L'ACROPOLE D'ATHÈNES

 

CHAPITRE IV. — FORTIFICATIONS DE L'ACROPOLE.

 

 

§. I. — Murs pélasgiques. — Ennéapyle.

Les Pélasges, les premiers, fortifièrent l'Acropole. Ce fut un travail considérable que d'entourer de grands quartiers de roche taillée un lieu qui a plus de 2.400 pieds de circuit. En même temps ils nivelaient le sol et le préparaient pour recevoir un jour des monuments. Personne ne peut dire quelle immense quantité de rocher il a fallu abattre pour former un plateau à peu près égal. Enfin les Pélasges, non contents d'entourer l'Acropole d'une enceinte de murailles, s'appliquèrent à protéger le seul côté accessible, la pente qui regarde le couchant, par une série d'ouvrages et de portes. Je ne puis du moins m'expliquer autrement les neuf portes dont parle Suidas. Car on n'avait pu les ouvrir sur les autres côtés de la citadelle, qui sont inaccessibles. Les fortifications de Tirynthe et de Mycènes offrent ces portes répétées et ces entrées obliques. Il ne reste qu'à se figurer ce système sur une plus grande échelle : un long chemin entre deux murs qui barrent la pente trop facile ; l'espace intermédiaire est fermé de distance en distance par une suite de portes, à chacune desquelles l'ennemi vainqueur est arrêté.

Les fragments de mur pélasgique qui existent encore pourraient même avoir appartenu à l'Ennéapyle. En passant devant le temple de la Victoire sans ailes, on trouve, derrière la tour qui lui fait face et qui s'élève sur l'aile droite des Propylées, dés rochers ajustés les uns sur les autres. La surface extérieure seule est aplanie et assez grossièrement. En suivant cette muraille derrière les Propylées, et jusque dans l'intérieur de l'Acropole, on la voit tourner vers l'est, puis se perdre derrière des murs de revêtement, construits plus tard pour la cacher. Un ante en marbre blanc se détache en saillie, et, bien qu'il ne semble pas avoir été achevé, tout annonce un montant de porte avec son seuil qui s'enfonce sous les Propylées : l'autre montant a dû être détruit par Mnésiclès lorsqu'il prépara l'emplacement des Propylées.

Cette porte, commencée à une belle époque de l'art, probablement sous les Pisistratides, était une décoration ajoutée à l'Ennéapyle ou peut-être substituée à la dernière des neuf portes antiques qui donnaient accès au plateau de la citadelle.

Les fouilles que j'ai entreprises en 1852, ont découvert, à soixante pieds en avant des Propylées et à peu près dans leur axe, un autre reste de mur polygonal, conservé pour soutenir la pente du grand escalier. Au printemps de 1853, j'ai fait dégager par une tranchée la face de ce mur, qui peut-être se rattachait à l'Ennéapyle.

Au-dessous du temple de la Victoire, près de la porte qui fut construite au moyen âge, lorsque les fortifications et l'entrée antique furent ensevelies, il y avait un chemin grossièrement pavé. J'ai fait enlever ce pavage, enlever le sable et les débris sur lesquels il reposait, et l'on a vu reparaître le rocher de l'Acropole avec ses traces vieilles de trois mille ans. C'est un petit chemin large d'un mètre environ, inégal, qui suit les caprices du rocher. Il présente d'abord quatre entailles irrégulières, des sortes de marches concaves où le pied s'enfonce ; puis, disposés à égale distance sur la pente, des trous ronds et profonds que le sabot des animaux a lentement creusés, à force de se poser à la même place. Tels sont les trous que l'on remarque souvent sur les sentiers des montagnes.

Le chemin semble avoir passé sous l'angle sud-ouest du soubassement du temple de la Victoire. Il monte dans la direction du piédestal d'Agrippa, puis plonge tout à coup pour reparaître au-dessus du piédestal, et près du portique septentrional des Propylées. La courbe du sentier se dirige vers le sud, vers le grand mur pélasgique par conséquent et le montant de porte dont il a été question tout à l'heure. J'en ai cherché en vain les traces en déblayant les fondations des Propylées ; elles ont, selon toute vraisemblance, disparu lorsque Mnésiclès fit préparer l'assiette de son monument.

