mineure, dans le Péloponnèse, dans les Iles, dans tous ces pays bénis dont vous avez bégayé les noms dès l'enfance, alors se produit une sorte d'initiation et d'enivrement qui vous rend capable de sensations bien plus profondes. C'est à cet âge surtout que le seul nom du Pentélique ou de l'Hymette, la seule vue du Parnasse ou de l'Hélicon font battre le cœur et entrevoir un monde d'aspirations poétiques et de délicieuses sensations. C'est à cet âge qu'on ne peut parcourir la mer sans comparer ses flots à d'innombrables sourires, sans saluer avec une pieuse émotion chacune des Cyclades rangées autour de Délos comme autour d'une reine, sans voir Vénus et les Néréides se jouer derrière l'azur, sans attacher un souvenir ou un rêve à chaque vague caressée et poussée par la brise. C'est à cet âge qu'on laisse, sans en avoir conscience, s'écouler des journées entières sur les rochers de l'Acropole d'Athènes, écoutant le murmure du passé qui résonne mélodieusement à votre oreille avec le bourdonnement de l'abeille, le chant des cigales dans le bois d'oliviers et les échos lointains de la plaine, ébloui par l'éclat des marbres dorés au soleil de vingt siècles, ébloui surtout par la beauté et par la perfection qui rayonnent du milieu des ruines et qui animent le moindre fragment, respirant je ne sais quel souffle inconnu, plus mâle, plus fier, plus héroïque, qui s'appelle l'exemple du génie et l'amour de la liberté. Prenez des poètes ou des hommes de premier ordre, comme il s'en produit tous les cent ans, prenez même de simples lettrés, qui n'auront d'autre mérite que leur sincérité, d'autre force que leur passion pour la littérature grecque, je les défie de n'être pas transfigurés pendant le séjour qu'ils feront au milieu des splendeurs passées et des charmes affaiblis de la Grèce. Eh bien ! ce voyage est à peine le symbole du voyage autrement facile, autrement fécond que vous pouvez faire entre.

prendre à vas enfants à travers les auteurs grecs, en leur offrant cette clef magique qu'on appelle l'intelligence du texte, eu leur rendant familiers ces livres trop peu feuilletés, où tout ce que la Grèce a vu, pensé, rêvé, raconté, conseillé., inventé, se retrouve eu lettres d'or et de lumière. C'est là qu'il faut aller chercher l'inspiration, si vous souhaitez que la France ne cesse pas de produire des talents et parfois des génies.

Un exemple vous prouve que je n'avance rien de déraisonnable, rien qui ne soit justifié par des précédents.

Nous avons tenté dans l'art ce que je propose d'appliquer à le. littérature. L'art s'est senti, au commencement du siècle, un peu las de l'imitation latine, des ruines de l'Italie et de Rome, et il a cherché, dans les ruines de la Grèce et dans les marbres du Parthénon, un élan nouveau. Immédiatement s'est produit dans toutes ses branches, l'archéologie aidant, un mouvement sensible de renaissance. On a étudié les monuments de la Grèce, ses temples bâtis sur les promontoires et sur les rochers, avec leurs chapiteaux mutilée, leurs colonnes renversées, leur décoration à peine reconnaissable ; à force de respect et de patience, les architectes ont compris peu à peu les principes de l'antiquité ; ils ont essayé de pénétrer l'esprit de l'architecture grecque. lis y ont puisé comme récompense une force nouvelle, un sentiment de mesure et de délies-tosse qu'on n'avait pas eu avant eux. La sculpture française également, qui avait parcouru un cercle glorieux, mais qui avait été énervée par la mollesse voluptueuse du XVIIe siècle, a été se retremper au sein de la sculpture grecque, ne se contentant plus des copies romaines qui remplissent les musées, mais s'attachant aux originaux trouvés dans le sol de la Grèce. Aussi, depuis cinquante ans, la sculpture française a-t-elle produit des œuvres qui la classent au premier rang parmi les écoles de l'Europe.

