HISTOIRE DES CHEVALIERS ROMAINS

 

TOME I

INTRODUCTION.

 

 

PREMIÈRE ÉPOQUE. — PREMIERS ROIS DE ROME JUSQU'À ANCUS.

Toute histoire exactement chronologique de l'époque des rois est impossible. Chaque historien a distribué à son gré entre les rois, les exploits, ou les fondations qui créèrent le territoire primitif et la constitution la plus ancienne de Rome. Entre leurs hypothèses différentes il est inutile d'essayer de choisir ; elles ne peuvent se concilier que dans l'ensemble, que chacune d'elles explique à sa façon. Si l'on voulait chercher dans l'histoire de la formation des institutions primitives une fausse précision, on serait amené à se demander pourquoi Tite-Live ne fait pas entrer de Sabins dans le Sénat, et pourquoi Denys d'Halicarnasse n'y fait pas entrer d'Albains. Il est impossible de s'expliquer cette différence, autrement que par une raison d'arithmétique : chacun de ces deux auteurs fait son compte à sa manière pour arriver en 509 av. J.-C. au total de trois cents sénateurs. Ce total seul a quelque importance historique. La manière dont chaque historien le compose est purement arbitraire. Nous préférons même, à l'opinion de Tite-Live et de Denys, celle de Cicéron qui ne porte le nombre des sénateurs qu'à cent cinquante sous les quatre premiers rois, et notre préférence n'a qu'une raison : c'est que l'hypothèse de Cicéron donne plus d'unité et de simplicité à l'histoire romaine.

Il n'est pas moins impossible de décrire la formation du peuple primitif de Rome. La fable de l'enlèvement des Sabines de Cures, et de l'établissement des Sabins au Capitole, doit être entièrement rejetée. Un homme d'esprit qui a fait le roman des premiers temps de Rome[1], M. Ampère, après avoir reconnu qu'aucun des détails de cet épisode imaginaire ne résiste un seul instant à l'examen, l'arrange de façon à lui donner une vraisemblance factice, et il décrit, comme il lui plaît de se le figurer, le fameux combat de Romulus et de Tatius. Il met dans cette fiction l'exactitude topographique d'un touriste érudit qui a cru voirie champ de bataille. Mais, pour que Romulus et Tatius se fussent combattus, il faudrait d'abord qu'ils eussent existé, et il n'y a aucune raison critique de préférer le prétendu Romulus historique à vingt autres Romulus ou Rom us dont la légende parlait[2]. Le fils de Mars et d'Ilia n'a d'autre avantage sur ses fabuleux homonymes que d'avoir été choisi comme fondateur de Rome par le Grec Dioclès de Péparèthe, et par le Romain Fabius Pictor au troisième siècle av. J.-C. Pour Tatius, son existence est encore plus problématique.

Il y avait à Rome trente curies, dont l'une s'appelait Rapta, une autre, Tatiensis. Elles étaient réparties en trois tribus dont l'une portait le nom des Tities. Autour de ces quatre noms les étymologistes ont brode pour les expliquer un conte dont voici les principaux traits : le nom de curies vient de la ville de Cures — quoiqu'elle soit à douze lieues de Rome et que son territoire n'ait formé une tribu romaine qu'en l'année 241 av. J.-C. —. Les habitants de Cures, qui chez eux s'appelaient Curenses ou Curetes, s'appelèrent à Rome Curites ou Quirites, et même ils tirent adopter ce nom aux autres Romains qui n'étaient pas originaires de Cures. Mais pourquoi les habitants de cette ville sabine se transportèrent-ils à Rome ? C'est que leurs filles avaient été enlevées par les Romains, comme le prouve le nom de la curie Rapta, et il faut supposer que Romulus, à ses autres qualités héroïques joignait aussi la galanterie[3], et qu'il voulut se faire pardonner par les Sabines le procédé violent dont il avait usé à leur égard, en donnant les noms de trente d'entre elles aux trente curies du peuple romain. Par qui les Sabins étaient-ils conduits lorsqu'ils vinrent à Rome ? Par un chef nommé Tatius, comme le prouve le nom de la curie Tatiensis, et il est même probable que son prénom était Titus, puisqu'une des trois tribus anciennes de Rome était composée de Tities vraisemblablement issus des Sabins de Titus. Ainsi tout s'explique, et l'histoire, servante zélée de la grammaire, trouve réponse à tout. Le récit de la vie du peuple romain commence par quelques articles bons à mettre dans un petit dictionnaire des étymologies amusantes.

