LES PHÉNICIENS ET l'ODYSSÉE

LIVRE PREMIER. — TOPOLOGIE ET TOPONYMIE.

CHAPITRE I. — L'ÉTUDE DES ORIGINES GRECQUES.

 

 

L'ensemble des études qui vont suivre n'est guère que le développement d'une ou deux phrases de Strabon : Si Homère décrivit exactement les contrées, tant de la mer Intérieure que de la mer Extérieure, c'est qu'il tenait sa science des Phéniciens.... ; les Phéniciens, conquérants de la Libye et de l'Ibérie, avaient été ses maîtres.

Plusieurs épisodes et plusieurs chants, toute une moitié peut-être de l'Odyssée, fournissent, je crois, les preuves de cette affirmation. Je voudrais m'attacher tout particulièrement aux dix ou onze chants de l'Ulysséide proprement dite, aux chants V-XV du poème en sa rédaction présente. Cet épisode me parait, plus que tous les autres, garder encore les traces de son origine. En le séparant du reste du poème, j'entends ne préjuger, pour le moment du moins, ni sa date ou son auteur, ni sa composition. Par la suite, nous aurons à discuter l'unité fondamentale du poème tout entier. D'ici là, admettons, si l'on veut, les dogmes les plus respectueux de la tradition : croyons à l'existence d'un grand et vénérable poète, d'un Homère compositeur ou rédacteur de l'Odyssée. Cela importe peu à la thèse que je voudrais soutenir. Cette thèse s'accorde même plus facilement avec le dogme de l'unité : j'imagine plus facilement un homme auditeur et disciple des sciences phéniciennes.

Mais, alors même que l'on accepte ce dogme, on est obligé de reconnaître dans l'Odyssée trois grands épisodes qui, juxtaposés, fondus, si l'on veut, en une admirable unité, demeurent discernables cependant comme les cristaux au sein du plus parfait granit. Les quatre premiers chants du poème sont en réalité une Télémakhie, ou, comme dit le titre du second chant, une Excursion de Télémaque : Télémaque en est le héros ; les voyages de Télémaque à Pylos, Phères et Sparte, en sont tout le sujet ; Ulysse n'apparaît qu'en un lointain fort obscur, comme personnage de deuxième ou troisième plan.... Au cinquième chant seulement commence l'Ulysséide, le Retour d'Ulysse, ou, comme dit Strabon, l'Errement d'Ulysse. Alors, pendant une dizaine de chants (V-XV), se déroulent les aventures de ce Retour. Ulysse occupe toute la scène. Ce sont les dix chants que j'appelle l'Odysseia proprement dite.... Au chant XV s'ouvre enfin la troisième partie, la Lutte contre les Prétendants, que l'on pourrait appeler Mnestérie, si l'on voulait forger un nom sur le patron de Gigantie, ou Mnestérophonie, si l'on voulait appliquer à toute cette fin du poème le titre même du chant XXII.

Le second épisode, l'Ulysséide, les dix chants de l'Odysseia proprement dite, doivent surtout nous occuper. Nous ne négligerons pas le reste du poème. C'est par l'étude de la Télémakheia que nous commencerons, et nous emprunterons à la Mnestérophonia des arguments et des exemples. Nous userons du poème entier comme si réellement il était l'œuvre personnelle et intangible d'un Homère, dont il faut respecter toutes les conceptions et tous les mots ; dans l'ensemble et dans le détail, nous suivrons les méthodes de ces Plus Homériques dont parle Strabon, qui s'attachent à tous les vers de l'épopée. Mais c'est tout spécialement l'Ulysséide, les Aventures ou Errements d'Ulysse, que j'ai en vue quand je reprends pour mon compte l'affirmation du Géographe : Des récits ou des documents phéniciens ont été la première source d'Homère. L'Ulysséide m'apparait comme un périple phénicien (de Sidon, de Carthage ou d'ailleurs) transposé en vers grecs et en légendes poétiques, suivant un certain nombre de procédés très simples et très helléniques, si l'on peut ainsi parler. Personnification anthropo-orphique des objets, humanisation des forces naturelles, hellénisation de la matière, — par les mêmes procédés, qui leur fournirent tant de leurs mythes et légendes, les Hellènes brodèrent, sur un solide, ruais grossier, Canevas sémitique, cette œuvre d'art et cette œuvre vraiment grecque qu'est l'Odysseia.

C'est, comme on voit, transportée dans l'histoire de la littérature grecque, cette même affirmation des influences orientales, qui depuis trente ans a renouvelé l'histoire de l'art grec. Et c'est aussi tout le problème des origines grecques posé d'une nouvelle façon, sur les textes et sur les réalités, et non plus sur les monuments ou sur les mythes. Pour les témoignages et les preuves, je voudrais recourir, en effet, à deux ordres d'études qui n'ont pas encore été appliquées à ce problème. Seules pourtant, elles me semblent pouvoir le résoudre. Jusqu'ici, on n'a guère recouru qu'à l'archéologie et à la linguistique. Je confesserai tout à l'heure mon peu de confiance en l'archéologie. La linguistique, d'autre part, et la philologie peuvent fournir de bons indices. Les livres d'Otto Keller, de Muss-Arnolt et de H. Lewy[1], en nous donnant la liste des mots empruntés par les Grecs aux vocabulaires sémitiques, nous font soupçonner les emprunts de la civilisation grecque aux civilisations orientales. Quand nous constatons dans les poèmes homériques la présence de mots authentiquement sémitiques, quand nous voyons les animaux de la mer, oiseaux et poissons, porter dans l'Odyssée les mêmes noms que dans l'Écriture, γύψ, άνοπαΐα, κήυξ, φώκαι, σκώπες, etc., et les armes, ξίφος, μαχαίρα, et les étoffes tissées, όθοναι, φάρος, χιτώνες, et des boissons fermentées, οΐνος, νέκταρ, etc., avoir à Ithaque les mêmes noms vraisemblablement qu'à Tyr, nous sommes forcés de nous demander laquelle des deux races vécut dans la clientèle de l'autre.

Mais si l'on aborde par la linguistique le problème des origines grecques, il est à craindre que la solution ne soit difficile et ne semble à quelques-uns toujours discutable. Le transport des mots d'une langue à une autre est malaisé à prouver entièrement, souvent impossible à faire admettre. Même quand il est des ressemblances que l'on ne peut nier, on préfère encore n'y voir que des rencontres fortuites et les effets de cette cause, si commode à invoquer, que l'on nomme hasard. Les relations entre Grecs et Sémites, surtout, seront toujours aperçues à travers certains préjugés qui d'avance inclineront les esprits aux affirmations contradictoires. Longtemps encore il se trouvera de vaillants cœurs pour défendre le patrimoine sacré des ancêtres indo-européens et pour repousser toute invasion des influences sémitiques loin de ce domaine grec, citadelle et temple de la culture occidentale.... La seule linguistique n'arriverait pas, je crois, à désarmer ces préjugés. Je voudrais emprunter des arguments moins douteux à deux autres genres d'étude : la toponymie et la topologie.

La toponymie, science des noms de lieux, est assez familière à tous pour n'avoir pas besoin d'autre définition. Mais le petit jeu des étymologies, auquel, savants ou ignorants, tous se livrent avec ardeur, a déprécié cette recherche dans l'estime publique. Ce jeu facile peut mener loin. Si l'on veut recourir à toutes les ressources des grammaires et vocabulaires comparés, chaque nom propre, en n'importe quelle langue, est susceptible de nombreuses étymologies. apparemment satisfaisantes et vraisemblables.... Il ne faut, je crois, faire de la toponymie qu'un usage prudent, suivant des règles strictes que je formulerai tout à l'heure. Quant au mot nouveau de topologie, voici pourquoi je l'ai forgé et voici ce que j'entends par là.

Dans sa dissertation sur les Types d'établissements grecs durant l'antiquité[2] G. Hirschfeld regrettait l'absence d'un nom commode pour un genre d'études qu'il entrevoyait. Il pensait que la description des sites et emplacements anciens, la topographie antique, ne suffit pas. Il voulait fonder une science des sites, qui ne nous donnât pas seulement l'aspect des lieux, avec leur situation réciproque, leurs moyens de communication ou les obstacles intermédiaires, mais qui fût capable en outre de nous expliquer l'histoire particulière des différents habitats, leur origine, leur raison d'être, et le rôle de chacun dans l'histoire générale. Cette science des sites n'est pas la topographie, simple description des lieux. Mais elle en doit être la suite et le complément. Coordonnant les descriptions de la topographie, elle en doit tirer des lois historiques. Car, des conditions naturelles, il est visible que découlent, toujours les mêmes, certaines conséquences sociales. En présence d'un habitat, pensait G. Hirschfeld, on peut toujours déterminer quelle sorte d'agglomération humaine a existé ou a pu exister là, quel état de civilisation ces hommes ont connu, quels furent leurs occupations et leurs rêves, quel degré, quel minimum, quel maximum de richesse et de prospérité ils purent atteindre, bref, quel ensemble de conditions matérielles et morales durent réaliser leurs générations successives, pour que leur communauté naquit, grandit, se maintint ou disparût en cet endroit.