Les peintres eux-mêmes, qui n'ont pu deviner toute la pureté de la peinture antique, qui n'ont eu que des révélations imparfaites par des vestiges qui leur rappellent des mains secondaires et un goût déjà altéré, ont trouvé, cependant, dans les peintures décoratives de la petite ville de Pompéi, des modèles d'élégance et de proportion dont ils ont profité pour les costumes, le cadre pittoresque, les accessoires de leurs tableaux. Tout le monde sait ce que M. Ingres a tiré de l'étude de ces peintres sans nom d'un municipe campanien, ce qu'il a tiré surtout des dessins tracés sur les vases grecs par de simples artisans.

Ce qui s'est fait dans l'art, on l'a aussi tenté dans une ou deux branches de la littérature, dans la philosophie, par exemple. M. Cousin, dont nous avons pleuré la mort deux jours après la mort de M. Ingres, M. Cousin a répandu parmi la jeunesse les œuvres de Platon, élégamment traduites, il a donné l'impulsion à de nombreux travaux du même genre, où l'on respire je ne sais quel souffle des belles traditions, l'amour de l'idéal ; la recherche des pensées les plus nobles et des formes les plus délicates.

Ce qu'on a commencé pour l'art et pour la philosophie, qu'on le continue pour toutes les branches de la littérature ! Que par l'intelligence des textes, on mette les esprits qui s'ouvrent pour la première fois aux belles choses en communication avec les modèles de la Grèce ! On rendra accessible une source neuve, imprévue, bien plus féconde que les sources latines.

J'arrive au troisième point, le plus important peut-être, celui pour lequel je vous demande le plus d'indulgente, parce que la faiblesse de mes paroles sera nécessairement au-dessous de ma pensée. C'est le point de vue moral et politique.

Le côté moral, le voici. La littérature et surtout les poètes de siècle d'Auguste offrent à mes yeux un certain danger s'ils sont pendant trop longtemps l'aliment de la jeunesse, aliment pour ainsi dire exclusif, puisqu'on les appelle classiques par excellence. Ce danger, c'est la faiblesse des sentiments et des images, leur apprêt, leur convention, car ils sont le plus souvent de convention, étant empruntée aux poètes grecs et affaiblis par l'emprunt ou la traduction. Ce danger, c'est une tendance générale vers l'abandon, la mollesse amoureuse, la volupté. Ce danger, c'est la philosophie insouciante et sceptique qu'ont professée les sujets d'Auguste et qui perce à travers leurs œuvres, ce sont les tableaux érotiques que les commensaux de Mécène ont multipliés à plaisir, et cette passion efféminée dont ni les Bucoliques ni les premiers livres de l'Énéide ne sont exempts. Il faut des accents plus fiers, des principes plus énergiques, des leçons plus mâles pour former des hommes, pour élever leur caractère, pour constituer leur dignité morale. Je ne m'étendrai ni sur la nonchalance dédaigneuse, ni sur les maximes anacréontiques du trop populaire Horace, je ne dirai même pas tout ce que mérita le triste Ovide, avec ses puériles métamorphoses, ses lamentations serviles et ses fadeurs langoureuses qui ont scandalisé Auguste lui-même ; je ne ferai même que nommer les Gentil-Bernard et les Parny du siècle, Catulle, Tibulle, Properce, qui sont peu lus, mais qui peignent si bien leur temps.

Tous les poètes d'Auguste, si charmants par la forme, par la perfection la plus rare du style, par un art incomparable, donnent à leur pensée plus de grâce que de force : ils sont érudits plus souvent qu'inspirés ; je les comparerai à ces orfèvres florentins de la Renaissance qui appliquaient leurs meilleures ciselures à de petits objets. Même lorsque ces poêles chantent sur un ton plus sublime, ils se démentent à la page qui suit et ne font jamais oublier qu'ils sont des imitateurs. Or ce n'est pas un jour de reflet qu'il faut à des âmes qui se développent et veulent devenir vigoureuses, c'est le jour direct, c'est le grand jour, le ciel libre et la lumière du soleil.

