L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE XXII. — DÉCORATION DE L'ÉRECHTHÉION.

 

 

L'ordre ionique fut-il choisi pour le nouveau temple parce qu'il l'avait été pour l'ancien ? Cette fidélité aux traditions parait vraisemblable, malgré le silence de l'histoire. Quoique les peuples ne transportent point dans le domaine de l'art leurs antipathies nationales — n'est-ce pas à Athènes que le dorique a été poussé à sa plus haute perfection ? —, il était naturel que le plus vieux monument d'une ville ionienne, le monument national par excellence, reproduisit l'ordre d'architecture que les Ioniens avaient adopté.

Je suis loin de croire que le dorique n'eût pu se prêter également aux exigences d'un édifice comme l'Érechthéion. Les Propylées nous montrent combien ses proportions savent varier en présence les unes des autres ; le temple d'Esculape, à Agrigente, comment ses petites colonnes s'engagent dans un mur ; le Jupiter Olympien, dans la même ville, comment les statues se substituent aux colonnes. Dans l'architecture grecque, il y a peu d'éléments, mais un grand nombre de combinaisons. Car les Grecs possèdent par excellence le génie des arrangements. L'ordre ionique, cependant, par sa légèreté, son élégance plus délicate, est mieux approprié à une réunion de petits édifices qui n'ont rien de grandiose, mais plutôt quelque chose d'intime et de capricieux. Dès qu'on ne pouvait prétendre à la grandeur absolue et aux beautés sévères, il fallait recourir à sa grâce un peu molle et à l'abondance d'ornements qui le faisaient comparer, par les anciens, à une femme coquette et parée.

Écrasé par le voisinage du Parthénon, l'Érechthéion n'a pour lui que l'éclat de sa décoration et le charme de ses proportions, qui est infini. L'Érechthéion, en effet, est pour nous, non pas l'idéal de l'ordre ionique (ce sera toujours le vestibule des Propylées) mais l'idéal de la richesse que peut développer cet ordre né dans la somptueuse Asie. Ainsi, par je ne sais quel privilège, Athènes nous a gardé dans tous les genres les modèles les plus accomplis de l'architecture antique. Nous ne pouvons juger que l'extérieur du temple, puisque l'intérieur est tellement ruiné qu'on en retrouve avec peine le plan. Mais l'extérieur, par compensation, est si heureusement conservé, que tout y est clair et s'y découvre sans effort.

On a parlé souvent de l'irrégularité de l'Érechthéion. J'avoue que je ne la comprends pas mieux que celle des Propylées ; à moins que, par irrégularité, on n'entende l'absence de cette symétrie qu'aiment les modernes, et que les Grecs semblent avoir dédaignée dans leurs ensembles, c'est-à-dire dans les édifices composés de plusieurs corps de bâtiment. Les différentes parties de l'Érechthéion, dira-t-on, sont à un niveau inégal. — C'est comme aux Propylées : le Propylée oriental est à un sol plus élevé que le Propylée occidental. — Les colonnes engagées de la façade postérieure sont plus petites que les colonnes de la façade principale. Le portique du nord est encore d'une proportion différente. — Le petit dorique des Propylées ne l'est-il pas aussi ? — Le portique du nord a un fronton particulier qui coupe l'ordonnance de la frise principale. — Le propylée intérieur et son vestibule ne sont-ils pas couverts aussi par un fronton plus élevé, et cela, dans la largeur même du corps principal ? — Mais ces ailes ajoutées à l'Érechthéion ? — N'y en a-t-il pas aux Propylées ? — Elles sont inégales. — Et aux Propylées ? Celle de gauche n'est-elle pas deux fois plus profonde que celle de droite ? — Mais cette ante double qui fait saillie sur le portique du nord à l'Érechthéion, son raccordement oblique avec le mur du téménos ? — N'y a-t-il pas, derrière les Propylées, de ces prolongements qui les unissent aux murs de l'Acropole ? Et la saillie à l'angle nord, et l'échancrure à l'angle sud, qui est entaillé par la muraille pélasgique ? — C'était caché aux regards, dira-t-on. — Ce l'était également à l'Érechthéion, puisque la partie de l'enceinte sacrée où se trouvait le pilastre oblique était réservée à des usages privés.