C'est par ce chemin qu'on montait, dans le temps où la ville tout entière était ramassée sur le plateau de l'Acropole ; c'est par là que les bêtes de somme et les troupeaux rentraient le soir du travail et du pâturage. Les Pélasges ne firent peut-être qu'entourer de murs le sentier sinueux que les premiers habitants avaient tracé. Qui sait pendant combien de siècles le pied des hommes a usé le rocher, pendant combien de siècles la marche alourdie des animaux a creusé ces trous profonds où leur sabot s'emboîtait ?

L'œuvre des Pélasges parait avoir subsisté jusqu'à la prise d'Athènes par les Perses. Les barbares ne laissèrent pas pierre sur pierre dans Athènes, disent les historiens. Leur premier soin fut de jeter en bas les fortifications. Mardonius acheva d'anéantir ce que Xerxès n'avait eu que le temps de ruiner.

§ II. — Murs de Thémistocle et de Cimon.

Après le départ des Perses, il fallut relever peu à peu les murs de l'Acropole. Ceux que Thémistocle et Cimon firent construire existent aujourd'hui en partie, mais défigurés, masqués souvent par de nouvelles murailles. Aussi ne peut-on en avoir une idée exacte qu'en en faisant deux fois le tour et à l'intérieur de l'Acropole et à l'extérieur. Encore faut-il, chaque fois que l'escarpement le permet, monter jusqu'à la base même, pour reconnaître, à travers des replâtrages déjà ruinés, le travail antique, toujours inébranlable. Les murailles reposent simplement sur le bord du rocher et suivent ses mouvements et ses inégalités.

Le mur du midi construit par Cimon, après avoir formé un des côtés du soubassement du temple de la Victoire sans ailes, se continue quelque temps vers l'est, puis disparaît sous de misérables fortifications turques qu'il soutient quoiqu'elles aient voulu le soutenir. Cependant, à l'intérieur de la citadelle, par des brèches qui servent à rejeter les décombres, on voit de loin en loin la construction ancienne enfouie en terre. A l'angle sud-est, au contraire, le mur de Cimon reparaît avec ses régulières assises aux teintes jaunes ou brunies. Sa forme est pyramidale ; il va en s'élargissant à sa base, chaque rang de pierres se reculant d'un demi-pouce environ, et faisant degré sur le rang inférieur.

Le côté de l'Acropole qui regarde le midi domine le théâtre d'Hérode Atticus, le portique d'Eumène et le théâtre de Bacchus ; plus loin, la vallée de l'Ilissus, jadis fertile gt ombragée de platanes, et les collines qui la séparent de la baie de Phalère. L'Hymette, sur la gauche, arrête la vue, qui tourne doucement avec lui vers la mer et s'étend au delà des belles eaux du golfe d'Athènes jusqu'aux montagnes du Péloponnèse. Ce spectacle enchanteur entraînait l'esprit bien loin des idées guerrières, et les Athéniens ornèrent le mur de Cimon comme un portique et un lieu de plaisance, au lieu de lui conserver la nudité sévère d'une fortification. Au pied des murailles s'élevèrent successivement les colonnes élégantes qui supportaient les trépieds, monuments des victoires chorégiques. Sur le mur lui-même, en face du théâtre de Bacchus, était fixée une égide dorée avec la tête de Méduse, offrande d'Antiochus.

De la plaine encore on voyait par-dessus le mur de la citadelle, exhaussées sur leur soubassement, une série de statues qui se détachaient sur le ciel comme les sculptures de Phidias ou d'Alcamène sur le fond bleu des frontons. Ces statues devaient être nombreuses et occuper une longueur considérable, à en juger du moins par les sujets qu'elles représentaient. C'était la guerre des dieux et des géants, puis le combat des Athéniens contre les Amazones, leur victoire sur les Mèdes à Marathon, la défaite des Gaulois en Mysie. De pareilles compositions ne peuvent se développer en quelques groupes.

