DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE PARTIE. — Dans laquelle cette incertitude est prouvée par la disette des monuments.

CHAPITRE XII. — DU CARACTÈRE DE DENYS D’HALICARNASSE ET DU FOND QU’ON PEUT FAIRE SUR SON HISTOIRE.

 

 

On est généralement prévenu en faveur de Denys d’Halicarnasse, et on est persuadé que, de tout ce qui nous reste sur l’histoire romaine, il n’y a rien de plus sûr que ce que nous en a laissé cet auteur grec. Il avait écrit en vingt livres l’histoire des cinq premiers siècles de Rome, ouvrage dont il ne nous reste qu’une partie. Quelque enraciné que soit le préjugé qui combat en sa faveur ; nonobstant l’apparence d’exactitude et de sincérité qu’il a fait régner dans son ouvrage ; nonobstant l’attention qu’il a eue de le revêtir de tous les caractères de la vraisemblance, et de l’entremêler de recherches et de discussions savantes qui l’ont fait regarder comme un critique sûr et judicieux : je crois que cet historien perdra beaucoup à être éclairé de près, et que les preuves sur lesquelles son Histoire est fondée ne pourront tenir contre un examen un peu sévère.

J’ai prouvé, qu’outre la perte de quantité de monuments dans le saccagement de Rome par les Gaulois, l’ignorance où les Romains demeurèrent encore pendant le siècle suivant avait été cause qu’on n’avait aucun mémoire, aucune relation historique du cinquième siècle même. Nous ne voyons pas du moins que les auteurs des siècles suivants en appellent à des mémoires contemporains.

Au contraire, Cicéron et Tite-Live nous assurent positivement qu’il n’en existait point. Denys d’Halicarnasse n’en peut pas disconvenir non plus : et quand il n’en conviendrait pas formellement, il suffirait de voir que, dans le catalogue des historiens qu’il a consultés pour la composition de son Histoire, il n’y entre absolument que des écrivains du sixième siècle, pour être convaincu qu’il n’y en avait pas d’autres dans lesquels il pût trouver des secours.

J’ai demeuré à Rome pendant vingt-deux ans, dit cet historien[1], et j’y ai acquis une pleine connaissance de la langue du pays. Pendant tout ce temps-là, j’ai été uniquement appliqué â m’instruire de ce qui concernait le sujet de mon entreprise. Je n’ai mis la main à l’œuvre qu’après avoir été instruit de bien des choses par des gens fort savants avec qui j’avais lié connaissance. Le reste, je l’ai tiré des historiens qu’ils estiment, comme Porcius Caton, Fabius Maximus, Valerius Antias, Licinius Macer, Ælius, les deux Gellius, les deux Calpurnius et divers autres qui ont quelque réputation.

Il y aurait bien des remarques à faire sur ce que nous dit ici cet auteur des secours qu’il a eus pour composer son Histoire ; mais je me contente de faire une seule réflexion, qui se déduit comme une conséquence naturelle de la vérité de ce que j’ai établi. C’est que l’Histoire qu’a écrite Denys d’Halicarnasse, ne pouvant avoir plus de certitude que celles sur lesquelles il fonde la vérité de ses narrations, il s’ensuit que si celles-ci ne méritent que peu ou point de créance, la sienne, qui n’est fondée que sur leur autorité, n’en mérite pas davantage. J’ai établi assez clairement qu’il ne restait aux Romains que bien peu de monuments auxquels leurs historiens pussent avoir recours ; qu’il n’y avait guères que les Mémoires des familles qu’ils eussent consultés, et que c’était de cette source que partaient tant de falsifications qui avaient altéré la vérité de leur histoire. Ces histoires ne peuvent donc avoir le degré de certitude requis. Et il s’ensuit que celle de Denys d’Halicarnasse, ne s’appuyant que de leur témoignage, est également incertaine. C’est ce qu’il faut que je prouve un peu plus au long.

Il y a bien de l’apparence que si cet historien avait consulté d’autres monuments anciens, il n’aurait pas négligé de nous les indiquer dans cet endroit. Aurait-il omis dans ce catalogue les Grandes Annales, les Actes de la ville et du sénat, s’il avait eu de pareils secours ; puisque ces pièces étaient ce qui pouvait donner le plus d’autorité à son Histoire ? Je crois donc que, de son silence, on doit conclure sûrement qu’il n’a point eu de pareils secours, et qu’il n’existait point de Mémoires contemporains sur lesquels il pût constater la vérité des faits contenus dans son Histoire. En effet, s’il y en avait eu, auraient-ils échappé à ses recherches et aux soins qu’il se donna pendant vingt-deux ans, lesquels il employa tout entiers à rassembler ses matériaux ? Et s’il en avait fait usage, ne se serait-il pas fait honneur d’avoir consulté les pièces les plus propres à donner une entière certitude à son Histoire ?

