DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

 

REMARQUES

sur l’écrit d’un certain Allemand, intitulé CHRISTOPHORI SAXII, A. M., Έπίκρισις φιλολογκή, sive Stricturœ in nuperum Franci cujusdam Libellum de incerto Historiœ Romanorum antiquissimæ, etc.  ; et publié dans les Miscellanea Lipsiensia, vol. I, p. 40-79 ; vol. II, p. 409-495 et 620-712, et vol. III, p. 225-329 et 743-749.

 

 

Tel est le titre de la critique qu’un auteur allemand a publiée de mon ouvrage, il y a quelques années. L’occasion d’y répondre dans le corps de ma dissertation se serait présentée quelquefois ; mais, pour ne pas interrompre le fil du discours, j’ai mieux aimé remettre à faire ici quelques remarques générales sur cet ouvrage. Son titre annonce d’abord un savant ; et si une vaste lecture, et une façon de penser des plus singulières, caractérisent les véritables savants, on peut assurer que mon critique est de ce nombre.

Le malheur veut qu’il ait conçu contre la nation française, en général, une antipathie dans laquelle je me trouve enveloppé. Il se plaint que ce sont les Français qui ont absolument banni le bon goût des sciences[1] ; et que le mauvais goût de notre siècle est parvenu à ce point, que l’on ne se soucie plus des bons livres, au lieu que les petits ouvrages des Français ont la vogue[2]. C’est cette nation qui a entièrement corrompu le goût des bonnes choses, et, depuis qu’un Lamothe le Vayer, un Saint-Évremond, un Bayle, un Le Clerc[3], se sont avisés de s’ériger en juges lies anciens, tout est gâté, tout est perdu. Cette vénération, ce respect profond pour l’antiquité, qui caractérisent la solide érudition, ont fait place à une démangeaison de critiquer, et de vouloir astreindre les anciens aux règles de petite raison des modernes[4].

Ce sont donc les Français qui ont banni le bon goût des sciences. Depuis que cette nation s’est mêlée d’écrire des journaux, de publier des discours académiques et autres pièces de pareille étoffe, on a vu disparaître entièrement le goût de la solide érudition[5]. Ce n’est sans doute que chez notre critique, et chez quelques-uns de ses semblables, que le bon goût s’est conservé. Car, pour les Français, ces bonnes gens, au dire de notre critique, croient que, pour qu’on les admire, il leur suffit de charger leurs marges de citations[6]. Ce n’est pas que ce savant ne cite beaucoup lui-même. Il répand, de temps à autre, l’érudition avec une profusion qui pourra paraître hors d’œuvre à quelques ignorants de logiciens, lesquels, toujours prêts à argumenter, n’ont aucune idée de ce goût fin et délicat, dont mon antagoniste et ceux qui pensent comme lui sont restés les seuls dépositaires.

Les Français sont de plus fort crédules, et on ne peut rien opposer à la preuve que notre savant en donne. Elle est tirée de Martial, qui a reproché aux Gaulois, il y a plus de seize siècles, qu’ils étaient crédules[7]. Les Français d’aujourd’hui, sans avoir hérité des vertus des anciens Gaulois, ont hérité de leur crédulité. Peut-être même que c’est par une espèce de don prophétique que Martial a prévu qu’il se trouverait un jour quelques Français qui révoqueraient en doute l’histoire de Romulus, et qui ajouteraient foi à ce qui se passe sous leurs yeux ; car c’est là ce que mon critique appelle être crédule. Les anciens avaient, selon lui, une sagacité et une supériorité de génie si grande, qu’il parait fort tenté de leur attribuer aussi quelque connaissance de l’avenir.

Après s’être ainsi plaint des Français, mon savant antagoniste déplore le tort que la philosophie a fait aux sciences, surtout depuis qu’on a fait usage de la dialectique, et qu’on a voulu astreindre les anciens aux règles qu’elle prescrit. Rien ne lui parait plus dangereux, plus téméraire ; rien enfin ne porte, selon lui, des marques plus sûres d’une ignorance crasse. Au contraire, une admiration aveugle pour tout ce qui est fort ancien, admiration qui doit être proportionnée au nombre de siècles, et une foi implicite pour tous les faits que rapportent les histoires les plus antiques, caractérisent selon lui le solide savoir : sur ce pied-là, on doit assurément le regarder comme un des plus savants hommes qu’il y ait jamais eu.

Il est tout naturel, après ce que je viens de dire, que de son côté, il me regarde comme un franc ignorant. On trouvera peut-être plus étrange qu’il me qualifie souvent de logicien. Je lui en ai bien de l’obligation, et cela compense en partie la mauvaise opinion qu’il témoigne partout avoir de mon érudition. Ce qui diminue cependant un peu de ma gratitude, c’est qu’il est aisé d’apercevoir combien cette logique lui est odieuse.

Un homme qui, dans ce dernier siècle, a infiniment nui aux sciences, selon notre savant critique[8], c’est un certain Le Clerc, qui, infatué de sa logique, voulait toujours faire le raisonneur, et juger des anciens selon les règles du bon sens, au lieu d’admirer tout ce qui a quinze ou vingt siècles d’antiquité. C’est son exemple, ou ses leçons, qui ont fait naître dans quelques petits esprits la démangeaison de se concilier les suffrages des ignorants, en osant s’arroger le droit de censurer les anciens : C’est à l’abri d’une mauvaise logique que des quarts-de-savant assassinent, pour ainsi dire, la véritable érudition qu’ils n’oseraient attaquer ouvertement. C’est cette pernicieuse logique qui, selon notre savant, m’a gâté l’esprit et m’a enhardi à attaquer la vérité d’une histoire que je ne connais, dit-il, que par l’Abrégé de Struve. C’est apparemment par là que ce docte personnage a commencé ses études.