Malheureusement ces poètes d'Auguste sont, par la force des choses, les seuls que les jeunes gens puissent avoir entre les mains, parce que leur style est plus pur, plus travaillé et plus intelligible. Prenez en effet les débris des poètes de la république ; on ne peut les faire comprendre sans effort aux jeunes gens. Les fragments du vieil Ennius, de Pacuvius, qui ont le tort de n'être plus que des fragments, sont difficiles. Ils ont encore quelque chose de la rudesse du terroir, ils rappellent les anciens Latins et les Sabins ; ils ont une âcreté sévère qui rebuterait de jeunes esprits. Ce n'est pas non plus Lucrèce qu'on leur recommandera. Une forme compliquée couvre de magnifiques pensées, pensées, du reste, qui sont elles-mêmes perdues sur un fond de matérialisme dangereux.

Plaute, non plus, malgré son talent, n'est pas un poète qu'on puisse laisser ouvrir au hasard, et l'on n'essayerai pas de corriger ses préceptes sur l'art de bafouer les pères par la prose rustique du grand Caton. Certes, les satiriques qui suivent le siècle d'Auguste ont une incroyable vigueur, mais ils peignent si bien les vices qu'ils flagellent que la peinture fait oublier les coups de fouet. D'ailleurs l'indignation est une vertu négative qui comporte plus d'amertume que force, qui console plus qu'elle ne retrempe dans les époques d'abaissement, et qui n'est per sans danger pour les âmes enfantines, auxquelles sont nécessaires surtout, pour se développer, le calme, les inspirations douces et le spectacle du beau. Tacite lui-même, l'homme de bien, a quelque chose de l'amertume des satiriques, et il est forcé de décrire trop d'horreurs pour que ses œuvres ne restent pas la lecture des hommes faits.

Par conséquent, la nécessité d'éliminer, dans l'éducation de la jeunesse, la plupart des poètes romains, la pauvreté relative de la poésie républicaine, et surtout la forme admirable des écrivains du siècle d'Auguste, circonscrivent au règne de ce prince la littérature classique. Eh bien ! cette littérature est plus propre à amollir les cœurs qu'à façonner des âmes bien trempées.

Je sais, messieurs, qu'à côté de l'écueil il y a le salut. Le maître est là vigilant, plein de précaution, qui conseille l'écolier, qui lui ouvre le livre à telle page, qui le ferme à telle autre, qui fait des extraits ; qui est sans cesse en garde contre la moindre atteinte portée à l'honnêteté de ses pensées ou à la fierté de ses aspirations. Horace ne laissera pas échapper un axiome d'épicurien qu'il ne soit réfuté, une lâche flatterie, qu'elle ne soit flétrie par le professeur. L'Université surtout, qui a fourni à la société française tant de défenseurs dans l'ordre moral comme dans l'ordre politique, tant de spiritualistes et de libéraux, tant d'écrivains et d'orateurs, sait écarter ou combattre les faciles doctrines des courtisans d'Auguste, et faire retentir dans de jeunes cœurs les accents plus nobles de Virgile ou de Cicéron.

Mais que l'on soit. au lycée, ou dans l'institution ecclésiastique ou dans la maison paternelle, le professeur n'est présent qu'à des heures données, tandis que le livre est toujours là Le jeune homme le feuillette, il a ses passages favoris, et ce ne sont pas toujours les passages qu'a éloquemment commentés le professeur. Faisons sincèrement notre confession, messieurs. Que lisions-nous plus volontiers dans Virgile, dans nos heures solitaires — quand nous le lisions ? N'étaient-ce pas les amours de Didon, les perfidies de Vénus ou même les plaintes langoureuses du beau Corydon ? Qu'avons-nous retenu d'Horace ? Est-ce l'Art poétique ou le Voyage à Brindes ? Ne serait-ce pas plutôt les noms de Lesbie, de Lalagé, ceux des vins qu'il célèbre, Falerne et Cécube, l'éloge de la bonne chère et du plaisir ? Voilà ce qui excitait notre attention, voilà ce qui flattait notre rieuse ou rêveuse jeunesse, voilà ce qui se gravait dans nos mémoires plus facilement que les choses belles, morales et d'une grande portée, qui se trouvent aussi dans Horace, mais qui y sont plutôt l'exception.

