AUGUSTE, SA FAMILLE ET SES AMIS

 

V. — AGRIPPA ET LA FONDATION DE L'EMPIRE.

 

 

Il n'y a pas, pour le despotisme, d'auxiliaire plus puissant et plus irrésistible qu'un homme droit, énergique, estimé, plein de grandes facultés, mais à qui manque la clairvoyance politique et cette clairvoyance supérieure encore que donnent les principes, puisqu'il ne sent pas que c'est une honte de mettre son intelligence et toutes ses facultés au service de l'ambition d'un seul.

C'est là, en effet, un des instruments les plus redoutables et les plus terribles pour l'établissement du pouvoir. Ce que les esprits hardis et sans scrupule ont osé, l'honnête homme le consacre. Ils ont tout renversé, l'honnête homme établit quelque chose à la place de ce qu'ils ont détruit. Ils ont mis le trouble dans l'État, l'honnête homme vient fonder cette organisation en apparence sage, en apparence féconde, qui n'est autre chose cependant que la servitude bien réglée et organisée pour jamais :

On rencontre souvent dans l'histoire de ces Immune qui sont nés pour rester au second rugi par la faute de leur époque, et qui, dans des temps plus réguliers, auraient pu briller au premier. Agrippa, dont je veux vous parler aujourd'hui. Agrippa, gendre d'Auguste, et d'abord le compagnon de sa jeunesse, est un de ces caractères. Vous le verrez par sa vie aussi bien que par les images qui nous ont été conservées de lui par la sculpture. C'est un de ces tempéraments capables de dépenser les plus grands efforts au service de qui les mène ; ils brisent les obstacles sans chercher le but et la cause ; ils creusent leur sillon à la façon du bœuf laboureur, sans s'inquiéter de la moisson qui y germera. C'est pour Agrippa que Virgile parait avoir écrit ce vers :

Sic vos non vobis fertis aratra, boves.

Et, en effet, vous verrez dans les bustes d'Agrippa quelque chose de la constance, de la fermeté et de la résignation un peu farouche du bœuf dont parle Virgile.

Agrippa était né l'an 691, quelques mois avant Auguste. Il s'appelait Marcus Vipsanius, et on l'avait surnommé Agrippa, surnom qui s'appliquait à une catégorie d'individus. On désignait ainsi les enfants qui venaient au monde les pieds en avant. Le fameux Ménénius Agrippa, l'auteur de l'apologue des membres et de l'estomac, portait ce surnom pour le même motif. Mais il n'y avait rien de commun entre les deux familles. La famille Vipsania était obscure ; la famille Ménénia avait, au contraire, acquis de l'illustration. Le bonheur, ou plutôt le malheur d'Agrippa voulut qu'il fût en relation dès son enfance avec la famille Julia. Il fut le compagnon d'études et de jeux du jeune Octave. Nous le voyons pour la première fois paraître dans l'histoire lorsque Octave part pour l'Espagne, où il va rejoindre César.

Agrippa l'accompagne. L'année suivante, Octave est envoyé en Épire, à Apollonie, où il y avait une école célèbre de rhétorique et de philosophie. Il emmène avec lui Marcus Vipsanius Agrippa. Ces deux jeunes gens se livrent ensemble b. l'étude et puisent l'amour de l'art grec, qui laissera dans l'âme d'Agrippa une trace assez durable, dont sa carrière vous montrera l'effet.

Tout à coup, l'an 711 de l'ère romaine, on apprit à Apollonie le meurtre de César : c'est alors qu'entre deux jeunes gens, dont l'aîné avait dix-neuf ans, au milieu des études les plus charmantes, se prit cette résolution terrible d'aller revendiquer l'héritage du dictateur et de disputer l'empire du monde. Octave héritait ; Agrippa, lui, n'héritait pas, mais soyez convaincus, messieurs, que si Octave se décida à partir pour Rome seul, sans troupes, sans défense, et à se présenter pour recueillir l'héritage de César quand Rome appartenait à ses meurtriers, c'est qu'il y avait derrière lui un conseil viril, qui était celui d'Agrippa. C'est Agrippa, plus mûr et moins indécis, qui tranche, par ce fatal conseil, les futures destinées du monde. Il est aussi l'homme de courage ; il est l'homme d'action ; c'est lui, le premier, qui donne le signal de l'attaque en accusant un des meurtriers de César, Cassius. Il va, en accusant Cassius, faire ce qu'on appelait, sous la république, ses preuves de bonnes humanités. C'était l'usage, quand on entrait dans la vie politique, d'aller chercher un citoyen qui avait commis des malversations et de l'accuser. On donnait par là un signe de courage, et, si l'on était capable d'éloquence, une preuve d'éloquence. C'est ainsi que se produisit Agrippa. Bientôt l'éloquence fut hors de saison, les armées furent rassemblées, les vétérans arrivèrent autour d'Octave, et la guerre civile commença. Au siège de Pérouse, qui fut sanglant, ce fut Agrippa qui détermina le succès. Son ami Octave le nomma aussitôt préteur. Et vous allez voir paraître à cette occasion les deux côtés dominants du caractère d'Agrippa, l'héroïsme dans la bataille et l'abnégation auprès d'Octave. C'était beaucoup d'être nommé préteur à vingt-trois ans. Mais il y avait des complications. Chaque triumvir nommait les siens de son côté ; quand ils concluaient entre eux des traités de paix, il fallait faire des sacrifices et réduire le nombre des. magistrats au chiffre réglé par les lois. Immédiatement Agrippa s'effaça, déposa la magistrature pour ne pas créer d'embarras à son ami, et rentra dans la vie privée. Il n'y perdit rien. Après qu'Octave l'eut envoyé dans les Gaules, où il pacifia une province insurgée ; puis sur le s bords du Rhin, qu'il franchit le premier après César pour y transporter une tribu de Gaulois, il fut nommé consul à l'âge de vingt-cinq ans ; Octave qui, dans ce temps-là avait besoin de satisfaire ses amis, lui décerna même le triomphe. Agrippa, par abnégation encore, refusa le triomphe comme il avait déposé la préture, alléguant que la cause d'Octave était trop compromise pour qu'il fût permis de triompher comme au lendemain d'une victoire qui aurait ajouté à la puissance de la république.