Il est vrai qu’on peut objecter qu’il n’est pas croyable qu’un écrivain aussi judicieux que le paraît cet auteur nous ait donné une Histoire Romaine où il étale une si grande connaissance des antiquités de cette nation, de son origine, de ses lois, de ses coutumes et de son gouvernement, sans avoir de bons garants de ce qu’il avançait. Il est vrai encore que les détails où il est entré sur ces divers sujets le font communément regarder comme l’auteur le plus instructif et le plus solide de tous ceux qui ont écrit sur les premiers siècles de Rome. Ce fut sans doute l’estime que le célèbre Grotius faisait de cet écrivain, laquelle l’engagea[2], dans une lettre adressée à M. du Maurier, ambassadeur de France auprès des Etats Généraux — où il le dirige dans l’étude suivie que cet ambassadeur voulait faire des auteurs anciens —, de lui conseiller, lorsqu’il voudrait s’instruire de l’histoire romaine, de préférer les historiens grecs aux romains, parce que ces derniers ne remontaient pas à l’origine de quantité d’usages qui ne les frappaient point à cause qu’ils les avaient tous les jours sous les yeux. Comme on aime à répéter ce qui a été dit par un homme de poids, ce conseil se trouve souvent répété. Cependant, je crois qu’on peut dire avec vérité que si nous trouvons quelques éclaircissements sur les coutumes des Romains dans quelques auteurs grecs, souvent aussi ils embrouillent les matières et nous rejettent dans l’incertitude. Il serait facile de vérifier ce que j’avance, par des exemples tirés de Dion et de Plutarque ; mais ils sont assez rebattus, pour que je puisse m’en dispenser, et je me borne à Denys d’Halicarnasse.

La réputation de cet historien paraît, à la vérité, si bien établie, qu’il semble qu’il y ait de la témérité à l’attaquer. Cependant, je crois qu’il n’est pas difficile de montrer que cet auteur tombe dans des contradictions manifestes ; qu’il ne donne qu’une fausse idée du gouvernement de Rome sous les rois et sous les consuls ; qu’il ne cherche qu’à flatter les Romains et qu’à exagérer tout ce qu’il rapporte. C’est ce dont on trouvera diverses preuves dans ce chapitre et dans la seconde partie de cette dissertation. C’est aussi ce que reconnaît un très judicieux critique que j’ai déjà cité, le savant Perizonius. Quelque zélé partisan qu’il fût de l’histoire romaine et des anciens en général, il est obligé de convenir[3] que cet historien, en nous exagérant l’autorité du sénat et des magistrats, par un style hyperbolique et peu naturel, nous donne une idée très fausse de leur gouvernement. Il reconnaît encore que cet auteur a orné ses narrations de quantité d’épisodes, qui ne sont que le fruit de son imagination. Il en cite pour exemple l’histoire de la grossesse et des couches de Rhéa Silvia, qu’en effet cet historien rapporte avec des circonstances si détaillées, qu’à peine un témoin oculaire aurait pu, en y employant l’exactitude la plus scrupuleuse, en rapporter plus exactement jusqu’aux moindres particularités.

Je ne serai pas surpris, nonobstant ce que je viens de dire, que bien des gens aient de la peine à se persuader qu’un ouvrage en apparence aussi grave que l’Histoire de Denys d’Halicarnasse, et où l’on voit briller bien des recherches curieuses, n’ait dans le fond aucune solidité, et ne soit en quelque sorte qu’un jeu de l’imagination et de l’esprit de l’auteur, qui s’est cru maître de son sujet. Je ne crois cependant pas qu’il y ait rien d’outré dans le jugement que j’en porte.

En effet, malgré cette exactitude et cette candeur apparentes dont cet auteur se pare, voyons-nous qu’il se munisse d’autres autorités que de celles des historiens qui l’avaient précédé ? Il est vrai que cet air de sincérité et cette critique exacte en apparence, qu’il affecte de faire régner dans son Histoire, donnent au tout un air de vérité qui en impose lorsqu’on ne considère les choses que superficiellement. Comme il a eu soin de ne pas pécher contre la vraisemblance, et d’éviter les anachronismes et les contradictions où sont tombés ses prédécesseurs, on lui accorde aisément la préférence sur eux, sans entrer dans l’examen des preuves sur lesquelles il fonde ses relations.