Cependant il n’a pas dessein de bannir entièrement la logique des sciences ; au contraire il la croit très utile, pourvu qu’on se borne à suivre quelques règles qu’il prescrit, du moins lorsqu’il s’agit des Anciens, et de leurs écrits. Ce n’est que l’abus de la logique, que cet habile homme condamne ; et c’est pourquoi il nous donne certaines règles qui, étant une fois admises, mettent les Anciens à l’abri de la censure des Modernes. Il a donc entrepris de créer une nouvelle logique, dont il a si bien détaillé les principes, qu’il en remplit prés de quarante pages d’assez grand in-octavo. Enfin, soit qu’il ait cru que cela ne suffirait pas encore, ou plutôt qu’il ait remarqué que tout cela n’était qu’ébauché et mal digéré, comme il s’exprime lui-même (inchoata et rudia)[9], il s’est vu obligé d’y ajouter quelques éclaircissements, tant pour expliquer que pour étendre ce qui lui paraissait encore au-dessus de la portée des esprits vulgaires. Il y emploie quarante autres pages ; et ce n’est qu’après ce court préambule, qu’il entre en matière.

La logique de mon censeur étant aussi singulière que nouvelle ; je crois que je ferai plaisir à mes lecteurs de leur communiquer quelques-unes de ses règles. Nous autres, esprits vulgaires et quarts-de-savants, nous croirions ne pouvoir suivre de règles plus sûres dans nos jugements sur les Anciens, que ceux que ces Anciens eux-mêmes ont prononcés sur leurs contemporains. Notre censeur nous arrêtera ici par un distinguo. S’ils portent un jugement avantageux d’un auteur plus ancien qu’eux, ou leur contemporain, concedo ; mais s’il leur est désavantageux, nego. Ovide[10] a dit que les vers d’Ennius étaient sans art et sans délicatesse. Permis à Ovide d’en juger ainsi ; mais, pour nous, nous devons trouver Ennius très poli. Sic Ennium arte rudem appellare nobis non liceat, liceat Ovidio[11]. Cicéron a dit que Fabius Pictor, Caton, Fannius, Vennonius, etc., avaient assez mal réussi dans ce qu’ils avaient écrit sur l’histoire[12]. Cicéron dira tout ce qu’il lui plaira : la logique de mon savant antagoniste lui dit[13] que ces historiens étaient très  exacts et très fidèles. Il permet à ceux qui vivaient dans le siècle de Cicéron et d’Auguste[14] de se croire assez habiles pour porter ces jugements sur les écrits de leurs contemporains et de leurs devanciers ; mais nous, petits écrivains de ces derniers temps, nous ne devons pas pousser l’audace jusque là. Nous devons nous renfermer dans l’admiration, et nous ne devons même nous conformer aux jugements des anciens qu’autant qu’ils sont avantageux à ceux sur lesquels ils les portent. Tout ce qui a quinze ou vingt siècles d’antiquité nous doit être sacré ; et il n’y a que des téméraires (il dirait volontiers des profanes) qui osent trouver à redire à Ennius, et ne pas admirer la noblesse et l’énergie de sa diction, quoi qu’en puissent dire Ovide, Cicéron et tout ce qu’il y a d’autres anciens. Notre subtil logicien les respecte, sans doute, mais non pas assez pour souscrire à leur jugement, dès qu’il n’est pas favorable à ceux qui sont encore plus anciens qu’eux, et qui, par conséquent, méritent encore un degré de vénération de plus.

On voit donc que, selon les principes de sa logique, le mérite des auteurs doit être réglé sur leur antiquité. Je crois qu’il aurait de la peine à souffrir qu’on mit Virgile au-dessus d’Ennius, Horace au-dessus de Lucile, etc. Quoique Cicéron paraisse faire fort peu de cas des Harangues de Caton, je croirais notre auteur disposé à, en racheter la perte par tous les écrits de Cicéron lui-même, qui, dans son système, doit être inférieur à Caton. Ils étaient Romains l’un et l’autre. Ils ont fleuri l’un et l’autre sous la république. Ils ont été l’un et l’autre grands orateurs, et se sont élevés par leur mérite au consulat. En tout cela ils sont assez égaux ; mais, pour leurs écrits, ceux de Caton étant plus anciens d’un siècle, ils ont un mérite que toute la solidité et la beauté des ouvrages du prince de l’éloquence romaine ne peuvent contrebalancer dans l’esprit de mon censeur. C’est grand dommage que les poésies de Bavius et de Mévius ne se soient pas conservées jusqu’à nos jours. Si leurs écrits avaient échappé à l’injure des temps, après avoir langui dix-sept ou dix-huit siècles dans l’obscurité et dans le mépris, ils auraient trouvé, en dépit de Virgile et du bon sens, un admirateur zélé dans mon antagoniste. Horace est bien heureux d’être ancien, lui qui se moque de ceux qui ne mesurent le mérite des livres que sur leur antiquité ; il se trouverait enveloppé dans les mêmes censures que les Bayle, les Le Clerc, les Saint-Évremond. Mais, comme il est du siècle d’Auguste, cela le rend trop respectable.

Si notre auteur ne juge pas en général du mérite des auteurs par leur antiquité, du moins il est persuadé que, dès qu’ils ont passé un certain nombre de siècles, ils doivent tous être rangés dans la même classe. Il suffit, dit-il[15], pour faire honneur aux Romains, de nommer Varron, Cicéron, Pline l’Ancien, Jules Solin, Quintilien, Gellius, Macrobe, qui tous, ayant exercé leur plume sur des sujets différents, ont montré à peu près autant d’esprit et de pénétration les uns que les autres. En vérité, Solin, Aulu-Gelle et Macrobe doivent savoir beaucoup de gré à notre savant, car il n’y a que lui au monde qui puisse s’aviser de les mettre dans le même rang que Cicéron. Je doute que, quelque bonne opinion qu’ils aient pu avoir eux-mêmes de leurs ouvrages, ils se soient jamais attendus d’aller de pair avec les auteurs de la première volée. Mais Cicéron lui saura-t-il bon gré de l’avoir confondu avec des Solin, des Aulu-Gelle et des Macrobe ? Je crois, à la vérité, que mon savant lui laisse sur eux l’avantage de l’éloquence, et qu’il se contente de les lui égaler pour le génie et pour la pénétration ; et je suppose même que Cicéron, Varron et Quintilien sont très satisfaits de se trouver dans la compagnie de ces rapsodistes ; mais que dira Pline l’Ancien de ce qu’on le met à côté de Solin ? Il faut assurément que mon docte adversaire croie que tous les auteurs qui ont vécu avant la destruction de l’empire d’Occident doivent être mis dans le même rang. Se serait-il avisé, sans cela, de compter Aulu-Gelle et Macrobe entre les beaux génies qu’a produits l’antiquité ? Je suis persuadé qu’eux-mêmes ne se sont jamais regardés que comme des auteurs assez médiocres. Mais que Solin, chargé des dépouilles de Pline, vienne lui disputer le pas ou prétende, du moins, aller de pair avec lui, c’est ce qui n’est pas supportable.