Il est vrai qu'à cette époque, l'an 747, les affaires d'Octave étaient dans un si triste état qu'il était perdu sans Agrippa. Agrippa était parti pour les Gaules et la Germanie ; Octave, resté seul à Rome, s'était vu peu à peu refouler et restreindre. Ses troupes avaient diminué de nombre ; sa flotte avait été ruinée par une tempête ; il avait perdu son prestige sur le peuple. L'Orient appartenait à ses rivaux ; la mer, jusqu'aux passes d'Ostie, appartenait à la flotte de Sextus Pompée. Octave, qui était capable de grandes audaces, mais qui n'avait pas la résolution froide et opiniâtre qu'exigent les circonstances difficiles, perdait courage. envoya courrier sur courrier à Agrippa pour qu'il revînt en toute hâte. Celui-ci, en arrivant, trouve les affaires de son ami à peu près perdues. C'est alors qu'il se montre ce qu'il était, un homme de résolution et d'action. Il se fait nommer par Octave général en chef des armées de terre et de mer. Il reconnaît qu'Ostie est un port trop petit, dangereux, accessible aux incursions des flottes ennemies ; il va à Baies, étudie le littoral et s'aperçoit que près de Baies deux lacs, le lac Arverne et le lac Lucrin, sont séparés de la mer par une montagne ; qu'avec des hommes et de la célérité on peut tailler cette montagne et mettre ces lacs en communication avec la mer ; qu'on aura ainsi un port admirable où il sera impossible de faire des descentes, de venir brûler les arsenaux et d'atteindre les flottes.

En une année, le port, les arsenaux sont construits ; tous les préparatifs nécessaire pour charger les navires d'armes et de vivres sont terminés. En même temps, les soldats sont exercés b. combattre sur les galères. Agrippa est prêt et livre, en pleine mer, à Sextus Pompée, deux batailles qui sont deux victoires, Mylæ et Naulochus. Non content d'avoir triomphé sur mer de Sextus Pompée, il prend terre à Messine et bat ses troupes de terre comme il avait battu ses flottes. C'était l'anéantissement du parti du sénat et de ceux qui voulaient restituer la liberté ; ils n'avaient cédé qu'à la valeur et aux talents militaires d'Agrippa.

A peine revenu à Rome, il est accueilli par le triumvir, qui n'espérait pas une telle victoire et qui lui décerna non-seulement la couronne rostrale ordinaire, mais une couronne d'or d'une beauté particulière dont les médailles du temps nous ont gardé le souvenir. Je vous citerai tout à l'heure des médailles frappées du vivant et après la mort d'Agrippa, qui le représentent couronné de ce rare insigne de sa victoire navale.

A peine avait-il pris pied à Rome, Octave l'envoie de nouveau en Illyrie, car ce sera le rôle d'Agrippa d'être à peu près l'unique général d'Octave et l'homme de toutes les circonstances difficiles. L'Illyrie fut pacifiée et il sembla que la paix était rétablie dans le monde. Le partage s'était fait : Antoine régnait en Orient et Octave en Occident. Il y eut, pendant trois ans, une ère de diplomatie, de réconciliations hypocrites, d'injures sourdes, de pièges tendus de part et d'autre. Tout cela con-affinait ce qu'on appelait la paix. Que pouvait faire Agrippa pendant ces deux années de repos ? Je vous l'ai dit, messieurs ; il fallait qu'il fût un instrument dans la main d'Auguste et un instrument toujours en mouvement, comme ces machines qui ne doivent pas s'arrêter sous peine de se rouiller. Octave voulut, pendant ces deux années, s'attacher le cœur des Romains. Il sentait bien que, pour aller atteindre Antoine en Orient, il y avait un danger terrible : c'était de laisser Rome derrière soi avec un peuple qui n'attendait que le moment de s'affranchir. Octave fit part de ses craintes, de ses scrupules personnels à son ami. Je ne sais s'il trouva dans Agrippa un bon conseil, ou- si la pensée vint d'Octave, homme très fin, très avisé, très politique, mauvais général sur le champ de bataille, mais plus capable de pénétrer l'état moral d'un peuple, aussi bien pour le conduire que pour le tromper. Il s'aperçut qu'il était temps de faire goûter aux, Romains, après les malheurs des guerres civiles, les charmes de la bonne vie bourgeoise, d'embellir Rome, d'en faire un séjour agréable, de la doter de plaisirs de toutes sortes, de ces plaisirs qui peuvent corrompre le peuple, mais qui doivent lui rendre la vie si douce, l'énerver si agréablement, qu'il ne préférera jamais s'exposer aux révolutions, de peur de perdre ce charme de tous les jours. Il regarda autour de lui pour chercher des agents actifs et laborieux. Il jeta les yeux sur les amis et les complices qui l'entouraient, sur les courtisans qui commençaient à naître, et ne trouva pas l'homme qu'il lui fallait. Il avait des hommes capables de bâtir un temple, des théâtres, des bibliothèques, des bains, et d'exercer une action très partielle sur les plaisirs du peuple, mais non d'un plus grand effort. Il songea à Mécène ; Mécène s'était réservé le département des lettres et des bons festins ; il était un peu gros, indolent, égoïste, et non le travailleur infatigable, audacieux et patient dont il avait besoin. Il fixa son choix sur Agrippa, le soldat sauvage, comme disaient les anciens, miles rusticus, qui semblait n'aimer que la guerre et le sang loyalement versé sur les champs de bataille, et il en fit une amorce de cette pacification qu'il voulait introduire dans Rome ; il lui proposa d'être édile.

L'édilité était la plus basse magistrature de Rome. Tout citoyen qui voulait parcourir la carrière des honneurs sous la république commençait par demander l'édilité au peuple. C'était simplement le droit de se ruiner, pour bâtir des routes, de beaux aqueducs, des temples, des portiques, pour contribuer au bien-être de tous aux dépend de sa fortune, pour prouver ainsi qu'on était plein d'abnégation et qu'on n'avait pas son intérêt personnel en vue, quand on se dévouait au service de la patrie.