Le ton général de la poésie du siècle d'Auguste, c'est donc une certaine mollesse, un abandon épicurien qui ressort de l'ensemble de cette littérature. Je ne crois pas qu'il y ait là un aliment suffisant pour sept ou huit ans d'étude, et ce n'est pas là qu'on puisera cette trempe énergique, cette vigueur morale, qu'il faut s'efforcer de donner à la jeunesse de tous les temps, surtout aux époques où l'état politique de la société énerve naturellement les âmes, les dégoûte des affairas publiques et leur fait dédaigner les devoirs tout aussi bien que les droits du citoyen.

Quelle est, en effet, l'atmosphère que l'on respire, lorsqu'on vit par la pensée avec ces poètes contemporaine de Mécène et d'Auguste ? C'est une atmosphère de bonne grâce, de souplesse, de flatterie, de renonciation personnelle, c'est la servilité aimable, parée des plus nobles déguisements. On sent partout la conscience muette devant le maître, l'effort pour détourner les citoyens des affaires et pour leur inspirer l'aversion de tout mâle souci. Celui-ci chante la tranquillité des champs et la douce indolence de la vie champêtre ; celui-là célèbre le rire, les belles maîtresses et la volupté ; un troisième vante cette sagesse digne des derviches ou des fakirs qui consiste à tout mépriser et à s'abstenir de tout. Ils conseillent l'abdication de tout droit et font chérir la confiance aveugle dans la volonté d'un seul, l'effacement volontaire devant une irrésistible puissance. Ils louent le prince à l'envi, ils l'encensent, ils en font un Dieu, et tous amoindrissent leur génie par ces tristes habitudes de servilité. Tacite a bien caractérisé cette époque, lorsqu'il s'écrie : Les génies ne manquaient pas, mais la flatterie les affaiblissait. La postérité ne peut que répéter le mot de Tacite.

Est-ce donc là l'école de la jeunesse dans un État qui est-libre eu qui veut l'être ? Est-ce ainsi qu'on peut former des citoyens dans un pays bien réglé ? Ces exemples sont-ils assez nobles, assez vigoureux ? Cette mollesse qu'on respire sous la forme la plus persuasive ne laisse-t-elle pas une empreinte dangereuse sur les imaginations si sensibles de l'enfance ? Oui certes ! ces souvenirs restent : la beauté de la forme rend les doctrines efféminées encore plus séduisantes. Et plus tard, lorsqu'ou quitte la maison paternelle, l'institution libre, ou le lycée, la forme poétique qu'on a dans l'oreille, si elle ne dirige pas nos pensées, a cependant sur elles plus d'action qu'on ne le suppose. Voici un jeune propriétaire : il rêve, non le travail, mais le repos des champs, avec Tityre et Mélibée, avec les amis d'Horace. Il se dit qu'il serait bien doux d'aller vivre dans sa terre, d'y narguer les ennuis, d'éloigner les devoirs compromettants ou les inutiles efforts de la vie publique, de n'être ni conseiller municipal, ni maire dans sa commune, de se contenter de bien gérer son domaine, d'y vivre à sa guise et surtout d'y bien vivre, Voici une nature plus vive, entraînée vers le plaisir, qui cite avec orgueil les préceptes épicuriens d'Horace et ses vers anacréontiques, qui connaît Délie, Lesbie, Cynthie, et qui s'empresse de traduire ces noms surannés par les noms de beautés plus modernes et beaucoup plus populaires. Un troisième a de la fortune, qu'il ne consent pas à appeler une honnête aisance : il est porté vers ce qui brille ; il a le goût des honneurs ; il lui faut une carrière rapide ; il n'est pas éloigné de demander à la faveur ce qu'il trouve trop pénible de gagner par le travail ; il est homme à guetter les circonstances favorables, à se pousser par tous les moyens, à s'attacher à tous les patrons ; il est ambitieux, mais pour jouir ; ce qu'il aime dans le pouvoir, c'est le plaisir, la richesse, l'entourage, l'enivrement, le tourbillon insouciant et facile. Il se rappelle les vers d'Horace, de Properce, d'Ovide ; il rêve un Pollion ou un Mécène ; il soupire après les bienfaits d'Auguste. Quoi qu'il ose, il se croira justifié par de tels exemples, et il raffermira sa conscience, les jours de scrupule, en se récitant de beaux vers.

