HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS

 

TOME I

LIVRE PREMIER. — LES CHEVALIERS ROMAINS JUSQU'À L'AN 400 AVANT JÉSUS-CHRIST.

CHAPITRE II. — DES SIX PREMIÈRES CENTURIES EQUESTRES.

 

 

§ I. — CARACTÈRE RELIGIEUX DES SIX PREMIÈRES CENTURIES.

Dans l'antiquité, la religion était le véritable lien qui retenait ensemble les différents peuples d'une confédération, ou les diverses parties d'une cité. Les féries latines réunissaient au mont Albain les alliés du Latium, qui venaient y partager la chair des victimes immolées au Jupiter Latiaris. Plus tard, Servius Tullius fit du temple de Diane, bâti sur l'Aventin, le centre et le rendez-vous d'une confédération que Rome dirigeait. Enfin, cité, tribu, curie, famille, toute association naturelle ou politique avait ses pénates, ses dieux protecteurs. L'autorité domestique et civile se confondait avec le pouvoir religieux, et l'autel avec le foyer. Même les enceintes destinées aux délibérations étaient des temples[1].

Les trois tribus de la Rome primitive, en se rapprochant pour former une cité, avaient associé leurs cultes. Tite-Live dit[2] qu'elles devaient être toutes trois également représentées dans le collège des augures. Les Rhamnes, les Tities et les Luceres, divisés depuis Servius en six demi-tribus que Festus[3] appelle les parties du peuple romain, avaient de même six vestales au foyer commun. Tite-Live[4] rapporte à Numa, l'établissement de ce sacerdoce qui, originaire d'Albe, n'était pas étranger à la nation du fondateur. Plutarque, plus explicite sur l'histoire de cette institution, groupe les vestales deux par deux[5] : On rapporte que Gegania et Verenia furent les premières vestales consacrées par Numa. Il consacra en second lieu Canuleia et Tarpeia. Plus tard, Servius en ajouta deux autres, et le nombre de six s'est conservé jusqu'à nos jours. Chaque groupe de deux vestales, correspond à une des trois tribus. Denys[6] place sous Tarquin l'Ancien, et non sous Servius, la consécration des deux dernières prêtresses. Mais cette contradiction entre Plutarque et Denys, est, exactement de même nature que celle que nous avons observée[7], entre Tite-Live et Cicéron, à propos de la création des douze centuries équestres ; et elle se résout de même : c'est un seul fait, dont l'origine est rapportée par deux écrivains, à deux règnes différents.

On pourrait dire, que si les trois tribus avaient existé sous Romulus, il y aurait eu trois vestales avant Numa, et que si Tarquin avait doublé les tribus de Romulus et les centuries équestres, il aurait du consacrer, non pas deux, mais trois vestales nouvelles. Mais il faut remarquer que l'histoire des institutions romaines sous les rois, est placée en dehors de toute chronologie discutable. On en commit le plan général ; il est impossible d'en décrire la formation successive. Peu importe que Plutarque et Denys aient fait nommer les vestales deux par deux ou trois par trois. Le seul fait réel sur lequel tous les historiens s'accordent, c'est qu'in la tin de l'époque des rois, il y avait six vestales ; que ce nombre resta depuis invariable ; enfin. que les six demi-tribus des Rhamnes, des Tities et des Luceres qu'elles représentaient, furent des associations religieuses.

Les curies portaient comme les tribus un caractère sacré. Elles avaient pour présider à leurs têtes trente curions[8], et les rituels avaient si bien fixé le détail de leurs cérémonies, et les lieux meute où elles les célébraient, que, lorsqu'on leur bâtit un temple nouveau[9], quatre d'entre elles n'y purent transporter leur culte. Enfin, au temps de Cicéron, quand les curies n'avaient plus qu'une ombre d'existence, et se faisaient représenter aux comices curiates par leurs trente licteurs, aucun général n'eut osé commander une armée, sans avoir pris les auspices dans cette réunion[10].

Issues des tribus et des curies, les six centuries équestres des Rhamnes, des Tities et des Luceres, étaient marquées comme elles du sceau de la religion. Les augures avaient consacré leurs noms[11], et c'est pour cette raison qu'Anus Navius s'opposait à ce qu'on y fit aucun changement. C'est ce caractère qui les distinguait mieux que tout le reste des douze centuries purement militaires, enrôlées par Servius ou par Tarquin. Denys, parmi les huit collèges de prêtres institués par Numa, compte au troisième rang les chefs de Celeres[12]. Or, cet auteur confond les Celeres avec les chevaliers de Romulus[13]. Une conjecture fort vraisemblable[14], identifie ces chefs des Celeres avec les chevaliers[15] qui, sous la République, offraient les sacrifices des ides de juillet, et avec les seviri qui, sous les empereurs, conduisaient à la revue solennelle les six escadrons de la chevalerie (turmas).

 

§ II. — CARACTÈRE POLITIQUE DES SIX PREMIÈRES CENTURIES ÉQUESTRES SOUS LES ROIS. ANALOGIE DE COMPOSITION QUI UNIT CES CENTURIES AVEC LE SÉNAT DES TROIS CENTS MEMBRES.

La composition des six centuries équestres consacrées par les augures, était analogue à celle du Sénat, parce que ces deux institutions dérivaient de celle des tribus anciennes. La population primitive de Rome était divisée en trois tribus, et celles-ci en trente curies qui se partageaient le territoire[16]. Chacune des dix curies de chaque tribu choisit, selon Denys d'Halicarnasse[17], dix jeunes gens pour faire le service à cheval. Il y eut ainsi cent chevaliers de chaque tribu ; et les cadres de ces corps militaires reproduisaient exactement les divisions politiques de la cité.

Ce furent aussi les tribus et les curies qui choisirent les cent sénateurs de Romulus[18]. Chacune des trente curies en élut trois ; chacune des tribus, trois, et Romulus nomma le centième. Lorsqu'au temps de Tarquin, le Sénat se composa de trois cents membres, et que le roi se fut emparé du droit de nommer les sénateurs, il en choisit. dix dans chaque curie. Aussi, lorsqu'il divisa le grand Cirque en trente parties, pour les trente curies[19], les sénateurs et les chevaliers se répartirent dans ces places séparées (fori), pour y dresser leurs loges couvertes (spectacula)[20]. Chacun de ces deux ordres était donc divisé d'après le même principe (curiatim). On trouve encore le Sénat partagé en trente curies (curiatim), au temps de la loi Ovinia[21]. Enfin, Ovide[22] remarque qu'il y avait dix sections (orbes) dans le Sénat de cent membres, au temps de Romulus, comme il y avait dix escadrons (turmas) dans le corps des trois cents chevaliers. Quand le Sénat fut triplé, ces dix sections durent être chacune de trente sénateurs. Chacune des trois décuries de sénateurs dans une section ; comme chacune des trois décuries de chevaliers dans une turma, correspondait à une curie de citoyens. Les Rhamnes, les Tities et les Luceres composaient par tiers la section sénatoriale, comme la turma de chevaliers[23].