Mais j’ai prouvé qu’il ne restait point de monuments suffisants pour écrire avec quelque certitude l’histoire des premiers temps de Rome ; que les historiens, destitués de tout autre secours, avaient été obligés de recourir à des mémoires peu sûrs, d’après lesquels ils avaient donné des histoires très imparfaites, et où la vérité se trouvait souvent altérée ; que de ces historiens le premier n’avait écrit que vers le milieu du sixième siècle, et que les suivants n’avaient fait que le copier. Cependant, c’est avec ce seul secours, c’est sur ces histoires si imparfaites que Denys d’Halicarnasse nous apprend lui-même qu’il a composé la sienne. Voilà donc un édifice appuyé sur des fondements qu’il est bien facile d’ébranler. Mais quand cet historien nous donnerait des garants beaucoup plus sûrs de ce qu’il rapporte ; quand même il nous citerait d’excellents mémoires, je ne sais si le but qu’il se proposait ne devrait pas nous rendre son Histoire plus suspecte que celles des autres !

Les Grecs, jaloux de la gloire des Romains, se faisaient un plaisir de ravaler leur origine, et d’en parler avec mépris. Ils étaient en droit, fondés sur des histoires écrites par des Romains mêmes, de les regarder comme une nation barbare, qui tirait son origine d’une troupe d’esclaves fugitifs, et dont le fondateur, duquel on ignorait l’origine, n’avait été qu’un chef de brigands et de voleurs. Denys d’Halicarnasse[4] fut indigné qu’on témoignât tant de mépris pour une nation qui s’était élevée au plus haut degré de gloire, et qui avait soumis à son empire la plus grande partie du monde alors connu. Il était bon orateur ; il avait du génie, et il crut devoir employer sa plume et son esprit à détruire cette opinion. Il s’appliqua donc à relever l’origine des Romains et à en faire concevoir aux Grecs une idée plus avantageuse et fort différente de celle qu’ils en avaient eue jusqu’alors. Il a cependant senti le reproche qu’on pouvait lui faire d’avoir choisi des temps si peu connus, des commencements si vils et si obscurs pour exercer sa plume. Il l’a prévenu, en traitant de fausse l’opinion reçue, et en affectant de ne paraître établir la vérité que sur de bonnes preuves, quoiqu’il soit obligé de convenir qu’il n’y avait aucun écrivain contemporain sur le témoignage duquel il pût fonder la vérité de ce qu’il écrivait.

Son dessein était donc de donner un nouveau lustre à ces commencements de Rome ; de chercher une origine commune aux Grecs et aux Romains ; et, par là, de faire porter avec plus de patience aux Grecs le joug qu’une nation, qu’ils regardaient comme barbare, leur avait imposé. C’était le but qu’il se proposait, comme il le déclare lui-même dans sa préface, et c’était sans doute un moyen qu’il avait imaginé pour faire sa cour aux Romains. Ce fut dans une vue peu différente que Josèphe entreprit d’écrire l’histoire de sa nation. Il songea bien plus à faire sa cour aux païens, qu’à se conformer à l’exacte vérité, telle que la lui dictaient les livres sacrés. Pour ménager les ennemis de sa nation, il supprima de véritables merveilles, jugeant qu’ils n’y ajouteraient pas foi, et, au contraire, il supposa plusieurs faits absolument faux, parce qu’il les croyait plus de leur goût et plus selon leur portée.

Le but de Denys d’Halicarnasse étant donc de flatter les Romains, il ne lui fut pas difficile de revêtir de quelque probabilité l’opinion qu’il avait dessein d’établir. Plus les temps sur, lesquels on travaille sont enveloppés de ténèbres, plus leur éloignement nous en dérobe la connaissance, et plus aussi le champ en est-il ouvert aux conjectures, qui deviennent vraisemblables à proportion que celui qui les fait a l’esprit ingénieux, et qu’il sait les revêtir des apparences de la vérité. C’est sur ce pied-là qu’il faut regarder tout ce que Denys d’Halicarnasse nous débite dans son premier livre sur l’origine des Romains. Tout ce que d’autres auteurs avaient écrit sur le même sujet n’était fondé que sur des traditions fabuleuses qui étaient contenues dans les livres qu’il appelle sacrés, et qui paraissent avoir eu assez de rapport à la Légende dorée. Il ne s’attacha donc qu’à en choisir tout ce qu’il pourrait rendre vraisemblable, sans se mettre en peine d’en garantir la vérité. Il lui était bien facile d’y donner un tour qui favorisât l’opinion, laquelle il voulait établir. Celles qu’il combattait n’étaient pas mieux fondées que la sienne, à laquelle il donnait outre cela de l’avantage, en la revêtant des apparences du vrai, et en évitant les contradictions qui avaient été l’écueil de ses prédécesseurs.