Malgré la haute opinion que j’avais de la profonde doctrine de ce savant homme, je serais presque tenté de croire qu’il ne connaît la plupart de ces auteurs que de nom. Sans se donner la peine de lire Pline et Solin, il n’avait qu’à jeter les yeux sur les prolégomènes de l’illustre Saumaise sur Solin ; il y aurait appris que cet écrivain n’est qu’un assez mauvais copiste de Pline qu’il transcrit sans le nommer. Quand même on permettrait à Aulu-Gelle et à Macrobe de se ranger avec les Varron et les Cicéron (idée qui n’a pu naître que dans un esprit bien singulier), ne sera-ce pas toujours faire tort à Pline que de lui égaler un plagiaire qui s’est orné de ses plumes, comme il en est convaincu en mille endroits par Saumaise et par Hardouin, qui nous montrent même qu’en le transcrivant il en pervertit le sens, faute de l’entendre ?

Voilà donc à quoi nous mènera cette nouvelle logique. Suivant les principes qu’on y établit, nous ne jugerons plus des auteurs ; que parleur antiquité, et nous nous persuaderons que la durée d’un certain nombre de siècles doit avoir effacé tous leurs défauts. Il nous faudra être insensibles aux beautés des écrivains qui ont fait les délices de leur siècle, et, au contraire, admirer ceux qui en ont été le rebut. Je crois que les Fabius Pictor, les Vennonius, les Solin, etc., s’accommoderaient assez de ce nouveau système. Mais Cicéron, Virgile, Horace et divers autres, s’en accommoderont-ils ? Eux qui ont toujours tenu un rang si distingué, se verront-ils, sans chagrin, confondus dans la foule des écrivains ? Mais c’est contre ces distinctions-là même que notre auteur s’élève avec le plus de force. Au lieu de s’amuser à examiner les écrits des anciens, au lieu de, se mêler d’en juger, au lieu d’admirer, dans les uns, la délicatesse et la solidité des pensées, la finesse du discernement et la beauté de l’expression, et de condamner dans les autres les défauts contraires, il faut admirer tout ce qui est grec ou romain, tout ce qui a quinze ou vingt siècles d’antiquité. C’est là ce que notre savant appelle le bon goût.

Tels étant les principes que mon censeur établit dans sa nouvelle logique, on voit bien que, s’ils ne sont pas avantageux aux écrivains les plus fameux qui par là se voient confondus dans la foule, ils servent du moins de fondement au système de notre auteur sur la certitude de l’histoire ancienne. Suivant ces principes nous ne pouvons refuser d’ajouter foi à tout ce que débite Fabius Pictor. Ils nous ôtent le droit de douter de ce qui a paru douteux à ses contemporains mêmes. Car, comme il ne nous est permis de nous en rapporter aux jugements des anciens qu’autant qu’ils sont favorables à leurs devanciers ou à leurs contemporains, nous devons rejeter les témoignages peu avantageux que Denys d’Halicarnasse et Polybe rendent contre l’histoire de Fabius Pictor. Nous devons, en général, rejeter tout ce qui tend à diminuer la réputation d’un écrivain du sixième siècle de Rome : temps où, suivant notre savant, les sciences devaient beaucoup fleurir à Rome, puisqu’elles y ont fleuri de tout temps. La manière dont il le prouve est trop singulière pour ne pas mériter d’être communiquée à mes lecteurs.

A l’occasion de ce que j’ai dit, que le peuple romain, pendant les cinq premiers siècles, a été grossier et ignorant et a fait peu d’usage des lettres, mon docte antagoniste me prouve d’une manière évidente[16] que les arts et les sciences florissaient à Rome peut-être plus qu’ils ne font de nos jours chez les peuples les plus policés de l’Europe. Il n’y a que des ignorants, qui ne connaissent les Romains que par l’Abrégé de Struve, qui en puissent douter.

Du moins se rendront-ils à l’évidence des preuves de notre savant. Tite-Live[17] et Denys d’Halicarnasse[18] nous apprennent que, dès la fin du troisième siècle, il y avait des écoles à Rome, où les enfants allaient apprendre à lire : d’où notre subtil logicien conclut qu’ils savaient la philosophie, l’astronomie, la théologie, tous les arts libéraux, comme l’architecture, la peinture, l’art de graver, enfin tout ce qu’on peut imaginer[19] ; et cela, peut-être, dans un degré de perfection auquel les siècles suivants ne purent ajouter que très peu de chose. Ce n’était pas seulement dans le troisième siècle que les Romains étaient si savants ; du temps de Romulus même ils avaient déjà l’esprit fort poli et fort cultivé[20] ; et, quoi qu’en puisse dire Ovide[21],

Scilicet arma magis quam sidera, Romule, noras,

on peut compter que notre auteur regarde Romulus comme un de ces hommes universels, et par conséquent comme un très habile astronome.

Mon docte adversaire ayant l’art de tirer ces conséquences avec tant de subtilité, et les principes de sa logique le secondant si heureusement sur toutes sortes de paradoxes, il n’est pas surprenant, qu’ayant entrepris de me réfuter, il prenne à tâche de me contredire même sur les choses que j’aurais crues les plus claires et les plus évidentes. J’ai dit que l’invention de l’imprimerie avait rendu les livres beaucoup plus communs qu’ils ne l’étaient anciennement. J’avais avancé cela en ignorant, croyant la chose si évidente qu’elle n’avait pas besoin de preuves. Mais ce savant personnage me prouve[22] que les livres étaient anciennement et en plus grand nombre que de nos jours, et peut-être même à meilleur marché. La preuve en est claire : elle est fondée sur ce que dit Aulu-Gelle, qu’il achète beaucoup de livres à bon marché[23]. Martial dit encore[24] qu’on pouvait acheter cinq deniers le recueil de ses épigrammes, et même un exemplaire des mieux conditionnés ; car ailleurs[25] il nous apprend qu’on en pouvait encore acheter à un prix beaucoup plus modique. Les livres étant à si bon marché étaient donc assez communs. Mais, supposant que les livres puissent s’acquérir plus facilement de nos jours, notre critique nous prouve que les anciens ont su tirer avantage de leur rareté même[26].