Nous laisserons de côté tous ces contes. Peu nous importe que dans les récits légendaires, Romulus et Tatius se soient battus ou accordés. Si l'on s'attachait à démontrer qu'ils n'ont existé ni l'un ni l'autre, on risquerait de perdre sa peine, et de ne pas plus entamer la personnalité imaginaire dont ces deux noms ou plutôt ces deux mots ont été revêtus, que le pieux Énée n'entama les ombres des enfers quand il essaya de les pourfendre. Nous dirons avec Cicéron[4] : Venons-en des fables aux faits.

Les seuls faits réels de cette époque, ce sont les institutions qui ont duré, et non les actes de quelques personnages de convention. La Rome carrée (Roma quadrata), sorte de forteresse entourée d'une muraille dont on découvre aujourd'hui les restes, s'élevait déjà sur le Palatin bien avant l'époque où la légende fait vivre le prétendu fondateur. L'appareil des pierres de ce mur presque en tout semblable à celui des murs des anciennes villes tyrrhéniennes', les rites à la fois tyrrhéniens et sabins qui, dit-on, furent employés pour en tracer l'enceinte, montrent. assez que le peuple latin, qui l'habitait, n'était pas originairement différent de ces Tyrrhéniens-Pélasges qui subirent plus tard la conquête du peuple barbare des Étrusques-Rhasènes. Tyrrhéniens, Sabins et Latins appartenaient tous à cette race pélasgique qui couvrit l'Italie et la. Grèce. Ce n'est pas sans raison que Denys et Caton sont d'accord pour constater la parenté originelle dos Grecs et des Latins. Ils eurent primitivement même religion, même alphabet. L'affinité de la langue latine et des dialectes éolien et dorien n'est pas méconnaissable, et l'Académie française couronnait l'an dernier[5], un livre où est démontrée avec talent l'identité des institutions les plus anciennes de la Grèce et de Rome.

La ville carrée du Palatin s'étendit bientôt aux collines du voisinage, et à la fin du règne d'Ancus, la ville aux sept montagnes était déjà formée. Le Septimontium comprenait, selon Antistius Labéon : 1° Le Palatin ; 2° le Cermale[6] ; 3° la Velia ; 4° l'Oppius ; 5° le Cispius ; 6° le Fagutal[7] ; 7° le Cœlius. La ville proprement dite était bornée au nord par un mur de terre qui longeait la rue des Carènes. Mais on y comprenait encore le quartier suburbain de Sucusa ou de Subura qui était en dehors de ce mur. Les habitants des sept hauteurs s'appelaient Montani, et l'on donnait le nom de Pagani à ceux du faubourg de Subure nommé Pagus sucusanus[8]. Jusqu'au temps de Cicéron, on distingua dans la plèbe urbaine les Pagani des Montani, c'est-à-dire les habitants des faubourgs, de ceux de la cité primitive du Septimontium.

Cette cité contenait exactement les quartiers qui formèrent au temps du roi Servius les tribus Palatine[9], Esquiline[10] et Suburane[11]. La tribu Colline située au nord de Rome, et composée du Viminal et du Quirinal, ne fut ajoutée à la ville que par Servius. Sous les premiers rois, le mont de Saturne, qui fut plus tard le nouveau Capitole, était tout à fait en dehors de la ville. Tout au plus était-ce comme le Janicule un poste avancé vers le nord-ouest de Rome, et Varron ne le compte pas plus que l'Aventin au nombre des sommets compris autrefois dans les quatre tribus urbaines. Le vieux Capitole, c'est-à-dire l'ancienne citadelle qui défendait au nord le Septimontium, s'élevait sur le Quirinal, non loin de l'endroit où l'on bâtit plus tard le temple de Flore. Il devait en être ainsi à l'époque où le rempart de Servius qui plus tard s'étendit au nord du Viminal et du Quirinal, n'était pas encore construit. Sans la forteresse du Jupiter Quirinal, le faubourg de Subure eût été exposé aux attaques venues du nord. C'est au temps des Tarquins que la construction du rempart de Servius permit de reporter la citadelle un peu vers le sud, et plus près du Tibre. Alors, et seulement sous le dernier roi de Rome, s'élevèrent sur le mont de Saturne la seconde citadelle, et le temple du nouveau Jupiter Capitolin. Ces observations géographiques suffisent à faire apprécier la valeur des fables qui font monter au Capitole Romulus vainqueur d'Acron, et qui font arriver au pied de la roche Tarpéienne, c'est-à-dire au pied de la citadelle des Tarquins, pour s'en faire ouvrir la porte par Tarpeia, les Sabins imaginaires du roi étymologique Titus Tatius. Au sud, la Rome du Septimontium était défendue par des marais qui couvraient le Vélabre ; et qui s'étendaient entre le Palatin et l'Aventin dans la vallée Murtia. Un bac était établi entre Rome et l'Aventin[12] ; ces marais ne furent desséchés que par le grand égout des Tarquins, Cloaca maxima, et le Cirque fut alors établi dans la vallée Murtia. La légende qui place l'enlèvement des Sabines dans le grand Cirque aurait dû, pour éviter un anachronisme, y faire célébrer par Romulus des fêtes sur l'eau, et non des courses de chevaux, et supposer que les Sabines furent enlevées en bateau comme les fiancées de Venise.