Agrippa, grand personnage, déjà chargé de toutes les couronnes militaires, et surtout qui avait été consul, accepte d'être nommé édile par Auguste, afin de complaire à ses calculs politiques dont il était peut-être l'inspirateur. Mais d'où lui vient l'argent qu'il consacre aux immenses travaux qu'il entreprend ? C'est là question que nous ne pouvons résoudre à tant de siècles de distance, après le trouble des guerres civiles. Le butin ramassé sur les Champs de bataille, le fruit des proscriptions, les impôts levés dûment et indûment, sans doute la fortune personnelle de la femme d'Agrippa, qui était fille du riche Atticus, et surtout les sommes données par le fisc impérial, en furent sans doute les principales sources. Il est si bien le maître de la bourse des citoyens, celui qui a confisqué leur liberté et qui dispose de leur vie ! Mais ce qui est certain, c'est qu'il fallut qu'Agrippa eût des ressources immenses à sa disposition pour inaugurer ainsi, sur toute l'étendue de la cité, un ensemble de travaux  qui devaient b, la fois occuper les bras et les esprits, répandre l'argent et le bien-être, accoutumer les Romains à des plaisirs qu'ils n'avaient pas connus et leur faire aimer ces plaisirs, de telle sorte qu'ils craignissent l'arrivée d'un nouveau gouvernement et le retour d'une situation politique même plus digne et plus glorieuse.

Agrippa commença par le côté le moins poétique, mais le plus pratique : il commença par réparer et récurer les égouts. Il se mit à ce travail comme Hercule nettoyant les écuries d'Augias, et l'on raconte que, quand il eut achevé cette œuvre, il put se promener en barque sous les cloaques de Rome, et arriver ainsi jusqu'au Tibre.

Je crois que c'est cette tradition qui fait dire aujourd'hui aux Romains qu'on peut se promener en barque dans la Cloaca Maxima. Probablement, c'est le souvenir de ce voyage souterrain d'Agrippa, passé à l'état de légende.

Une fois les égouts nettoyés, on amena les eaux pures. Il y avait d'anciens aqueducs excellents, et je vous ai montré que les aqueducs de Rome, cinq du moins sur neuf, avaient été construits par les magistrats de la république. Agrippa voulut ajouter un sixième. Il alla chercher, à douze milles de la voie Latine, une source qu'il appela l'eau Julia, et qu'il amena d'une façon assez ingénieuse, mais empruntée encore à la république.

Je vous ai déjà dit, messieurs, qu'il y avait un aqueduc construit par Marcius Rex, qui apportait l'eau Marcia ; une autre source s'appelait l'eau Tepula, et l'on avait construit, pour en amener les eaux à Rome, un second rang d'aqueducs qui se posait exactement au-dessus de l'autre ; on avait évité les dépenses et l'empiétement sur la voie publique ou sur les propriétés privées. Agrippa suivit cette donnée et construisit un troisième canal au-dessus du second. Ce fut l'eau Julia qui passa par ce troisième conduit

Voua pouvez encore aujourd'hui juger de ce travail. A côté de la porte Majeure, dans le mur d'enceinte bâti au moment de la décadence, on voit un aqueduc qui s'engage. Cet aqueduc est en tufs axe l'appareil des constructions de la république, et l'on voit très bien les trois grands canaux : celui de l'Aqua Marcia, celui de l'Aqua Tepula et celui de l'Aqua Julia, qui passaient l'un par-dessus l'autre sans se confondre, grâce à la solidité des matériau employés.

Agrippa se trouva donc en possession d'un volume d'eau immense, et il le fit servir au bien-être et aux jouissances des citoyens.

Les anciens nous rapportent que dans chaque maison on avait des prises d'eau, des réservoirs abondants ; que sur toutes les places il y avait des fontaines à profusion, qu'il y en avait dans les rues, dans les carrefours, que non-seulement il y avait des fontaines pour l'usage, mais aussi pour le luxe et pour l'agrément des yeux, qu'il y avait un grand nombre de fontaines jaillissantes et de châteaux d'eau. On a même fait l'inventaire des travaux d'Agrippa. Il paraît qu'il y avait, après son édilité, sept cents fontaines dans Rome. Sur ces sept cents fontaines, cent cinquante étaient jaillissantes, et il y eu avait cent trente dont les eaux formaient des châteaux d'eau.

Pour décorer ces fontaines, il avait employé trois cents statues, quatre cents colonnes de marbres précieux, et cela se fit en moins de trois années. On se demande quels sont les bras dont Agrippa disposait, où il a pu puiser l'argent nécessaire, et enfin quelle est l'activité qu'a dû dépenser ce soldat qui, dans une édilité rapide, a si bien servi les vœux et l'ambition d'Octave.

Le bien-être ainsi satisfait, les plaisirs eurent leur tour. Il fut pourvu largement aux spectacles empruntés aux mœurs grecques comme aux mœurs étrusques, aux combats des gladiateurs aussi bien qu'aux productions de l'esprit, aux représentations sanglantes et prolongées aussi bien qu'aux exercices des histrions. En un mot, tout ce qui pouvait amuser et retenir le peuple avait été prévu par le rude Agrippa.

Ce n'est pas tout ; il introduisit le premier à Rome un usage que Rome avait méprisé jusque-là je veux parler des thermes, de ces bains dont les Turcs et les Arabes ont gardé la tradition, où les hommes allaient s'énerver pendant de longues heures dans une température très élevée, passant par toutes espèces de mains, finissant par s'étendre sur des lits de repos, et restant ensuite amollis, oisifs, dégoûtés des affaires, dédaigneux des devoirs et des fatigues du citoyen.

Les thermes d'Agrippa furent bâtis derrière le Panthéon, ou plutôt le Panthéon, qui allait s'achever quelques années après, n'en est, en réalité, que le frontispice.

Ainsi vous voyez, messieurs, que cette activité terrible d'Agrippa fit une large besogne, et qu'il introduisit dans Rome des jouissances populaires que la populace avait à peine entrevues. Mais, en même temps, il y avait introduit ce sentiment de satisfaction et de quiétude que l'on doit condamner parce que, dans les moments difficiles, quand il faut se défendre contre l'ambition et se baigner dans le Tibre pour endurcir ses membres, quand il faut que les âmes se roidissent pour se maintenir dans le bien, on en a perdu la force et le courage. Tous les plaisirs donnés par Agrippa devenaient des amorces pour fonder la tyrannie, et c'était bien ce qu'avait compris Octave. Il avait dit à ses partisans : Sacrifiez votre fortune, je la referai plus tard ; tous à l'œuvre !

Agrippa a été de tous ses amis celui qui a le plus fait pour obtenir ce sommeil du people romain. Mais le sommeil, dans ce temps-là ne durait pas longtemps. Au bout de deux ans, les alarmes recommencèrent, et Antoine, qui s'effrayait de voir Octave si bien établi dans Rome, lui présenta le combat.