J’ai dit qu’il n’existait point d’Annales fort anciennes. Mon critique trouve la preuve du contraire dans ce vers de Virgile, où Énée dit à Vénus :

Et vacet Annales nostrorum audire laborum[27].

Il dit que Virgile était un poète trop savant trop exact, pour ne pas faire ici allusion à quelque ancien usage ; et il a sans doute voulu désigner ici quelque journal exact de ses voyages, qu’Énée portait dans sa poche. Apparemment qu’Énée, se défiant de sa mémoire, avait dressé une relation exacte de la destruction de Troie et de toutes les traverses qu’il avait essuyées dans ses voyages ; et c’est ce que le poète appelle ici Annales.

Or si, dés le temps d’Énée, les héros ne voyageaient point sans porter avec eux un livre d’Annales, en guise de vade mecum, il y a bien de l’apparence que ses descendants auront, à son exemple, soigneusement dressé des Annales, et par conséquent qu’on en dressait cinq siècles plus tard. Voilà une merveilleuse logique.

Notre savant continuant à raisonner sur de si beaux principes, ils le mènent naturellement à conclure que rien n’est plus certain que les temps qui approchent le plus de la fondation de Rome ; et qu’au contraire, plus les événements approchent de nos jours, plus il est facile d’en démontrer l’incertitude. S’il condamne le pyrrhonisme historique, il ne condamne pas le pyrrhonisme en général. Rien, selon lui, de plus juste, de plus légitime, que les doutes que nous formons sur ce qui se passe sous nos yeux. Mais, de porter le pyrrhonisme jusqu’à douter de ce que raconte Fabius Pictor, c’est une profanation, un attentat impardonnable. Enfin il nous assure que, s’il voulait se donner la peine d’entrer dans cette discussion, il lui serait facile de prouver qu’on peut parler avec beaucoup plus de certitude des événements des règnes de Romulus et de Numa que de ceux de notre temps[28]. C’est grand dommage que notre savant n’ait pas voulu nous communiquer ses idées sur ce sujet, qui ne pouvait qu’être très intéressant, surtout étant traité par un aussi habile logicien.

Quoi qu’il en soit, on voit qu’il entre en composition sur le pyrrhonisme. Il nous abandonne tous les événements qui Loire moderne. se passent sous nos yeux ; il est même homme à nous permettre de douter de notre propre existence, pourvu que nous ne doutions pas qu’il n’ait existé un Romulus ; pourvu que nous ne formions point de doutes sur l’action de M. Curtius, sur celle de Mucius Scævola, sur le supplice de Regulus, etc. Ce sont là de ces faits qu’il faut recevoir avec cette soumission due à la vénérable antiquité, et qui doivent être à l’abri de la logique d’un Le Clerc, et du pyrrhonisme d’un La Mothe le Vayer et d’un Bayle.

Voilà quelques échantillons de la logique de mon censeur. On voit bien qu’il n’y a pas moyen de résister à des arguments si accablants, et qu’il y aurait de la témérité à moi de m’engager dans un combat si inégal. Je crois pourtant avoir lieu de me plaindre de ce qu’il se prévaut  un peu trop de la supériorité que son esprit et son érudition lui donnent sur moi : ce qui lui fait croire qu’il n’y a point de paradoxe, point d’absurdité, qu’il ne puisse aisément défendre contre moi.

Il me traite, en général, assez cavalièrement ; et non content de m’attribuer des défauts communs à tous les Français, comme d’avoir le goût mauvais, d’aimer à charger mes marges de citations, et d’être fort crédule, on voit encore qu’il me regarde comme un franc ignorant, puisqu’il dit que je ne connais l’histoire romaine que par l’Abrégé de Struve. Mais il ne faut pas prendre garde à ces bagatelles.

Des savants de ce calibre ne s’amusent pas à peser leurs expressions, lorsqu’ils n’ont affaire qu’à de petits auteurs français.

Il se sert quelquefois d’expressions qui pourraient paraître choquantes à des esprits ombrageux ; mais, pour moi, je ne puis m’empêcher de les rapporter, quand ce ne serait que pour en régaler ceux qui n’auront pas lu sa critique. Il faut considérer que, zélé comme il l’est pour l’histoire romaine et pour l’antiquité en général, il n’est pas étrange que sa bile s’échauffe quelquefois, et qu’il lui échappe quelques petites expressions pour me qualifier, lesquelles ne paraîtront peut-être pas des plus polies.

Par exemple, lorsqu’il dit[29] : Que notre censeur s’applaudisse tant qu’il voudra ; qu’il se croie bien habile, j’y consens ; mais il n’était pas d’un homme de bien de venir obscurcir la gloire des anciens par ses chicanes. Ailleurs, il dit qu’il faut être de la dernière impudence[30] pour oser contester la vérité de l’enlèvement des Sabines. Enfin, ceux qui ajoutent foi aux faits les plus incroyables rapportés par les anciens étant des gens pleins de droiture et de probité, ceux qui osent en douter doivent naturellement être d’un caractère tout opposé[31]. J’aime mieux laisser en latin les termes dont l’auteur se sert que de les rendre en français avec la même force. Il paraît même que, s’il avait le pouvoir en main, il serait homme à punir mes attentats par des corrections un peu plus vives que des paroles. J’ai témoigné que les livres des Pontifes m’avaient tout l’air d’avoir été supposés ; sur quoi mon censeur m’adresse cette exhortation pathétique[32] : Prenez garde que, tandis que vous accusez les Pontifes romains d’avoir supposé de faux livres, vous n’encouriez vous-même les peines de la loi Remmia. Il faut savoir que la loi Remmia ordonnait pour peine, contre ceux qui avaient intenté une fausse accusation, d’avoir le front marqué de la lettre K avec un fer rouge. Quelle rigueur ! En vérité, cette loi Remmia me fait trembler. Il faut encore pardonner cela à son zèle pour les Pontifes romains. C’est une corde à laquelle il ne veut pas qu’on touche ; et il se fâche encore tout de bon ailleurs de ce que j’ai dit que les livres des Pontifes ne pouvaient pas plus servir à l’histoire que les Bréviaires d’aujourd’hui. Quelle comparaison, s’écrie-t-il, des livres des Pontifes avec les niaiseries des papistes d’aujourd’hui : (hodierna ponti faciorum crepundia !) La chaleur avec laquelle mon critique prend en main la cause de l’ancienne religion romaine, et le mépris qu’il témoigne pour celle d’aujourd’hui, pourraient paraître suspects. Qui sait si ce zèle pour l’antiquité ne provient pas d’un attachement secret à l’ancienne religion de ces anciens et respectables Pontifes ? Mais ces anciens Pontifes étaient tolérants ; du moins ils ne menaçaient pas du fer rouge. Par cet endroit notre savant paraîtra peut-être tenir un peu aux pontifes modernes, que pourtant il méprise si fort.