G. Hirschfeld me semble avoir pleinement raison. Il est des lois générales de milieu et de domicile qui président à la formation et à la durée, comme au déplacement et à la dispersion, des communautés humaines. La prospérité ou la ruine d'une ville semblent parfois l'œuvre soudaine d'un homme : Alexandre fonde Alexandrie ; Scipion ruine Carthage. Mais cette œuvre apparente n'est que le couronnement du lent travail de mille forces obscures, sur lesquelles la volonté des hommes n'a pas de prise soudaine. Le monde ambiant, la force des choses, comme dit le populaire, est ici la grande cause. Ce sont les changements du monde extérieur qui amènent aussi les changements de nos villes : l'Atlantique exploré fait la fortune de Cadix ; la mer Rouge ouverte, à travers l'isthme supprimé, ranime tous les ports méditerranéens.... La nature et le site de leur domaine, la grandeur et l'orientation de leurs golfes ou de leurs mers, la faune et la flore de leurs terrains imposent aux diverses humanités des conditions d'habitat inéluctables, et ces conditions sont régies par des lois aussi générales et aussi fixes que tous les autres phénomènes terrestres. Le caprice des hommes échoue toujours quand il veut se mettre en révolte contre ces lois : telle préfecture ou sous-préfecture française, dont l'État voulut arbitrairement faire la capitale d'un district, reste après cent vingt ans un bourg misérable. Le travail des hommes n'aboutit que s'il étudie ces lois et les respecte : au Ve siècle avant notre ère, les Rhodiens comprirent que leurs vieux ports, Lindos, Kamiros et Ialysos, ne convenaient plus à l'orientation du nouveau commerce entre la Grèce et le Levant ; ils choisirent à l'autre bout de leur ile, sur le détroit, le point de passage le plus fréquenté des vaisseaux ; dans ce site approprié, leur nouvelle capitale de Rhodes devint le grand emporium des siècles suivants.

Il existe des lois topologiques : il s'agit de les dégager ; il est facile de les dégager, surtout pour les sociétés disparues. A travers tous les siècles, un village de pêcheurs n'aura pas les mêmes besoins ni, par conséquent, le même site qu'un village de bergers. D'un siècle à l'autre, le même village de pêcheurs pourra se déplacer. Il émigrera du bord de la mer aux pentes ou au sommet des montagnes côtières, suivant l'état de sécurité ou d'insécurité des rivages, suivant la présence ou l'absence de navires pirates, corsaires, ennemis. Pareillement, le même village de bergers s'installera au fond des vallées, s'il doit vivre de ses vaches, s'accrochera au flanc des monts, s'il vit de ses chèvres, ou se dédoublera en village d'été, près des sommets, et en village d'hiver, près des pâturages maritimes, s'il vit de ses moutons transhumants.... Ajoutez les différences d'état social : bergers esclaves, bergers mercenaires ou bergers propriétaires auront des huttes, des fermes ou des bourgs tout particuliers. Ajoutez encore les différences d'état politique : le laboureur de la paix romaine n'aura pas à fuir les routes et les plaines ni à se clôturer de plessis comme le paysan de la guerre médiévale. Et l'on reconnaîtrait sans peine de pareilles différences entre les fondations des diverses marines sur une côte étrangère.

Uniquement occupée de commerce, sans ambitions de conquérants, sans besoin de terres à coloniser, telle marine s'est longtemps contentée de surveiller les grandes routes de la mer et d'établir sur les promontoires une forteresse ou un dépôt : elle tient Gibraltar sans posséder l'Espagne ; elle occupe Aden sans pénétrer dans l'Arabie. Telle autre marine, au contraire, ne projette que domination et conquêtes : nulle part elle ne peut prendre pied sans rêver aussitôt de pénétration vers l'intérieur et d'empire continental ; elle n'occupe Alger que pour aller jusqu'au désert ou, par delà, jusqu'à l'autre rive du continent africain ; elle s'installe à Saigon et, de proche en proche, compte pousser jusqu'en Chine. Les marines antiques présentent en ce point les mêmes différences que nos marines modernes. Sur le pourtour de la Sicile, les Phéniciens, uniquement occupés de commerce, dit Thucydide, έμπορίας ένεκεν, ne se soucièrent que de stations et d'entrepôts : ils n'occupèrent que les îlots côtiers et les promontoires. Les Hellènes colonisateurs voulurent des champs à cultiver, des vignes et des olivettes : ils durent occuper les plaines et les coteaux du rivage et, de proche en proche, ils tâchaient de soumettre File entière. Il me semble inutile d'insister sur la différence d'établissements qu'entraîne cette différence de conceptions. Il suffit de mettre en regard le Gibraltar des Anglais et l'Alger des Français, la Syracuse insulaire des Phéniciens et la Syracuse continentale des Hellènes.

C'est ainsi que certaines lois topologiques sont tellement fixes et tellement générales qu'elles se dégagent elles-mêmes d'une simple vue à vol d'oiseau. Dressez la liste des grands ports sur l'océan Atlantique : tous sont à l'estuaire d'une rivière ou d'un fleuve, Lisbonne sur le Tage, Bordeaux sur la Garonne, Nantes sur la Loire, Anvers sur l'Escaut, Londres sur la Tamise, Hambourg sur l'Elbe, etc. En regard, dressez la liste des ports méditerranéens : tous se sont écartés des fleuves, qui ne leur apporteraient, faute de marée pour balayer les estuaires, que lièvres et bas-fonds. Tous sont restés pourtant à proximité des fleuves qui leur amènent le commerce de l'intérieur : Barcelone près de l'Èbre, Marseille près du Rhône, Livourne près de l'Arno, Salonique près du Vardar, Milet près du Méandre, Alexandrie près du Nil, tous les ports méditerranéens s'installent à la limite extérieure des deltas, au rebord des côtes rocheuses, sur un promontoire ou sur un îlot, mais près d'un fleuve. Quand donc un port atlantique semble échapper à cette loi, il faut en chercher la raison. Même si nous ignorions entièrement l'histoire de Cherbourg, nous pourrions inférer, du seul plan de sa rade, que seul un port militaire put s'installer en cette haie écartée, sans route qui marche vers l'intérieur du pays. Que dans la Méditerranée antique, pareillement, nous trouvions Loryma isolée sur la Pérée rhodienne, loin de toute plaine, de tout delta, de toute route d'accès : nous pourrons affirmer que Loryma, dont nous ne savons rien, fut le Cherbourg, je veux dire le port militaire, l'arsenal et le chantier des Rhodiens....

G. Hirschfeld donnait à la recherche et à l'étude de ces lois le nom de Typologie des établissements, Typologie griechischer Ansiedlungen. A ce nom, un peu long et trop peu clair, on substituerait avantageusement, je crois, celui de Topologie.

Ce mot nouveau se comprend de lui-même. La topologie, science des lieux, serait à la topographie, simple description des lieux, exactement ce qu'est la géologie à la géographie. Le topographe, en effet, usant de notre expérience actuelle ou passée, décrit l'état des lieux, la surface des sites, tels que l'œil des hommes les a vus ou les a pu voir. De même, le géographe décrit les aspects de la surface terrestre dans toutes les régions et à toutes les époques où l'expérience humaine nous peut faire pénétrer. Mais il faut recourir au géologue si l'on veut connaître la nature intime de nos continents, la raison de leurs dépressions et de leurs reliefs, les lois et les modes de leurs formations et déformations, bref, l'histoire antérieure ou supérieure à l'expérience humaine, l'explication et non plus seulement la description de notre planète. Semblable à la géologie, la topologie nous expliquera les descriptions que lui fournit le topographe. Elle classera d'abord ces descriptions et répartira les sites en un certain nombre de catégories. Elle montrera ensuite comment telle classe de sites correspond ou s'oppose à telle autre classe et comment telle catégorie d'habitats appartient à la même forme de société que telle autre. Elle expliquera enfin pourquoi tel état de vie matérielle et sociale impose aux. communautés humaines le choix de tels ou tels refuges, etc. Inversement, en présence d'un site donné, elle cherchera pourquoi et quand cet habitat fut adopté ; sous quelles conditions et combien de temps il put se maintenir ; comment, surpeuplé à une époque, il devint désert ou peu fréquenté à quelques générations de là ; pourquoi telle route, longtemps battue, tomba plus tard en désuétude ; pourquoi tel port ouvre vainement aux vaisseaux d'aujourd'hui les bras hospitaliers de sa rade. que remplissaient les flottes des âges précédents ; pourquoi telle capitale se meurt et pourquoi tel bourg prend sa place. Bref, dans le présent et dans le passé, la topologie déduira les raisons des habitats humains, et réciproquement. en face d'un habitat humain, elle induira les conditions qui l'ont fait naître, le genre et la période de civilisation auxquels il faut le rapporter. Veut-on quelques exemples ?