Mais, malgré les peines que cet historien a prises pour donner une origine grecque aux premiers habitants de Rome et pour en faire une colonie d’honnêtes gens, le préjugé contraire avait déjà prévalu, et il s’efforça en vain de le détruire. Quelque intérêt qu’eussent les Romains de donner cours à l’opinion de Denys, leurs historiens ont toujours continué de peupler leur ville naissante d’une foule de bandits et d’esclaves fugitifs. Cet auteur a beau nous dire, à la fin de son premier livre, qu’il a réfuté ceux qui ont fait de Rome un asile et un refuge de tous les vagabonds et les banqueroutiers de ce temps-là, et de tous ceux qui n’avaient ni feu ni lieu ; il a beau entrer dans le détail le plus circonstancié sur la naissance du prétendu fondateur de Rome, et s’efforcer de les rendre respectables aux Grecs, il n’a pu réussir à détruire l’opinion contraire. Elle avait jeté de trop fortes racines. Tite-Live, qui écrivait à peu prés dans le même temps, et les autres historiens ou auteurs, ont continué à se donner des ancêtres peu honorables ; et ainsi Juvénal a été en droit d’en parler sur le même pied[5] :

Et tamen ut longe repetas, longeque revolvas

Nomen, ab infami gentem deducis asylo.

Majorum primus quisquis fuit ille tuorum,

Aut pastor fuit, aut illud quod dicere nolo.

Et cependant, quelle folie ! pour reprendre de bien u haut l’origine de votre race, vous allez remonter jusqu’à quelque insigne scélérat. Allez, le premier de vos aïeux, tel que vous prétendez qu’il fut, a été sans doute ou porcher, ou, le dirai-je ? Non, taisons-nous.

Denys d’Halicarnasse ne s’étant proposé pour but que de relever l’origine des Romains et d’en donner une haute idée aux Grecs, les moyens qu’il a employés pour réussir dans ce projet doivent naturellement nous paraître suspects. Nous sommes d’autant mieux fondés à rejeter son témoignage, que nous voyons que non seulement il n’a pas réussi à mettre son opinion en vogue, mais qu’il n’a même pu la faire goûter à ceux dont elle flattait le plus la vanité, et qui devaient être naturellement portés à la recevoir avec plaisir. Tous ceux qui ont écrit depuis, soit qu’ils ne se soient pas donné la peine de le consulter, soit qu’ils aient cru devoir faire peu de fond sur ce qu’il en disait, ne s’y sont point du, tout arrêtés, et ont parlé de l’origine de leur ville à peu près sur le même ton que Juvénal.

Cet auteur grec s’était proposé de donner une tout autre face à l’histoire de ces premiers temps de Rome et de combattre l’idée peu avantageuse que les Grecs avaient conçue des premiers Romains. Pour remplir son dessein, il a ramassé de tous côtés ce qu’il trouvait de plus honorable pour cette nation, et y a donné le tour le plus favorable qu’il a pu. On reconnaît partout que son but n’a été que de flatter les Romains ; et il donne même, à cet égard, dans une adulation si outrée, qu’il doit rebuter beaucoup de ses lecteurs. Les détails où il entre quelquefois sur les faits les plus incertains, comme si on en eût ignoré aucune des circonstances, sont des preuves bien claires du peu de fond qu’on peut faire sur plusieurs de ses narrations. Si l’on ne se laissait pas éblouir par cette sincérité et cette exactitude scrupuleuse qu’il affecte, et par ce qu’il dit lui-même, que la vérité est la première loi de l’histoire, il serait peut-être facile de convaincre les lecteurs que le principal soin de cet historien n’a été que d’écrire avec élégance, de montrer son esprit et son habileté à manier un sujet, et de ne point sortir de la vraisemblance, dans ses narrations. Du reste, peu scrupuleux, si la vérité des faits est bien constatée, il croit pouvoir les donner pour vrais, dès qu’ils ne renferment rien de manifestement contradictoire.