Alors Agrippa rejette le manteau pacifique de l'édile et revêt la cuirasse du soldat. Il faut qu'il parte ; car, prenez-y bien garde, Octave n'a que lui. Octave n'est pas un général. On a voulu qu'il fût sans courage ; il avait du courage personnel, il brava plus d'une fois le poignard des conspirateurs ; mais ce qu'il n'avait pas, c'était le sang froid sur le champ da bataille, le coup d'œil, le génie hardi ou inventif, et ce calme de la pensée qui donne les moyens de remporter la victoire.

Remarquez, messieurs, qu'il n'y a pas une circonstance difficile de sa vie, le siège de Pérouse, les guerres de Gaule et d'Illyrie, la guerre navale contre Sextus Pompée, et aujourd'hui cette guerre formidable contre Antoine, où il ne mette Agrippa en avant, comme général en chef de ses troupes de terre et de mer. Quant à lui, il disparaît. En effet, tous les historiens, ceux-là mêmes qui se sont faits les panégyristes d'Auguste, vous disent que la bataille d'Actium a été gagnée par Agrippa. Quelques-uns ajoutent que, pendant la bataille, Octave est resté sous sa tente, qu'il avait eu de mauvais présages, des rêves prédisant un désastre, et que, fidèle à cet esprit superstitieux que les Romains ont gardé, même sous l'empire, il ne voulut pas conduire les soldats au combat. Ce fut Agrippa qui les conduisit et qui remporta la victoire.

Après la défaite d'Antoine, Octave accorda à Agrippa un insigne des plus rares. Il avait fait broder pour lui un étendard couleur de mer ; Agrippa avait le droit de le faire flotter devant lui partout où il allait, aussi bien sur terre que sur mer, à la porte de sa maison aussi bien que sur son navire. C'était, en quelque sorte, le symbole vivant de la bataille navale d'Actium.

Après cette victoire, Octave, songeant que Rome s'agitait, qu'il avait laissé Livie à Rome seule avec Mécène, et que celui-ci n'avait pas la main assez énergique pour maintenir les vétérans dans la soumission, renvoya bien vite Agrippa. Rome fut tenue pendant un an entier par Agrippa, Livie et Mécène, un général, une femme astucieuse et un simple chevalier, tous les trois sans autre pouvoir que leur audace et la lâcheté des Romains, ce qui veut dire que ce pouvoir était à la fois illégal, violent et immense.

Aussi, lorsque Octave revint à Rome en 725, on pouvait dire que l'empire était fondé.

L'historien Dion Cassius, qui avait commencé sa carrière sous Commode, et qui était sénateur sous Septime-Sévère, aimait beaucoup l'éloquence ; mais comme il trouvait peu d'occasions de satisfaire ce goût sous l'empire, même dans le sénat, réduit à tout sanctionner en silence, il a consigné dans son histoire les morceaux d'éloquence qu'il' composait. Dans son cinquante-deuxième livre, il a placé la délibération célèbre qui a inspiré Corneille.

Quand tous ses ennemis ont disparu, quand tous les défenseurs de la liberté sont morts, Octave, d'après Dion, réunit dans un conciliabule secret ses deux amis, Agrippa et Mécène, et il leur pose la question qu'Auguste, dans la tragédie de Corneille, pose à Cinna et à Maxime : Dois-je garder le souverain pouvoir ? dois-je rétablir la liberté ?

Les deux prétendus discours d'Agrippa et de Mécène sont reproduits par  Dion Cassius. Agrippa défend la république ; Mécène plaide la cause de l'empire, parce qu'il est d'une origine aristocratique. Vous vous  rappelez le vers  d'Horace,

Mæcenas atavis edite regibus,

qui le fait descendre des rois étrusques. Un coup d'œil suffit pour nous  avertir que ce récit n'est pas vrai. Il n'est pas vrai, parce qu'aucun historien avant Dion Cassius n'en parle, parce que les discours que cite Dion n'ont pas le caractère du temps, parce qu'ils n'ont aucune authenticité, je dirai plus, aucune vraisemblance. C'est de la mauvaise rhétorique. Il s'y trouve des allusions contre les chrétiens, et Mécène y exhorte Auguste les persécuter quand ils n'existaient même pas ; l'an 28 avant Jésus-Christ. On reconnaît le style et les sentiments d'un courtisan de  Commode et d'un sénateur de Septime-Sévère.

C'était la  grande mode alors de faire des déclamations. C'est pour cela que Juvénal s'écrie : Moi aussi, quand j'étais jeune, j'ai composé de belles déclamations, où je conseillais à Sylla de ronfler dans la vie privée. On prêtait ses idées aux grandes figures historiques, comme nous le faisons encore sur les bancs du collège, où nous faisons parler Thémistocle et Périclès dans des termes qui flatteraient médiocrement ces illustres orateurs.

Mais, messieurs, j'en appelle à votre bon sens. Si Octave avait eu l'idée que Dion lui prête et que Corneille a empruntée à Dion, ce n'est pas à huis clos, dans un conciliabule qu'il l'aurait émise. Il est clair qu'Octave, qui n'avait jamais eu qu'un seul but, sa grandeur personnelle et la ruine de la république, ne pouvait songer, après avoir répandu le sang pendant quatorze ans pour arriver à son but, qu'à jouer une comédie, continuation des pleurs grotesques qu'il versait lorsqu'il suppliait à genoux le peuple de ne pas l'appeler dictateur, tours de force d'hypocrisie qui se sont perpétués sous Tibère et dont Tibère a dégoûté le monde.

C'est devant le sénat qu'il eût joué cette comédie, et non dans un conseil secret, devant les sénateurs, qui ne trouvaient d'accents à leur tour que pour le supplier de garder ce pouvoir qu'il n'avait aucune envie de lâcher.

Agrippa n'a donc point prononcé de discours-, surtout dans ce sens : il était trop rame damnée d'Auguste, dans le bon sens du mot, car beaucoup de juges trouveront honnêtes ceux qui n'ont commis de crimes qu'envers l'État. Il a. été brave et énergique soldat, mais les natures, de cette trempe sont des machines d'autant plus. terribles qu'elles sont aveugles, qu'elles n'appliquent pas leur intelligence à discerner ce qui est bien d'avec ce qui est mal, et qu'elles vont, je ne dis pas sans réflexion, mais sans principes, frapper le but qu'on leur marque. Auguste le savait et il entourait Agrippa d'honneurs, il en faisait son second en toutes choses. C'est ainsi que trois ans de suite, voyant l'empire établi, il le fit consul avec des droits égaux aux siens, et, sentant qu'on ne pouvait le faire si grand sans le rendre dangereux, il l'attacha à la famille impériale par un lien Agrippa était déjà marié, il avait épousé la fille d'un homme que l'amitié de Cicéron a rendu illustre et qui était immensément riche, la fille de Pomponius Atticus.