Regardez d'abord, tout près de nous, sur les côtes de France, la répartition des villes maritimes autour de la presqu'île bretonne. Vous verrez aussitôt que ces villes se classent en deux catégories. Les unes, qui furent importantes et célèbres dans l'histoire de la Bretagne ducale, Dinan, Tréguier, Lannion, Morlaix, Landerneau, Quimper, Hennebont, Auray, Vannes et Nantes, sont en contact avec la mer et vivent, pour une part, de la vie maritime. Mais ce ne sont que des ports fluviaux, éloignés de la côte. Leur site a été déterminé par la rencontre de deux conditions indispensables. Vivant de la mer, ces villes devaient être à portée du flot. Mais, redoutant aussi les incursions des Anglais, Espagnols et autres gens de mer, elles devaient être à l'abri des attaques et des coups de main. Elles ont trouvé ces deux conditions remplies, commodité et sécurité, au dernier point où la marée remonte dans les fleuves. Autour de la presqu'île, ces vieilles villes forment un chapelet, régulièrement disposé sur le cours inférieur des rivières : elles sont des ports ; mais elles sont aussi des ponts. Auprès d'elles, d'autres villes plus récentes ont grandi qui peu à peu menacent de les éclipser. Célèbres et importantes dans l'histoire de la Bretagne française, Saint-Malo, Paimpol, Brest, Douarnenez, Concarneau, Lorient, Quiberon, Saint-Nazaire. toutes ces villes neuves se sont rapprochées de la mer, installées sur la côte. Au bord des rades ou dans les estuaires, chacune a pris, pour le commerce nouveau, le rôle que tenait l'une des vieilles villes pour le commerce d'autrefois. La prospérité de Saint-Malo a supprimé Dinan : que sont aujourd'hui Landerneau ou Hennebont auprès de Brest ou de Lorient ? que sera bientôt Nantes auprès de Saint-Nazaire9  Voilà donc un simple classement de descriptions topographiques, qui nous expliquerait toute l'histoire de ces habitats. Même si nous ignorions entièrement l'histoire d'Hennebont, nous pourrions, en replaçant ce grain dans le chapelet des villes bretonnantes, induire qu'au temps de la Bretagne ducale, ce port fluvial partagea vraisemblablement la gloire et l'importance de Dinan, de Quimper ou de Vannes. Prenez maintenant un autre groupe de villes maritimes et continentales sur un même territoire, mais loin de nous, sur une terre antique.

Dans la plaine d'Argolide, — si étranglée pourtant entre le golfe et les montagnes. — trois ou quatre emplacements ont vu tour à tour se succéder de florissantes capitales, Mycènes, Tirynthe, Argos et Nauplie. Nous savons par l'histoire écrite que, sur sa roche côtière, au bord d'un mouillage commode, Nauplie est la grande ville, depuis que les marines étrangères exploitent ces parages. Pour Argos, de même, l'histoire écrite nous montre comment, un peu à l'écart du rivage, au pied de sa forte citadelle, au long des coteaux plantés de vignes, à la corne des monts couverts de moutons et de chèvres, au bord des champs cultivés, l'Argos hellénique ou franque a vécu de ses récoltes et de ses troupeaux. Par des témoignages écrits, nous voyons sans peine la raison de ces deux choix. Mais il resterait à nous expliquer de même le site de Tirynthe et le site de Mycènes. Eux aussi, ils correspondent à un certain genre de vie, à un certain état de société et de trafic, que nous ne connaissons plus par les témoignages écrits, mais que nous pouvons induire du seuil témoignage des lieux. Au bord de la plage marécageuse, Tirynthe, sur son flot rocheux, émerge de l'alluvion. Le bord du golfe est aujourd'hui assez lointain. Depuis les temps primitifs jusqu'à nos jours, la rive s'est envasée et étendue. Jadis, la mer poussait vraisemblablement plus près des murailles sa vague courte et ses pentes de halage : Tirynthe, échouée dans les roseaux et les herbes, apparaît comme une autre Aigues-Mortes. Ses épaisses murailles et sa terrasse abrupte dominent la plaine et surveillent le golfe. Mais, étroitement enclose sur son tout petit rocher, Tirynthe n'est pas comme Aigues-Mortes une cité de commerce et une grande place de guerre. Tirynthe n'est qu'un château féodal, un palais fortifié avec des magasins bastionnés ou taillés dans le roc. Elle est semblable de tous points aux résidences de beys turcs et albanais ou d'émirs druses et arabes, que nos marines ont connu ou connaissent encore sur les rivages de la Turquie : c'est une forteresse contenant des palais pour le seigneur et ses femmes, et des magasins pour ses récoltes et ses dîmes. Un voyageur franc, d'Arvieux, nous décrit à Tripoli, à Beyrouth, à Caïfa, sur toute la côte syrienne, les Tirynthes construites de son temps par les émirs druses :

Akka, en revenant vers l'embouchure du port, on voit les ruines d'un ancien palais que les princes druses ont fait bâtir sur les ruines d'une église. A quelque distance de là, il y a une grosse tour carrée que l'on nomme par honneur le Château. C'est la demeure d'un aga, qui a sous ses ordres dix ou douze janissaires, qui composent la garnison de la ville, avec quatre petites pièces de canon pour faire peur aux corsaires qui voudroient y faire descente et piller les magasins[3].... A Saida, l'émir Fekherdin a ramené d'Italie nombre d'ingénieurs, d'architectes et d'ouvriers de toutes sortes pour la fortification de ses places et les embellissements de ses palais[4].

Ce n'est pas autrement (nous reviendrons à ce sujet) que, suivant la tradition, les émirs de Tirynthe avaient fait venir des constructeurs étrangers pour la fortification et l'embellissement de leur résidence. Passons à Mycènes et faites les mêmes comparaisons. Au flanc des monts, à l'angle le plus retiré de la plaine, à une étape environ de la côte, auprès de sources constantes (chose rare en cette contrée aride, dans cette Argolide de la Soif, πολυδίψιον Άργος), tapie derrière les rochers et parmi les ravins, cachant son entrée et couvrant ses derrières, Mycènes est un repaire de gens d'armes. Les archéologues se demandent pourquoi tant de remparts et de tours :

Toutes les précautions avaient été prises pour fermer la route à l'invasion. Ici c'est une tour, qui se dresse au bord du chemin, à l'entrée d'un défilé. Ailleurs c'est une sorte de place d'armes qui pouvait contenir trois ou quatre cents hommes. De ces camps retranchés, le plus curieux est celui dont le rempart enveloppe la chue du mont Élie (800 mètres au-dessus de la mer). On se demande à quoi a pu servir sur ce faite tout cet appareil de murs et de portes.... Il semble que les Mycéniens accoutumés à entasser les quartiers de rocs aient bâti ce fort pour le plaisir de bâtir et qu'ils aient pris ici une peine vraiment inutile.... En revanche, c'était un site merveilleusement choisi pour une tour de guet. De ce sommet la vue se promène sur tous les monts d'Argolide, du golfe Saronique au golfe d'Argos, et découvre le fond de toutes les vallées par lesquelles une armée peut déboucher devant Mycènes[5].

En réalité, Mycènes est toute semblable à ces guettes d'armatoles ou de dervendjis, que les caravanes du siècle dernier rencontraient à tous les défilés, dervend, du Pinde, du Balkan, du Taurus ou du Liban. Car Mycènes surveille un dervend très passager. A ses pieds commence le défilé qui de la plaine d'Argos conduit à la plage de Corinthe. L'Acrocorinthe et Mycènes sont les deux portes de cette route étroite sur laquelle Héraklès rencontra le lion de Némée, sur laquelle aujourd'hui les locomotives mènent aux quais de Corinthe les voyageurs débarqués aux quais de Nauplie. Mycènes est la véritable clef du passage terrestre entre les deux golfes d'Argolide et de Lépante. Or nous verrons par la suite de quelle importance étaient ces passages terrestres pour les marines primitives.... Dans les dervends de la Turquie moderne, la bande d'Albanais, de Bosniaques. de Kurdes, de Tatars ou de Bédouins qui montait la garde, n'était recrutée le plus souvent que de pauvres mercenaires à la solde du Grand Seigneur et de ses pachas[6]. Rarement ces dervendjis opéraient pour leur propre compte. Il ne leur restait entre les mains qu'une faible part des rançons et avanies extorquées par eux aux caravanes. Mal vêtus, mal armés, logés dans d'infectes masures, campés sous une tente de paille ou de poil de chameau. ces pauvres hères faisaient triste figure : leurs postes déserts n'ont laissé que de misérables ruines. Mycènes fut riche, bien bâtie. Nous admirons les ruines de cette ville dorée[7]. Les barons de Mycènes ne devaient rendre compte de leurs extorsions à aucun suzerain.

Mais, de part et d'autre, à Mycènes comme à Tirynthe, apparaissent nettement certaines conditions qui furent indispensables à la fondation et à la prospérité de ces habitats. Si telle de ces conditions n'est pas remplie, il est impossible que le problème ait eu jadis la solution que nous venons de constater. A quoi bon. sur cette plage d'Argolide. les fortifications et les magasins de Tirynthe, si, dans le golfe, des navires étrangers ne venaient pas charger les provisions qu'entassaient chez le seigneur les redevances du pays voisin ? Au temps des marines franques, c'est pour trafiquer avec les gens de la mer que les émirs syriens, les agas et dere-beys turcs, les beys et capitaines albanais installent de pareilles Tirynthes sur les rivages d'Europe et d'Asie. A quoi serviraient de même les imprenables remparts de Mycènes et d'où viendraient les richesses accumulées dans ses tombeaux, si la route du bas n'avait été fréquentée par de riches caravanes, si à cette étape, auprès de cette source, une douane n'avait été levée sur un trafic régulier entre les deux mers du Levant et du Couchant ?