Les historiens romains n’avaient pas toujours eu cette précaution ; et, se transcrivant les uns les autres, ils rapportaient, sur la foi de leurs garants, les choses les plus fabuleuses et les plus contradictoires. C’est cet écueil que Denys d’Halicarnasse a eu soin d’éviter. Il a même affecté de relever quantité de bévues des autres historiens, dont nous retrouvons quelques-unes dans Tite-Live. Cela seul a donné un grand avantage au travail de Denys sur celui de ses prédécesseurs. Un lecteur se laisse aisément prévenir par cette apparence d’exactitude, et reçoit pour vrai ce qui dans le fond n’a aucune certitude, mais que cet auteur lui donne pour tel, après l’avoir revêtu de tout l’air de la vraisemblance. Quelques exemples éclairciront la chose.

Si ce que Tite-Live rapporte du fondateur de Rome nous paraît entremêlé de bien des traits fabuleux, nous ne pouvons y trouver à redire, puisqu’il a eu soin de prévenir ses lecteurs sur le jugement qu’ils en devaient porter, et que, de son aveu même, tout ce qu’on en disait était plutôt fondé sur des fictions poétiques que sur la vérité.

Denys d’Halicarnasse suit une conduite bien différente, Après avoir dépouillé l’histoire de la fondation de Rome de tout ce qu’elle a de fabuleux, ou qui tient trop du merveilleux, il n’admet rien de ce qui pécha trop manifestement contre la vraisemblance ; mais aussi il nous le donne comme vrai[6] et raisonne en conséquence. Suffit-il, cependant, qu’une chose soit vraisemblable et possible, quelque dénuée qu’elle soit d’ailleurs de preuves, pour qu’on lui donne place dans l’histoire comme vraie ? C’est alors écrire un roman et non une histoire, où il ne s’agit pas de ce qui peut être arrivé, mais de ce qui est arrivé en effet, et de ce dont la vérité est attestée par quelque témoin contemporain.

Cet auteur a tenu la même conduite dans tout le reste de son Histoire ; et, malgré son exactitude affectée, il se découvre assez lui-même pour qu’on s’aperçoive que, ne pouvant s’assurer du vrai, il se contente du vraisemblable. Il l’avoue avec assez de franchise, lorsque, étant prêt à raconter l’histoire du roi Servius Tullius dont le merveilleux avait si bien embrouillé la vérité, qu’il était impossible de la dégager des fables dont elle était enveloppée, il dit[7] : Voici ce qu’on dit de ce roi, et ce qui m’en parait le plus digne de foi. On trouverait bon nombre d’exemples pareils dans son Histoire ; mais j’en veux donner un plus sensible, qui puisse convaincre que ces relations ne sont pas mieux fondées que celles des autres historiens romains, puisque ce qu’il avance n’est pas appuyé sur de meilleurs mémoires, ni sur des preuves plus solides.

On a vu qu’il ne donnait pas une idée fort avantageuse de cette partie de l’Histoire de Fabius Pictor, qui roulait sur les cinq premiers siècles de Rome. Il nous a appris lui-même que cet historien n’avait fait que parcourir sommairement les principaux événements, sans goût, sans discernement, sans exactitude, commettant des bévues très grossières ; et enfin, que tout ce qu’il y rapportait n’était fondé que sur des ouï-dire. Cependant, dans la suite, il semble qu’il n’y ait rien de plus assuré que ce qui se dit sur l’autorité de Fabius[8] : Mon auteur, dit-il, est Quintus Fabius ; et je n’ai pas besoin d’alléguer d’autre autorité que la sienne. Il est assez surprenant que Denys d’Halicarnasse, après le jugement qu’il a porté de l’Histoire de ce Fabius, et ce qu’il en dit en divers endroits et même ici, où il ajoute à ce que j’ai cité ce que j’ai rapporté ci-dessus, que Fabius avait composé son Histoire sur ce qu’il avait vu lui-même et sur ce qu’il avait oui dire ; il est assez surprenant, dis-je, qu’il défère ici si entièrement à son autorité, qu’il la croie suffisante pour constater la vérité d’un fait, qui d’ailleurs a tout l’air d’un conte forgé à plaisir. Il me semble que c’est abuser un peu de la confiance de ses lecteurs, que de vouloir qu’ils s’en rapportent à une autorité qu’il a lui-même décriée et qu’il décrie encore en cet endroit. Car je pense que c’est décrier le travail de Fabius que de dire que son Histoire, qui comprenait l’espace de cinq siècles et demi, n’était fondée que sur ce qu’il avait oui dire à d’autres et sur ce qu’il avait pu voir par lui-même.