Agrippa répudia aussitôt, sur l'ordre d'Auguste, la fille du riche Atticus, et épousa. Marcella, fille d'Octavie, nièce de l'empereur.

Il y eut quelques années de paix, et Agrippa put reprendre à l'intérieur les travaux qui étaient un des grands moyens du gouvernement d'Auguste. Il chercha un terrain assez vaste pour entreprendre sans cesse des constructions  et employer d'innombrables ouvriers. C'était difficile à Rome. L'empire avait pu abolir bien des lois politiques, mais il n'avait pas touché aux lois religieuses et civiles ; il avait respecté un droit essentiel sur lequel reposait la législation c'était le droit de propriété qui était en même temps droit religieux, car le dieu Terme rendait la propriété sacrée. De sorte que Rome était une ville encombrée de rues étroites qu'on n'osait pas élargir, pleines de souvenirs de la république qu'on n'osait pas encore faire disparaître, et qu'il n'y avait point de place pour de nouvelles constructions. Exproprier était impossible. Il n'y avait de mode d'expropriation admis par la loi que l'expropriation l'amiable. C'était celui qu'on avait employé sous la république, et dont César avait usé quand il avait bâti son Forum. Il avait séduit les propriétaires par des sommes fabuleuses, qui n'avaient coûté cher qu'aux Gaulois, nos ancêtres. Il est vrai qu'il y avait encore un autre mode d'expropriation qui avait été souvent pratiqué aux époques de guerres civiles. On tuait les gens et l'on confisquait leurs biens, mais Auguste, empereur, avait renoncé à ces moyens sommaires. Que fit Agrippa ? Il trouva hors du vieux mur de Servius Tullius, qui était encore debout, cet immense espace qu'on appelait le Champ de Mars, terrain consacré aux exercices militaires et aux grandes solennités nationales, et il se mit à le remplir de constructions destinées aux jouissances des citoyens. Immédiatement au pied du Capitole, entre le palais de Venise et la Piazza Colonna, il construisit les Septa Julia. C'était un ensemble de constructions qui servaient les jours de comice, pour le vote. Il y avait là tout un système ingénieusement combiné pour faire voter avec ordre les citoyens bien abrités. Leur vote était dérisoire, mais eux-mêmes étaient à l'aise. On ne votait jamais que pour le candidat impérial, mais avec infiniment de commodité. Telle est la bassesse des temps où les soucis matériels priment les préoccupations politiques et morales !

Agrippa fit ensuite bâtir un grand portique, qui plus tard s'appela le portique des Argonautes, parce qu'Agrippa avait fait peindre sur les murs du Portique une série de compositions qui représentaient l'expédition de Jason. Un autre édifice fut construit pour les soldats, afin qu'ils fussent à l'abri de la pluie et du soleil les jours où ils venaient y toucher leur paye. On l'appelait Diribitorium. Ensuite viennent les Thermes, qui s'étendaient depuis la Piazza Colonna jusqu'aux Septa Julia. Ces Thermes avaient été bâtis sous son édilité. Il y ajouta le Panthéon, qui fut fait après coup, et qui ne fut peut-être qu'une grande salle des Thermes transformée.

Nous parlerons un jour, avec détail, du Panthéon.

Tout à coup cette grande œuvre d'Agrippa fut interrompue : Auguste était tombé malade, et sa maladie était assez grave pour qu'il se crût près du tombeau. Il regarda autour de lui : il n'avait pour héritier que le jeune Marcellus, à peine âgé de dix-sept, ans, et incapable de soutenir le fardeau de l'empire. Dans un moment de délire, il prit la main d'Agrippa et fit ce qu'avait fait Alexandre à Perdiccas il lui glissa son anneau au doigt. C'était le désigner pour son successeur.

Soit qu'il eût regretté ce premier mouvement, soit qu'il voulût calmer la jalousie de Marcellus, Auguste rétabli témoigna à Agrippa une froideur marquée. Celui-ci ne se plaignit pas, n'affecta aucun mécontentement, se rendit à Brindes, s'embarqua et alla s'établir, tranquillement dans l'île de Lesbos. Auguste fut enchanté de ce départ, il en fut tellement enchanté, quoiqu'il écrivît des lettres de condoléance à Agrippa, qu'il le fit gouverneur de la Syrie. Sans refuser, Agrippa envoya un lieutenant gouverner l'Orient à sa place, et resta dans son île, quittant parfois Lesbos pour Athènes, où. il. se faisait aimer de la population, qui lui éleva une statue colossale dont le piédestal existe encore. Pendant quelque temps il vécut ainsi, en apparence résigné à la vie privée, tout entier à ces plaisirs qui étaient ceux de la Grèce, les plaisirs de l'esprit.

Mais Marcellus mourut l'an 732. Agrippa avait quarante et un ans ; il semblait le seul successeur digne de l'empire. Mécène, qui était prudent, vint trouver Auguste et lui dit : Il faut rappeler Agrippa, il faut en faire ton successeur en le mariant à Julie. Tu l'as fait si grand, qu'il ne te reste plus qu'à le tuer ou qu'à en faire ton gendre. Vous reconnaissez là un des symptômes du pouvoir absolu. Dans toutes les circonstances difficiles, Auguste n'a qu'un seul homme à mettre en avant. Il semble qu'autour du souverain, dans ce qu'on a appelé plus tard la cour, on ne puisse admettre d'homme nouveau, et qu'il faille toujours se servir des mêmes comparses, qu'on fait reparaître sous toutes les formes ; c'est ainsi que sur des théâtres mal montés en personnel on voit reparaître les mêmes figurants sous des costumes différents. Il y avait déjà autour d'Auguste une telle disette d'hommes, qu'il fallait aller rechercher ceux qu'on avait chassés la veille.