Les six centuries équestres et le Sénat des trois cents se composaient donc de groupes pour ainsi dire symétriques ; et cette symétrie était commandée par la loi politique, qui avait associé les trois tribus, et par la loi religieuse, qui avait consacré les droits des chefs de famille. Aussi les accroissements de la chevalerie ont dû suivre ceux des tribus et accompagner ceux du Sénat. Cette correspondance est, en effet, assez bien indiquée dans les auteurs anciens. Denys[24] dit que les Albains, transportés à Rome par Tullus, furent répartis dans les trois tribus et les trente curies romaines, et le même roi, selon Tite-Live, nomma trois cents chevaliers et cent sénateurs albains. Le projet qu'eut Tarquin de doubler le nombre des centuries équestres, est représenté par Denys comme une atteinte portée à la constitution même des tribus[25].

Toutefois, le parallélisme de l'histoire des six centuries équestres, et de l'histoire des tribus et du Sénat, n'a pu être observé exactement par les auteurs anciens. S'ils devaient, rester fidèles au système de la constitution romaine, il leur fallait aussi demeurer d'accord avec deux faits également certains : l'existence, au commencement de la République, de deux mille quatre cents chevaliers et de trois cents sénateurs. Or, s'ils avaient doublé le Sénat de cent membres, autant de fois que, selon la tradition, avaient été doublées les trois centuries équestres consacrées par Romulus, c'est-à-dire deux fois[26], ils auraient dû supposer, au temps de Brutus, un Sénat de quatre cents membres, tandis qu'il est reconnu qu'il n'en comptait que trois cents[27]. Dans leurs récits, ils ne se conforment donc à la logique de la constitution romaine, qu'autant qu'il le faut pour ne point altérer des faits certains, de sorte que leurs inconséquences sont encore plus instructives que leurs raisonnements.

On peut dire d'avance que, d'après l'organisation des curies et du Sénat, la création des sénateurs des familles nouvelles (minorum gentium) a dû correspondre à celle des seconds Rhamnes, Tities et Luceres dans les six centuries équestres. Mais cette nécessité en quelque sorte rationnelle de l'histoire romaine, il fallait la concilier avec les nombres réels des chevaliers et des sénateurs, tels qu'ils existaient en 509 av. J.-C. ; et ce problème était aussi difficile à résoudre pour les anciens que pour nous. Nous allons parcourir la série des hypothèses diverses qu'ils ont faites pour y parvenir ; et, en montrant leur véritable pensée, nous écarterons les opinions des auteurs modernes qui ont cru pouvoir relever et même expliquer les erreurs supposées des anciens[28].

Sur l'histoire de la formation du Sénat romain, comme sur celle du collège des vestales et du corps des chevaliers an temps des rois, il n'y a ni vérité ni erreur historique que l'on puisse prouver ; il n'y a que des suppositions diverses et équivalentes, imaginées par les anciens pour expliquer le plan général de la constitution, dont nous essayons de fixer les principaux traits.

Cicéron, le plus ancien comme le plus instruit des auteurs latins qui ont parlé de la constitution romaine, semblerait avoir approché plus près que tous les autres de la vérité. Dans le passage oit il raconte la création des seconds Rhamnes, Tities et Luceres, par Tarquin l'Ancien, il dit aussi[29] : Ce roi doubla l'ancien nombre des sénateurs : ceux qui siégeaient auparavant, il les appela sénateurs des anciennes maisons (majorum gentium). C'étaient ceux qu'il consultait avant les autres. Ceux qu'il fit entrer dans cette assemblée furent nommés sénateurs des maisons nouvelles (minorum gentium).

L'ensemble du passage établit, nettement la corrélation entre le doublement du nombre des chevaliers des centuries consacrées, et le doublement du nombre des sénateurs.

Combien, d'après Cicéron, y avait-il de sénateurs avant Tarquin ?

Aucun écrivain, excepté le grammairien Servius[30], n'a parlé d'une augmentation du Sénat sous les deux derniers rois, et rien n'autorise à penser que Cicéron ait cru, comme ce commentateur de Virgile, la nomination de sénateurs des nouvelles maisons, par Servius Tullius. Il a donc attribué à Tarquin l'Ancien l'honneur d'avoir complété le Sénat aussi bien que le corps des chevaliers. Il a supposé qu'il y avait avant Tarquin cent cinquante sénateurs des maisons anciennes, et qu'il avait nominé cent cinquante sénateurs de maisons nouvelles. Le Sénat aurait, d'après Cicéron, atteint par ce doublement, le chiffre définitif de trois cents membres.

Nous trouvons chez Denys[31], la trace de cette opinion qu'il ne partage pas.

Sur l'introduction des Sabins au Sénat, presque tous ceux qui ont écrit des histoires romaines sont d'accord[32] : mais quelques-uns diffèrent sur le nombre des sénateurs qui furent ajoutés à la liste. Ils prétendent que ce ne furent pas cent, mais bien cinquante nouveaux membres qui entrèrent au Sénat. Cicéron se rangeait à ce dernier avis, et expliquait ainsi la formation du Sénat des trois cents :

100 sénateurs romains nommé par Romulus

150 sénateurs majorum gentium

50 sénateurs sabins inscrits après l'arrivée de Tatius

150 sénateurs nommés par Tarquin l'Ancien

150 sénateurs minorum gentium

300 Sénateurs.

 

Le compte de Tite-Live est différent : mais il aboutit au même résultat. Il n'admet pas que la paix entre Romulus et Tatius ait amené l'adjonction au Sénat de cent, ni de cinquante Sabins[33] ; car, pendant l'interrègne qui suivit la mort du fondateur de Rome[34], il ne compte encore que cent sénateurs. En revanche, il fait entrer dans le Sénat cent Albains au temps de Tullus[35] ; et, les cent derniers sénateurs, au temps de Tarquin[36].