En passant ensuite du côté du nord, on trouve le mur qui continua de s'appeler pélasgique, même lorsque l'œuvre des Pélasges eut été détruite ; c'était au-dessous que s'étendait l'ancien campement des Pélasges, au pied de l'Acropole, lieu maudit qu'un oracle défendait d'habiter. Ce mur est en partie antique, bien qu'on l'ait refait ou consolidé avec un mortier. Ce qu'il offre de plus remarquable, ce sont des tambours de colonnes en marbre pentélique et des entablements doriques en pierre qui ont servi à sa construction. Les tambours de colonnes sont, les uns lisses, les autres cannelés à leur extrémité, d'autres à peine dégrossis. Au nombre de vingt-six, ils reposent les uns auprès des autres sur le rocher ; seize, qui sont superposés, forment un double rang. L'entablement dorique, au contraire, à quarante ou cinquante pieds plus loin, est au sommet de la muraille, comme si, dans la disposition de ces fragments, on avait voulu conserver la disposition du temple lui-même. Nous verrons plus loin que ce temple était le vieux Parthénon, détruit par Xerxès. Au-dessus de l'architrave, on a placé la frise avec ses triglyphes en pierre et ses métopes en marbre blanc ; le tout est couronné par la corniche. Il y a dans cet arrangement un air d'antiquité que l'examen des ruines elles-mêmes est loin de contredire. Les pierres ne tiennent que par leur poids et leur exacte assiette, et ce n'est que çà et là qu'un peu de chaux a été jetée dans ces derniers siècles sur la surface. Aussi ne peut-on ne pas se rappeler à cette vue ce que dit Thucydide : Encore aujourd'hui, on peut juger avec quelle hâte les murs ont été bâtis ; car on a employé comme matériaux des pierres dé toute espèce, sans plan arrêté, mais selon que chacun les apportait. Un grand nombre de stèles funéraires et de pierres sculptées y sont enclavées.

Les tombeaux et les monuments de la plaine servirent à bâtir les murs de la ville ; les temples de l'Acropole à bâtir les fortifications de l'Acropole. Ceux des Grecs, dit Pausanias, qui combattirent contre les Perses, ne voulurent pas relever les temples que les barbares avaient brûlés, afin que ce spectacle entretint éternellement la haine. C'est pour cela que le temple de Junon sur la route de. Phalère, et celui de Cérès à Phalère même, subsistent encore de mon temps à demi brûlés. Mais ces ruines, transportées sur l'enceinte de la citadelle, à la place même où les Perses l'avaient escaladée, dominant la ville et exposées sans cesse à tous les regards, n'excitaient-elles pas plus vivement encore les sentiments d'indignation et de haine nationale ?

Le mur de Thémistocle existe donc aujourd'hui en partie, immobile sur les Longs rochers, comme on les appelait autrefois. Quoiqu'il ait été réparé, recrépi, on distingue aisément ce qui est antique de ce qui est moderne, sans être étonné par l'irrégularité des matériaux, puisque l'histoire nous en donne l'explication. Il y a cependant des morceaux qui ont été entièrement refaits à une époque postérieure, et avec un soin, une perfection qui fait avec le reste un contraste frappant. A l'intérieur de la citadelle, auprès de la façade orientale de l'Érechthéion, et plus à l'est, derrière les casemates turques, on voit des murs d'un admirable appareil : les pierres ont cette dimension modérée qui est encore la force et qui touche cependant à l'élégance ; leur grain net et serré a permis de les tailler avec autant de précision que le marbre ; les joints sont presque invisibles, et sur les côtés de chaque assise court une bande en creux qui donne à la surface une légère saillie, réminiscence du puissant bossage qu'aimaient les âges plus reculés.

§ III. — Murs de Conon et de Valérien.