Prenez en Albanie un terme de comparaison plus précise et. voyez comment ont vécu, jusqu'au milieu du XIXe siècle, les beys d'Elbassan, de Bénit et de Tépéléni. A l'entrée des dervends qui mènent de la côte adriatique aux vallées intérieures du Pinde, ces beys n'ont pu construire de grands châteaux, entretenir de somptueuses résidences, qu'aux dépens des muletiers valaques qui, des ports de Durazzo et d'Avlona, menaient en Macédoine ou en Thessalie les marchandises européennes. Ces nobles pillards levaient une lourde douane sur le trafic européen que l'insécurité des mers forçait alors à prendre cette route terrestre. Les vaisseaux de Trieste ou de Venise amenaient à la côte adriatique, à Raguse, Durazzo ou Avlona, les ballots que ces muletiers se chargeaient de convoyer à travers le Pinde vers Monastir, Larissa, Salonique et Constantinople. Quand ce trafic terrestre des Valaques diminua : quand nos grands vaisseaux se mirent à contourner la Péninsule, à travers la mer libérée de corsaires, ce fut fait de la puissance des beys albanais et de la richesse de leurs demeures. Leurs fortes murailles croulent aujourd'hui comme ont croulé les remparts de Mycènes. La fortune d'Ali-Pacha, le bey des beys, peut donc nous instruire de la fortune d'Agamemnon, le roi des rois. Mycènes ne se peut comprendre sans le transit d'un commerce étranger sur sa route, sans les arrivages de marchandises étrangères sur les plages de Nauplie et de Corinthe.

C'est par de semblables déterminations que la topologie servira surtout les études antiques. A la lumière des faits actuels ou permanents, elle nous fera mieux connaître des détails et des chapitres de l'histoire disparue. Dans la mince, très mince couche d'histoire écrite que nous connaissons, elle rencontrera bien des énigmes dont elle seule pourra nous rendre compte. Mais, sous cette couche ou eu dehors d'elle, elle rencontrera bien plus de mystères encore, et ce sont les abîmes profonds de l'humanité primitive, sauvage ou inconnue, qu'elle nous aidera surtout à éclairer. La préhistoire et l'histoire des origines deviendront son domaine. Elle nous en fournira de nombreuses traces, qu'elle seule est capable de retrouver. Elle nous en classera ou nous en expliquera de plus nombreux documents que d'autres études peuvent fournir (archéologie, linguistique, anthropologie, etc.), mais qu'elle seule peut sérier et dater avec une approximation raisonnable. Elle résoudra, je crois, le problème des origines grecques.

 

L'histoire écrite de la Méditerranée commence pour nous avec les Grecs. Si haut que nous remontions dans notre notion commune des navigations méditerranéennes, ce sont les Grecs qui en occupent l'arrière-fond. Leurs héros navigateurs nous semblent perdus dans la brume des mythes, dans le crépuscule des dieux. Nous croyons, d'une foi plus ou moins raisonnée, mais assez générale, qu'au commencement il y avait des Grecs et que les Grecs tirent tout pour l'aménagement commercial de cette mer : nous rangeons leurs Argonautes en tète des plus vieux conquistadors, dont l'audace ouvrit le chemin des océans mystérieux. A la réflexion, pourtant, des impossibilités apparaissent. L'histoire grecque ne remonte qu'à une dizaine de siècles avant notre ère. Si l'on songe aux milliers d'années des chronologies chinoises, assyriennes ou égyptiennes, cette histoire grecque apparaît comme le début des temps modernes et, vraiment, l'histoire moderne s'ouvre aux guerres Médiques. Est-il croyable que jusqu'à des temps si proches de nous, la Méditerranée n'ait pas eu de navigateurs ? Que l'on examine, même superficiellement, les sites et les conditions de cette mer.

La Méditerranée est découpée par les péninsules en un grand nombre de tout petits bassins. Elle a une ceinture de côtes hospitalières, une multitude de rades et de ports, des chapelets d'îles qui sollicitent la curiosité du terrien et créent chez lui l'esprit d'aventures. Elle a un régime de vents stables et modérés. La Méditerranée a ses tempêtes et ses dangers. Mais elle n'a ni les cyclones ni les récifs des grands océans. Pour une période de mauvais temps, qui occupe quatre ou cinq mois de son hiver, elle offre au cours de son été sept ou huit mois de beaux temps presque fixes. Cette alternative de saisons tranchées est faite pour inspirer la confiance aux barques les moins stables. Dressez le compte d'autres avantages encore : voisinage des forêts, abondance des bois résineux et faciles à travailler, absence des marées, faiblesse des courants, et, surtout, rareté de ces barres et mascarets qui, dans les océans, dressent un mur entre la batellerie fluviale et la navigation maritime, etc. Conclusion à peu près inévitable : la Méditerranée n'a pu demeurer, des centaines de siècles durant, une mer désertée des hommes, abandonnée aux troupes des oiseaux et des monstres marins.

Les grandes navigations, dira-t-on, n'ont commencé qu'au IXe ou Xe siècle avant notre ère, avec les Grecs, avec les populations actuelles ou leurs ancêtres directs. Car il est des races à qui la navigation et la colonisation sont antipathiques[8]. — Sur le pourtour de la Méditerranée, toutes les humanités, indo-européennes ou sémitiques, grecques ou barbares, franques ou maures, espagnoles ou arabes, turques ou chrétiennes, sont en quelques générations devenues maritimes et navigantes. Arabes et Druses de Syrie, Lazes et Turcs d'Asie Mineure, Nègres de Cyrénaïque, Maures et Berbères d'Afrique, Latins d'Espagne, d'Italie ou de France, Slaves de Russie ou de Macédoine, à travers tous les changements de civilisation et de races, toutes les humanités méditerranéennes ont été influencées et tournées vers la mer par les mêmes conditions de nourriture et de vie. Le gardien de moutons, en Espagne comme en Grèce, en Italie comme en Asie Mineure, vit, durant l'été, sur la montagne ou le plateau. Mais, l'hiver, il doit ramener son troupeau aux pâturages maritimes, et, durant de longs mois, il séjourne avec lui au bord des golfes tranquilles, en face de la mer souriante, à quelques brasses de ces îles qui, toutes proches, tentent sa rêverie. Vers ces îles, parfois, une ligne de roches émergées semble faire un pont. Le berger s'embarque. Il découvre les îles côtières. Il les trouve propres à la pâture. Il y transporte des chèvres ou des moutons, qui facilement s'acclimatent, se reproduisent et reviennent à l'état presque sauvage : il n'est besoin ni d'enclos ni de gardiens pour les surveiller ; il suffit de venir à l'époque des fromages ou de la tonte. Peu à peu le berger prend l'habitude de la mer[9].... L'Albanais descendu en Grèce durant le XVIIe ou le XVIIIe siècle devient au début du me le matelot d'Hydra et de Spetzia.

Avant les Grecs, qui sont des tard venus dans le monde levantin, les humanités anté-helléniques n'ont pu vivre autrement que tous leurs successeurs. Que l'on imagine ces premiers autochtones aussi barbares que l'on voudra, ils devront encore nous apparaître semblables à ces .populations malaises dont les guerriers, armés de jade et outillés de bois, sillonnaient les immensités du Pacifique bien avant que les voiliers de nos conquistadors en eussent découvert le chemin. Avant les Argonautes, la Méditerranée dut connaître d'autres marines. Avant l'histoire grecque, il y eut une préhistoire méditerranéenne. Les monuments égyptiens mentionnent constamment ces peuples de la mer. Les Anciens, au reste, avaient cette opinion. Avant les thalassocraties, comme ils disaient, d'Athènes, d'Égine, de Mégare, d'Ionie ou de Crète, ils affirmaient l'existence de thalassocraties étrangères, pélasgiques, thraces, chypriotes, cariennes, phéniciennes, lydiennes ou phrygiennes, dont ils se transmettaient la liste et les durées respectives. Eusèbe, d'après Diodore, énumère ainsi les thalassocrates, qui, de la guerre de Troie aux guerres médiques, tinrent les mers, maria tenebant[10] :

I.

Lydi et Mæones,

annos

XCII

X.

(Cares),

annos

(LXI)

II.

Pelasgi,

LXXXV

XI.

Lesbii,

(LXVIII)

III.

Thrakii,

LXXIX

XII.

Phokæi,

XLIV

IV.

Rhodii,

XXIII

XIII.

Samii,

V.

Phrygii,

XXV

XIV.

Lakedœmonii,

II

VI.

Kyprii,

XXXIII

XV.

Naxii,

X

VII.

Phvnikii,

XLV

XVI.