Tarquin nomma cent sénateurs, qui furent appelés sénateurs des nouvelles maisons (minorum gentium). D'après cet historien, le roi étrusque qui, par la nomination des seconds Rhamnes, Luceres et Tities, doubla la chevalerie, n'aurait donc augmenté le Sénat que d'un tiers. Mais Tite-Live n'était pas libre de mieux proportionner les accroissements des deux ordres. Ayant déjà compté cent sénateurs de Romulus, et cent sénateurs albains de Tullus, il ne pouvait dépasser le nombre total de trois cents, ni faire nommer par Tarquin plus de cent sénateurs des maisons nouvelles. C'est donc par respect pour une vérité historique qu'il a été inconséquent.

Mais ignorait-il le fait attesté par Cicéron, qu'a la fin de l'époque des rois, les sénateurs des maisons nouvelles étaient aussi nombreux que ceux des familles anciennes ? Non, car il revient au même point que Cicéron, par une voie détournée. Les nouveaux sénateurs, dit-il, formaient le parti de Tarquin[37]. C'est à eux que Tarquin-le-Superbe adressa ses flatteries, pour en faire les complices de son ambition criminelle[38], et, lorsqu'il fut devenu roi, il choisit pour victimes les plus nobles sénateurs, ceux des maisons anciennes. Il laissa plusieurs de leurs siéges vacants[39]. Ce fut Junius Brutus[40] qui fit entrer au Sénat les plus illustres des chevaliers, pour rétablir le nombre normal de trois cents sénateurs. De là vint, dit-on, l'usage de convoquer au Sénat, les sénateurs et ceux qui ont été inscrits avec eux sur la liste (conscriptos).

Tite-Live compose donc ainsi le Sénat des trois cents :

100 sénateurs nommés par Romulus.

100 sénateurs albains.

100 sénateurs des nouvelles maisons, nommés par Tarquin.

On ne peut douter que, dans la pensée de l'auteur, ces derniers, au lieu de former seulement le tiers du Sénat, n'en aient formé au moins la moitié, après la nomination des Pères Conscrits, par Brutus. Les Pères Conscrits appartenaient à des maisons nouvelles : car ce choix contribua beaucoup, dit Tite-Live, à réconcilier les plébéiens et les patriciens.

Denys[41], qui parle de cette nomination à peu près dans les mêmes termes que Tite-Live, associe à cet acte réparateur Valerius Publicola : et Plutarque, dans la vie de Valerius[42], nous donne un chiffre significatif, quoique d'une précision un peu suspecte :

Valerius Publicola remplit les vides faits dans le Sénat, d'abord par les meurtres de Tarquin-le-Superbe, puis par le combat du lac Régille. On dit que le nombre de ceux qu'il inscrivit sur la liste des sénateurs, fut de cent soixante-quatre.

A en croire Plutarque, ce seraient donc toutes les familles nouvelles (gentes minores), qui devraient à Valerius ou à Brutus l'entrée de leurs chefs dans la curie. On arrive ainsi à comprendre un mot de Tacite[43]. Cet historien, combinant la tradition recueillie par Tite-Live, Denys et Plutarque, sur le Sénat du temps de Brutus et de Publicola, avec la pensée de Cicéron sur les cent cinquante sénateurs de Romulus et de Tatius, nous dit que les anciennes maisons patriciennes dataient de Romulus, et les nouvelles (minores), de l'époque de Junius Brutus.

Quant au récit de Denys d'Halicarnasse[44], sur la formation du Sénat, il est d'accord avec celui de Tite-Live, excepté sur un point : il fait entrer dans la curie la seconde centaine de sénateurs après l'arrivée des Sabins de Tatius, et non comme Tite-Live ; après celle des Albains transportés par Tullus[45]. De toutes les promesses que Denys fait prodiguer par Tullus[46] aux Albains, il en est une seule, que, d'après ce même auteur, ce roi si sévère contre les parjures, ne put pas tenir : ce fut celle de leur faire une place dans le Sénat romain. Ce n'est pas sans de fortes raisons que le Tullus de Denys manque à sa parole. Denys ayant déjà fait entrer à la curie deux cents sénateurs avec Romulus et Tatius ; ne pouvait plus laisser à la disposition des autres rois, que les cent dernières places ; et il réservait à Tarquin l'Ancien[47] l'honneur de les remplir. D'après ces trois derniers auteurs, les cruautés de Tarquin-le-Superbe et la bataille du lac Régine auraient fait dans le Sénat 164 places vacantes, que Brutus et Valerius Publicola auraient remplies de sénateurs appelés Patres conscripti, d'origine plébéienne, mais qui furent élevés au patriciat[48].

A ces hypothèses diverses, par lesquelles les auteurs anciens ont voulu expliquer la composition du Sénat de trois cents membres, ou peut ajouter celle du grammairien Servius, qui attribue à Servius Tullius l'établissement des sénateurs des maisons nouvelles. Ces hypothèses sont inconciliables dans les détails. Il n'y a aucune raison suffisante pour préférer l'une à l'autre ; mais chacune d'elles affirme les faits dont elle prétend décrire la formation ; et ces faits sont le résultat de notre recherche.

CONCLUSIONS.

1° Au commencement de la République. le Sénat se composait de trois cents membres ; dont la moitié à peu près était des sénateurs des maisons nouvelles (minorum gentium), appelés aussi Pères conscrits (Patres conscripti).

2° L'admission dans le patricial de ces familles nouvelles (minores) a dû correspondre, comme l'indique Cicéron, à l'admission des chevaliers de seconde création (posteriores secundæ partes equitum) dans les centuries consacrées des Rhamnes, des Tities et des Luceres.

3° Ce double fait eut probablement lieu sous Tarquin l'Ancien, et dut être la conséquence d'un doublement du nombre des citoyens des trente curies. Mais la chronologie de l'époque des rois étant tout à fait arbitraire, on peut, avec Tacite et Plutarque, le placer aux premières années de la République.

 

§ III. — CARACTÈRE SOCIAL DES SIX PREMIÈRES CENTURIES ÉQUESTRES. À QUELLES FAMILLES APPARTENAIENT LES CHEVALERS RHAMNES, TITIES ET LUCERES, AUX PREMIERS SIÈCLES DE ROME.

Pour savoir à quelle classe de la société appartenaient les chevaliers Rhamnes, Tities et Luceres, choisis dans les curies, il faut :

1° Étudier la composition des curies et l'influence qui y dominait.

2° Rechercher quelle classe appartenaient ceux qui dressaient la liste des membres des six centuries.

1° — COMPOSITION DES CURIES.