Denys d’Halicarnasse ne pouvait guère nous donner de plus mauvais garant de ce qu’il rapportait, qu’un auteur qui ne fondait la vérité des faits éloignés de quelques siècles que sur des ouï-dire. Mais il avait dessein de trouver une origine plus relevée aux Romains, et de donner à leur histoire un air de vraisemblance qu’elle n’avait pas eu jusqu’alors. Il voulait répandre du lustre sur les commencements de leur histoire et rendre cette nation un objet d’admiration pour les Grecs. Pour y réussir, il a puisé dans toutes sortes d’écrivains, même les plus fabuleux, tout ce qui pouvait servir à son but ; et, content de ne rien faire entrer dans son ouvrage qui n’eût les apparences du vrai, il s’est dans le fond très peu mis en peine de la vérité. C’est ce que la réflexion suivante, avec les preuves que j’y ajouterai, mettra dans tout son jour.

J’ai démontré assez clairement que cette partie de l’Histoire Romaine que Denys d’Halicarnasse a écrite devait être remplie d’obscurité et d’incertitude. Du moins, je pense que, quelque prévenu qu’un soit en sa faveur, on ne pourra disconvenir qu’elle n’ait ses difficultés. Cependant où paraissent-elles dans l’Histoire qu’il nous a donnée ? Où le voit-on jamais embarrassé ? Content de relever quelque bévue un peu trop grossière, quelque contradiction trop marquée dans les auteurs qu’il consulte, il semble que d’ailleurs tout y soit clair et évident. Cependant combien de faits douteux ne rapporte-t-il pas, sans y former le moindre doute, comme si les auteurs qu’il suit étaient parfaitement d’accord, quoiqu’il y eût une différence entière entre quelques-uns d’eux pour le fond et pour les circonstances ? Il n’était apparemment pas fâché d’éviter les discussions où la recherche de la vérité l’aurait engagé, et qui auraient peut-être trop découvert le faible de son Histoire à des gens qui en avaient déjà assez mauvaise opinion.

C’est ce qui deviendra bien sensible par deux autres exemples que j’emprunte de Tite-Live. Cet auteur, plus sincère en général que l’historien grec sur l’obscurité de ces premiers temps de Rome, avoue ingénument le peu de certitude qu’il trouve dans quelques événements, sur lesquels les historiens ne s’accordaient point du tout. Cependant on voit Denys d’Halicarnasse rapporter ces mêmes événements sans y former le moindre doute, et sans nous avertir qu’il y eût quelque différence dans la manière dont ils étaient rapportés par d’autres auteurs.

Tite-Live nous apprend[9] qu’il y avait beaucoup de confusion dans l’histoire touchant les Horaces et les Curiaces ; non qu’on ne regardât leur combat comme une chose sûre, mais parce qu’on ne savait pas bien pour lequel des deux peuples les Horaces ou les Curiaces avaient combattu. L’une et l’autre de ces opinions se trouvait soutenue par divers auteurs. Tite-Live suivait le grand nombre, selon sa coutume, en faisant les Horaces Romains. Denys d’Halicarnasse, qui rapporte cette histoire avec beaucoup d’étendue[10], et qui l’embellit encore de diverses circonstances qui en relèvent le merveilleux et qu’on chercherait inutilement dans Tite-Live, ne dit pas un mot de la diversité d’opinion de ces anciens historiens sur ce fait. Il était cependant du devoir d’un historien, qui se pique de sincérité et d’exactitude, de nous avertir du moins que la chose se trouvait rapportée différemment, et d’y ajouter les raisons qui le déterminaient à mettre les Horaces du côté des Romains, contre l’opinion de divers auteurs.

Tite-Live nous dit encore sur l’an 294[11], que la plupart des auteurs rapportaient à cette année la révolte des Antiates ; et que le consul L. Cornelius, ayant pris cette ville, l’avait châtiée de sa rébellion. Je n’oserais cependant l’assurer, ajoute-t-il, parce que les plus anciens écrivains n’en font aucune mention. Denys d’Halicarnasse a bien peu déféré, dans cette occasion, à l’autorité de Fabius Pictor et des plus anciens historiens, puisqu’il rapporte comme une chose sûre[12] et sur laquelle il n’y a nulle difficulté, que cette année la ville d’Antium fut châtiée de sa révolte par le consul L. Cornelius. Cependant, pour remplir l’idée qu’il a voulu nous donner de son exactitude, il eût bien fait, à ce qu’il me semble, de nous avertir des raisons qui le portaient à abandonner l’autorité des auteurs les plus anciens, et à leur préférer celle des modernes.