Eretrii,

XV

VIII.

Aegyptii,

XVII.

Eginenses,

X

IX.

Milesii,

(XVIII)

 

 

 

 

Ce mot de thalassocratie rend bien compte du phénomène qu'il veut définir. A travers toute l'histoire écrite, la Méditerranée est comme un empire où règne toujours une marine en maitresse presque absolue. Cette marine dominante fait la police et la loi, lève les tributs ou les bénéfices, impose ses habitudes et sa langue, et fait que tour à tour la Mer est un lac anglais, français, italien, arabe ou grec. Ce n'est pas à dire, — et il faut bien nous entendre là-dessus quand nous parlerons de thalassocratie phénicienne, — ce n'est pas à dire que la marine régnante supprime toute concurrence et fasse elle-même toutes les besognes, sans élèves, sans rivaux, sans collaborateurs. Les barques et bateaux indigènes cabotent toujours, pêchent et trafiquent toujours sur les côtes de leurs îles ou dans leurs rades et leurs golfes. La thalassocratie anglaise de nos jours n'a pas supprimé les flottes espagnole, française, italienne, grecque, etc. Au XVIIIe siècle, — nous ferons grand usage, pour nos comparaisons, de cette période qui nous est bien connue, — la thalassocratie franque a des concurrents arabes. turcs et barbaresques, des collaborateurs ou des élèves grecs, arméniens, syriens, etc. Mais à toutes les époques les peuples de la mer se mettent à l'école, sous la férule et sous l'exploitation des thalassocrates, naviguent comme eux, comptent et paient comme eux, s'habillent comme eux, parlent souvent comme eux. Bref, si les marines locales subsistent, elles deviennent les sujettes et les servantes de la marine étrangère.

Le mot thalassocratie correspond donc à une éternelle réalité. Mais quelle valeur peut avoir la liste, donnée par les lexicographes, des thalassocraties primitives ? Il est à craindre que ce catalogue n'ait à travers l'antiquité subi les mêmes épreuves que le Catalogue des Vaisseaux homérique. Chaque auteur, en recopiant cette liste, dut augmenter les numéros de la série, en prolonger la longueur, en renverser l'ordre, au gré de ses préjugés ou de son patriotisme. Je crois qu'il est impossible de tirer de cette liste quelque renseignement certain. Il est des auteurs anciens qui nous ont parlé de ces premières marines. Mais leurs affirmations concises et peu nombreuses ne nous conduisent pas à plus de certitude. Même quand ces auteurs sont Hérodote et Thucydide, la part de vérité et la part de légende, ou du moins les apparences de vérité et les apparences de légende, sont dans leur texte mêlées trop étroitement : il faut quelque critérium extérieur pour les discerner.

En cette incertitude, on crut au cours des trente années dernières que l'archéologie, apportant l'ample moisson des fouilles mycéniennes, reconstituerait sans peine la période anté-hellénique. On ne saurait exagérer l'utilité de ces fouilles : Mycènes, Tirynthe et Ilion, Priam et Agamemnon, désenlisés de la légende, ont été remis sur le sol historique. L'Iliade et l'Odyssée ont cessé de nous apparaitre plus mythiques que la Chanson de Roland. C'est pour l'histoire toute une province reconquise.... Mais, au début du me siècle, les paléontologues retrouvèrent aussi pour notre planète une histoire antérieure à l'homme. Ils firent aussi de merveilleuses découvertes dans les couches les plus anciennes de notre sol. On put s'extasier aussi devant la grandeur des ossements exhumés, quand Cuvier et ses disciples reconstituèrent de quelques débris les représentants d'espèces disparues. La paléontologie eut son heure d'incontestable utilité. Pendant quelque temps, elle jouit à bon droit d'une faveur presque exclusive. Et pourtant, si son règne eût duré trop longtemps, nous voyons bien aujourd'hui que l'histoire de la terre eût été singulièrement déformée, inclinée aux miracles et à l'invraisemblance. Et cet exemple doit nous faire réfléchir sur la portée des méthodes et sur la valeur des découvertes archéologiques.

La recherche et l'étude, la détermination et le classement des organismes fossiles réclament à coup sûr une attention critique, des habitudes de comparaison, un esprit scientifique. Mais on ne peut nier aussi que la part de la fantaisie et du sentiment ne soit encore très grande en ces recherches et surtout que cette part ne devienne prépondérante quand il s'agit de mettre en œuvre les matériaux réunis et classés[11]. De ces membres épars, de ces fémurs écourtés, de ces vertèbres égrenées, de ces dents desserties, il faut reconstituer un organisme complet[12]. Or, sans cesse, l'imagination grossissante du paléontologue est sollicitée par les matériaux mêmes qu'il a sous les yeux. A travers l'usure de milliers de siècles, dans les cahots de révolutions successives, la plupart des organismes fragiles et ténus ont, comme il est naturel, disparu presque entièrement. Le paléontologue ne vit dans la compagnie que d'êtres gigantesques dont l'ossature put jadis échapper à tous les hasards et dont la taille, la force et la beauté créent aujourd'hui, pour l'esprit qui les reconstitue, un monde de merveilles et parfois de chimères, tout différent de notre petit monde terre à terre[13]. Aussi l'histoire à la mode des paléontologues était-elle très différente de l'histoire réelle que nous commençons d'entrevoir.

Elle avait une conception fausse des phénomènes terrestres et de leur marche à travers les siècles. Entre le monde merveilleux des origines, tel qu'ils l'imaginaient, et la mesquine réalité des temps présents, telle qu'ils l'apercevaient autour d'eux, les paléontologues ne pouvaient supposer une évolution lente et continue. Il leur fallait des révolutions brusques, des cataclysmes soudains, des déluges, des éruptions et des soulèvements, pour expliquer les abîmes insondables, croyaient-ils, qui séparent notre époque des époques primitives. Régie par des lois, visitée par des phénomènes, bouleversée par des forces, dont nous chercherions vainement autour de nous les similaires ou les équivalents, la terre des mammouths et des ichtyosaures était, à les en croire, aussi différente de notre sol que le peuvent être les mammouths de nos moutons et les ichtyosaures de nos lézards, — aussi différente que les archéologues imaginent l'Hellade des héros et la Grèce des pallikares.... Quand les géologues entrèrent en jeu, quand l'étude des terrains remplaça l'étude des monstres, toute cette conception fut renversée. On reconnut une profonde similitude entre les époques apparemment si diverses. On vit que, depuis les origines jusqu'à nos jours, les mêmes lois, les mêmes phénomènes, les mêmes forces continuent sur les mêmes éléments leur travail de longueur et de patience. L'histoire des origines terrestres, avant repris contact avec la réalité contemporaine, fut moins miraculeuse, moins héroïque et divine : elle devint plus vraisemblable, plus proche de l'humble, mais certaine vérité.

En outre, les conclusions de la paléontologie — on le constata bientôt —avaient été viciées d'avance par les vices mêmes de la méthode paléontologique. Elles ne fournissaient aucune certitude historique, parce qu'il était impossible d'appliquer à l'ensemble de la planète les résultats, même les plus certains, d'une ou de plusieurs enquêtes sur des provinces particulières. A vouloir dater, en effet, par les seuls organismes fossiles, telle couche de terrain et la période correspondante[14], on s'aperçut bientôt d'erreurs grossières. indiscutables. lei encore, le spectacle du monde actuel pouvait servir de leçon. Les diverses régions émergées nous offrent les différences qui séparent les faunes et flores contemporaines. Les plantes et les animaux de l'Australie semblent d'une autre époque que nos faunes et flores d'Europe, d'Amérique ou d'Asie : les crucifix. calvaires et statues de la Bretagne actuelle semblent aussi d'un autre âge que nos sculptures et moulages de la rue Saint-Sulpice.... Et, très souvent, en outre. les organismes fossiles n'appartiennent pas à la région où ils se rencontrent, à la couche où nous les trouvons aujourd'hui. Jadis, vivants encore ou défunts. ces organismes furent transportés loin de leur habitat par le hasard des courants et glissements contemporains. Plus récemment, fossiles déjà, ils ont été précipités de leur sépulture primitive et accumulés en d'autres gîtes par les secousses et les dislocations postérieures[15]. L'histoire à la mode des paléontologues était donc sans chronologie possible[16], sans géographie même approximative. Que peut être une pareille histoire, sinon une histoire, un pur roman ? Après cinquante ans de paléontologie, il fallut renverser les rôles. Le géologue étudia les couches de terrain. data et séria les époques, en fit la chronologie et la géographie. Puis, quand le théâtre eut été reconstitué et la pièce refaite, on v put réintroduire les acteurs, les fossiles : ils s'y trouvèrent à leur place et dans leur décor.