A l'origine, le patricial se composa des fils des cent premiers sénateurs[49] ; mais le Sénat ne compta jamais, sous les rois, plus de trois cents membres, tandis que les trente curies, qui furent plusieurs fois doublées, contenaient, dès le règne de Romulus, trois cents décuries, chacune de dix maisons[50]. Il devait donc y avoir dans les curies bien plus de chefs de famille que de patriciens : et, si l'extinction d'anciennes familles sénatoriales permit aux rois et aux consuls d'appeler au Sénat des chers de nouvelles maisons, qui devinrent patriciens, eux et leurs fils[51], d'un autre côté, la Rome des rois se peupla de familles nombreuses appelées des pays voisins. Jamais, dit Cicéron[52], nos ancêtres n'ont interrompu l'usage, établi par l'exemple de Romulus, de donner libéralement le droit de cité aux étrangers. Beaucoup de Latins de Tusculum, de Lanuvium, furent admis à y participer, et l'on accueillit même des races tout entières, appartenant à d'autres nations, comme aux Sabins, aux Volsques et aux Herniques. Si les Claudius, de race sabine, eurent leur sépulture au pied du Capitole, et furent admis, par un ordre du peuple des curies, au rang de la noblesse patricienne[53], la plupart des nouveaux citoyens furent, au contraire, répartis dans les curies[54], sans pouvoir obtenir l'accès au patriciat.

Plus tard seulement lorsque le peuple romain devint plus nombreux, tous les chefs de famille libre et originaires de la cité primitive (ingenui), se confondirent avec le patriciat, pour se distinguer des citoyens affranchis, fils d'affranchis, ou adoptés comme clients par les grandes maisons de la ville. C'est pour cela que Tite-Live, qui, dans un passage, réserve aux fils des anciens sénateurs la qualité de patriciens, l'étend, dans un autre passage (Tite-Live, X, 8), à tous les

Les curies contenaient aussi les clients de toutes les grandes races anciennes et nouvelles de la Rome primitive. On sait que les tribuns de la plèbe furent à l'origine choisis par les curies[55] ; et, lorsque Publilius Volero, eu 470 av. J.-C., proposa de les faire élire dans l'assemblée des tribus, Tite-Live nous dit que c'était pour empêcher les patriciens d'élever au tribunat les candidats de leur choix, par les suffrages de leurs clients[56].

2° — QUE LES CURIES SONT UNE INSTITUTION URBAINE.

Le nom de peuple romain des Quirites, c'est-à-dire de peuple classe dans les trente curies[57], convint d'abord aux Romains du Septimontium[58], qui célébraient encore du temps de Varron la fête des Compitalia, sous le nom de fête des habitants de la montagne[59]. Le sens de ce nom de populus romanus s'étendit avec l'enceinte même de Rome[60], et, lorsque Servius Tullius eut enfermé, dans son rempart le Viminal et la colline du Quirinal[61], un assez grand nombre de circonscriptions rurales, ou pagi, se transformèrent en quartiers de la ville ou en faubourgs, desquels dépendaient les terres environnantes.

C'est ainsi que, dans Paris, des campagnes tout entières ont été couvertes de constructions, des rues et des quartiers portent encore les noms des champs ou des prés qui ont disparu. Les habitants de la banlieue Rome avaient leurs refuges[62] sur les collines qui entouraient la ville, et leur territoire fut compris clans celui des quatre tribus urbaines de Servius. Car Cicéron[63] rangeait encore de son temps les pagani, comme les montani, dans la plèbe urbaine. C'étaient les habitants des faubourgs et de la cité du Septimontium.

Entre cette première plèbe urbaine, et les plébéiens venus à Rome, soit des villes latines conquises par Ancus Martius, soit des tribus rustiques, s'établit une distinction analogue à celle qui sépara plus tard le patricien de Rome de la noblesse équestre des municipes. Les hommes nouveaux de la plèbe ne savaient à quelle curie se rattacher ; lorsque le grand cation indiquait la célébration de la fête des fours[64]. Ces dépaysés accomplissaient donc leurs cérémonies religieuses le dernier jour des fêtes, qui fut désigné pour cela sous le nom de fête (les ignorants ou des provinciaux.

Ainsi fut constitué le peuple romain des Quirites ; qui se réunissait dans les assemblées curiates. C'était la population libre des quatre tribus urbaines de Servius. On n'y comptait pas les plébéiens de l'Aventin et de la vallée Murtia, qui habitaient en dehors du Pomœrium[65]. On comptait dans les curies :

1° Les patriciens, dont les descendants traitaient encore Cicéron d'étranger, parce qu'il était venu du municipe d'Arpinum[66]. Le patricien était d'une maison, originairement établie dans la ville.

2° Les vieilles familles rattachées, par leur généalogie et par leur nom, aux gentes patriciennes et aux trois tribus des Rhamnes, des Tities et des Luceres. Selon leur fortune, les unes arrivèrent aux honneurs du Sénat et du patricial, les autres retombèrent dans la clientèle des maisons dont elles portaient le nom[67].

3° La plèbe de la cité (montani) et des faubourgs (pagani), divisée en clientèles des grandes familles[68]. Il v avait donc dans les curies deux parties essentielles, une plèbe urbaine et un patriciat, et la réunion de ces deux éléments[69] dans l'assemblée curiate explique pourquoi on l'appelait assemblée du peuple romain[70].

3° — LES PATRICIENS, DIRIGÉS PAR LE SÉNAT, DOMINENT L'ASSEMBLÉE CURIATE.

Si la plèbe des clients n'était pas exclue des curies, elle y votait sous l'influence des patriciens, qui, eux-mêmes, étaient dirigés par l'initiative toute puissante du Sénat. Chaque décision de l'assemblée curiate est autorisée par un sénatus-consulte préalable[71], et nous trouvons des exemples nombreux de ces décrets du Sénat qui provoquent une loi curiate[72] ; souvent même lorsqu'il n'y a pas de magistrat patricien dans la République, sur l'ordre du Sénat, les patriciens réunissent seuls[73], pour nommer un interroi, sans consulter l'assemblée du peuple. L'interroi, qui, jusqu'au temps de Cicéron, dut toujours être un patricien[74], pouvait proposer une loi aux curies[75]. Un principe de l'ancien droit public de Rome, c'était que chaque élection fût renouvelée deux fois, pour que-le peuple pût réparer une erreur ou un mauvais choix[76]. A l'époque des rois, quand l'assemblée curiate existait seule[77], elle était consultée deux fois sur chaque élection : c'est ainsi que Numa Pompilius, quoique déjà choisi pour roi par les curies sur la recommandation du Sénat, demande lui-même une autre loi curiate, qui lui confère le pouvoir militaire (imperium)[78] ; Tullus Hostilius imite son exemple[79]. Le Sénat ayant le droit de proposer les lois et les candidats à l'assemblée curiate, toute confirmation par le Sénat des actes des curies eût été superflue, puisqu'ils émanaient tous de son initiative (auctoritas)[80].