Enfin, celui qui a des goûts modestes, humbles au besoin, qui redoute l'effort, les concours, les luttes généreuses, les écoles spéciales, les carrières libérales, qui ne demande qu'une toute petite fonction, suivie d'une autre, et d'une autre encore, ambition non déraisonnable, puisque la France développe si puissamment la centralisation et ses rouages administratifs qu'on peut entrevoir le jour où il y aura, autant de fonctionnaires que de Français, celui-là répète toute sa vie, avec une reconnaissance qui varie d'objet et une satisfaction qui ne varie pas, le fameux vers de Virgile : Un dieu nous a fait ces loisirs,

Deus nobis hæc otia fecit.

J'ajouterai, messieurs, qu'il y a dans cet abaissement des citoyens, sous Auguste, dans cette corruption du sentiment individuel, dans cette négation de la dette envers la patrie, dans ces flatteries à outrance, qui vont jusqu'à faire d'un homme l'égal des dieux et jusqu'à diviniser ses prétentions et ses erreurs, il y a dans l'ensemble de cette poésie un. pénil inévitable pour les littératures qui s'en inspirent. Après avoir loué les emprunts que la littérature française a faits aux Latins, il est impossible de dissimuler ce que cet esprit d'imitation a produit de mauvais. C'est chez les poètes d'Auguste que les poètes de la Renaissance ont appris à comparer aux dieux et aux déesses de l'Olympe, non seulement les rois et les reines, mais les maîtresses des rois et les plus vulgaires courtisans. Certes, ce n'était pas une inspiration, du vieux génie français, qui était frondeur, railleur, libéral, ami de l'indépendance, et qui n'avait jamais appris à se mettre à genoux devant un maître. Les poètes de la Renaissance ont pris ces façons serviles dans les livres latins, dans les souvenirs de leur jeunesse, et ils ont cru faire merveille en divinisant leurs contemporains, comme les poètes de l'empire avaient divinisé les empereurs. N'avez-vous pas rougi aussi, messieurs, rougi pour des génies que nous admirons et vénérons, en lisant certaines pages à jamais regrettables de nos classiques français et en constatant à quel degré d'adulation sont descendus certains écrivains du règne de Louis XIV. Je me demande ce que devaient penser les étrangers, les Anglais et les Hollandais du XVIIIe siècle, les protestants de la Suisse et de l'Allemagne, quand ils lisaient les flatteries, non point du plat Benserade, mais de Boileau, mais de Racine, mais de Corneille, mais des prédicateurs de l'Évangile et des grands évêques eux-mêmes, transformés en courtisans. Ces beaux génies ne croyaient point s'abaisser. Pourquoi ? Parce qu'ils étaient, dès l'enfance, imbus de ces formes serviles, parce qu'ils les avaient apprises cent fois dans les auteurs du siècle d'Auguste ; parce que les formules s'étaient gravées toutes faites dans leur cerveau, paie que l'adulation littéraire se présentait aussi naturellement à leur esprit que les mots se présentent aux lèvres de celui qui parle sa langue maternelle, parce que la poésie latine avait été leur nourriture, leur modèle, leur idéal, leur rêve, et parce que cette nourriture avait passé dans leur sang.