Mais si l’on faisait valoir cette loi Remmia ou Memmia contre mon censeur ; si je prouvais qu’il hasarde, de temps à autre, de ces accusations destituées de fondement et de preuves ; que dirait-il à son tour ? Par exemple, lorsqu’il dit que c’est sur les versions latines que j’ai traduit en français les passages grecs que j’ai allégués, il me semble qu’un aussi habile grec que lui, et qui épargne si peu le papier, ne devait point avancer cette accusation sans l’appuyer de ses preuves. Ce n’était que par ma dissertation qu’il pouvait juger de mon érudition grecque, car il ne me connaissait pas même de nom, lorsqu’il a publié la première partie de sa critique. Or, s’il y a trouvé des preuves de mon ignorance dans la langue grecque, que ne les alléguait-il ? ou bien qu’il les allègue encore ; sans cela, gare la loi Remmia. Je ne puis comprendre sur quoi il fonde cette accusation, à moins que ce ne soit parce que ma traduction, s’accordant avec la latine, et rendant l’une et l’autre exactement l’original, il en conclut que c’est sur le latin et non sur le texte grec que j’ai traduit. Cependant, s’il avait voulu se donner la peine d’examiner les choses, ut bonum addecebat, il aurait pu voir, dans les passages de Denys d’Halicarnasse et de Polybe que j’ai allégués, que je n’ai point donné dans les fautes qui se trouvent dans les versions latines. Sur quel fondement ce savant me taxe-t-il donc d’être ignorant dans la langue grecque ?

Je commence à croire que ce n’est que sur ce que j’ai traduit ces passages, pour les mettre à la portée de tous mes lecteurs ; au lieu que mon docte adversaire, n’écrivant que pour des savants du premier ordre, a cité son grec sans le traduire. Mais est-ce là une preuve qu’il l’entend ? Je soupçonne presque que non. Cependant, afin de ne pas hasarder d’encourir les peines de la loi Remmia, je m’en vais lui communiquer sur quoi mes soupçons sont fondés. J’ai dit[33] que Caton le Censeur s’était opposé le plus qu’il avait pu au progrès que les sciences commençaient à faire à Rome. Je croyais le passage de Plutarque[34], sur lequel je me fondais, bien clair. Mon antagoniste me soutient que non, et cite là-dessus cet endroit même de Plutarque[35]. Je ne sais, cependant, s’il n’aurait pas bien fait de consulter la version latine ; car, s’il entend le grec, il faut qu’il ait été aveugle pour n’y pas trouver la preuve de ce que je dis. Mais, comme il entend sans doute mieux le latin, je le renvoie à Pline[36] qui dit à peu prés la même chose que Plutarque.

Si mon censeur cite beaucoup de grec sans l’entendre, il Ni le frai a cela de commun avec bien des gens d’aujourd’hui, qui affectent par là un air d’érudition. Mais, ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’il a entrepris de réfuter un livre français sans entendre le français. Ce qui m’en fait juger ainsi, c’est qu’en bien des endroits je remarque qu’il n’a pas compris ma pensée, lors même qu’elle est le plus clairement exprimée. Par exemple, j’ai dit[37] : que les Grecs s’appliquèrent à écrire l’histoire longtemps avant les Romains. Hérodote, quoique le plus ancien de ceux qui nous restent, n’a pas été le premier historien. Il me parait que cela est bien clair, et que, s’il avait entendu le français, il ne m’aurait pas tourné en ridicule[38] pour avoir dit qu’Hérodote était le plus ancien historien grec. Il nous aurait épargné ce beau commentaire, et tout cet étalage d’érudition qu’il est facile de ramasser sur des matières si rebattues, et qu’il prodigue ici à pure perte, pour me prouver que la Grèce a produit des historiens avant Hérodote.

Si mon censeur avait entendu le français, m’aurait-il accusé[39] de confondre les livres des Pontifes avec leurs Annales, comme il le fait ? J’ai employé cinq ou six pages à parler des premiers, après quoi je m’exprime ainsi[40] : Quoi qu’il en soit de la vérité ou de la supposition de ces livres, ils ne sont pas d’une si grande importance à mon sujet, que ceux qu’on nomme Annales des Pontifes, ou Grandes Annales. Après quoi j’emploie le reste du chapitre à traiter de ces dernières. On voit clairement que c’est mon critique qui est cause que tous les raisonnements portent en l’air. J’en ajoute une troisième preuve qui n’est pas moins claire.

J’ai employé mon Xe chapitre à donner le caractère de l’historien Fabius Pictor. Je divise son ouvrage en deux parties, dont la première comprend les cinq premiers siècles de Rome. Denys d’Halicarnasse dit que cet ouvrage était fort succinct, et qu’il y régnait aussi peu d’exactitude que de jugement. La seconde partie regarde les guerres Puniques, et Polybe en fait fort peu de cas. De là je conclus que l’ouvrage de Fabius formait un tout assez mauvais. Sur cela mon censeur se récrie ainsi[41] :

Quis denuo tibi jus dedit, ab rerum Annibalicarum historia ad omnes Fabii libros concludendi ? Quœnam te intemperiœ tenent, aut cur talia componere audes, quœ componenda non erant ? Ne dirait-on pas, à entendre cette belle exclamation, que je fais grand tort à Fabius Pictor, et que je n’argumente que sur le témoignage de Polybe, quoique j’aie employé neuf ou dix pages à rapporter le jugement d"Halicarnasse et les preuves qu’il donne du peu d’exactitude qui régnait dans l’ouvrage de ce père de l’histoire romaine ?