Non, je ne puis condamner dans un monument ce que j'admire dans l'autre, la variété, le mouvement, et une abondance de motifs bien supérieure à la pauvreté froide et compassée de nos répétitions symétriques. Les Grecs semblent avoir recherché avec un soin particulier, dans leurs grands ensembles d'architecture, les accidents, soit de construction, soit de perspective. C'est ce que l'on remarque partout, dans la moindre maison de Pompéi, comme dans les plus beaux édifices d'Athènes. Mais la variété des dispositions n'empêchait point l'unité de style, et tous les détails se reproduisaient avec la même importance et à la même place. La frise qui courait sur la façade orientale et le portique du nord, les moulures et les dessins, tournaient de toutes parts avec un ordre constant et formaient le lien des diverses parties en les revêtant d'un commun caractère.

La façade principale suit, je crois l'avoir déjà dit, les lois ordinaires, surmontée d'un fronton qui indique la pente du toit et se répète sur l'autre façade. Ces frontons ne semblent point avoir porté de statues ; car leurs fragments ne montrent aucune trace de scellement. La colonne de l'angle nord-est manque : lord Elgin l'a enlevée. De même que dans les temples doriques, les colonnes et les murs de l'Érechthéion sont un peu inclinés vers le centre, de sorte que leur prolongement vertical aboutirait à un centre fictif placé très-haut dans l'espace et formerait une pyramide. Mais on cherchera en vain les courbes horizontales dans les soubassements et les architraves.

Le portique septentrional a été ruiné en partie pendant la guerre de l'Indépendance. Il était surmonté d'une voûte turque et d'une grande quantité de terre qui devait amortir les bombes. Un boulet brisa la colonne d'angle, tout le côté qu'elle soutenait s'écroula et ensevelit immédiatement les fragments tombés. C'est pour cela que les fouilles ont retrouvé plus tard jusqu'aux morceaux de bois de cèdre[1] qui étaient encastrés dans les tambours des colonnes et les unissaient entre eux. Non pas que ce fussent des scellements véritables ; il suffit de les décrire pour en faire comprendre l'usage. Au centre de chaque tambour, il y a un trou carré qui correspond exactement à un trou pareil dans le tambour inférieur. A ces deux trous s'adaptent des cubes de bois incorruptible : l'un, qui se prolonge en un petit cylindre taillé dans le même morceau ; l'autre, percé de manière à ce que le cylindre entre tout entier, comme une vis dans son écrou, et y ait un peu de jeu. Lorsque le tambour supérieur était ainsi monté sur pivot, on le faisait tourner jusqu'à ce qu'on eût obtenu par le frottement une adhérence exacte et un joint à peine visible. Pour arriver plus sûrement à ce résultat, on évidait légèrement l'intérieur de la colonne et l'on formait, vers les bords, une zone en saillie, sur laquelle portait tout le poids du bloc supérieur. C'est par ce procédé qu'on arrivait à faire des colonnes un seul morceau que l'on cannelait ensuite sur place. On peut voir dans les inscriptions comment s'est fait ce travail pour le portique de l'est.

L'aile septentrionale ne diffère que par ses proportions des deux façades de l'est et de l'ouest. Les mêmes détails y. sont répétés. Mais, comme c'est sur ce portique que la décoration est surtout remarquable et suivie, c'est le lieu d'indiquer rapidement les principaux ornements de l'ordre de l'Érechthéion. Analyser une colonne, c'est les analyser toutes.

Sur un sol exhaussé de trois marches, la colonne pose sa base, qui, outre les moulures ordinaires, est couronnée par une tresse ou entrelacs en guise de tore. Les cannelures commencent ensuite ; mais, au lieu de monter jusqu'au chapiteau, elles cessent pour faire place à un large collier qui termine le fût de la colonne. Sur ce collier on voit s'élever alternativement, portés par d'élégantes spirales, la palmette et ce lis marin qu'on disait se pétrifier en quittant le fond des eaux : fable charmante, inventée par ceux qui virent transporter sur le marbre les lis qu'ils admiraient chaque été sur la plage sablonneuse des golfes de Grèce. Au-dessus du gorgerin commence le rang de perles. Puis les oves, séparés par un fer de lance, se détachent dans leur coquille délicate. Plus haut, la même tresse qui se remarque au tore de la base forme le tore du chapiteau.