Même au XVIIIe siècle, vous voyez que les esprits les plus libres, ceux qui revendiquent lé plus hautement les droits de l'humanité n'échappent pas à cette influence, que Voltaire lui-même a des flatteries indignes et des tours d'adulation qui provoquent le démît du lecteur. Au fond, il croyait se moquer de ceux qu'il flattait, mais il n'aurait jamais à s'exprime de la sorte s'il n'avait eu l'autorité et l'exemple des poètes d'Auguste.

Vous comprenez, messieurs, que cette contagion, si elle a séduit et corrompu des esprits d'un ordre supérieur, sera un danger aussi pour des esprits plus communs, qui n'écrivent pas mais qui flattent, qui ne pensent pas mais qui agissent, qui ne font pas de vers mais qui se soumettent, qui ne divinisent pas leurs maîtres mais qui sont prêts à tout.

Or, quel est le mal de notre époque ? Nous devons nous dire nos vérités en face le mal de notre époque, c'est la langueur  des esprits, l'abandon de nous-mêmes, le goût du repos, l'insouciance, le sentiment individuel substitué au patriotisme, l'art de demander beaucoup à la chose publique et de lui donner peu, la confiance dans l'État et l'abdication de nos droits et surtout de nos devoirs de citoyens. Nous croyons nous justifier en imputant le mal à ceux qui nous dirigent, et en accusent sans cesse les événements  supérieurs à notre volonté. Quand un peuple est tombé à ce point, il ne doit chercher la cause de sa chute qu'en lui-même. Il est certain que le développement du commerce, les inventions multipliées de l'industrie, cinquante ans de paix et de prospérité, l'accroissement des richesses, les fortunes subites, les spéculations scandaleuses, le goût du luxe et du faux éclat, un bien-être qui n'a été égalé à aucune époque et qui a pénétré toutes les classes, mêmes les plus pauvres, il est certain que tout a contribué à créer chez nous un besoin incessant de jouissances. Le jour où l'homme ne pense qu'à ses jouissances, il se détache de la société, il se croit supérieur à tout devoir parce qu'il ne voit plus que des besoins.

C'est là un péril, et un péril grave, messieurs ; il est temps de le conjurer, il est temps d'y chercher un remède. Pour nous guérir, nous sommes un peu vieux, mais pensons à nos enfants et efforçons-nous de leur donner une éducation plus forte, plus morale, plus politique que ne l'a été la nôtre. Nous sommes trop Latins avec nos maîtres, nous sommes trop épicuriens avec Horace, trop languissants avec Virgile, trop courtisans avec Auguste.

Il faut à nos file, si nous voulons qu'ils soient meilleurs que nous, un aliment plus viril et plus généreux. Reléguons le latin au second plan ; il aura toujours un rang, puisqu'il est nécessaire à l'intelligence de nos lois, de nos sciences, de notre langage même et des modèles qui ont inspiré notre littérature, mais il n'aura que le second rang. La plus grande part, la plus longue, appartiendra à la littérature grecque. Là sont les sources pures, abondantes, irréprochables ; là se préparent les philosophes, les penseurs, les citoyens, les hommes d'État. Là mous pouvez mettre entre les mains des enfants les œuvres les plus simples et les plus admirables. Il y a des auteurs sans doute-que nous devrons écarter. Je ne «conseillerai pas de leur faire lire Anacréon et Aristophane, ou du moins un choix serait nécessaire. Mais, en sacrifiant même ces deux poètes, quel immense horizon devant nous ! C'est Homère, plein de leçons et d'héroïsme, Hésiode avec sa belle morale, Solon avec ses exhortations patriotiques ; puis Eschyle, Sophocle, Euripide, où l'âme-apprend à penser avec grandeur et à s'exprimer dans un langage magnifique. Si nous voulons des prosateurs, c'est Hérodote, le conteur merveilleux, dont les récits sont faits pour charmer l'imagination de l'enfant aussi bien que la raison du vieillard, c'est Thucydide, à la fois grand historien, grand politique, grand philosophe, c'est Xénophon, qui a sur les lèvres le parfum du miel de l'Hymette et qui en même temps retrace avec énergie les exploits immortels d'une poignée de Grecs, c'est Platon, qui transporte l'âme dans les sphères les plus élevées et dont la forme harmonieuse est un modèle de proportion et de beauté, c'est Aristote, qui a guidé le moyen âge, qui est parfois aride, mais qui donne aux esprits la netteté, la précision, et qui enseigne quels sont les droits du citoyen, les règles des États, les constitutions des sociétés, c'est Théophraste, le plus pur et le plus charmant des moralistes, c'est Lucien, le plus spirituel et le plus fin des critiques, c'est Démosthène, l'énergique patriote, c'est Eschine, c'est Lysias, c'est toute l'école des orateurs attiques.