Enfin le mur qui protégeait le côté occidental, c'est-à-dire l'entrée même de l'Acropole, était encore un problème il y a dix ans. La forme de cette partie de la citadelle, la série d'angles rentrants qui amènent le mur septentrional jusqu'au-dessous du piédestal d'Agrippa, la direction du mur de Cimon, dont il est facile de supposer le prolongement, le plan si clair et la façade si ouverte des Propylées, leur disposition si peu favorable à la défense de la guerre, en un mot toutes les données topographiques m'avaient fait croire, contrairement aux idées généralement reçues, qu'en bas du seul côté accessible de la citadelle devaient se trouver et son entrée principale et les fortifications qui défendaient l'entrée. Mais ces constructions existaient-elles encore ? à quelle distance au-dessous des Propylées ? à quelle profondeur étaient-elles ensevelies ? Ces questions ne pouvaient être éclaircies que par des fouilles. On sait l'histoire de ces fouilles[1] ; en voici les résultats.

A trente-six mètres en avant des Propylées, à seize mètres au-dessous des degrés de leur soubassement, s'élèvent les véritables fortifications de l'Acropole ; car les Propylées, nous le verrons plus loin, n'ont aucun caractère militaire ; c'est une magnifique décoration, rien de plus. Les fortifications forment une façade parallèle à la grande façade des Propylées, et présentent un développement de vingt-deux mètres. Cet espace a été divisé en trois parties égales : au milieu, un mur de marbre, percé d'une porte dorique exactement dans l'axe de la porte centrale des Propylées ; à droite et à gauche, des tours carrées en pierre qui s'avancent pour défendre la porte, et dont la saillie est de cinq mètres vingt centimètres. Ce système de fortifications est trop familier à l'antiquité pour qu'il soit nécessaire d'en démontrer les avantages. La porte de Messène en est un des beaux exemples, les tours étrusques de Pérouse en sont un des plus curieux.

Le mur du milieu a été retrouvé dans toute sa hauteur, qui est de six mètres soixante-quatorze centimètres ; sa largeur est de sept mètres vingt centimètres. Il est composé de marbres pris à différents monuments, mais disposés cependant avec une certaine régularité et un certain goût, qui paraissent inspirés par un modèle plus ancien.

La partie supérieure, qu'on peut appeler l'entable, ment du mur, a deux mètres cinquante-sept centimètres de hauteur. Ce sont, en effet, des entablements d'édifices doriques, placés de la même manière que les débris du vieux Parthénon sur le mur de Thémistocle. Les architraves de marbre pentélique supportent une frise en pierre de tuf ; des métopes en marbre blanc ont été glissées dans les coulisses des triglyphes. Au-dessus de la frise on a mis une corniche en marbre qui appartenait à un autre monument.

Les couleurs ne se distinguaient point d'abord sur les marbres ensevelis depuis plus de quatre siècles ; car les traces des balles qui se sont aplaties sur le mur attestent qu'il a servi au moins jusqu'à l'invention des armes à feu. L'humidité de la terre a déposé comme une mousse sur les surfaces. Mais, si l'on enlève délicatement cette croûte, on voit paraitre le rouge et le bleu dans toute leur vivacité : le bleu sur les mutules, le rouge sur les entre-mutules. Les triglyphes conservent aussi de la couleur bleue appliquée à nu sur la pierre.

Les architraves, proviennent d'un monument chorégique élevé l'an 316 avant J.-C. C'est ce que nous apprend l'inscription qu'elles portent gravée : ... Le fils d'Aristodème, de Xypété, a consacré ce monument ; il a remporté le prix dans le concours d'enfants où il était chorège pour la tribu Cécropide. Pantaléon de Sicyone a composé la musique ; Elpénor, fils de Timothée, l'a exécutée ; Néæchmus était archonte.