Alors commencent les volutes avec leurs triples filets, enroulées comme les boucles d'une chevelure de femme. Elles s'unissent entre elles par ces belle courbes qui se redressèrent peu à peu avec la décadence de l'art, et qui devinrent, dans les monuments romains, de sèches et dures lignes droites. Les coussinets sont brodés de perles. Le tailloir, qui semble prévenir le froissement de l'architrave et en amortir le poids, le tailloir est enrichi d'oves, motif fréquent aussi dans les temples doriques. Comme si tant de sculptures n'eussent pas suffi, des guirlandes de bronze doré couraient sur les volutes : leurs attaches sont encore fixées dans le marbre. L'œil de la volute avait été également doré, comme on l'apprend par les inscriptions du temps. On sait même que l'or avait coûté une drachme la feuille chez un marchand du bourg de Mélite, nommé Adonis. Dans chaque intervalle des entrelacs du tore, on remarque des petits trous où étaient enchâssés vraisemblablement des émaux ou des matières brillantes qui formaient à la colonne comme une couronne de pierreries.

Il ne faut pas croire cependant que ce luxe de décoration fit paraître le chapiteau trop chargé. Tous ces détails sont si légers et d'un goût si exquis, leur importance est d'une mesure si heureuse, ils sont sculptés dans le marbre avec tant de délicatesse, qu'on dirait une broderie.

La même remarque s'applique aux ornements de l'entablement et du plafond intérieur, qui reste encore tout entier au-dessus d'une moitié du portique. C'est le modèle le mieux conservé que nous ait laissé l'antiquité : on y retrouve, avec plus de richesse, les ornements ordinaires ; les uns en relief, les autres peints sur les surfaces unies. Quoique les couleurs aient disparu, on voit sur les moulures des caissons le tracé des différents dessins.

Deux particularités méritent d'être notées : la première, c'est que le fond du caisson est percé dans toute son épaisseur par un trou cylindrique qui ne pouvait servir qu'à retenir un ornement de métal : sans doute l'étoile traditionnelle. qui, au lieu d'être simplement peinte, était en bronze doré. La seconde, c'est que les rangs de perles qui encadrent l'enfoncement de chaque caisson portent des traces curieuses de réparations. Çà et là, on a ajusté un petit morceau de marbre avec une précision et une adresse infinies : on dirait un travail de marqueterie. Quel accident avait gâté certaines parties et nécessité ce rapiècement ? C'est ce que l'on ignore. Nous verrons tout à l'heure que l'Érechthéion brûla en l'année 406. Mais comment l'incendie aurait-il atteint un plafond tout en marbre ? Si le plafond est tombé, pourquoi les perles seules, un élément si petit, ont-elles été brisées, et par places ? C'est un fait qui me parait inexplicable.

La grande porte ionique que précède la prostasis septentrionale est surtout célèbre parce qu'elle est unique au monde ; car sa beauté n'est pas sans mélange et le cède à d'autres parties de l'Érechthéion. Il est vrai que les chambranles ajoutés par les Byzantins ont détruit son effet ; que le linteau, en se brisant, a dérangé l'harmonie des lignes. On attribuera encore à une époque de décadence une des consoles, toute différente de l'autre par ses ornements et par son style. Il y a néanmoins, même dans ce qui est antique, une inégalité qu'on ne peut s'empêcher de remarquer. Les palmettes qui surmontent le haut de la porte sont d'un travail manifestement inférieur aux palmettes semblables qui se répètent sur le chapiteau des antes et la corniche. Les rosaces qui décorent le linteau diffèrent de celles qui se trouvent sur les chambranles. De plus, leurs boutons sont en marbre, tandis que sur les chambranles les boutons étaient en bronze doré. On voit encore, au fond des trous que ces boutons ont laissés au centre de la rosace, les petits cylindres de bois de cèdre où le métal était fiché.

Je crois que dans l'antiquité la porte a été, soit remaniée, soit achevée par différentes mains. Les inscriptions de Londres et d'Athènes le prouvent suffisamment, du reste ; déjà nous avons eu occasion de le remarquer, pour le plafond. Si, en outre, on observe attentivement le chapiteau des colonnes engagées dans le mur de l'ouest[2], on se convaincra aisément qu'ils sont d'un mérite d'exécution bien inférieur au mérite des autres façades. Le rapport de la commission désignait précisément ces quatre colonnes comme encore inachevées sous l'archontat de Diodès.