Le peuple de la ville du Septimontium était partagé en trois tribus, c'est-à-dire en trois races, celles des Rhamnes, des Tities et des Luceres. Les étymologies qui font dériver Rhamnes de Romulus, Tities de Titus Tatius, et Luceres de Lucumon n'ont pas plus de valeur que celle qui compose le nom du Capitole de deux mots signifiant la tête d'Olus (caput Oli). Cette étymologie a fait imaginer la fable d'une tête d'homme trouvée dans les fondements de la citadelle, et la plupart des récits de l'histoire primitive de Rome ont une origine grammaticale toute pareille. Les trois tribus se partageaient en trente curies dont les membres s'appelaient Quirites, Curites, ou Cœrites, c'est-à-dire hommes des curies. La curie était la division la plus importante du peuple. Elle avait son prêtre appelé turion, son lieu de réunion où se trouvait une table (curies mensa) destinée à recevoir les sacrifices offerts à la Junon quirataire, et à réunir autour d'un banquet commun les chefs de famille.

Le culte national des trois tribus était celui de Vesta, qu'on appelait la Vesta du peuple romain des curies (Vesta populi romani Quiritium). Chacune des tribus était représentée dans le collège des Vestales, et les membres du collège des augures étaient, pour la même raison, en nombre multiple de trois. Chaque curie nommait cinq sénateurs. Car le Sénat avant Tarquin comptait, selon Cicéron, cent cinquante membres. Les sénateurs furent toujours les chefs des gentes, c'est-à-dire des groupes de famille qui composaient les curies, et rien n'est plus propre à faire comprendre cette organisation primitive de Rome que la description d'une tribu d'arabes agriculteurs par le général Daumas[13].

Tout chef de famille propriétaire de terres qui réunit autour de sa tente celles de ses enfants, de ses plus proches parents ou alliés, et de ses fermiers, forme ainsi un douar (rond de tentes) dont il est le chef naturel, dont il est le représentant ou chïk dans la tribu, et qui porte son nom.

Le douar arabe est analogue à la gens romaine, et le chïk arabe correspond à l'ancien Pater ou sénateur romain entouré de ses familles de parents et de clients.

Divers douars réunis forment un centre de population qui reçoit le nom de Farka. Cette réunion a principalement lieu lorsque les chefs de douars reconnaissent une parenté entre eux. Elle prend souvent un nom propre sous lequel sont désignés tous les individus qui la composent, et agit ordinairement de concert. Les chefs de douar se réunissent en assemblée (Djemmàa)[14] pour discuter les mesures communes et veiller aux intérêts de leurs familles. Ils forment une sorte d'aristocratie qui a ses chefs El-Kebar. Bientôt l'homme le plus influent mi le plus illustre parmi ces grands devient d'un commun accord chef de la Farka. C'est la réunion de plusieurs Farkas en nombre très-variable qui forme les grandes tribus.

On reconnaît dans la Farka la Curie, subdivision principale de la tribu romaine comme de la tribu arabe, et leur analogie se retrouve dans la répartition générale du sol. En Algérie, chaque Farka possède comme propriété commune, une partie déterminée des Mois et des friches de la tribu, et les terres ensemencées sont aussi considérées comme propriété particulière d'une Farka jusqu'après la moisson. De même à Rome, l'ancien territoire était partagé en trente lots, un pour chaque curie.

Chez les Kabyles, population plus sédentaire que les Arabes et plus semblable aux anciens Romains, la tribu (arch) est divisée en Fekhed correspondant aux curies, et chaque Fekhed en Dechera ou groupe de maisons. La Dechera comme la Gens romaine nomme un chef ou amine, et la réunion des amines forme l'assemblée de la tribu (Djemmâa), comme la réunion des Patres formait à Rome le Sénat.