La partie inférieure du mur est formée de morceaux moins importants. On y reconnaît cependant des piédestaux, et l'on y compte jusqu'à huit inscriptions[2]. Ces matériaux sont en marbre blanc, ce qui fait mieux ressortir une bande de marbre noir d'Éleusis. La porte a trois mètres quatre-vingt-sept centimètres de hauteur. Sa largeur est d'un mètre quatre-vingt-neuf centimètres à la base, d'un mètre soixante-treize centimètres au sommet ; car c'est une porte dorique, et chacun de ses côtés s'écarte de la perpendiculaire de huit centimètres. Le linteau et les deux chambranles sont formés d'un seul morceau de marbre. Ils ont été également enlevés à un autre monument, ainsi que l'attestent des trous de scellement aujourd'hui sans objet.

Le seuil de la porte, le dallage sur lequel il repose, les trous carrés où les gonds s'engageaient, le conduit ménagé pour l'écoulement des eaux, tout s'est retrouvé : il y avait même encore, dans les trous des gonds, du plomb qui avait servi à les assujettir.

Si chaque fragment porte écrites son origine et son époque, il en est autrement du mur lui-même, qui n'offre ni style particulier, ni appareil caractéristique. Bien que relevé à la hâte, les divers fragments qui le composent sont placés avec un certain art. Les inscriptions enclavées dans le mur déclarent qu'il ne peut remonter plus haut que le premier siècle après J.-C. La méthode et le goût qui ont présidé à la disposition des matériaux empêchent de descendre plus bas que le troisième siècle. C'est dans cet intervalle qu'il faut consulter l'histoire.

On sait que, depuis Périclès, les murs d'Athènes ont été détruits plus d'une fois : par Lysandre, d'abord, qui joignit l'insulte au triomphe en appelant à cette triste cérémonie les joueuses de flûte ; par Sylla, qui fit renverser par les soldats romains les fortifications relevées par Conon. Les historiens, il est vrai, n'indiquent point spécialement les murs de l'Acropole, mais ceux de toute la ville. Est-il croyable, toutefois, qu'un vainqueur ait démantelé la ville sans démanteler au moins l'entrée de la citadelle, et le seul côté par lequel elle fût accessible ? Sylla, surtout, dont l'armée fut tenue longtemps en échec par le tyran Aristion, et qui eut plus de peine à prendre l'Acropole qu'Athènes elle-même, Sylla pouvait-il épargner ce dangereux refuge ?

Les fortifications restèrent à terre jusqu'au règne de Valérien. C'est du moins ce que nous apprennent Zosime et Zonaras. Rome était maîtresse du monde, la Grèce n'avait pas de guerre à craindre, et des murs n'eussent servi qu'à favoriser des rébellions. Ce ne fut qu'à l'approche des barbares, quand les premières invasions des Goths émurent l'Orient, que Valérien envoya aux Athéniens l'ordre de relever leurs murs. Ils le firent avec la précipitation que commandait le danger.

En même temps, ils rétablirent les tours qui flanquent la porte à droite et à gauche. Les Romains les avaient seulement rasées à neuf ou dix pieds au-dessus du sol : elles n'étaient plus en effet qu'un débris inutile, surtout quand la façade qu'elles défendaient était complètement renversée. Au lieu de les reconstruire, les Grecs préférèrent enlever la terre qui cachait leurs fondations. Ils reprirent ces fondations en sous-œuvre jusqu'au rocher, sur lequel elles reposent aujourd'hui ; et chaque tour grandit ainsi du double, non parce qu'on l'élevait au-dessus du sol, mais parce que le sol s'abaissait au-dessous d'elle. De sorte que nous avons aujourd'hui l'œuvre de deux époques bien différentes : la partie inférieure a été remaniée au temps de Valérien : la partie supérieure est restée intacte et remonte aux beaux siècles de l'art.