Mécène ne fut pas écouté d'abord, car Auguste avait un levain d'envie contre Agrippa. Les despotes craignent les hommes qui ont fait de grandes choses pour leur service. Mais quoique Auguste fût un habile politique, il n'avait pas la main assez ferme pour tenir ce peuple de Rome qui s'agitait et murmurait le nom de liberté. Les élections approchaient. On allait nommer les personnages consulaires. Jusqu'alors Auguste était sûr des élections ; il se présentait dans les comices, prenait tes citoyens par la main et leur recommandait ses candidats. Ses candidats étaient tous nommés. Mais cette fois il fut mal reçu ; il y eut des agitations de fâcheux augure, la ville avait un mauvais aspect. Cela fit plus d'effet que tous les discours de Mécène. Auguste envoya à Lesbos le navire le plus rapide.

Agrippa n'avait pas fait de calcul en se retirant ; il avait assez de désintéressement et les idées assez courtes pour ne pas jouer avec Octave un jeu où il serait toujours resté dupe. Il s'était mis de côté, il attendait. On vint le chercher. La pauvre Marcella fut répudiée ; les femmes ne restaient pas longtemps en possession de leurs maris dans la famille d'Auguste, où la politique violait  les droits les plus sacrée ; Agrippa épousa la trop fameuse Julie.

Immédiatement, Agrippa reprend sa vie active. Il est le factotum de l'empire ;  les Gaules s'agitent, il part ; et trouve le temps, chemin faisant, de bâtir un aqueduc à Nîmes, de construire des thermes et d'aller dompter les Cantabres en Espagne. A peine revenu à Rome, on apprend qu'il y a de l'agitation en Orient : Agrippa part pour la Judée. Mais-voilà le Pont qui remue ; un certain Seribonius, descendant de Mithridate, veut s'insurger : Agrippa va réprimer la révolte, se fait remettre quelques étendards romains, trophées du vieux Mithridate ; et revient à Rome. Il y a une fête à cette occasion, Auguste veut qu'Agrippa triomphe, et remarquez ce fait, messieurs, le prudent Agrippa, quoique gendre d'Auguste, quoique successeur désigné à l'empire, refuse le triomphe. Trois fois de suite dans sa carrière il refuse, ainsi un honneur qui lui est déféré par le sentiment public, encore bien plus que par Auguste. Il connaissait son maître et redoutait ce qui pouvait lui causer de l'ombrage. Auguste seul avait le droit de triompher.

Cette vie de chevalier errant de l'empire était faite pour user l'homme le plus vigoureusement constitué. Dans ce temps là, les voyages n'étaient pas une chose simple. Courir aux extrémités de la Gaule, delà en Asie, en Illyrie, en Espagne, revenir, sans cesse à Rome pour dompter les conspirations et se trouver au milieu des intrigues de palais, c'était, pour un homme, si bien trempé qu'il fût, une vie de rudes épreuves. Il fallait voyager à grandes journées, par de mauvais chemins ; si l'on allait par mer, braver sur des galères manœuvrées par des rameurs les vents contraires et les flots soulevés. La vie d'Agrippa fut abrégée par cette dépense surhumaine d'activité. A peine de retour de son expédition contre le Pont, il apprend que les Pannoniens s'agitent sur les bords du Danube. Il repart, calme la révolte par sa seule présence, mais au retour, soit que son tempérament fût épuisé, soit que déjà la main de l'impératrice Livie vint aider la destinée, il tombe malade en Campanie. Auguste l'apprend, part au-devant de lui, mais Agrippa meurt avant son arrivée.

Auguste eut une grande douleur de cette mort, dit l'histoire ; il rapporta le corps d'Agrippa à Rome au milieu d'une pompe triomphale, le déposa dans la sépulture de la famille impériale, dans ce vaste Mausolée du Champ de Mars où quatorze caveaux avaient été préparés, et prononça lui-même l'éloge funèbre de Marcus Agrippa. Pour que son émotion fût moins vive, comme il était d'usage dans ces sortes ; de cérémonies que le cadavre fût à côté de l'orateur, il avait fait dresser un voile entre le cadavre et lui, de façon que le, peuple eût le triste spectacle qui était dérobé à l'orateur.

Telle est la vie résumée d'Agrippa. Son buste peut nous aider à comprendre son caractère, car c'est l'un des plus beaux bustes romains que l'on puisse citer. Voici comment nous pouvons être certains de son identité et de sa ressemblance.

Agrippa a été représenté sur des médailles frappées de son vivant, sous son troisième consulat ; elles sont de cuivre, et le montrent avec la couronne rostrale. En avant du bandeau est figurée une proue avec un éperon de navire. Plus tard, on frappa également des monnaies d'argent à son effigie. Nous croyons que ce fut après sa mort, parce qu'Auguste seul avait la droit de frapper des monnaies d'argent et que, bien certainement, il n'accorda cet honneur à Agrippa qu'après sa mort, quand rien n'excitait plus sa jalousie.

Il y a donc une magnifique monnaie d'argent à l'effigie d'Agrippa. Elle montra les couronnes murale et rostrale combinées. La couronne murale est surmontée de tours, mais elle est terminée par un éperon de galère qui s'avance sur le front et forme le centre de la couronne. Ces monnaies sont incontestables, elles présentent un type très particulier ; par conséquent, s'il y a des bustes qui reproduisent ce type, ce seront des bustes d'Agrippa. Or, on voit musée de Florence et dans celui du Louvre deux bustes fort inégaux, mais se ressemblant tous les deux : l'un assez, mal conservé, c'est celui de Florence, l'autre admirable par la pureté et le caractère, c'est celui du Louvre. On l'aperçoit en entrant par la porte du pavillon Donon, il est tout à fait dans le fond de la galerie, posé sur une colonne, et il regarde le visiteur qui entre. Ce buste est d'un art, et d'un expression magnifiques. C'est un des plus dignes d'attention parmi ceux des empereur.