Tite-Live nous apprend[13] que les opinions étaient fort différentes sur le genre de mort de Coriolan. Les uns disaient que, d’abord après qu’il eut fait retirer l’armée des Volsques de devant Rome, on l’avait fait mourir, à cause du mécontentement qu’avait causé sa conduite ; d’autres rapportaient sa mort d’une autre manière ; et Fabius, le plus ancien historien, disait que Coriolan était parvenu à une extrême vieillesse, et qu’on lui avait souvent ouï dire que l’exil était bien dur pour un vieillard. Denys d’Halicarnasse[14], qui s’étend beaucoup sur ce qui regarde Coriolan, nous dit qu’il périt parles embûches d’Attius Tullus. Il rapporte cette mort d’une manière fort circonstanciée et comme si tous les historiens la rapportaient d’une manière uniforme. On ne voit pas qu’il forme le moindre doute sur ce fait ; qu’il y trouve la moindre difficulté : et cependant Tite-Live nous assure qu’il y avait peu d’uniformité dans les historiens sur ce sujet. Je veux croire que l’opinion qu’a suivie Denys est la plus probable et la plus digne de foi ; mais je voudrais qu’il nous eût donné quelques raisons de cette préférence, ou que, du moins, il eût touché à la diversité d’opinions. Il l’a négligée en bien des occasions, car, aux exemples que j’en ai donnés ici, j’en ajouterai encore divers autres dans la seconde partie de cette dissertation. Ceux que j’ai rapportés suffisent pour nous convaincre que cet auteur grec songe bien moins à être véritablement exact qu’à le paraître ; et que, malgré cet air de sincérité et de bonne foi qu’il s’est efforcé de donner à son ouvrage, il fait bon de ne pas s’y fier sans examen, puisqu’on voit que son exactitude n’est qu’affectée, et qu’il rapporte souvent comme certains les faits les plus douteux.

Je me suis particulièrement attaché à montrer que l’Histoire qu’a écrite Denys d’Halicarnasse n’est pas aussi parfaite qu’on se l’imagine, parce que l’on fait généralement beaucoup de cas de cet auteur. Le détail dans lequel il entre sur ces premiers temps de Rome fait croire qu’il est bien fondé dans ce qu’il en dit ; et, comme il étale de la critique et de l’érudition dans plusieurs de ses recherches et de ses discussions, on se laisse aisément éblouir par une apparence d’exactitude et de bonne foi, qui cependant n’ont rien de réel, dès qu’on les éclaire de prés. Pour en être convaincu, il subit de faire attention à ce qu’il dit lui-même des sources où il a puisé pour composer son Histoire. On n’y voit que des historiens peu sûrs et peu exacts, comme il est obligé d’en convenir lui-même en différentes occasions, et qui n’avaient d’autres garants de ce qu’ils rapportaient qu’une tradition orale ou des Mémoires des familles. C’est ce que j’ai prouvé par l’autorité de cet historien même, et par celle des auteurs les plus célèbres. Il suffit donc d’avoir montré le peu de solidité des preuves dont il s’appuie, pour qu’on soit convaincu que toute cette partie de l’histoire romaine, dont il paraissait le meilleur garant, ne mérite nulle créance, et est remplie d’incertitude et de confusion.

Je n’ai pas cru qu’il fût nécessaire de parler de Tite-Live. On lui préfère d’ordinaire, par rapport à ces premiers temps, Denys d’Halicarnasse, à cerise que ce dernier a traité ce sujet avec beaucoup plus d’étendue. Ainsi, après avoir démontré qu’on ne peut faire de fond sur celui que jusqu’à présent on a regardé comme l’historien le plus sûr et le plus digne de foi, je pense qu’il est inutile de s’étendre beaucoup sur Tite-Live. Je crois pouvoir m’en dispenser avec d’autant plus de raison que j’ai rapporté ci-dessus plusieurs traits tirés de cet historien, qui marquent assez ce qu’il pensait de cette partie de son Histoire, et que c’est principalement par des preuves que j’en ai empruntées que j’en ai prouvé le peu de certitude. Cependant, afin de ne rien laisser à désirer sur cet article, je vais rapporter quelques passages de cet historien qui découvrent encore mieux ce qu’il en pensait lui-même.