Avant de signaler un fait aussi remarquable, j'ai dû réfléchir mûrement et fortifier mon témoignage par l'autorité d'hommes spéciaux. Deux architectes de l'Académie de France à Rome, MM. Lebouteux et Louvet, ont eu l'obligeance de se joindre à moi pour étudier cette question. Nous avons longuement et à différentes reprises examiné chaque pierre, chaque joint, chaque scellement. Une mine pratiquée pendant le siège de 1822 a ébranlé et déchiré cette partie de l'Acropole. Mais ce qui a gâté la beauté de l'architecture nous a permis d'en pénétrer le secret. Une pierre brisée, un joint écarté, laissent découvrir dans l'intérieur des murs les scellements de fer, en forme de double T, le plomb qui les lie, le trou précis et profond où ils ont été glissés. Tel est le caractère de perfection que les Grecs ont su donner aux plus petits détails, qu'il est aussi facile de distinguer l'époque d'un scellement que celle d'un monument. Tous les scellements que la main ou le regard saisissent dans les parties que la poudre a entrouvertes, le cèdent à peine à ceux du Parthénon et des Propylées. Les faces intérieures des assises sont préparées avec le même soin, ravalées de manière à ne laisser en saillie qu'un léger encadrement. La pression ne pouvant, par conséquent, s'exercer que sur les bords, on obtenait des joints d'une exactitude remarquable. Enfin, les murs ont comme ceux des temples anciens et comme les tours de Messène, leur socle en saillie, leur soubassement, dont la hauteur est le double de la hauteur des assises : sur le premier rang d'assises court une bande en creux qui le distingue du soubassement. Tous ces traits caractéristiques prouvent que les tours sont l'œuvre d'une belle époque. Lorsqu'au temps de Valérien on enleva les terrains, il fallut donc soutenir en sous-œuvre les tours que l'on exhaussait ainsi ; on jeta à la hâte des pierres et du mortier, et ce mur grossier fit descendre jusqu'au rocher le pied de chaque tour. On le revêtit de larges assises pour que l'appareil extérieur de la nouvelle construction ressemblât à l'appareil ancien. Mais la négligence du travail, l'état des matériaux, la forme des scellements trahissent la différence des temps.

On trouvera peut-être étrange cette interprétation d'un monument ancien, ce renversement, pour ainsi dire, des lois ordinaires de la construction ; la partie supérieure plus ancienne, la partie inférieure, celle qui supporte l'autre, plus moderne ! Cependant il arrive fréquemment, de nos jours, qu'on reprend un édifice en sous-œuvre[3], ou qu'on en refait les fondations. C'est une opération fort élémentaire, qui ne demande à l'architecte que des précautions et de la surveillance. Si l'on soutient ainsi des palais et des constructions considérables, est-il plus difficile de soutenir des tours rasées à dix pieds au-dessus du sol et dont les murs n'ont que deux pieds d'épaisseur ?

Lorsqu'on eut emporté les terres et abaissé la pente pour élever les tours, il fallut naturellement placer au-dessous du niveau antique le bas du mur en marbre et le seuil de la porte ; autrement il devenait impossible d'arriver jusqu'à l'entrée. La façade et la porte ainsi abaissées, la difficulté n'était que reculée ; car le premier palier de l'escalier se trouvait exhaussé d'autant, et l'abord en devenait impossible, puisqu'il butait contre la nouvelle porte à cinq pieds au-dessus du seuil. Comme on ne pouvait déranger l'économie entière de l'escalier, on tailla dans le palier une brèche en face de l'entrée, on abaissa encore le sol, et on entassa dans ce petit espace sept marches roides et étroites. Elles commencent même si près de l'entrée, qu'il a fallu pratiquer dans la marche du bas deux échancrures demi-circulaires, afin que les battants pussent se développer librement.

Si l'on se place sur le seuil de la porte de l'Acropole, et si l'on regarde les Propylées, on est frappé d'un certain défaut de perspective. La pente monte trop vite, et son prolongement coupe les cinq portes du monument, qui devraient, au contraire, apparaître dans toute leur majesté. Il en est tout autrement, si l'on se place sur le palier, c'est-à-dire à la hauteur du seuil primitif, marqué par la bande de marbre noir d'Éleusis. Alors les Propylées apparaissent dans leur juste proportion et avec l'effet que l'architecte avait calculé et que les réparations d'un siècle déjà barbare ont détruit. De même, et c'est une conséquence naturelle, si, du haut des Propylées, on se tourne vers la porte d'entrée, on remarque combien elle s'enfonce au-dessous des marches et perd de son importance ; son seuil devrait être remonté cinq pieds plus haut, au niveau du palier.