La paléontologie humaine — je veux dire : l'archéologie — a les mêmes insuffisances. Ses défauts[17] sont encore aggravés peut-être par la religion de l'antiquité, par le respect un peu dévot du moindre fragment de pierre ou de terre cuite, de bois, de verre, d'ambre ou de métal[18]. La tendresse des archéologues pour le moindre déchet de leur bric-à-brac se fait parfois touchante :

Ce mode d'exploration a permis de retrouver, sous les restes de rage classique, la trace du naïf et touchant effort de l'artisan primitif. Tout gauche qu'il soit encore, cet artisan nous intéresse passionnément : on n'épargne aucune dépense et aucune peine pour recueillir jusqu'au moindre fragment de ses travaux même les plus grossiers ; on voit et l'on aime en lui le prédécesseur et l'ancêtre direct des grands artistes du siècle de Périclès et de celui d'Alexandre. Ces idoles informes de pierre et d'argile, ces morceaux d'enduits coloriés, ces éclats d'une poterie à la couverte mate et au décor purement géométrique..., est-ce autre chose que les premiers anneaux de la chaîne à l'autre bout de laquelle il y a les statues de Phidias et de Lysippe, les peintures de Polygnote et de Zeuxis, les entailles de Pyrgotèle, les vases d'Euphronios et de Sosias ?[19]

Une telle tendresse et une telle admiration ne sont pas favorables, semble-t-il, à l'exercice d'une critique bien sévère. D'ailleurs, à ne vouloir chercher que les empreintes des idées et des goûts, des habitudes et des croyances, on risque de n'en pas apercevoir les causes, les fluctuations et les conséquences, même les plus proches : le monument et le signe cachent un peu l'intention et le sens. A demeurer en extase devant les admirables bornes milliaires des Romains[20], on oublie parfois de noter les détours et la direction générale de la route. La contemplation des œuvres d'art ne dispose pas l'esprit à l'étude des opérations moins esthétiques de la vie ordinaire, et souvent elle ferme les yeux sur les nécessités un peu basses, un peu laides du train-train journalier : pourtant, ces opérations et ces nécessités ont dominé et façonné toute la vie des Anciens comme elles dominent et façonnent la nôtre.

de suis toujours demeuré pensif devant certaines affirmations d'archéologues : L'archéologie, dit l'un, démontre que la Gaule n'a rien dû ou presque rien aux colonies grecques de la Méditerranée, en dehors de la monnaie et de l'alphabet[21]. Examinez cette affirmation à la seule lainière du bon sens pratique. Quand un peuple emprunte la monnaie du voisin, c'est qu'il a besoin de trafiquer avec lui, et quand le voisinage établit un trafic entre deux civilisations, la plus grossière fournit toujours des matières premières et la plus raffinée des produits industriels.... D'autre part, un peuple n'emprunte pas l'alphabet des voisins s'il n'a pas à correspondre avec eux. Et l'alphabet ne se transporte pas sous forme de lettres séparées. Les Gaulois n'ont pas envoyé à Marseille un ambassadeur chargé de copier l'alphabet grec. Cet alphabet leur est arrivé sous forme de mots et les mots portaient des idées. Qui donc constate un emprunt de monnaie et d'alphabet, en tous temps et en tous lieux, peut affirmer un échange de produits et d'idées. — Méditez encore la proposition que voici : M. Undsett, que rien n'effraie, dit un autre archéologue[22], va jusqu'à croire que les Phéniciens ont importé en Suisse deux poignards de cuivre à soie longue du type chypriote. Étrange commerce phénicien, qui aurait transporté si loin des objets de mince importance, sans jamais apporter en même temps un bijou, un cylindre, un bibelot de prix à facies oriental bien accusé ! Je ne discute pas le fond de la querelle. Mais le raisonnement archéologique apparait ici dans son beau. Un bon archéologue ne peut supposer que tes Phéniciens soient allés quelque part sans y laisser, à son intention, un cylindre ou un bibelot. Mais, peut-être, les Phéniciens pensaient-ils moins à l'archéologue d'aujourd'hui qu'au Barbare de ce temps-là. Leurs envois visaient à satisfaire les besoins de leur clientèle plutôt que la curiosité de nos académies. Pour les Barbares, qui vivent de chasse et de guerre, on peut admettre qu'un bon poignard de bronze est d'une autre importance que même un cylindre inscrit : nos fusils et baïonnettes, objets de menue importance pour nos académies, trouvent plus facilement un marché au cœur de l'Afrique que nos bijoux ou nos bibelots les plus modern style.

L'histoire réelle ou du moins rationnelle des origines humaines demande autre chose que les traces fossiles des héros et des artistes : La bêche et la pelle, disait déjà Strabon[23], ne suffisent pas : il faudrait aussi la connaissance des lois générales du monde. Jamais ce conseil n'a été plus utile qu'aujourd'hui. Les archéologues négligent cette connaissance des lois générales. Ils semblent ignorer de parti pris les nécessités quotidiennes qui, à travers tous les siècles, régissent toute société humaine dans ses migrations comme dans ses établissements. Leur conception de l'histoire est moins philosophique. leur classification des diverses humanités est plus enfantine que les premières tentatives des plus vieux historiens grecs. Ceux-ci partageaient l'humanité en différents peuples, suivant un caractère qui nous fait un peu sourire, parce que nous n'en voyons pas la lointaine portée, suivant la nourriture. Ils distinguaient les Ichthyophages des Rizophages, les Mangeurs de Pain, comme dit l'Odyssée, des Mangeurs d'Homme. Distinction pleine de philosophie, à laquelle tôt ou tard on reviendra ! Car elle est fondée sur le caractère le plus important peut-être, le plus fertile en conséquences de tous genres. Car il y a vraiment des Peuples de la Bière et des Peuples du Vin, des humanités du blé et des humanités du riz. Et il ne faut pas longtemps réfléchir pour déduire quelles différences de vie, d'occupations journalières. d'appétits, de désirs, de politique, de poésie et de morale, entraine la différence de nourriture : il vaut mieux vivre, à coup sûr, parmi des Mangeurs de Pain que parmi des Mangeurs d'Homme.

Négligeant ces caractères fondamentaux. les historiens-archéologues s'attachent aux menus détails extérieurs, qui permettent de classer dans la vitrine les produits de la fouille, et ils arrivent à transporter dans l'histoire humaine ces classifications de musée. Ils inventent des civilisations morgienne, hallstattienne, mycénienne, égéenne, etc., des humanités de la bouterolle et du casque pointu. Sous forme d'apophtegmes, ils émettent des oracles qui ferment la bouche aux non-initiés : La bouterolle est hallstattienne.... Le casque pointu est marnien.... L'épée en fer est de l'époque de la Tène.... Le poignard en bronze est hongrois.... L'épée de bronze est morgienne[24]. Et parce qu'un tombeau de la Marne contient un casque pointu, voilà l'histoire encombrée à tout jamais d'une époque marnienne ! Et parce que les ruines de Mycènes ont été fouillées avant celles de Pylos, d'Ithaque, de Knossos ou de Gortyne, voilà qu'un peuple mycénien est installé dans la préhistoire hellénique !

Le vulgaire doit admettre ces oracles sans toujours les comprendre, sans protester contre les invraisemblances, sans même oser avouer ses doutes. Si parfois il demande des raisons, on lui sert des archéologues : M. Furtwængler a dit : C'est une des pires erreurs de l'archéologie préhistorique, etc. — Un très bon juge, M. Goblet d'Alviella, a dit... etc.[25] L'argument d'autorité n'est que trop souvent la seule réplique des archéologues. C'est par le nombre des références au bas des pages que se juge couramment le mérite d'une œuvre archéologique. La valeur d'un archéologue se cote au poids des fiches qu'il possède en ses tiroirs. Dans le livre que je lui offre, le lecteur trouvera au bas des pages le minimum de références. Pourtant — et in Arcadia ego ! — les J. Wimmer (Lokalisierung der Homer. Inseln), les M. Hergt (Quam vere de Ulyxis erroribus Eratosthenes judicaverit), les P. Pervanoglu (La légenda de Ulysse), et P. Matranga, et A. Freiherr vor Warsberg, et Wölcker, et K. Iarz me sont familiers, et tant d'autres docteurs dont, hélas ! j'ai lu les mémoires sans le moindre profit. Mais c'est ma théorie de l'Odyssée que je voudrais présenter ici et non pas celles d'autrui. Je ne citerai donc que les auteurs dont j'adopte ou dont je combats expressément les opinions. Quand, d'ailleurs, je renvoie le lecteur à des répertoires, Chroniques d'Orient de S. Reinach ou Dictionnaires de Daremberg-Saglio, de Roselier et de Pauly-Wissowa, à des ouvrages devenus classiques, comme l'Épopée homérique de W. Helbig, l'Histoire Ancienne de G. Maspero ou le Pausanias de Frazer, à des manuels qui sont dans toutes les mains, comme les Homerische Realien de E. Buchholz, il me semble inutile de recopier les listes bibliographiques que peuvent donner ces divers auteurs.