La prostasis méridionale était, il y a peu d'années, dans un état de ruine misérable, par suite de l'explosion d'une bombe et des dévastations de lord Elgin. La France l'a fait relever en 1846. Celle des Jeunes filles, dont il ne restait que le torse, a été restaurée. Le moulage de celle qui est au Musée britannique a été mis à la place du chef-d'œuvre absent ; un axe de fer qui la traverse supporte le poids de l'architrave. On peut donc juger aujourd'hui d'une des plus magnifiques créations de l'art antique et de la manière dont les Grecs ont conçu l'union de la sculpture et de l'architecture.

Vitruve, en racontant les fables gracieuses imaginées par les Grecs pour s'attribuer l'invention de tous les ordres, dit que la femme avait été le type de la colonne ionique. Sa taille délicate donna l'idée d'un fût élancé ; les bases imitèrent sa chaussure, les volutes sa chevelure bouclée, les cannelures les plis de sa robe tombante. Il était vraiment plus naturel de mettre la femme elle-même à la place de la colonne. Cependant, si l'on en croit encore Vitruve, il fallut que l'histoire contemporaine, et non pas l'inspiration d'un artiste, ouvrit cette nouvelle voie. Carye, ville du Péloponnèse, s'unit aux Perses contre la Grèce. Délivrés de la guerre par une glorieuse victoire, les Grecs, d'un commun accord, prirent les armes contre les Caryates. La ville fut détruite, les hommes massacrés, les femmes emmenées en esclavage ; mais l'on ne souffrit pas qu'elles déposassent leur robe et leur parure de femmes libres. Qu'était-ce qu'un triomphe de quelques heures ? On voulait que l'éternité de leur servitude et de leur humiliation rappelât sans cesse qu'elles payaient pour un peuple cc entier. C'est pour cela que les architectes du temps les représentèrent sur les monuments publics et chargèrent leurs images de pesants fardeaux. La postérité elle-même devait apprendre ainsi le crime et le châtiment des Caryates.

Ce récit est confirmé par un bas-relief du Musée de Naples et par l'inscription qui s'y trouve gravée. Mais si les Grecs ne commencèrent qu'après les guerres médiques à mettre des statues à la place des colonnes, cela ne prouve pas que cette idée leur appartienne. Il y avait déjà longtemps que l'Égypte faisait porter ses temples par des colosses. Les géants du Jupiter olympien, à Agrigente, sont d'un style assez archaïque pour remonter au commencement du Ve siècle, et pour être empruntés, par conséquent, à J'Égypte plutôt qu'à la Grèce orientale. Du reste, le nom même d'Atlas, que les Grecs leur donnaient, ferait supposer qu'avant la ruine de Carye l'architecture avait déjà tiré parti de la forme humaine. Le nom de Caryatides, encore récent dans les souvenirs, eût été employé par l'inscription du Musée britannique, plutôt que cette désignation vague de Jeunes filles. Quoi qu'il en soit, l'honneur d'une idée, en matière d'art, est autant pour ceux qui la perfectionnent que pour ceux qui la trouvent. Car souvent le hasard la fait naitre, tandis que le génie seul peut lui donner une forme idéale et immortelle.

Ce qu'il y a d'admirable dans les vierges de l'Érechthéion, ce n'est pas seulement la sculpture — les opinions seront, je crois, unanimes pour les placer au premier rang parmi les antiques —, c'est le caractère monumental qui les met en harmonie avec les lignes et le sentiment de tout l'édifice. Telle est l'entente de deux branches de l'art souvent séparées chez les modernes, toujours étroitement unies chez les Grecs : le sculpteur semble avoir subordonné son œuvre à celle de l'architecte ; l'architecte a tout calculé pour faire valoir les statues du sculpteur. De cette abnégation si intelligente est résulté un ensemble qui atteint la plus haute perfection que la science puisse rêver.

La proportion des Errhéphores est sensiblement plus grande que nature, mais dans cette mesure qui ne frappe point trop brusquement l'esprit et n'éveille point l'idée du colossal : on se sent encore dans le vrai. Leur pose montre à la fois le calme et la fermeté, mais rien de cet effort violent qui lève et contracte les bras des Atlas d'Agrigente, pour aider leur tête à porter son fardeau ; quoique, par un heureux hasard, le sourire que leur donne le style éginétique rachète en partie ce défaut.