Au temps de la République, lorsque l'assemblée centuriate eut le droit de donner le premier des deux votes nécessaires pour créer un magistrat, les curies conservèrent le second vote, qui conférait à l'élu des centuries le pouvoir militaire[81]. Mais les curies ne pouvaient confirmer l'élection que sur la proposition qui leur en était faite par le Sénat ; et, à défaut de cette proposition, les curies restaient sans activité, et l'élu des centuries sans magistrature[82]. C'est ainsi que le mot auctoritas, dont le sens primitif est celui de proposition faite à une assemblée politique, prit peu à peu le sens de confirmation d'un vote antérieur[83].

Les curies conservèrent un droit de contrôle effectif sur les décisions législatives des centuries, jusqu'à la loi de Publilius Philo, de 337 av. J.-C.[84], et sur les élections faites dans l'assemblée centuriate, jusqu'à la loi Mœnia[85], de l'an 286. Si, depuis ces deux lois, elles perdirent tout pouvoir réel, et furent réduites à accomplir de vaines formalités de droit politique et religieux[86], c'est que le Sénat fut astreint à leur proposer, avant chaque vote des centuries, l'approbation de ce qui serait voté. Ainsi, pour que la puissance politique des curies fût anéantie, il suffit que l'initiative toute-puissante du Sénat auprès d'elles fia rendue illusoire ; et c'est la preuve que les curies n'avaient jamais fait que légaliser, par les votes obéissants de l'assemblée générale du patricial et des clientèles[87], les décisions prises dans l'assemblée plus restreinte du Sénat.

Partagés en trente curies[88], chefs des races patriciennes, qui dominaient les curies[89] et les remplissaient de leurs clients, les trois cents sénateurs dirigeaient souverainement l'assemblée curiate.

Les jeunes chevaliers choisis parmi les curies pour porter les noms sacrés des six demi-tribus des Rhamnes, des Tities et des Luceres, ne pouvaient être que les fils ou les parents des sénateurs. On n'eût pas été chercher dans la plèbe urbaine de pauvres clients pour recruter ces corps d'élite, composés de ce qu'il y avait de plus riche et de plus noble dans la Rome des rois[90]. Les pères siégeant au Sénat les fils prenant rang dans les six centuries équestres, l'analogie que nous avons remarquée entre ces deux institutions s'explique naturellement. Les six centuries étaient donc urbaines, comme les curies qu'elles représentaient[91], sénatoriales, comme les familles où elles étaient recrutées.

En examinant quels magistrats furent successivement chargés de dresser la liste des chevaliers des six centuries, nous arriverons aux mêmes conclusions.

L'analogie que nous avons montrée entre le Sénat et les six centuries équestres, et le fait que les censeurs furent, au IVe siècle av. J.-C., chargés de régler la composition de l'un et l'autre corps[92], nous conduisent à chercher d'abord par qui les sénateurs étaient choisis aux premiers siècles de Rome.

Autrefois, dit Festus[93], ceux dont les noms étaient omis sur la liste du Sénat, n'étaient pas atteints dans leur honneur, parce que, de même que les rois choisissaient et remplaçaient les membres de ce conseil public, ainsi, après l'expulsion des rois, les consuls et les tribuns des soldats, investis du pouvoir consulaire, choisissaient pour sénateurs ceux qui étaient liés avec eux le plus étroitement, d'abord parmi les patriciens, ensuite parmi les plébéiens. Enfin intervint la loi du tribun Ovinius, qui ordonna que les censeurs choisissent, pour les faire siéger au Sénat, et en les rangeant par curies, les citoyens les plus honorables, dans tous les ordres d'anciens magistrats[94]. Il arriva de là que ceux qui étaient omis, et qui perdaient leur rang, étaient considérés comme frappés d'ignominie.

Les mots du texte ex omni ordine ne signifient pas que, depuis la loi Ovinia, on pût choisir les sénateurs dans l'ordre plébéien aussi bien que dans le patricial. Car, une ligne plus haut, Festus dit que cette faculté existait avant la loi Ovinia, et un exemple prouve que les tribuns militaires en avaient usé. Dès l'an 398 av. J.-C., le plébéien Licinius Calvus, qui n'avait encore exercé aucune grande fonction publique, était déjà un ancien sénateur[95]. Le mot latin ordo désigne ici l'ensemble de ceux qui ont exercé une même charge, comme dans le passage où Tite-Live décrit l'élection de nouveaux sénateurs par Fabius Buteo, après la bataille de Cannes[96]. Ce dictateur promet qu'il n'obéira, dans ses choix, à aucune préférence personnelle, qu'il fera passer un ordre avant un autre ordre[97], et, pour justifier sa promesse, il choisit d'abord ceux qui ont droit de siéger au Sénat, comme ayant exercé des magistratures curules, les consulaires, les anciens préteurs, les anciens édiles curules ; puis, ceux qui avaient été édiles plébéiens, tribuns de la plèbe, questeurs, etc. Il y avait donc dans la pensée de Fabius Buteo ou de Tite-Live autant d'ordres distincts que de catégories d'anciens magistrats ; et cette interprétation du mot ordo peut seule donner un sens au passage de Festus.

Les sénateurs furent donc nommés d'abord par les rois, puis par les consuls, puis par les tribuns militaires investis du pouvoir consulaire, qui, les premiers, introduisirent au Sénat quelques plébéiens, parce qu'ils pouvaient être plébéiens eux-mêmes ; enfin, par les censeurs qui, à partir de la loi Ovinia, furent chargés d'inscrire sur la liste du Sénat tous les anciens consuls, préteurs et édiles. Cette loi, où il est question implicitement des magistratures curules, doit être un peu postérieure au partage du consulat et à l'établissement de la préture et de l'édilité[98].

L'histoire nous montre que le droit de dresser la liste des chevaliers des centuries consacrées appartint aux mêmes magistrats.