Le caractère particulier de cette sculpture est une grande largeur et une fermeté militaire ; elle a quelque chose de mâle ; elle respire le calme de l'homme toujours prêt. De grands plans bien espacés, bien conçus, semblent indiquer la grandeur d'âme appliquée soit au commandement, soit aux luttes de la vie. On remarquera, aussi le nez, d'une beauté et d'une pureté typiques, la bouche qui est grave, réfléchie, éloquente même. Les anciens citent un discours d'Agrippa où il exhortait les riches à exposer aux yeux du public leurs tableaux, leurs statues, leurs objets d'art, au lieu de les emprisonner dans leurs palais et de les dérober à l'admiration et à l'étude. Cette bouche exprime la gravité, les conseils qui mûrissent et l'éloquence qui s'impose. Ce qu'il y a de remarquable aussi, c'est le développement des os maxillaires. On dirait des meules prêtes à broyer tout ce qui leur sera présenté. Enfin l'œil et surtout le sourcil offrent ce caractère que les Latins désignaient par le mot torvitas, et que les poètes appliquaient au taureau traînant la charrue ou errant dans les pâturages. Agrippa a ces sourcils, cette immense arcade qui s'avance sur l'œil en le recouvrant, et cet air farouche qui n'exclut ni le calme, ni la bonté. Les contemporains avaient été frappés de ce trait saillant, puisqu'ils appliquaient également le mot de torvitas à la physionomie d'Agrippa. C'est quelque chose d'étrange que cet énorme sourcil. L'aspect n'est point cruel, non, et l'on ne peut méconnaître ce signe de patience, de concentration tranquille, d'aptitude immense au travail, de résignation un peu morne qui caractérise le bœuf laboureur et qui caractérisait Agrippa.

Il y a aussi à Venise, dans le palais Grimani, une admirable statue, chef-d'œuvre de l'art grec, qui représente Agrippa. Elle a été faite en Orient ou à Athènes, quand Agrippa y séjourna ; les Vénitiens ont dû la rapporter de Grèce au temps de leur domination. Cette statue est parfaitement conforme aux bustes et aux médailles. Agrippa y parait en héros divinisé ; il serre dans sa main l'épée courte, le parazonium des Latins, symbole du commandement militaire ; de l'autre main, il tient renversé sur l'autel de Neptune un dauphin, souvenir des victoires navales, attribut du dieu des mers. C'est une statue admirable, e je ne crains pas de dire qu'elle est plus belle que celle d'Auguste.

Voilà messieurs, le portrait vivant qui complète le portrait historique. Tel fut Agrippa. Ce qui domine dans l'ensemble des aptitudes comme dans les trais du visage, c'est une sorte de fermeté tranquille et implacable, non pas contre les autres, mais contre lui-même, c'est un dévouement aveugle, non pas à une cause, mais à un autre homme, c'est une abnégation qui n'est que le voile d'une ambition profonde, car elle cherche dans un rôle subalterne la voie la plus rapide et les satisfactions les plus éclatantes. Agrippa, n'est pas un homme complet. Il n'a pas les principes politiques qui font la grandeur morale de l'homme ; grand général, le seul général d'Auguste, bon administrateur, improvisé peut-être, mais improvisé sous l'inspiration d'Auguste, en un mot homme de second ordre, il lui manque ce qui fait les hommes vraiment supérieurs. Lettré et fidèle aux leçons de la Grèce, il avait écrit des mémoires, Mémoires de ma vie, qui ont été évidemment un modèle pour Auguste lorsqu'il a dicté le fameux testament qui nous a été conservé sur différents fragments, notamment sur le temple d'Ancyre en Asie Mineure. Il avait écrit aussi un traité de géographie dont Pline prétend avoir tiré quelque parti. C'était une explication des cartes de géographie qu'on avait fait peindre sur le portique d'Octavie. Toutes les parties de la terre connues y étaient représentées, et la fameuse galerie des cartes qui est au Vatican n'est peut-être qu'un souvenir de ce portique.

Pour résumer cette figure d'Agrippa et pour la mettre dans son cadre, on peut dire qu'elle est l'explication extérieure d'Auguste, de même que Livie est son explication intérieure et domestique. Si Livie est le secret de cette politique habile, perfide, déguisée, qui transforme Octave en Auguste, si elle lui dicte cette modération feinte, cette habitude incroyable d'hypocrisie, cet art de conduire les hommes.et de les tromper, cette absence de scrupules.qui se masque des motifs les plus spécieux, Agrippa est l'action, l'énergie, l'activité hardie, l'élan décisif, la persévérance inexorable, la force morale dans les moments critiques, le génie dans les hasards des batailles. C'est Agrippa qui entraîne Auguste et le fait partir d'Apollonie pour venir réclamer l'héritage de César, c'est lui qu'on appelle dans les moments critiques ; lui seul peut combattre Sextus Pompée, lui seul triompher d'Antoine. En un mot, il est l'instrument le plus formidable contre les ennemis d'Octave et contre la liberté. Il a sauvé le triumvir, il a fait et consolidé l'empereur. Le vide que laisse Agrippa montre, aussi bien que l'histoire de sa vie, quelle a été l'importance de son rôle. Quand il est mort, c'est là une preuve décisive, l'empire n'a plus de général. On envoie successivement aux frontières, pour les éprouver, des jeunes princes de vingt ans ; on envoie Tibère qui, dit-on, était un assez habile homme de guerre, contre les petites peuplades. Mais quand il y a un engagement terrible, Varus conduit dans un piège grossier trois des plus belles légions romaines, et le règne d'Auguste s'achève sous le coup d'un affront qui ne sera vengé que longtemps après par Germanicus. La mort d'Agrippa est également le signal des crimes qui vont faire disparaître la famille impériale. Ni Livie ni Tibère n'auraient osé conspirer et agir tant qu'Agrippa vivait : ils redoutaient son œil farouche et vigilant.

De sorte qu'Agrippa est le véritable fondateur de l'empire, et soyez convaincus que sans lui il n'y aurait jamais eu ni un Octave victorieux, ni un Auguste impuni, ni empire romain, ni destruction de la république ; du moins ces maux auraient été reculés jusqu'à une époque qu'on ne peut indiquer.

Voyez aussi, messieurs, la triste conséquence de cette puissance confisquée par une seule main, qui fait dépendre le sort s'un peuple et même du monde entier d'un maitre dont la santé fragile et la raison précaire règlent leur bonheur ou leur malheur. Qu'Agrippa eût vécu aussi longtemps qu'il pouvait espérer de vivre, les Romains auraient toujours senti, à la tête des affaires, un homme relativement honnête, qui savait bien conduire sa vie, qui aurait protégé Auguste contre des entrainements funestes, qui aurait défendu ses cinq enfants contre les poisons ou la haine de Livie, qui aurait fait monter sur le trône des princes de sa race, inspirés par son exemple ; dans tous les cas, ces princes n'auraient pas été pires que Tibère, que Caligula, que Néron. Il a suffi que cet homme mourût à cinquante et un ans pour que ses fils, moissonnés avant l'heure, cédassent la place Tibère et la une série d'empereurs qui devaient être le fléau de l'humanité. Leçon mémorable qu'on ne saurait trop signaler aux nations disposées à abandonner leurs droits pour dépendre du caprice et de la santé d'un  seul homme !