Belles et sérieuses, les jeunes vierges portent le poids du marbre aussi simplement qu'elles portaient chaque jour le vase rempli à la fontaine Clepsydre. Les bras tombent le long du corps par leur mouvement naturel. Comme tous sont mutilés, on ne peut savoir si les mains tenaient quelque chose. Mais cette position donne au buste une si grande prestance, qu'elle n'a pas besoin d'être justifiée. Le sein dégagé se porte en avant ; les épaules prennent une majestueuse ampleur ; tout respire une force tranquille et recueillie, qui s'accorde avec l'immobilité du monument.

Cependant, si le bas du corps eût continué cette tenue droite et carrée, on arrivait infailliblement à la roideur. Aussi, quelque ferme assiette qu'il ait donnée aux jambes, l'artiste a-t-il eu soin d'en fléchir une légèrement, de manière à ce qu'elle exprimât, non pas la faiblesse, mais une souplesse gracieuse et une aisance qui se joue sous le fardeau. Si l'on se met en face du portique, les trois statues qu'on voit sur sa droite fléchissent la jambe droite, les trois statues de gauche la jambe gauche. C'est là, si je ne me trompe, un éclatant emprunt fait à l'architecture et au plus savant de ses secrets.

J'ai déjà fait remarquer que l'Érechthéion, aussi bien que tous les temples doriques, avait ses colonnes et ses murs inclinés vers l'intérieur, vers un centre imaginaire, et, par conséquent, affectait la forme pyramidale, l'image la plus parfaite de la stabilité. Or, si l'on inscrit dans un cercle le rectangle que forme la tribune des Errhéphores, et si l'on prend le centre de ce cercle, on verra que chaque jeune fille plie précisément la jambe qui se trouve le plus près du centre ; que, par suite, son corps penche vers l'intérieur, et que les statues, aussi bien que les colonnes, ont l'inclinaison traditionnelle. Les statues ont même quelque chose de plus : le sentiment de cette inclinaison, qui porte la résistance vers les extrémités et permet l'abandon vers le centre. C'est là ce qui donne au mouvement contrarié des deux groupes un ensemble si logique et si harmonieux.

Les détails de l'ajustement avaient été l'objet de calculs aussi habiles, quoique moins profonds parce qu'ils ne remontaient point aux principes mêmes de l'art. Pour dissimuler la taille 'délicate des jeunes vierges et la rupture des lignes verticales à la ceinture, on les a vêtues autant que le comporte le costume grec. Par-dessus la longue tunique, l'hémidiploidion et un troisième vêtement qui ressemble au petit péplus dorique tombent sur les hanches et forment comme une seule ligne perpendiculaire, depuis l'épaule jusqu'aux pieds. En même temps, ils remplissent le vide qui eût existé entre les bras et le corps et détruisent des jours incompatibles avec l'architecture grecque. Tous les plis sont d'un grand style et d'une vérité qui sait négliger quelques finesses. Le bas de la draperie est d'une fermeté incomparable. Par devant, elle est dérangée par la flexion d'une des jambes et la saillie des pieds, mais par derrière les plis tombent sur le sol comme les cannelures d'une colonne. Leur profondeur et une certaine régularité ne font que rendre plus frappante cette comparaison.

La chevelure a été disposée d'une façon particulière, pour recevoir le chapiteau. De grosses tresses enroulées autour de la tête forment comme un épais coussin. Par devant, elles sont cachées par des boucles qui se relèvent librement, à la façon des têtes de Gorgone et d'Aréthuse. Au milieu du front, une double boucle, liée comme une bandelette, forme ce beau fleuron qu'on retrouve sur le front de l'A' potion Musagète. D'autres tresses flottent sur les épaules, et derrière le dos tombe toute la masse de la chevelure, comme si elle venait d'être dénouée. On comprend combien ces accessoires donnent de force réelle et d'épaisseur à l'attache de la tête sur les épaules. Quoique le cou des Errhéphores soit puissant, le marbre, sans ces renforts, pouvait ne point offrir assez de résistance.

Tandis que la sculpture concevait son œuvre avec une si juste intelligence des besoins de l'architecture, l'architecte étudiait son portique en vue de la seule sculpture et faisait subir aux règles des modifications radicales. Il donna au stylobate une hauteur inaccoutumée et en fit un piédestal continu, qui plaçait les statues au-dessus du regard. C'était une convenance indiquée par la proportion humaine et l'impossibilité de rapprocher de tels supports. Comme si l'épaisse sandale tyrrhénienne n'eût pas suffi, une plinthe exhaussa chaque statue, pour qu'aucune partie n'en fût cachée par la corniche du stylobate. J'ai décrit plus haut le chapiteau qui fut inventé pour les Errhéphores. Son globe s'enfonce mollement dans leur épaisse chevelure qui amortit le poids de l'architrave ; sa forme sphérique se marie sans effort avec la tête humaine.