C'est du moins pour le publie une consolation fort appréciée que le spectacle des étranges disputes entre les oracles de l'archéologie :

M. Undsett a essayé de montrer que l'épée de bronze occidentale (type danubien) dérivait d'un modèle égyptien par l'entremise de la Grèce. Il s'est fondé, pour cela, sur trois ou quatre épées de bronze, de provenance égyptienne douteuse, conservées à Berlin, à Londres et à Saint-Germain. Mais ces trois épées, à supposer qu'elles aient été vraiment trouvées en Égypte, ne peuvent y avoir été introduites que par les premiers colons égéens. Leur analogie avec les types mycéniens ne le démontre pas moins que la dissemblance très sensible qui existe entre elles et les poignards de fabrication égyptienne. Mieux inspiré autrefois, M. Undsett avait cru reconnaître en Hongrie le prototype de notre épée de bronze. Il est fâcheux qu'il ait renoncé à cette hypothèse, car c'est au groupe hongrois, non à l'Asie ou à l'Afrique, que se rattachent ces spécimens de Mycènes....

M. de Mortillet allègue, à l'appui de sa thèse indienne, les épées de bronze à petite poignée de l'époque morgienne. Ces poignées sont remarquables par leur petitesse.... Elles étaient faites évidemment pour des mains moins larges que les nôtres, du moins tout à fait analogues à celles des habitants de l'Inde. C'est, pense M. de Mortillet, une des nombreuses preuves que l'industrie du bronze nous a été apportée de l'Asie. Il peut d'abord sembler singulier de conclure des mains dindons actuels à celles des Indous antérieurs au XVIe siècle avant notre ère. Mais ce n'est là qu'un détail. Tout, dans l'argument du savant préhistorien, me semble entaché d'erreur[26]....

Et ce ne sont encore ,là que discussions françaises, toutes pleines de modération et d'urbanité. Si le lecteur veut connaître le véritable tort des disputes entre archéologues, je le renvoie aux querelles allemandes de M. Furtwængler, une des lumières de l'histoire archéologique[27].... Une citation de Voltaire a fait fortune parmi les archéologues en dispute. Quand ils veulent juger les arguments d'un adversaire : La moitié se compose d'erreurs, disent-ils, et le reste d'injures[28].

Nous avons là, en effet, le dernier mot de la méthode archéologique. Procédant par affirmations sentimentales, elle n'aboutit qu'à des querelles dogmatiques, à des excommunications contre les personnes et à des crédos passagers que l'on admet d'abord sur la foi du maître, quitte à les rejeter ensuite comme préjugés d'un autre âge[29]. Les Anciens, dit Helbig avec son ironique belle humeur, attribuaient aux Phéniciens une grande influence sur les Grecs primitifs. et cette tradition fut jadis admise par la plupart des savants modernes. Moi-même je l'ai suivie dans mon Épopée Homérique. J'y ai supposé que les Phéniciens eurent une large part dans le développement de la civilisation que nous connaissons surtout par les monuments de Mycènes et qui a pris, pour cette raison, le nom de mycénienne. Dans les dernières années, comme dit un personnage de Molière, nous avons changé tout cela. Les malheureux Phéniciens sont devenus l'objet de la profonde antipathie de plusieurs savants, antipathie que l'on serait presque tenté de mettre eu rapport avec le mouvement antisémite de nos jours[30]....

Pour compléter la ressemblance avec les querelles théologiques d'antan, il arrive parfois que l'archéologue condamné, battu et mécontent, fasse appel au bras séculier et menace ses adversaires des tribunaux de commerce vengeurs de la diffamation[31].... Ce ne sont pas de tels errements qui conduiront à la vérité. Voilà, du moins, ce que commencent à penser certains savants, et l'on ne peut les soupçonner de mauvais vouloir à l'endroit des archéologues.

En tête de ses admirables Chroniques d'Orient, qui resteront comme le répertoire le plus complet de tous les travaux archéologiques durant les vingt années dernières, M. Salomon Reinach écrivait avec son ordinaire impartialité : Un des caractères les plus frappants de la science à la fin du IIIe siècle a été l'effacement graduel de l'ancienne philologie devant l'archéologie envahissante. Il en est résulté un certain abaissement. Car un philologue, qui n'est pas archéologue, conne encore l'antiquité et l'aime, tandis qu'un archéologue, qui n'est pas philologue, n'est qu'un collectionneur ou un éditeur de curiosités.... Une nouvelle révolution se dessine. Les papyrus grecs, sortant de terre, remettent en honneur, comme à l'époque de la Renaissance, la connaissance du grec, du vrai grec, qui n'est pas celui des épigraphies sur bibelots, mais des textes littéraires[32]. Arrivé au terme de sa carrière, E. Curtius se demandait tout pareillement, si le règne absolu de l'archéologie n'avait pas assez duré, s'il n'était pas grand temps aujourd'hui d'en vérifier la gestion et peut-être d'en corriger les effets. Au sentiment de Curtius, l'histoire grecque devait quitter un peu les musées et reprendre pied sur le sol réel, s'adonner à la seule étude qui puisse fournir quelques témoins irrécusables, l'étude des lieux : La topographie seule nous ramènera à de justes conceptions sur le rôle des Orientaux et des Hellènes dans la Méditerranée primitive[33]. Cet avertissement de Curtius vaut la peine d'être médité :

En parcourant les ruines de Troie, raconte un voyageur[34], j'avais ramassé un grand nombre de fragments de poteries, car j'avais lu dans quelques voyageurs que les débris des vases de terre sont souvent les ruines les plus anciennes et celles qui résistent le plus au temps. Je choisissais ceux qui avaient le caractère de la plus grande vétusté. Je croyais avoir trouvé tantôt les restes d'un vase qui avait appartenu à la belle Hélène, tantôt les débris d'une coupe dans laquelle le roi Priam aurait fait des libations au grand Jupiter. Mes compagnons et moi, nous étions chargés de ces fragments. Mais à mesure que nous avancions dans le pays, de quelque côté que nous portassions nos pas, des débris pareils s'offraient partout à nos regards. Enfin il y en avait une si grande quantité que nos reliques troyennes finirent par perdre de leur prix et nous crûmes devoir nous débarrasser d'un fardeau qui nous paraissait plus incommode à mesure que nos illusions s'évanouissaient.

Que l'on pense ce que l'on voudra des méthodes mêmes de l'archéologie, le résultat du moins semble prouver qu'elle est incapable de résoudre notre problème des origines méditerranéennes. Les Anciens avaient imaginé deux solutions à ce problème. L'archéologie moderne n'a fait que remettre ces deux solutions en présence, avec des autorités considérables et quelques arguments en faveur de l'une et de l'autre. Suivant Hérodote. Thucydide et Strabon, suivant tous les Anciens qui eurent une renommée d'érudition ou de critique, les Orientaux avaient été les maitres et les initiateurs des Grecs ; c'est parmi les archéologues, l'opinion des Helbig, des Heuzey et des Pottier. Par contre, telles pages de M. J. A. Evans sur l'Origine de l'Alphabet ou de M. S. Reinach sur le Mirage oriental et sur le Culte de la Déesse nue pourraient sembler traduites de Diodore de Sicile : Certains prétendent, écrit Diodore, que les Syriens sont les inventeurs des lettres, et que, disciples des Syriens, les Phéniciens apportèrent ces lettres en Grèce, d'où leur nom de lettres phéniciennes. Mais les Crétois disent que la découverte initiale ne vint pas de Phénicie, mais de Crète, et que les Phéniciens ne firent que transformer les types des lettres et imposer ces nouvelles formes à la plupart des peuples[35]. Diodore dit ailleurs : Ce sont les premiers habitants de Rhodes, les Telchines, qui inventèrent une partie des arts et des choses utiles à la vie humaine ; c'est d'Actis le Rhodien, fils du Soleil et fondateur en Égypte d'Héliopolis, que les Égyptiens apprirent les théorèmes de l'astrologie. Plus tard, un déluge survint, qui détruisit en Grèce la plus grande partie de la population et tous les documents écrits ; les Égyptiens profitèrent de l'occasion pour s'approprier les découvertes de l'astrologie et dire qu'ils en étaient les inventeurs. Voilà comment, bien des générations plus tard, le Phénicien Kadmos, qui rapporta l'écriture en Grèce, en passa pour l'inventeur, même parmi les Grecs, grime à leur commune ignorance[36]. Et Diodore ajoute : Les Crétois disent que les honneurs rendus aux dieux, les sacrifices et les initiations aux mystères sont d'invention crétoise et que les autres peuples les leur ont empruntés.... Déméter a passé de chez eux en Attique, puis en Sicile et de là en Égypte, apportant avec elle la culture du blé. Semblablement, Aphrodite est allée en Sicile, à Cythère, en Chypre et enfin dans la province asiatique de Syrie[37].

Entre ces deux opinions, le choix, si l'on s'en tient aux textes de l'antiquité ou aux monuments archéologiques, ne peut être qu'arbitraire. Mais les arguments empruntés, comme le voulait E. Curtius, à la topographie, — ou plutôt à la topologie, — nous donneraient, je crois, une solution.

 

 

 



[1] O. Keller, Lateinische Volkæetymologie ; Lateinische Etymologien. Muss-Arnolt, Semitie Words in Greek and Latin. H. Lewy, Die Semitischen Fremdwürter im Griechischen.

[2] Histor. und Philolog. Aufsätze dédiés à Ernest Curtius, p. 552. Berlin, 1884.

[3] D'Arvieux, Mémoires, I, p. 276.