On doit lui rendre cette justice, qu’il est beaucoup plus sincère que Denys d’Halicarnasse, et qu’il nous avertit de la confusion qu’il trouve dans les événements et dans la chronologie de ces premiers temps. Il ne dissimule pas la peine qu’il trouve à concilier les différentes opinions de ses prédécesseurs. Il nous avertit dès le commencement de son Histoire[15] qu’il n’a dessein ni de garantir, ni de réfuter bien des choses qu’il rapporte, et qu’il les abandonne au jugement du lecteur. Il nous dit encore ailleurs[16] que le fait qu’il rapporte ne vaut pas la peine qu’il le réfute. Il reconnaît donc ingénument le peu de certitude qu’il trouve dans les premiers temps de l’histoire qu’il écrit. Il avertit ses lecteurs[17] que, lorsque le grand éloignement l’empêche de bien discerner le vrai, il est obligé de s’en rapporter aux bruits populaires. C’est assez nous dire qu’il n’exige pas de nous une créance aveugle ; c’est nous avertir de bonne foi des doutes qu’il avait lui-même sur la vérité de ce qu’il rapportait. Aussi le savant Jacques Gronovius, dans un discours prononcé publiquement à Leyde[18], reconnaît-il que Tite-Live ne cite guère les anciens monuments ou les premiers historiens, dans ses dix premiers livres, que pour les réfuter, et découvrir ou leur supposition ou lés bévues grossières qu’ils commettent. Je ne m’arrêterai donc pas à relever les petites négligences qui pourraient lui être échappées en traitant un sujet qui ne lui paraissait pas digne de toute son attention.

Il était d’une tout autre importance de bien établir le degré de créance que mérite Denys d’Halicarnasse. Tite-Live ne s’est pas piqué, comme lui, de nous donner une histoire bien sûre des premiers temps de Rome. Au contraire, il avoue que tout y est rempli de confusion et d’incertitude. Il nous dit quelquefois qu’il est obligé de flotter dans le doute, parce que le grand éloignement dérobe la vérité à ses yeux. Mais j’ai fait voir, et j’en donnerai encore d’autres preuves dans la suite, que Denys d’Halicarnasse rapporte souvent comme certains les faits les plus douteux. Il mérite donc d’autant moins d’indulgence, que l’on voit que cette sincérité et cette exactitude dont il se pare ne sont que pour en imposer aux lecteurs.

Après avoir prouvé la perte ou la non existence des monuments des cinq premiers siècles, on en doit conclure réellement que des histoires qui ne fondent les faits qu’elles rapportent que sur la tradition ne peuvent avoir le degré de certitude nécessaire. On sait combien ce moyen de transmettre les événements à la postérité est sujet à l’erreur. Les historiens qui ont vécu dans des siècles plus polis, et où l’on n’ignorait aucune des lois de l’histoire, n’ayant point eu d’autres sources où puiser que ces mêmes histoires, qui n’étaient fondées que sur la tradition, ils n’ont pu donner plus de certitude à ce qu’ils rapportaient des premiers siècles de Rome. Cette partie de l’histoire romaine ne peut donc qu’être accompagnée de beaucoup d’incertitude.

Pour mettre la chose dans un plus grand jour encore, je destine la seconde partie de ce traité à examiner particulièrement les événements les plus importants des cinq premiers siècles de l’histoire romaine. Je dis les plus importants, parce que, si je voulais entrer dans le détail de tous les faits douteux ou incertains, je serais obligé d’écrire une histoire romaine tout entière, accompagnée de longues discussions qui, par là même, seraient fort ennuyeuses. Je me contente donc de m’arrêter aux événements que leur importance paraissait devoir mettre à l’abri de l’oubli ou même de toute altération, et dont l’incertitude ou la fausseté étant bien prouvées, suffiront pour nous mettre en état de juger quel fond nous pouvons faire sur tout le reste.

 

 

 



[1] Dionys. Halicarn., lib. I, p. 6.

[2] Epist. ad Gallos, ep. CLXXXVIII, p. 498.

[3] Dissertat. VII, § 12.

[4] Lib. I, p. 6.

[5] Satir. VIII, in fine.

[6] Lib. I, in fine.

[7] Lib. IV, p. 206.

[8] Lib. VIII, p. 475.

[9] Liv., lib. I, cap. XXIV.

[10] Lib. III, p. 150 et sqq.

[11] Liv., lib. III, cap, XXIII.

[12] Lib. X, p. 648.

[13] Liv., lib. II, cap, XI.

[14] Lib. VIII, p. 528.

[15] Liv., in Prefat.

[16] Liv., Lib. V, cap. XXI.

[17] Liv., lib. VII, cap. VI.

[18] Dissertat. de Origin. Romuli, p. 11 et 12.