Mais l'innovation la plus audacieuse fut assurément la suppression faite dans l'entablement. De peur qu'il ne surchargeât trop ses charmants soutiens, on le fit sans frise, exemple unique dans l'architecture grecque, et au-dessus de l'architrave, on plaça immédiatement la corniche. Il n'y eut pas non plus de fronton ; mais une terrasse en pente douce couvrit la tribune, et quatre dalles encastrées dans le mur du Pandroséion formèrent de leurs deux faces le toit et le plafond. Les eaux s'échappaient par de petits trous ménagés derrière les grands oves de couronnement. Ces quatre dalles étaient déjà posées sous l'archontat de Dioclès ; mais le dessus n'était point terminé. Leur mesure est indiquée avec trop de précision par l'inscription pour qu'on hésite à les reconnaître. Elles ont, en effet, treize pieds grecs de longueur, cinq de largeur.

Tandis que la prostasis méridionale était soutenue par des sculptures remarquables, autant par leur application savante que par leur beauté réelle, le reste du temple recevait sur sa frise une décoration d'un caractère tout différent.

L'Érechthéion est tout entier en marbre pentélique. Mais la frise qui court sur ses quatre côtés et sur la prostasis du nord est en marbra noir d'Éleusis. Sur cette frise étaient attachés des bas-reliefs en marbre de Paros. Longtemps on a ignoré l'existence de ces sculptures, indiquées cependant par les trous de scellement que l'on voit çà et là sur la pierre noire, indiquées aussi par l'inscription du Musée britannique. Autour du temple, dit le rapport de la commission, règne la frise en marbre d'Éleusis. On y a même attaché les personnages.

Des fouilles récentes ont découvert autour de l'Erechthéion vingt-cinq fragments de petites figures de cinquante-cinq à soixante centimètres de proportion. Cette mesure correspond à la hauteur de la frise. Sculptées d'un côté en bas-relief, plates de l'autre, elles s'appliquaient sur le fond, et quelques-unes portent encore les traces des crampons qui servaient à les retenir. Vers le même temps, en 1836, furent trouvés les comptes de l'achèvement de l'Érechthéion.

Ils confirment un fait déjà évident, du reste. Nous avons acheté, disent les directeurs des travaux, deux talents de plomb pour fixer les petites figures de la frise, chez Sostrate du bourg de Mélite : 10 drachmes. Bien plus, ils désignent onze à douze morceaux, nomment les artistes qu'ils en ont chargés, indiquent le prix qu'ils en ont donné. Ces détails curieux méritent d'être transcrits en entier.

Phyromaque de Képhissia. — Le jeune homme qui est auprès de la cuirasse : 60 drachmes.

Praxias de Mélite. — ... et le personnage qu'on voit par derrière qui le repousse : 120 dr.

Antiphanes du Céramique. — Le char, le jeune homme et les deux chevaux qui sont attelés au char : 240 dr.

Phyromaque de Képhissia. — L'homme qui conduit un cheval : 60 dr.

Mynnion d'Agrylé. — Le cheval, l'homme qui le frappe et la colonne qu'il a ajoutée plus tard : 120 dr.

Soclus Alopèce. — L'homme qui tient la bride : 60 dr.

Phyromaque de Képhissia. — L'homme qui se tient auprès de l'autel, appuyé sur son bâton : 60 dr.

Iasos de Collyte. — La femme devant laquelle la jeune fille est agenouillée : 80 dr.

Trois groupes sont encore cités sur un autre fragment. Quelques mots tronqués parlent d'un jeune homme — d'un char — d'une femme auprès du char, ouvrage d'Agapénor.

Parmi les morceaux que l'on conserve dans le petit musée de l'Acropole, deux sont mentionnés dans. l'inscription : la jeune fille agenouillée, œuvre d'Iasos de Collyte, et trois chevaux de front qui se cabrent et qui étaient attelés au char. Il faut dire que la plus grande partie de l'inscription manque et. que l'on ne peut, d'un autre côté, prêter aucun sens à dés fragments de torses, de draperies, isolés et presque imperceptibles. Quelques-unes, plus complets, sont au contraire très-intéressants. Je citerai une femme assise, qui tient sur ses genoux un enfant : l'enfant avait le bras droit passé autour de son cou. — Deux femmes, dont l'une se porte en avant et semble vouloir entraîner l'autre. — Une femme, assise : le bras de son siège est terminé par une tête de lion et supporté par un sphinx. — Une autre femme, assise avec un petit lion sur ses genoux. —Une troisième avec le lion à ses côtés. Partout on remarque un style charmant, une grande délicatesse à laquelle se prête la transparence du marbre de Paros.