Les premiers chevaliers furent choisis, comme les premiers sénateurs, par les curies elles-mêmes[99], où dominait l'influence exclusive du patriciat. Les rois Tullus et Tarquin prirent le droit de nommer les chevaliers, mais en respectant l'organisation religieuse et aristocratique des Rhamnes, des Tities et des Luceres. Les consuls héritèrent de tous les droits des rois ; et les sénateurs, alors tous patriciens, s'indignèrent contre le dictateur Valerius Publicola[100], de ce qu'il eût choisi parmi les plébéiens quatre cents chevaliers destinés aux enrôlements, c'est-à-dire à être inscrits sur les rôles des douze dernières centuries équestres. A plus forte raison les patriciens devaient-ils réserver à leurs enfants le privilège de composer les six premières centuries équestres consacrées par les augures. Les censeurs n'eurent pas, dès leur création (442 av. J.-C.), le droit de dresser la liste des chevaliers. Car Tite-Live[101] nous dit que cette grande magistrature eut d'abord de faibles attributions. Il est donc vraisemblable que les tribuns militaires pouvaient alors désigner les chevaliers comme les sénateurs. Il est possible que, par exception, ils aient introduit quelque plébéien dans les six centuries équestres, comme au Sénat. Mais, quoique le tribunat militaire fût accessible aux hommes de la plèbe, les tribuns militaires furent presque tous patriciens[102] ; et, si nous trouvons, à leur époque, un sénateur plébéien, il faut remarquer que ce Licinius n'appartenait qu'à moitié à la plèbe ; car il était frère utérin du patricien Cn. Cornelius[103].

Quant aux consuls, ils furent tous patriciens jusqu'à l'an 366 av. J.-C. Les censeurs durent acquérir à la fois, au temps de la loi Ovinia, le droit d'inscrire les noms clos sénateurs, et celui de composer les six centuries équestres. Mais chaque sénateur plébéien, en recevant, avec une charge curule, le siége d'un des dix chefs d'une curie, ne communiquait à ses enfants qu'une simple aptitude à figurer au nombre des chevaliers Rhamnes, Tities et Luceres. Or, les censeurs furent tous patriciens jusqu'à l'an 349 av. J.-C.[104]

Jusqu'à cette époque, ils ne durent, dans le choix des chevaliers, montrer aucune partialité en faveur des fils des plébéiens dont ils étaient obligés d'enregistrer les noms sur la liste du Sénat.

CONCLUSIONS.

Ainsi, tout indique que les chevaliers des six centuries furent toujours choisis par les mêmes magistrats que les sénateurs. Ces magistrats furent tous patriciens, jusqu'à l'an 366 av. J.-C., à l'exception de quelques tribuns militaires. Leur qualité, et la composition des curies, sont deux fortes raisons de croire que les six centuries équestres furent patriciennes dans la même proportion, et aussi longtemps que le Sénat. Le patriciat domina presque exclusivement dans ces deux corps, jusqu'à l'admission des plébéiens au consulat.

Lorsque le partage des charges curules entre le patriciat et la plèbe donna à quelques plébéiens des places au Sénat et à la tête des curies, leurs fils purent être admis en même temps dans les cadres des six centuries équestres ; mais cette introduction dut être lente.

Les six centuries avaient un caractère sacré, et les institutions religieuses résistèrent plus longtemps que les autres à l'ambition plébéienne L'augurat ne fut partagé que par la loi Ogulnia, en 300 av. J.-C., et le premier grand turion plébéien fut nommé en 209[105] av. J.-C. Quelle qu'ait été la proportion des deux éléments qui, depuis 366 av. J.-C., entrèrent dans la composition des six centuries équestres, elles restèrent modelées sur le plan de l'institution urbaine des curies. Elles conservèrent leurs cadres correspondants à ceux du Sénat. Elles continuèrent à être recrutées par les mêmes magistrats qui dressaient la liste des sénateurs. Enfin, nous verrons plus loin qu'elles ne cessèrent pas d'être composées des fils des sénateurs patriciens on plébéiens. Si leur caractère social fut altéré, parce qu'elles ne furent plus des corps purement patriciens, elles gardèrent leur caractère politique : elles demeurèrent les centuries urbaines et sénatoriales de la chevalerie.

 

§ IV. — CARACTÈRE MILITAIRE QU'ON A PRÊTÉ AUX SIX PREMIÈRES CENTURIES ÉQUESTRES. FORMAIENT-ELLES, SOUS LE NOM DE CELERES, UNE GARDE DES ROIS.

L'identification entre les chevaliers et les Celeres ne date que du règne d'Auguste. Tite-Live parle encore des trois cents gardes du corps de Romulus, appelés Celeres, comme d'une troupe entièrement différente de celle des trois cents chevaliers. Dans son histoire, il est question des uns au chapitre XIII, des autres, au chapitre XV du livre premier. Plutarque, qui suit Tite-Live, ou puise aux mêmes sources[106], non seulement établit la male distinction, mais il imagine, à l'honneur de Numa, une suppression de la garde des Celeres par ce roi pacifique[107]. Au contraire, Denys[108] et Pline[109] confondent tout à fait les Celeres avec les chevaliers. Cette identité n'était donc pas encore établie dans l'esprit des auteurs, au temps où Tite-Live écrivait sa première décade, vers l'an 26 ou 25 av. J.-C.[110] ; mais elle fut admise dans la tradition historique et dans le langage officiel, vers l'époque où Denys composait le second livre de ses Antiquités romaines, vers l'an 8 avant J.-C. C'est Denys lui-même qui nous l'apprend[111]. Après avoir décrit l'élection des chevaliers Rhamnes, Tities et Luceres par les curies, il ajoute :

Ils portaient tous le nom commun de Celeres, qu'ont pris aussi les chevaliers de notre temps.

C'est que, dans les vingt années qui venaient de s'écouler (28-8 av. J.-C.), Auguste, pour entourer sa domination nouvelle de tous les prestiges du passé, avait essayé de réparer, au moins superficiellement, les vieilles institutions, qui tombaient en ruines. L'archéologie fut appelée an secours de cette politique de restauration[112].

Les chevaliers durent prendre le nom de Celeres qui, respectable par son antiquité, avait aussi l'avantage de les rattacher plus étroitement à la personne du premier empereur, en les assimilant à la garde du premier roi.

Si l'on veut bien comprendre ce que Denys et Tite-Live nous racontent des Celeres, il ne faut pas oublier la différence des points de vue où les deux écrivains étaient placés. Cette différence s'accuse surtout dans le récit que font ces deux auteurs de la révolution de 509 av. J.-C.

Dans Tite-Live, Junius Brutus, tribun des Celeres, c'est-à-dire chef des gardes du corps, et non des chevaliers, voit, à l'appel du héraut ; se réunir autour de lui un attroupement tumultuaire du peuple pour approuver la révolution[113].