Calculez, messieurs, le résultat de l'enseignement de cette grande littérature. Supposez une génération qui, dès l'enfance, serait initiée à la connaissance de la langue grecque, qui aurait grandi. en se pénétrant de toutes ces beautés : elle s'épanouirait, à son insu, à tout ce qui est beau, grand, généreux. elle serait au-dessus des convictions systématiques, des théories préconçues qui appartiennent à l'âge mûr ou à l'esprit de parti ; la nourriture intellectuelle qu'on lui présenterait chaque jour éveillerait sans effort les nobles sentiments qui, Dieu merci ! ne sont pas morts aujourd'hui, mais qui sont affaiblis ou du moins silencieux. L'élévation du sentiment moral, que respirait tous les livres grecs, serait la santé et la forte de notre jeunesse. Je ne parle pas de la philosophie, que les Grecs ont inventée, analysée, développée à un tel point, que la philosophie moderne n'a pu que marcher sur leurs traces ; mais la morale elle-même a trouvé dans les écrivains grecs des interprètes si admirables qu'ils n'ont pu être surpassés que par le christianisme ; encore plus d'un docteur chrétien regardait-il Socrate et Platon comme des précurseurs de la morale évangélique.

Mais à la morale pratique j'ajoute une autre morale qui en est le couronnement, et que je serais tenté d'appeler la morale politique. Dans la littérature grecque, vous verrez constamment dominer un sentiment qui est le secret de toutes lés nations qui grandissent : le patriotisme opposé au sentiment individuel. Aujourd'hui, hélas ! notre maladie, c'est le sentiment individuel, non pas hostile, mais indifférent au sentiment patriotique.

L'individualisme n'existe pas dans la société grecque, le citoyen n'est rien auprès de la cité, l'homme est absorbé au profit de l'État, l'individu au profit de tous : On naît, on vit, on meurt pour la patrie. Les lois sont quelquefois dures et difficiles devant l'ennemi comme dans l'intérieur de la cité ; elles exigent le plus magnifique déploiement de tout ce que l'âme humaine contient de forces pour le bien et pour le sacrifice. Il y a là une admirable école que les maîtres de la Grèce présenteront sans cesse à notre jeunesse. En outre, quel air pur, salutaire, éthéré, elle respirerait au milieu de cette atmosphère vivifiante, où la pensée est reine, où le seul culte est celui du beau, où les plus grands exemples lui sont rendus attrayants, irrésistibles, faciles, tant le génie l'enlève par son souffle et la remplit d'une généreuse ardeur. C'est donc la littérature grecque qui est, par excellence, digne de former des hommes, et surtout de former des hommes libres. Or, messieurs, vous vous rappelez la définition des Grecs : Ceux-là seuls qui peinent et agissent en hommes libres méritent le nom de citoyens.

 

FIN DE L'OUVRAGE.