Quoique ces données, tant écrites que figurées, n'indiquent que fort vaguement quel était le sujet représenté sur la frise, on ne peut se tromper en le cherchant dans le mythe d'Érechthée, de Pandrose, dans toutes les fables qui entourent les origines du culte de Minerve et dont une partie était représentée sur les métopes du Parthénon. On aurait déjà Pandrose tenant sur ses genoux le petit Érechthée. Les chevaux et le char rappelleraient l'institution des jeux des Panathénées. Je ne parle point d'Hersé ou d'Aglaure implorant leur grâce aux pieds de Minerve, parce que cette idée serait moderne. Il ne faut point presser de telles obscurités.

On ne peut.non plus décider dans quelle intention avait été ménagé le contraste du marbre blanc et du marbré noir. Ce n'était assurément point pour les couvrir également de couleur. Cependant l'aspect de figures blanches qui se détachaient sur un fond noir eût été dur et triste, s'il n'eût été adouci par les teintes qui distinguaient selon l'habitude les ornements, les chevelures et les draperies. L'on obtient ainsi cette belle harmonie que nous admirons dans les peintures sur fond noir de Pompéi.

Les membres d'architecture, aussi bien que les sculptures, avaient été revêtus de couleurs et de dorures, mais les membres supérieurs seulement. Ici je soutiens d'autant plus fermement le système d'une polychromie modérée, que je le trouve confirmé par les inscriptions. — Je lis dans le compte des dépenses :

Échafaudages pour les peintres du plafond intérieur.

Peintres. — Pour avoir peint la cymaise sur l'architrave intérieure, à raison de 5 oboles le pied.

Doreurs. — Pour avoir doré les conques.

Au peintre qui a peint la cymaise sur l'architrave intérieure, à raison de 5 oboles le pied. — 113 pieds.

Or acheté pour les conques. — 166 feuilles à 1 drachme la feuille, chez Adonis, demeurant à Mélite.

Ces registres constatent la décoration des parties hautes du temple, mais seulement des parties hautes. Ils ne parlent point de peinture sur les colonnes et sur les murs de la cella. L'on peut dire, il est vrai, que l'inscription n'est point complète, et qu'il pouvait être question du bas du temple dans les tables perdues. Mais qui oserait l'affirmer ? Ici, comme toujours, la polychromie absolue n'a pour elle que des suppositions ou des raisonnements esthétiques tout à fait particuliers au goût moderne, tandis que la polychromie mixte a des preuves positives.

Consulte-t-on le monument lui-même, on arrive encore au même résultat. Il y a des traces ces de couleur sur les plafonds, où le dessin des oves et des méandres est visible, dans les caissons, sur les chapiteaux où le fond des volutes est bleu, tandis que les filets sont rouges, sur les chapiteaux des antes, sur les corniches. Mais les parties inférieures sont d'une entière blancheur.

Je ferai remarquer, en finissant, que l'or entrait en abondance dans la décoration de l'Érechthéion, appliqué, soit sur le marbre, soit sur des ornements mobiles en métal. N'est-ce pas sur un fond blanc et avec quelques lignes de couleurs vives, mais sobrement distribuées, l'ensemble le plus riche et le plus distingué, même selon nos idées ou plutôt selon l'éducation de nos sens ?

L'histoire ne nous dit pas à quelle époque le nouveau temple fut construit. Nous savons seulement qu'en 409, la 21e année de la guerre du Péloponnèse, il n'était pas encore achevé. Sa beauté l'a fait attribuer à Périclès, malgré le silence décisif de Plutarque, qui décrit longuement tous les travaux entrepris sous son administration. Mais cette beauté même est d'un caractère trop différent dès chefs-d'œuvre de ce temps, pour qu'on puisse ainsi les confondre. Il faut au moins quelques années pour passer d'une simple et grandiose manière à la délicatesse et au raffinement. Déjà le commencement de la guerre du Péloponnèse me semble une époque bien rapprochée, quoiqu'une nouvelle génération et de nouvelles tendances eussent succédé aux vieux maîtres. Cependant on ne peut s'empêcher de reconnaître la nécessité d'une semblable supposition. Un temple qui n'a pas été commencé sous Périclès, et qui n'est pas encore achevé en 409, il faut bien placer sa construction dans l'espace intermédiaire.