Serait-il possible que mon censeur n’eut pas entendu un mot de ces dix pages de français ? Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il fait très souvent de ces objections auxquelles il aurait trouvé la réponse dans mon ouvrage même, s’il l’avait entendu. Je pourrais prouver que les trois quarts de ses remarques ne sont ni plus solides ni mieux fondées que celles que je viens de rapporter ; mais je les passe, de crainte de me rendre aussi prolixe et aussi ennuyeux que lui.

J’ajoute cependant que la dernière remarque de mon censeur me paraît avoir son fondement dans les principes de sa nouvelle logique, dont j’ai parlé ci-dessus. En effet, le jugement de Denys d’Halicarnasse étant désavantageux à Fabius Pictor, il n’est pas plus permis à un moderne de s’y conformer qu’il ne lui est permis d’adopter les jugements de Cicéron et d’Ovide sur Caton, Vennonius et Ennius. De plus, comme, selon les mêmes principes de mon savant antagoniste, nous avons un degré de certitude beaucoup plus fort de l’histoire de Romulus et de Numa, que des événements de notre temps, il s’ensuit que Fabius Pictor était beaucoup plus assuré de ce qu’il écrivait sur la tradition et qui formait la première partie de son ouvrage, que de ce qu’il avait pu voir et apprendre par lui-même. Aussi notre critique m’abandonne-t-il assez galamment cette dernière partie ; et ce n’est proprement que la première qui lui tient au cœur.

Enfin, je viens à une accusation plus grave. Je passe aisément condamnation sur le mauvais goût, sur l'ignorance et sur la crédulité. Sur cet article, je n'ai rien à opposer à l'autorité de Martial. C'est un auteur ancien qu'il faut respecter ; et, puisqu'il a dit que les Gaulois étaient crédules, il faut bien que je sois crédule aussi, puisque je porte un nom français. Mais il n'a pas dit que les Gaulois étaient plagiaires, comme notre savant m'accuse de l'être. Cette accusation n'étant donc fondée que sur le témoignage de mon censeur, qui est moderne ; et les modernes, selon lui, étant fort inférieurs aux anciens, pour la candeur et la bonne foi, il me permettra de prouver que son accusation est téméraire et fausse. Voyons en quoi elle consiste.

Voici les paroles que notre savant m'adresse : C'est à tort que vous passez sous silence les noms de Cluvier, de Dodwell et de Perizonius, qui ont les premiers soutenu votre opinion, et dont on voit clairement que vous avez emprunté bien des choses. J'ai donc emprunté bien des choses de ces savants hommes; et, ce qui est le caractère d'un vrai plagiaire, j'ai passé leurs noms sous silence. Je demande pardon à mon censeur, si je lui prouve, à mon tour, qu'il y a dans ce qu'il avance là autant de faussetés que de mots. Une accusation si grave devait-elle se hasarder d'une manière vague? et, puisqu'il dit qu'on voit clairement que j'ai emprunté bien des choses de ces savants, il n'aurait pas eu beaucoup de peine à spécifier ces choses. Pour moi, en lisant ces paroles, j'ai d'abord jugé qu'il n'avait pas lu ces auteurs et qu'il n'avait fait aucune attention à ma dissertation ; et je crois à présent pouvoir l'assurer avec connaissance de cause.

I. S'il avait lu ces auteurs, pourrait-il dire qu'ils ont comme moi, l'incertitude des cinq premiers siècles de l’histoire romaine ? Première fausseté, qui prouve qu’il ne connaît ces auteurs que de nom et par quelque traité d’histoire littéraire. 1° Car, pour ce qui est de Cluvier, on dirait à entendre mon censeur qu’il a poussé ses doutes aussi loin que moi ; mais il les borne entièrement à la venue d’Énée en Italie, et à ce qu’on dit de la fondation de Rome par Romulus. 2° Dodwell n’a pas même été si loin, il se contente de regarder la suite des rois d’Albe comme peu authentique. Du reste, il n’attaque pas même la vérité de la fondation de Rome par Romulus. 3° Enfin, selon lui, Perizonius a soutenu la même opinion que moi. Mais, s’il avait connu Perizonius autrement’ que de nom, aurait-il dit que ce savant a soutenu avant moi l’incertitude de l’ancienne histoire romaine, puisqu’au contraire, il a employé tout son génie et toute son érudition à en établir la vérité ? Il est vrai qu’il s’y est pris d’une manière différente de celle de mon critique. Il est convenu de son incertitude sur plusieurs points, et il n’a pas été assez extravagant pour soutenir que nous avions plus de certitude des événements du règne de Romulus et de Numa que de ceux dont nous sommes, en quelque sorte, les témoins oculaires. Il est donc faut que ces trois savants aient soutenu la même opinion que moi.

II. J’en ai emprunté bien des choses et cela sans les nommer. Seconde fausseté. Je n’ai pu emprunter de Cluvier et de Dodwell que ce que je viens de marquer ; et ayant destiné le premier chapitre de la seconde partie de ma dissertation à démonter qu’il était incertain par qui et dans quel temps Rome avait été fondée, c’était naturellement l’occasion d’appuyer mon opinion du témoignage de ces savants. Mais mon censeur dit que je ne les ai pas nommés. Je prie ceux de mes lecteurs qui voudront se convaincre de la vérité, de jeter les yeux sur les pages 164 et 165 de la première édition ; et, s’ils n’y voient pas Dodwell et Cluvier nommés avec des renvois à la marge, je consens de passer pour plagiaire.