Agrippa n'a-t-il pas sa part de responsabilité dans un état politique si périlleux et si unique ? Parce qu'il meurt à cinquante et un ans, au plus haut point de sa gloire, de sa fortune civile et militaire, va-t-il rester à jamais un objet d'envie sans compensation ? Aura-t-il pu se faire le bras droit du tyran, le destructeur de la liberté et des institutions de Rome au profit d'Auguste, sans rester coupable devant la postérité et sans subir de punition de son vivant ? Agrippa a été puni, messieurs, n'en doutez pas, et sous les splendeurs de ce parvenu il n'est pas difficile de montrer son châtiment. Vous vous défieriez de moi, qui plaide de toutes mes forces la cause de la justice et de la moralité dans l'histoire ; vous ne vous défierez point d'un écrivain latin que ne troublent ni les idées préconçues, ni la recherche des principes ; c'est un naturaliste, c'est Pline. Parlant des enfants qui sont venus au monde les pieds en avant, et auxquels on donnait le surnom d'Agrippa, il remarque que tous ceux qui naissent de la sorte naissent sous un mauvais présage et doivent être plus tard très malheureux. Il ajoute : On prétend qu'Agrippa, gendre d'Auguste, était une exception, mais non, et, pour justifier sa théorie sur les fâcheux présages, il montre que trois sortes de malheurs ont atteint Agrippa.

Le premier fléau, c'est Julie, qui l'a déshonoré. Elle a traîné le nom de son époux dans la boue, devant tout le peuple, et Agrippa a dû supporter tant de honte parce que c'était la fille d'Auguste, parce qu'il n'osait se plaindre à son père, parce qu'il craignait surtout d'être contraint de répudier la femme qui lui assurait le trône. Par conséquent ce caractère, un des plus beaux du temps, a un côté fort triste, puisqu'il a consenti, pendant toute la fin de sa vie, à accepter un déshonneur public afin de satisfaire son ambition et d'arriver à l'empire.

En second lieu, dit Pline, il a été malheureux dans ses enfants. En effet, Lucius et Caïus César ont été tous deux empoisonnés ; Agrippa Posthumus a été déporté par son aïeul et mis à mort le jour de l'avènement de Tibère. L'une de ses filles, Julie, continua les déportements de sa mère, et, comme elle, fut chassée de Rome ; son autre fille, Agrippine, honnête femme, excita l'ombrage de Tibère, qui la relégua dans une île déserte où, elle mourut de faim, comme sa sœur.

Enfin, le troisième malheur pour Agrippa c'est d'avoir supporté toute sa vie la cruelle servitude d'Auguste, durum servitium Augusti. Faites-bien attention à ces mots, messieurs, car Pline, écrivait naïvement ; il ne se plaignait pas de la servitude, par un sentiment de rage personnel ou d'aversion contre l'empire ; il se bornait à faire une réflexion sur le rôle d'Agrippa auprès de l'empereur. Mais ces trois mots, durum servitium Augusti, sont toute une révélation pour l'histoire. Ainsi Agrippa a dû, toute sa vie, obéir au plus astucieux et au plus défiant des maîtres, sait qu'il l'envoyât à tout propos aux extrémités de l'empire ; soit qu'il l'exilât ou lui imposât les travaux de l'édilité, soit qu'il lui offrit un triomphe qu'il était prudent de refuser, soit qu'il le scarifiât à Marcellus, soit qu'il le forçât de répudier successivement ses deux femmes pour subir Julie. Il a vécu dans la plus dure servitude, il a été un instrument et un esclave, et peut-être avait-il, par-dessus tout cela, cette crainte personnelle qu'un grand cœur peut lui-même éprouver, quand il sait que son ami peut facilement devenir son bourreau. N'avait-il pas, en effet, des exemples de la manière dont Octave traitait ses protecteurs ? Le stoïque Octave n'avait-il pas laissé tuer Cicéron, son ami, et fait égorger Toranius, son tuteur ?

Cette réflexion de Pline a donc une grande portée, parce que toute la vie d'Agrippa en est la justification : il a été l'esclave d'Auguste, voilà son châtiment. Aussi, messieurs, s'il est vrai que dans l'autre vie on ait encore un regard pour les choses d'ici-bas, si l'âme d'Agrippa a pu voir ce qu'est devenu l'empire romain, si elle a eu, je ne dis pas seulement quelque souci de sa patrie, mais quelque amour de sa propre gloire, combien cette âme a dû éprouver de remords ! Que de maux, le voulant ou ne le voulant pas, Agrippa a causé ! Que d'efforts il a faits pour assurer l'infortune perpétuelle des ses concitoyens ! Quelle voie il a ouverte à une série de monstres qui ont déshonoré l'humanité ! Il a été la meule qui broie la liberté, tandis que, s'il avait servi ou sauvé la république, ses exploits et son activité lui eussent conquis dix fois plus de gloire, et une gloire pure. Il aurait placé son nom après ceux des Scipion, des Marcellus, des Caton ; il aurait été grand capitaine, preneur de villes, constructeur de temples et d'aqueducs, protecteur des arts et des lettres, illustre et libre parmi ses égaux. Il aurait pu jouer un des plus beaux rôles qu'il fût donné à un citoyen de remplir s'il avait secouru Sextus Pompée et non poussé Octave, s'il avait mis son génie militaire et sa force d'âme au service du sénat et de la république. Au contraire, dans ce monde supérieur d'où les âmes regardent notre bas monde, il a pu voir, dès le lendemain de sa mort, qu'il n'avait conquis que l'obscurité. Il a été un homme de second rang, un subalterne. Je vous ai parlé de lui pendant une heure, messieurs : quel est l'historien qui en a fait autant ? Agrippa a disparu, en quelque sorte ; il a été absorbé par Auguste ; son activité s'est perdue, son nom s'est effacé, sa personnalité s'est évanouie dans cet océan amer et sans bornes qu'on appelle le despotisme. Juste châtiment ! car s'il avait fait un peu de bien, éphémère compte lui, il a fondé un mal profond, durable, sans remède, qui est l'empire romain.