Dans Denys[114], Brutus, chef, et non pas tribun des Celeres, a plus qu'un simple commandement militaire. Il est à la tête de toute la chevalerie. Successeur de Celer, qui fut sous Romulus chef des trois centuries équestres[115], il exerce, à ce titre, une véritable magistrature. à est assimilé à ce que fut plus tard, le magister equitum[116], et s'attribue le droit légal de convoquer les curies et de les faire voter sui l'expulsion des rois[117].

Ainsi, le titre de tribun des Celeres, dans les historiens, désigna, jusque vers l'an 25 av. J.-C., le chef unique de la garde de Romulus et de ses successeurs. Les chevaliers crurent flatter Auguste, en prenant, au temps de Denys, le nom de Celeres, comme pour témoigner de leur dévouement à la personne du prince qui avait reconstitué la chevalerie, et rétabli en son honneur la fête militaire et religieuse du 15 juillet[118].

Denys emploie le langage de son temps, et appelle Celeres les chevaliers du temps des rois. Il veut qu'ils aient eu, sous Romulus, un chef supérieur, et trois centurions[119], qu'il nomme aussi chefs des Celeres[120]. L'existence de ces trois centurions de la chevalerie primitive est vraisemblable. Les chevaliers descendaient souvent de cheval pour combattre à pied comme les simples légionnaires. Ils devaient, pour ce cas, être organisés comme le fut plus tard la cohorte[121]. Mais nous ne trouvons rien dans les ailleurs anciens sur les trois tribuns des Celeres, dont il est question dans les auteurs modernes[122].

 

 

 



[1] Ces vues sont développées dans les belles études de M. Fustel de Coulanges sur la Cité antique.

[2] Tite-Live, X, 6.

[3] Festus, éd. de M. Egger, p. 152, s. v. Sex Vestœ sacerdotes. Comparez Tite-Live, I, 13.

[4] Tite-Live, I, 20.

[5] Plutarque, Vie de Numa, X.

[6] Denys, III, 67.

[7] Voir plus haut, chapitre Ier, § II.

[8] Denys, II, 64.

[9] Festus, s. v. Novœ.

[10] Cicéron, De lege agraria, II, 11.

[11] Tite-Live, I, 36 : Quia inaugurato Romulus fecerat. Comparez I, 43.

[12] Denys, II, 64. Comparez II, 13.

[13] Voir plus loin, chap. II, § 4.

[14] Lange, Antiquités romaines, Berlin, 1562, tome Ier, page 326.

[15] Denys, VI, 13.

[16] Denys, II, 7. Comparez Varron, De lingua latina, IV, 9 et 16.

[17] Denys, II, 13.

[18] Denys, II, 12.

[19] Denys, III, 68.

[20] Tite-Live, I, 35.

[21] Festus : Sub verbo PRÆTERITI, éd. de M. Eger. p. 56 : Censores optimum quemque CURIATIM IN SENATUM legerent. (Voir à la fin du volume la note 4, au livre Ier.)

[22] Ovide, Fastes, III, vers 127 et suiv. Comparez Tite-Live, I, 17.

[23] Festus : Sub verbo. TURMA.

[24] Denys, III, 31.

[25] Denys, III, 71.

[26] Voir plus haut, chap. Ier, § IV. Les deux premiers doublements de la chevalerie ont seuls augmenté les six centuries consacrées.

[27] Tite–Live, II, chap. Ier. Appien, Guerres civiles, I, 35. Denys, V, 13. Mommsen, Histoire romaine, trad. de M. Alexandre, livre Ier, ch. V, t. Ier, p. 96, et ch. VI, t. Ier, p. 114, Paris, 1863.

[28] Niemeyer, De equitibus romanis, Gryphiæ, 1851, p. 22 : Ciceronis error unde ortus sit in aperto est, et page 23.

[29] Cicéron, De Republica, II, 20.

[30] Servius, Ad Æneidis versum 426 libri I.

[31] Denys, II, 47.

[32] L'assertion de Denys est trop générale. Tite-Live ne croit pas que le Sénat ait été accru après l'arrivée des Sabins.

[33] Tite-Live, I, 8, et I, 13.

[34] Tite-Live, I, 17.

[35] Tite-Live, I, 30.

[36] Tite-Live, I, 35 et 36.

[37] Tite-Live, I, 35.

[38] Tite-Live, I, 17.

[39] Tite-Live, I, 49.

[40] Tite-Live, II, 1.

[41] Denys, V, 13.

[42] Plutarque, Vie de Publicola, XI. Comparer Festus, s. v. Qui Patres quique conscripti.

[43] Tacite, Annales, XI, 25.

[44] Denys, II, 12 et 47. III, 31 et 67. V, 13.

[45] Plutarque, Vie de Romulus, 13 et 20, suit ici Denys d'Halicarnasse. Il y a entre Plutarque et Tite-Live une différence toute semblable au sujet du premier doublement de la chevalerie. Ch. Ier, § 3, fin.

[46] Denys, III, 29.

[47] Denys, III, 67.

[48] Denys, V, 13. Comparez Tite-Live, IV, 4. Plutarque, Vie de Valerius, XI. Festus, Qui Patres quique conscripti.

[49] Tite-Live, I, 8 fin.

[50] Denys, II, 7.

[51] Suétone, Vie d'Auguste, 2. Denys, V, 13.

[52] Cicéron, Pro Balbo, XIII.

[53] Suétone, Vie de Tibère, 1. Comparez Tite-Live, II, 46, et IV, 4.

[54] Denys, III, 31.

[55] Denys, VI, 89. Cicéron, fragment I du Pro C. Cornelio.

[56] Tite-Live, II, 56 et 58. Comparez Denys, IX, 41 et 49.

[57] Ampère, Histoire romaine à Rome, t. Ier, p. 480, note 1re. La Junon protectrice des Curies est appelée Caris, Caritis, Quiritis, Curitia, Curulis.

[58] Antistius Labeo, s. v. Septimontium, dans Festus : 1° Le Palatin ; 2° La Velia ; 3° Le Cœlius ; 4° Le Fagimal ; 5° L'Oppius ; 6° Le Cispius ; 7° Le Cermalum, formaient, avec la vallée de Subura le Septimontium. C'étaient les quartiers du Palatin, de l'Esquilin et de Subure. Becker, Topographie de Rome, p. 122-126, efface sans raison le Cœlius du nombre des collines du Septimontium.

[59] Varron, V, 3, et VI, 24. Comparez Aulu-Gelle, X, 24.

[60] Le mot populus désigne, en général, l'ensemble des citoyens d'une seule ville. Tite-Live, VI, 12, et XXII, 61.

[61] Tite-Live, I, 44.

[62] Denys, IV, 15.

[63] Cicéron, Pro domo sua, ch. 28.