[4] D'Arvieux, Mémoires, I, p. 362.

[5] Perrot et Chipiez, VI, p. 577 ; cf. Steffen, Karten von Mykenai.

[6] Cf. les Gardiens de routes du Grand Roi, Hérodote, VII, 239.

[7] Odyssée, III, 505.

[8] E. Renan, Hist. des langues sémit., p. 183.

[9] Cf. Tournefort, I, p. 289 et 293.

[10] Eusèbe, Chron., I, p. 225. Voir la discussion de cette liste dans D. Ballet, les Premiers Établissements, p. I et suiv. Il est probable que ces listes proviennent de Castor le Rhodien.

[11] Perrot et Chipiez, Hist. de l'Art. t. VI, p. 10-11 : L'archéologie dispose de matériaux dont la richesse va toujours croissant, et, par suite, ses méthodes d'analyse et de comparaison deviennent de plus en plus précises.... Il n'est pas un petit fragment de pierre ou de terre cuite, de bois. de verre, d'ambre ou de métal qu'elle ne recueille et qu'elle ne classe pour y retrouver l'empreinte plus ou moins marquée des idées et des croyances, des goûts et des habitudes qui régnaient alors qu'ont été façonnés tous ces objets.

[12] F. Houssay (la Philosophie zoologique à Mycènes, Revue arch., 1895. p. 12) arrive, en étudiant la poterie de Mycènes, à cette idée que, dans la période pré-hellène, le problème des origines (des êtres et des espèces) était déjà posé et avait reçu une réponse provisoire : la faune terrestre et même aérienne naissait de la faune marine, puisque sur les poteries de Mycènes nous voyons représentés côte à côte des anatifes (lepas anatifera), des oies bernaches et des canards sans pattes !

[13] Thucydide, I, 10. Cf. Perrot et Chipiez, t. VI, p. 381 : Je suis tenté de croire que Thucydide lui-même n'a jamais été à Mycènes. S'il avait parcouru ce vaste champ de ruines, si ses yeux s'étaient levés vers le dôme des deux grands tombeaux et en avaient mesuré le vaisseau spacieux, s'il avait contemplé les murs de la citadelle et s'il en avait franchi la porte, il n'admettrait pas que Mycènes était une petite ville, comme toutes les villes de ce temps-là.... Les monuments de Mycènes éveillent encore maintenant l'idée d'une ville populeuse, d'une royauté riche et puissante. Dans quelques siècles et après quelques révolutions, Chambord, Chenonceau ou Langeais pourront soulever entre archéologues et historiens les mêmes contradictions. grand château, un grand tombeau, un grand donjon n'impliquent pas nécessairement une grande ville : Chambord n'est qu'une résidence royale sans même un village ; le Versailles de Louis XIV n'était pas une cité populeuse et l'Escurial est encore un désert.

[14] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 43 et 44 : Au mois de décembre 1875, M. E. Burnouf [étudiait] un vase que Schliemann venait de découvrir à Hissarlik. Ce vase était orné de caractères incisés que M. Burnouf essaya d'abord d'expliquer par le phénicien et l'égyptien ; n'y parvenant point, il les compara aux caractères chinois d'ancien style. O. Rayet s'égaya de cette hypothèse ; mais il se déclara frappé de l'aspect éminemment asiatique des trouvailles troyennes, qui lui rappelaient certains ornements figurés sur les bas-reliefs de Ninive et de la Phrygie. Peut-être Rayet eût-il été embarrassé de préciser  les ornements ninivites auxquels il faisait allusion. Quand Schliemann découvrit les tombes de Mycènes, ce fut surtout aux Phéniciens que l'on songea.... Stephani, qui en rapprocha quelques œuvres d'art de la Russie méridionale et centrale, tomba dans une erreur plus grave en attribuant ces sépultures aux Barbares qui envahirent la Grèce à la fin de l'Empire romain. Du moins eut-il le mérite de sentir vivement que la civilisation mycénienne tenait A l'Europe par autant et plus de liens qu'à l'Asie.... L'architecte éminent de l'Expédition de Morée, frappé par la singularité du décor de la porte du Trésor d'Atrée, avait hasardé l'hypothèse qu'il était d'origine byzantine. Il n'est certes pas donné à tout le monde de se tromper ainsi.... Parler, à propos des trésors mycéniens, de civilisation celtique ou même byzantine, c'est indiquer, sous une forme naïve, cette idée très juste que [ces trésors] se rattachent à l'art de l'Europe centrale, où l'ornement byzantin n'est guère qu'une forme plus avancée du style celtique.

[15] Cf. S. Reinach, la Sculpture en Europe, p. 1 et suiv. : Les matériaux que nous avons recueillis sont des sculptures primitives.... Dispersées dans les musées, sous des désignations plus ou moins nombreuses, qualifiées ici de celtiques, là d'étrusques, ailleurs de gallo-romaines ou de barbares. elles sont loin d'avoir été toutes publiées.... Comme le plus grand nombre de ces petites sculptures ne possèdent pas d'état civil en règle, que leur provenance ou du moins les circonstances précises de leur découverte sont presque toujours obscures, il est parfois difficile de distinguer les figures vraiment primitives, antérieures à la conquête romaine en Occident, de celles qui, appartenant aux premiers siècles du moyen âge et même à des époques plus récentes, présentent avec celles-ci un air de famille.

[16] Cf. S. Reinach, le Mirage oriental, p. 26 : Les plus anciens exemples que nous connaissions de la croix gammée remontent pour le moins au XXe siècle avant J.-C.... Je dis pour le moins, car je considère la deuxième ville d'Hissarlik comme beaucoup plus ancienne, peut-être de dix ou quinze siècles.

[17] C'est dans les œuvres de l'archéologue allemand H. Furtwængler que l'on peut voir, par les exemples les plus typiques, comment s'écrit l'histoire à la façon des archéologues. Pour ne prendre que quelques pages de cet auteur, je recommande la lecture de l'article Gorgones dans le Dictionnaire de mythologie de Roscher, p. 1709-10 ; en voici le raisonnement mis en forme : Les Gorgones sont toujours ailées.... Sur la métope de Sélinonte. les Gorgones ne sont pas ailées : c'est que la place manquait pour les ailes ou que ce ne sont pas là des Gorgones.... Le Bouclier d'Hésiode ne parle pas des ailes des Gorgones ; naturellement, ce n'est pas une preuve que les Gorgones étaient sans ailes.... Un monument particulièrement vieux et significatif est un bronze du Louvre, représentant une Gorgone agenouillée : elle est sans ailes ; ce n'est que par hasard ; les ailes étaient sans doute appliquées, et elles ont disparu. Devant un monument, l'auteur n'hésite jamais sur la date ou la provenance : ceci est echt ionisch, cela chalkidisch. Jamais il n'hésite non plus sur l'authenticité. Tons les monuments conformes à ses théories ou à ses fantaisies personnelles sont authentiques, indiscutables. Les autres sont évidemment faux. Il ne veut pas qu'il y ait de Gorgones sur les pierres des Iles. Voici pourtant une pierre des Iles qui représente une Gorgone. C'est que la pierre n'est pas des Iles : elle est postérieure, du VIIe siècle.

[18] Perrot et Chipiez, VI, p. 11.

[19] Perrot et Chipiez, VI, p. 15.

[20] A. Bertrand, la Gaule avant les Gaulois, p. 10.

[21] A. Bertrand, la Gaule avant les Gaulois, p. 15.

[22] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 57.

[23] Strabon, II, 110.

[24] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 27, 39, etc.

[25] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 28, 32, 38 et suiv.

[26] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 28.

[27] Cf. E. Pottier, Revue archéol., 1900, II, p. 181 ; P. Jamot, Revue archéol., 1895, II, p. 7.

[28] S. Reinach, Chron. d'Orient, I, p. 599.

[29] S. Reinach, le Mirage oriental, p. 27 el 57.

[30] W. Helbig, la Question mycénienne, p. 1.

[31] Voir dans S. Reinach, Chron. d'Orient, I, p. 508, l'histoire résumée de la grande querelle sur les groupes de terres cuites.

[32] S. Reinach, Chron. d'Orient, II, p. X.

[33] Ernst Curtius, Topographie und Mythologie (Rhein. Museum, 1893. p. 573 et suiv.) : Es ist lange ein herkönamlicher Satz unserer Alterthumsforschung gewesen, die europäische Geschichte beginne in Hellas : es wird doch endlich Zeit der alten Schultradition zu entsagen... : beginnt die Topographie eine der ergiebigsten Quellen unserer historischen Kenntniss zu sein.

[34] Michaud et Poujoulat, Corr. d'Orient, II, p. 20.

[35] Diodore, V, 74, 1. Cf. J. A. Evans, Journ. of Hellen. Studies, 1897, p. 327 et suiv.

[36] Diodore, V, 55-57. Cf. S. Reinach, le Mirage oriental, Chron. d'Orient, II, p. 509 et suiv.

[37] Diodore, V, 77. Cf. S. Reinach, les Déesses nues dans l'art oriental et dans l'art grec (Revue archéol., 1895, p. 367).