Ainsi se résout un problème qui doit dominer toute l'étude de cette partie de l'Acropole. Car, s'il est intéressant de retrouver des fortifications enfouies depuis quatre cents ans, et relevées il y a quinze siècles, c'est le plan primitif, la pensée de Mnésiclès qu'il faut chercher avant tout. Ce plan a été respecté, bien qu'on ait, par précipitation, changé les niveaux et altéré, en les changeant, l'effet général et l'harmonie. Les tours sont des beaux temps de l'art grec, et, lors même que Lysandre eût complètement rasé l'œuvre de Périclès, Conon le suit de trop près pour n'avoir pas reproduit le plan présent à tous les souvenirs et écrit sur les ruines mêmes. la position des tours donne nécessairement celle de la façade sur les flancs de laquelle elles se détachent. Ce sont les détails et la décoration des murs que nous ignorons ; il n'est pas impossible toutefois d'en présenter une restauration hypothétique.

Dès le jour où la façade en marbre a reparu, je me suis demandé pourquoi le temps déjà barbare qui l'a rebâtie s'est plu à l'orner d'architraves, de frises et de corniches ; pourquoi, sous le règne de Valérien et à l'approche des Goths, on a été chercher, jusqu'à la rue des Trépieds, d'énormes blocs de marbre numérotés soigneusement et replacés avec un certain goût ; pourquoi tant de travail, lorsque le danger commandait la précipitation ; pourquoi une intention d'art si marquée, lorsqu'il s'agissait d'un simple mur et d'un ouvrage de défense. Il m'a semblé que le souvenir des anciennes fortifications détruites par Sylla ne s'était point complètement perdu, que les fragments épars sur le sol racontaient encore les splendeurs du passé, que les architectes de la décadence avaient pu retrouver la conception de leurs devanciers et s'étaient efforcés de la reproduire. Quelle conception, en effet, plus belle et plus naturelle que de mettre la façade de l'Acropole en harmonie avec cette admirable façade des Propylées qui s'élevait au-dessus d'elle ? Ce n'est plus une porte flanquée de deux tours, une courtine flanquée de deux bastions ; c'est l'entrée de l'Acropole sainte, du grand sanctuaire de la religion athénienne, décorée, elle aussi, de frises, de corniches, de moulures élégantes, comme le sont les Propylées. L'ordre dorique lui prête sa richesse sévère et sa puissante majesté, qui ne messied point à des ouvrages militaires. Je serais tenté d'aller plus loin encore, et de supposer que les tours elles-mêmes étaient couronnées, vers leur sommet, par une frise dorique, et répondaient ainsi aux deux ailes des Propylées, sortes de tours dont les murs lisses sont décorés de la même manière, c'est-à-dire de triglyphes et de métopes. J'ai trouvé un de ces triglyphes entièrement couvert de bleu ; la couleur était magnifique au moment où elle sortait de terre ; peu à peu elle a pâli ; peut-être a-t-elle disparu aujourd'hui, si l'on n'a point songé à la protéger contre l'action de l'air.

Lorsque les fouilles qui ont fait reparaître au jour cette partie de l'Acropole ont été terminées, j'ai fait sceller auprès de la porte une plaque de marbre, portant en grec et en français l'inscription suivante :

LA FRANCE

A DÉCOUVERT LA PORTE DE L'ACROPOLE,

LES MURS, LES TOURS, ET L'ESCALIER.

MDCCCLIII. — BEULÉ.

 

 

 



[1] Voyez les Archives des Missions scientifiques, t. III, de la page 289 à la page 315.

[2] Toutes les inscriptions et les divers fragments trouvés dans mes fouilles ont été publiés dans la première édition de cet ouvrage, en deux volumes.

[3] A une séance de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, M. Lenormant signalait un fait analogue. Une des tours de Bourges est l'œuvre de deux époques différentes. C'est la partie supérieure qui est d'époque romaine, tandis que la partie inférieure a été refaite au moyen âge.