[64] Ovide, Fastes, II, vers 513 et 527.

[65] Aulu-Gelle, XIII, 14. — Tacite, Annales, XII, 23 et 24. Les plébéiens des vingt-six pagi de la campagne étaient aussi en dehors des quatre tribus et du peuple quiritaire.

[66] Cicéron, Pro Sulla, ch. VII el VIII.

[67] Le client du décemvir Appius Claudius, qui réclamait Virginie comme esclave, était un Claudius. Tite-Live, III, 44.

[68] Cicéron, De Republica, II, 9.

[69] Capiton, dans Aulu-Gelle, X, 20.

[70] Cicéron, De Republica, II, 13, et II, 17 : Tullus populum consuluit curiatim. Comparez Aulu-Gelle, V, 19, et Cicéron, Pro domo sua, ch. XIV.

[71] Denys, IX, 41.

[72] Cicéron, De Republica, II, 13, et Tite-Live, V, 46. Cominius rapporte du Capitole le sénatus-consulte qui ordonne la réunion des comices curiates à Véies, pour rappeler Camille d'Ardée.

[73] Tite-Live, IV, 7, IV, 13, et VI, 41.

[74] Cicéron, Pro domo sua, ch. XIV.

[75] Cicéron, De Republica, II, 17, et Tite-Live, I, 32.

[76] Cicéron, De lege agraria, II, 11.

[77] La première élection faite par les centuries fut celle des premiers consuls (Tite-Live, I, 60), et la première loi centuriate fut celle de Publicola sur l'appel au peuple. Cicéron, De Republica, II, 31.

[78] Cicéron, De Republica, II, 13.

[79] Cicéron, De Republica, II, 17.

[80] Le sens du mot auctoritas est celui d'initiative et non celui de confirmation (Tite-Live, XXII, 25 et 26). L'auctor est celui qui propose et non celui qui approuve une loi (Tite-Live, VI, 41. Cicéron, Pro domo sua, ch. XIV, XXIX et XXX).

[81] Tite-Live, V, 52.

[82] Cicéron, De lege agraria, II, 10. Comparer Pro Plancio, III. Voir (Tite-Live, VI, 41 et 42) l'élection du consul L. Sextius. Comparez Denys, X, 1, milieu du chapitre et IX, 41.

[83] Cicéron, De Republica, II, 32. Comparez Tite-Live, I, 17.

[84] Tite-Live, VIII, 12.

[85] Cicéron, Brutus, ch. XIV. Comparez Tite-Live, I, 17.

[86] Cicéron, De lege agraria, II, 11.

[87] Aulu-Gelle, XV, 27, n° 4.

[88] Voir plus haut, chapitre II, § 2.

[89] Tite-Live (VI, 41 et 42), parlant de l'élection du consul plébéien L. Sextius, fait dire à Appius : penes quos igitur sunt auspicia more majorum ? nempe penes Patres; nam plebeius quidem magistratus nullus auspicato creatur..... et plus loin : Patricii se auctores futuros negabant.... factum senatus consultum ut Patres auctores omnibus ejus anni comitiis fierent. Les Patres ou Patricii sont ici les patriciens de l'assemblée curiale où se prenaient les auspices.

[90] Denys, IV, 13.

[91] Asconius, au ch. XXII de la Verrine II, 1. De prœtura urbana, définit ainsi le COMITIUM : Locus propter senatum quo coire EQUITIBUS et populo romano licet. Or, le Comitium était le lieu où se réunissait l'assemblée curiate. V. Ampère, Histoire Romaine à Rome, t. II, p. 322.

[92] Tite-Live, IV, 8.

[93] Festus, s. v. Prœteriti, éd. de M. Egger, p. 56 de la pagination d'Orsini.

[94] Ut censores ex omni ordine optimum quemque curiatim in senatum legerent.

[95] Tite-Live, V, 12.

[96] Tite-Live, XXIII, 23.

[97] Ut ordo ordini non homo homini prœlatus videretur.

[98] Mommsen, Histoire Romaine, liv. II, ch. III, t. 2, p. 97 de la traduction de M. Alexandre.

[99] Denys, II, 13.

[100] Denys, VI, 44.

[101] Tite-Live, IV, 8.

[102] Tite-Live, IV, 25.

[103] Tite-Live, V, 12.

[104] Tite-Live, VII, 22.

[105] Tite-Live, XXVII, 8.

[106] Voir plus haut, ch. Ier, § 3.

[107] Plutarque, Vie de Numa, 7.

[108] Denys, II, 13.

[109] Pline, Hist. naturelle, liv. XXXIII, ch. 9. Comparez Paul Diacre, De significatione verborum, liv. III, p. 12 de l'édition Teubner, 1832, et Pomponius, Digeste, de origine juris, liv. II, § 15, 19.

[110] Tite–Live 191 écrit entre ces deux premières fermetures du temple de Janus par Auguste, c'est-à-dire entre 29 et 24 av. J.-C. Il donne au premier empereur le nom d'Auguste qui lui fut décerné en l'an 27.

[111] Denys, II, 13. Verrius Flaccus, précepteur de Caïus César, qui avait dix ans en l'an 8 av. J.-C., ne manqua pas d'identifier les chevaliers et les Celeres, et c'est de son livre que cette confusion a passé dans Festus, s. v. Celer, et dans Paul Diacre, s. v. Celeres, liv. III, éd. Teubner, p. 12, Leipsick, 1832. Denys (I, 7), venu à Rome après la bataille d'Actium, y était depuis vingt-deux ans lorsqu'il écrivit ses Antiquités Romaines.

[112] Tite-Live (IV, 20) nous montre Auguste fondateur ou restaurateur de tous les temples, déchiffrant l'inscription de Corn. Cossus sur la cuirasse de lin de Tolumnius.

[113] Tite Live, I, 59.

[114] Denys, IV, 71, fin.

[115] Denys, II, 13.

[116] Pomponius, Digeste de or juris, II, § 15, 19. Lydus, De mag. rom., I, 14, 19. P. Diacre, De sign. rerb., III, p, éd. Teubner.

[117] Denys, IV, 71, fin.

[118] Suétone, Vie d'Auguste, 38-40.

[119] Denys, II, 13, fin.

[120] Denys, II, 64.

[121] Denys, II, 13. Tite-Live, IV, 38-42.

[122] M. Mommsen (Histoire Romaine, traduction de M. Alexandre, tome Ier, page 102, note) cite à l'appui de l'hypothèse des trois tribuns des Celeres un fragment du calendrier prénestin, où l'on peut lire aussi bien tribuno que tribunis Celerum.