Mais venons en à Perizonius, que je suis accusé d’avoir pillé aussi ; et il est vrai que je ne l’ai pas nommes : mais, puisque mon censeur voit si clairement que j’en ai emprunté bien des choses, il nie semble qu’il aurait pu aisément indiquer mes larcins. West ce dont je le défie, car je ne l’avais pas seulement lu, lorsque je publiai ma dissertation ; et lui, qui nie traite si souvent d’ignorant, il ne doit pas avoir de peine à le croire. D’ailleurs, il sera aisé de s’en convaincre, en comparant la première édition avec celle-ci. Je l’y cite très souvent, et il est facile de voir que j’en aurais fait usage plus tôt, si je l’avais eu plus tôt entre les mains. Quoique je ne sois pas du même sentiment que ce savant homme, cela ne m’empêche pas de le regarder comme un des plus judicieux critiques de ces derniers temps.

III. Enfin, pour finir la matière du plagiat, il n’y a pas jusqu’à M. de Pouilly que l’on ne m’accuse d’avoir pillé ; et cela parce que j’ai fait usage des mêmes passages dont il s’était servi pour attaquer la vérité de l’histoire romaine. Il est bien étrange, en effet, que, traitant le même sujet qu’a traité M. de Pouilly, on y retrouve quelques-unes des preuves dont il a fait usage. Mais dites-moi un peu, est-ce que je ne fais que répéter ce qu’il a dit, sans l’appuyer de nouvelles preuves ? J’ai cité des passages qui ont été cites par d’autres. Voilà un étrange plagiat ! Quoi ! celui qui cite le premier un passage, se l’approprie tellement qu’il n’est plus permis à d’autres d’en faire usage ! Peut-être vouliez-vous que je fusse aussi original que vous dans mes preuves, et que j’en allasse chercher dont jamais homme sensé ne se serait avisé ? Si je croyais que mes lecteurs eussent assez de loisir ou prissent assez d’intérêt à la matière, pour entrer dans cette discussion, il me serait bien facile de les convaincre que je n’ai rien emprunté de personne, sans en faire honneur à ceux qui me fournissaient quelque remarque importante.

Cependant j’ai pillé M. de Pouilly, quoique j’aie dit dans ma préface que j’entreprenais de traiter avec quelque étendue un sujet qu’il avait traité trop en abrégé, vu l’importance de la matière. Je n’ai fait que le copier : l’ordre, l’arrangement des matières, les raisonnements, les preuves, sont absolument les mêmes ; et, dans un volume entier, je n’ai fait que répéter ce qu’il avait dit en dix pages ? Si mon censeur avait la moindre équité, il conviendrait que tout est neuf dans la première partie de ma dissertation, et je le défie de prouver que j’aie emprunté mes idées de qui que ce soit. La seconde partie roule sur des faits, et il y en a plusieurs dont la vérité a été attaquée avant moi ; mais j’ai toujours eu soin de nommer ceux desquels j’empruntais quelque chose, et je le défie encore de prouver le contraire.

En voilà assez pour caractériser mon antagoniste et pour faire voir que, chez lui, la véritable érudition et le bon goût ne consistent que dans une admiration outrée pour les anciens, dans un ramas de leurs passages cités à tort et à travers ; qu’il avance les paradoxes les plus absurdes, qu’il les soutient par les raisonnements les plus inconséquents, et qu’enfin il se croit tout permis contre ceux qui sont d’une auge opinion que lui. Cependant, il a le front d’avancer encore[42] que je calomnie l’abbé Sallier. Je laisse aux lecteurs équitables à juger de ce qui en est. Quoique je sois d’un sentiment opposé au sien, je considère trop ce savant homme pour qu’il me soit échappé quelque ex-pression dont il puisse se trouver choqué ; s’il y en a quelqu’un, je la condamne et la rétracte ; et je serais très fâché d’avoir usé à son égard des termes dont mon censeur se sert pour me qualifier. Qui est-ce à présent de nous deux qui aura encouru les peines de la loi Remmia, moi pour avoir témoigné que les Livres des Pontifes m’étaient Suspects, ou lui, pour avoir été convaincu manifestement de mauvaise foi dans ses imputations ?

Pour lui faire voir que j’en agis avec plus d’équité et que je n’avance rien au hasard et que je n’appuie de ses preuves, je lui rétorque, à mon tour, l’accusation de plagiat, et j’entreprends de l’en convaincre aussi clairement que je l’ai convaincu de n’entendre ni le grec, ni le français. Qu’il me dise un peu ce que signifie cet étalage d’érudition dont il fait parade dans la deuxième partie de sa seconde section, et dont il remplit près de cent pages grand in-octavo et petit caractère ? Croit-il que je me laisse éblouir parce ramas de citations, et que je ne pourrais pas aussi bien que lui ramasser tout ce fatras, en pillant Dodwell, le dictionnaire de Pitiscus et quelques autres livres de cette espèce ?Y éclaire-t-il les matières ? y dit-il quelque chose de nouveau ? y trouve-t-on une seule idée précise ? Je n’y trouve rien de pareil. Il y répète ce qui a été dit vingt fois, et voilà justement ce que j’appelle être plagiaire.

Qu’il me dise encore s’il était fort difficile de prouver qu’il y a eu des historiens avant. Hérodote ; et si, dans les preuves qu’il nous en donne[43], il y a quelque chose de nouveau ? N’aurait-il pas mieux fait, s’il était vrai que j’eusse cru Hérodote le plus ancien historien, de nie renvoyer à Vossius ou à Fabricius, ou à quelque autre, sans aller,répéter ce qu’ils ont dit avant lui ?

Qu’est-ce encore que ce beau catalogue d’anciens historiens, dont il nous régale ailleurs[44]. Était-il fort difficile de rassembler ces morceaux en pillant encore Vossius, Hanckius et divers autres auteurs assez connus ? Tout ce qu’il nous dit là, on le savait déjà, ou il était facile de s’en instruire, sans qu’il se donnât la peine de le transcrire. Car il reste toujours également certain, après tout ce qu’il a pu dire, que le plus ancien historien romain n’est que du milieu du sixième siècle de Rome, que les Grecs qui ont parlé des Romains ne l’ont précédé que de fort peu, et qu’on ne pouvait faire de fond sur leurs relations. Or, ne faire que répéter ce qui a été dit cent fois, sans y ajouter rien de nouveau, c’est ce qui me paraît un plagiat dans les l’ormes.