Il y a là, néanmoins, une lacune manifeste dans l'histoire. Comment croire que le temple le plus révéré de l'Attique, le sanctuaire de toutes les origines religieuses et nationales, brûlé par Xerxès, détruit encore par Mardonius, qui ne laissa pas pierre sur pierre, soit resté un demi-siècle sans être relevé ; que Cimon ait embelli l'Acropole, construit le temple de la Victoire et celui de Thésée, employé les dépouilles des Perses à orner les places publiques, à planter le jardin de l'Académie, et laissé sans abri ou protégé par quelque bâtisse provisoire la statue de Minerve tombée du ciel ; que Périclès ait puisé librement dans le trésor des alliés, consacré tant de mi-lions à des édifices somptueux et inutiles comme les Propylées, relevé le Parthénon, œuvre des Pisistratides, et abandonné à son état misérable la demeure antique d'Érechthée ; que ce soit précisément quand la guerre, la ruine et la peste affligeaient Athènes qu'on ait songé pour la première fois à offrir un magnifique sanctuaire à la protectrice de la ville ?

Le mystère, je ne puis le pénétrer ; je me garderai surtout de recourir aux suppositions. Mais si nous nous croyons quelquefois fondés à récuser le témoignage de l'histoire, à plus forte raison avons-nous le droit de ne pas admettre les inductions que l'on prétend tirer de son silence. Voici donc tout ce que nous savons de certain. Sous l'archontat de Dioclès, la quatrième année de la 92e olympiade (409-408), l'Érechthéion n'était pas encore achevé, et les travaux étaient depuis quelque temps suspendus, peut-être depuis les désastres de Sicile. Une commission fut nommée par le peuple pour lui rendre compte de l'état du monument, de ce qui était déjà construit et de ce qui restait encore à construire. Cette commission était composée de trois inspecteurs, d'un architecte nommé Philoclès et d'un secrétaire. C'est un fragment de leur rapport que le docteur Chandler a trouvé dans l'Acropole et emporté à Londres.

Les victoires et le retour d'Alcibiade avaient sans doute rendu aux Athéniens le courage et une apparence de prospérité ; car immédiatement l'on se mit à l'œuvre pour terminer l'édifice, et nous avons les livres de compte rédigés par les inspecteurs des travaux pendant la deuxième année de la 93e olympiade (407). Ce ne sont aussi que des fragments trouvés, il y a seize ans, dans la Pinacothèque. L'architecte chargé de cette entreprise s'appelait Archiloque. Arésœchme d'Agrylé était le caissier ou le questeur.

L'année suivante, en 406, sous l'archontat de Callias, les ouvriers étaient encore à l'ouvrage et les échafaudages à leur place, lorsque le feu prit au temple. C'était la vingt-quatrième année de la guerre du Péloponnèse. Un simple incendie dans un temple tout en marbre, dont la charpente n'est qu'en partie posée, ne peut faire des dégâts considérables. La conformité parfaite des mesures et des détails donnés par les inscriptions de 409 et de 407 avec les mesures et les détails du temple que nous connaissons prouve que le monument avait peu souffert.

A quelle époque les réparations furent-elles faites ? Beaucoup plus tard, à ce qu'il parait ; car certains morceaux sont d'une exécution très-inférieure. Deux parties de l'édifice dénotent même par la grossièreté de l'exécution, comparée à la perfection de tout le reste, une certaine décadence. L'une est l'ornementation de la porte septentrionale ; l'autre, toute la décoration du mur occidental. Les ornements des chapiteaux surtout indiquent, par leur exécution, une époque abâtardie.

Il n'y a que de nouvelles fouilles dans l'Acropole et la découverte de nouvelles inscriptions qui puissent éclaircir ce problème historique.

 

 

 



[1] On les conserve dans le petit Musée de l'Acropole.

[2] Ces colonnes ont été renversées par un tremblement de terre, à la fin de 1852. J'étais alors à Athènes. La même nuit, une colonne du temple de Jupiter a été également renversée.