Si les chefs des gentes étaient seuls admis dans l'enceinte sacrée du Sénat, tous les chefs de famille formaient l'assemblée curiate ou des trente curies. L'assemblée curiate ne votait jamais que sur l'initiative du Sénat (auctoritate patrum), et les cent cinquante chefs des gentes partagés eux-mêmes en trente curies, faisaient confirmer ainsi par le peuple des pères de famille (populus) les lois ou les élections qu'ils avaient décidées d'avance. Jusqu'au siècle de Cicéron le droit de porter le premier vote dans les assemblées curiate et centuriate, dernier reste de l'ancienne initiative sénatoriale, fut réservé aux patriciens. C'est dans l'assemblée curiate, et sur la proposition du sénat qu'était choisi le roi, magistrat viager, auquel étaient dévolues la suprême judicature et la direction de la guerre. Cicéron remarque que, pour constituer le pouvoir royal, il fallait, dès cette époque, deux votes des curies : l'un qui donnait le titre de roi, l'autre qui conférait le droit de commander l'armée (imperium). Les clients ne faisaient pas encore partie de l'assemblée curiate. Les citoyens entièrement libres (ingenui) y étaient seuls admis, et ils se confondirent plus tard, grâce à la parenté, avec les patriciens descendus des anciens sénateurs[15]. L'accroissement du peuple romain permit ainsi aux simples chefs de famille de la ville primitive du Septimontium, de se distinguer des nouveaux citoyens, par la qualité de patriciens qui convenait d'abord aux seuls chefs des gentes et à leurs fils.

Le nombre des citoyens ne dut pas dépasser vingt mille jusqu'au temps d'Ancus. Car il n'y avait que six cents chevaliers, c'est-à-dire de quoi former les ailes de deux légions de cinq mille hommes, et le nombre des citoyens qui ne servaient plus en rase campagne (seniores), devait égaler celui des jeunes gens (juniores). Chacune des dix curies de chaque tribu avait choisi pour le service de la cavalerie, d'abord dix, puis vingt jeunes gens parmi les familles les plus riches, et les chevaliers formèrent ainsi trois corps, d'abord de cent, ensuite de deux cents hommes qui avaient gardé le nom ancien de centuries. Les trois centuries de chevaliers avaient été consacrées par les augures, et portaient les noms des trois tribus des Rhamnes, des Tities et des Luceres. Elles étaient, aussi bien que le Sénat, partagées en trente curies. Mais, pour le service militaire, on groupait les chevaliers autrement. On prenait une dizaine de chevaliers de chaque tribu, et l'on formait ainsi l'escadron de trente hommes appelé turma, image réduite de la triple cité des patriciens.

Le territoire de Rome s'étendait, dès le règne d'Ancus, jusqu'à Ostie et les citoyens de Rome avaient entouré ce port d'un fossé qui portait le nom de ceux qui l'avaient creusé : c'était le fossé des Quirites. Rome devenait le centre commercial de la Sabine, de l'Etrurie et du Latium, et bientôt elle fut la capitale fédérale des villes latines. Fixer la limite de l'Etat romain du côté du sud, nous parait difficile, surtout à cette époque ancienne. Albe à cinq lieues de Rome, avait été &truite et son territoire conquis. Mais qui peut dire si le territoire romain était exactement circonscrit par une ligne continue, et si les enclaves du sol quiritaire n'étaient pas éparses dans tout le Latium, où Rome cherchait à répandre ses colonies, comme le territoire d'une ville libre de l'Allemagne au moyen-âge était enchevêtré avec celui des principautés voisines ?

 

 

 



[1] Ampère, Histoire Romaine à Rome, ch. XI.

[2] Plutarque, Vie de Romulus. Festus, éd. de M. Egger, p. 76-79.

[3] Voir le discours aimable adressé par Romulus aux Sabines, pour les consoler. (Tite-Live I, ch. 9.)

[4] Cicéron, De Republica, II, 2.

[5] La Cité antique, par M. Fustel de Coulanges.

[6] Pente septentrionale du Palatin.

[7] L'Oppius, le Cispius et le Fagutal, étaient trois des sommets de Rome.

[8] Plus tard, lorsque de nouveaux pagi furent annexés à la ville, les habitants de Subure, qui faisaient partie de la ville primitive, célébrèrent, avec les Momani, la fête du Septimontium, et ne furent plus compris parmi les Pagani.

[9] Palatin, Cermale et Velia.

[10] Oppius, Cispius et Fagutal.

[11] Cœlius, Carènes et Subure.

[12] Varron, De Lingua Latina, IV, 7. Nom olim paludibus mons (Aventinus) erat a cœteris disclusus. Raque eo ex urbe... advehebantur ratibus.

[13] Mœurs et coutumes de l'Algérie, par le général Daumas, p. 9 et suiv.

[14] Djemmàa a aussi un sens religieux et signifie à la fois réunion et mosquée. (Ibid., p. 193). De même la Curie du Sénat romain était un temple.

[15] Festus, éd. de M. Eger, p. 49 : Patricios Cincius ait in libro de comitiis cos appellari solitos qui nunc ingenui vocentur.