 Mais enfin, le sieur Christophorus Saxius avait envie de m’accabler d’un gros in-octavo. Il a cru qu’en citant à tort et à travers, en pillant de tous côtés, en s’enveloppant d’un style diffus et obscur, il ferait aisément passer ses paradoxes ; il a cru que, pour se faire admirer, il fallait être inintelligible et singulier dans ses idées ; il a cru qu’en affectant de me traiter d’ignorant, il pourrait faire passer les petits traits de mauvaise foi qu’il employait contre moi, et qu’on s’apercevrait d’autant moins de son ignorance et de ses larcins, qu’il criait à l’ignorant et au voleur contre moi. Je n’ai pas dessein d’entrer dans un plus grand détail. Qu’il s’applaudisse tant qu’il voudra, qu’il se croie bien habile, j’y consens ; mais il n’était pas d’un honnête homme d’inventer des faussetés contre un autre, uniquement parce qu’il est d’une opinion différente. Je crois cela suffisant pour répondre à son gros in-octavo, ou du moins pour me dispenser d’y répondre plus au long. Ainsi je regarde la dispute comme finie, et je déclare que je ne répondrai que par un profond silence à tous les gros volumes dont il pourrait entreprendre de m’accabler dans la suite.

 

FIN DES REMARQUES.

 

 

 



[1] His præsentim temporibus ubi indicium rectæ doctrine, et gustus quodam elegantia (le bon goût) vilescit. Vol. I, p. 74.

[2] Meris librorum Gallicorum crepundlis contineantur adolescentes, etc. Ibid., p. 77.

[3] Ibid., p. 43.

[4] Erit forte dialecticus aliquis præclarus, qui volet rerum gestarum veritatem suis metiri ratiunculis. Vol. I, p. 41.

[5] Quo plures nobis Commentariorum Gallicorum, Ephemeridum, Disputationum academicarum, et aliorum haud raro nullius pretii libellorum indiculos, tanquam fumum, vendunt. Ibid., p. 71.

[6] Magni quidem sibi videntur aliquot Franci, quod et ipsi Antiquarum rerum Memoriæ pro virili parte consulentes, nobis in margine Historiarum fontes sollicite enarraverint ; verum si vel maxime omnes chartarum plagulæ testimoniis scriptorum tanquam torrenti inundentur. Vol. I, p. 71.

[7] Tanti tamen Galla credulitas, jam a Martiale notata, apud eruditos non sit. Ibidem.

[8] Vol. II, p. 414.

[9] Vol. II, p. 401.

[10] Tristes, lib. II, v. 424.

[11] Vol. II, p. 485.

[12] Cicero, de Legib., lib. I, cap. II.

[13] Vol. II, p. 486.

[14] Quod si forte Ciceronis et Augusteo ævo hæc de se persuasionis venia datur, nobis tamen similis fiducia nullo modo concedi potest. Ibid.

[15] Varronem, Ciceronem, Plinium Majorem, Julium Solinum, Quintilianum, Gellium, Macrobium, nominare ad laudem Romanorum satis est, quibus omnibus par pene scuminis laus in dissimili scribendi genere tribuitur. Vol. II, p. 473.

[16] Vol. II, p. 461 et sqq.

[17] Lib. III, cap. XLIV.

[18] Lib. IX, p. 709.

[19] Philosophiam, siderum scientiam, sacrorum disciplinam, præteres artes quascumque liberales, valut architectonicam, statuariam, cælaturam, sculpturam, picturam, vestium ludorumque apparationem, aliaque id genus plura didicerant. Vol. II, p. 462.

[20] Ex quo ambiguum non est, Romuli ætatem non modo barbaram, sed excultam et eruditam fuisse. Ibid., p. 463.

[21] Fastes, lib. I, v. 29.

[22] Vol. II, p. 469.

[23] Libros plurimos ære pauco emo. Noct. Attic., lib. IX, cap. IV.

[24] Lib. I, ep. CXVIII.

[25] Lib. XIII, ep. III.

[26] Felix illa et salubris exemplorum paucitas diligentiam sriptorum acuit, etc. Vol. II, p. 470.

[27] Non enim crediderim, Virgilium metri causa scripsisse,

Et vacet Annales nostrorum audire laborum ;

Æn., lib. I, v. 377.

sed in animo habuisse veros Æneæ Annales non est quod dubitemus, præsertim cura poeta sit doctissimus, accuratissimusque, et in omnibus fere versibus, antiquitatis veram imaginem curiosius referre studeat, etc., p. 417.

[28] Etenim si utriusque ævi rationes nunc perscrutari, veteraque et pressentis contendere, animum induceremus, facile appareret multo certius Romuli aut Numæ quam plerasque hujus seculi res gestes sciri posse. Vol. I, p. 66.

[29] Vol. I, p. 77.

[30] Graviter impudens. Vol. II, p. 475.

[31] Illud ingenuis tantum hominibus exprobrari potest, hoc nisi vano et contumaci rerum invisarum obtrectatori nemint. Ibid., p. 491.

[32] Vide, quæso, ne dum Pontifices romanos ex lege Cornelia falsitatis accusas, ipse legis Remmiæ sanctione tenearis. Vol. III, p. 249. Voici encore un petit recueil de phrases choisies de mon critique. Ibid., p. 251, Δήρος πολύς ; p. 254, τό Διόνος γρύ ; p. 255, Απροσδιόνησα scribis ; p. 259, Inscite ; p. 311, Quasi ύς τήν Άθηνάν ; p. 321, Ridicula et incita sane animadversio ; p. 325, Iniquissima hæc est cavillatio. C’est par quelques gentillesses de ce goût-là qu’il commence ordinairement ne remarques, et c’est apparemment là ce qu’il appelle le bon goût.

[33] Prem. édit., p. 14.

[34] In Catone Majore, p. 350.

[35] Vol. II, p. 483.

[36] Lib. XXIX, cap. I.

[37] P. 2.

[38] Vol. II, p. 458.

[39] Vol. III, p. 248.

[40] P. 48.

[41] Vol. III, p. 265.

[42] Vol. II, p. 455.

[43] Vol. II, p. 458 et sqq.

[44] Vol. III, p. 176... 289.