DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE PARTIE. — Dans laquelle cette incertitude est prouvée par la disette des monuments.

CHAPITRE VIII. — DES MÉMOIRES DES FAMILLES.

 

 

Le passage de Pline, que je viens de rapporter dans le chapitre précédent, nous instruit du soin que les Romains avaient de conserver dans ces Mémoires le souvenir des belles actions de leurs ancêtres et de tout ce qui pouvait contribuer à relever la splendeur de leurs maisons. Je pourrais confirmer ce qu’il dit de cette coutume par le témoignage de divers auteurs anciens, mais je me contente de mettre encore en marge les paroles de Cicéron[1].

Si ces Mémoires avaient été dressés avec fidélité, ils auraient été d’une utilité infinie pour l’histoire. Quand on conviendrait de la perte des autres monuments, on serait d’un autre côté obligé de convenir que ces Mémoires pouvaient suppléer à ce qui manquait d’ailleurs. On y trouvait des relations de ce que chaque particulier avait fait dans l’exercice des grandes charges dont il avait été revêtu ; on y marquait même l’année, si l’on en doit juger par le morceau que nous a conservé Denys d’Halicarnasse. C’étaient autant de vies particulières qui, en conservant la mémoire de toutes les grandes actions de chaque personne et n’omettant rien de ce qui pouvait leur donner du lustre, renfermaient les principales affaires de l’État auxquelles ces personnes avaient eu part. Suétone, dans les premiers chapitres de la Vie de Tibère, nous a donné des espèces d’extraits des Mémoires que conservaient les familles Claudienne et Livienne. Aulu-Gelle cite aussi[2] le Livre généalogique ou les Mémoires de la famille Porcienne, dont était Caton.

On peut juger par ces morceaux de quelle utilité de pareils Mémoires pouvaient être, et combien de lumière ils auraient répandu sur l’histoire, si la sincérité et la bonne foi en avaient fait le caractère. Mais par malheur on avait eu dans leur composition bien moins d’égard à la vérité que de soin de les orner de tout ce qui pouvait servir à relever la gloire des familles. Il y avait tant de falsifications, la vérité des faits s’y trouvait si souvent altérée, qu’on ne pouvait en faire usage qu’avec beaucoup de précaution. Ils n’avaient même servi qu’à embrouiller l’histoire, si nous en croyons Tite-Live, qui se plaint de ce qu’ils sont la principale cause de l’incertitude où il se voit obligé de flotter[3]. Je crois, dit-il, que les oraisons funèbres et les faux titres mis sous les images ont beaucoup obscurci notre histoire, chaque famille s’efforçant de s’attribuer toute la gloire des grandes actions et les principales dignités. C’est ce qui a le plus contribué à embrouiller et à confondre les actions des particuliers et les monuments publics, car il n’y a point d’écrivain contemporain sur l’autorité duquel on puisse compter.

Voilà donc une des sources des plus fécondes, où l’on aurait pu puiser, qui non seulement est devenue inutile à l’histoire, mais qui, bien loin de lui procurer les avantages qu’on devait s’en promettre, n’a servi qu’à lui nuire infiniment. Tite-Live n’est pas le seul qui s’en plaigne. Cicéron est encore plus fort et plus exprès là-dessus[4]. Ces oraisons funèbres ont, dit-il, beaucoup altéré la vérité de notre histoire ; car combien de choses n’y a-t-on pas insérées qui ne sont jamais arrivées ! Combien de triomphes, combien de consulats supposés ! Combien de fausses origines des familles, comme si elles étaient passées des patriciens au peuple, parce que bien des gens de basse extraction s’entaient sur quelque famille illustre qui portait le même nom ; comme si, par exemple, je me disais descendant de ce Manius Tullius, patricien, qui fut consul dix ans après l’établissement de la république.

Il ne se peut rien dire de plus formel pour montrer le peu de fond qu’on pouvait faire sur ces Traditions des familles, et combien l’ambition de quelques maisons considérables, ou d’autres qui s’efforçaient de passer pour telles, y avait introduit de faits altérés ou supposés. Ces plaintes de Cicéron, jointes à celles de Tite-Live, nous mettent en état de juger du caractère de ces Mémoires, et prouvent qu’une grande partie des faussetés qu’on y avait insérées s’était glissée dans l’histoire. Elles servent encore de commentaire à ce que Plutarque dit sur la foi de Clodius[5] : Que tous les monuments ayant péri dans la prise de Rome, on en avait supposé d’autres qui avaient été forgés pour rendre service à quelques personnes, qui, prétendant être de maison illustre, s’entaient sur des familles auxquelles elles n’appartenaient en nulle façon.

On ne peut chercher des auteurs plus propres à nous donner une idée juste et sûre des Mémoires des familles que ceux que je viens d’alléguer. On voit que la perte ou la disette de monuments véritables avait ouvert un vaste champ à la fécondité de l’imagination de ceux qui voulurent y substituer des fictions. Diverses familles mirent à profit l’obscurité de leur histoire pour relever l’éclat de leur origine, et supposèrent quantité de pièces qu’il était impossible de convaincre de faux par des monuments authentiques, qui manquaient absolument. Elles ne pouvaient trouver de circonstances plus favorables à leurs prétentions, et elles en usèrent avec si peu de ménagement, qu’après un écoulement de tant de siècles, il nous est encore facile d’en donner nombre d’exemples : en voici quelques-uns entre plusieurs, qui serviront à nous convaincre de la hardiesse avec laquelle quelques Romains se sont entés sur les maisons les plus illustres et les plus anciennes.

Marcus Brutus, un des principaux chefs de la conjuration contre Jules César, prétendait tirer son origine de ce Brutus qui affranchit Rome de la tyrannie des Tarquins[6]. Cicéron lui-même, qui était trop bien instruit de ce qui regardait l’origine des grandes maisons de Rome pour ignorer ce qui en était, appuie fortement cette prétention en divers endroits, sans doute pour donner plus de relief au parti qu’il favorisait. Cependant, comme le témoignent Plutarque et, Denys d’Halicarnasse, la plupart des Romains, surtout ceux qui en avaient recherché la vérité avec quelque exactitude, étaient d’une opinion bien différente, et détruisaient les prétentions de Brutus par les raisons suivantes : 1° les plus anciens monuments attestaient que L. Brutus, ayant fait mourir ses deux fils, n’avait point laissé de postérité. 2° Les Brutus que l’on vit dans la suite élevés dans les dignités de la république ne furent considérés que comme plébéiens, et n’exercèrent que les charges qui appartenaient aux plébéiens ; au lieu qu’ils auraient dû être patriciens, s’il avait été vrai qu’ils étaient descendants de ce L. Brutus le libérateur de Rome. 3° Enfin, on ne les voit élevés au consulat qu’après que cette dignité eut été communiquée aux plébéiens. Cependant Atticus[7], qui avait entrepris de dresser une généalogie de la maison Junienne, aurait-il osé réfuter une opinion dont son ami paraissait si fort entêté, et surtout n’ayant entrepris cet ouvrage qu’à sa sollicitation ? Il y a bien de l’apparence que Cicéron et Atticus avaient le même but en flattant Brutus d’une si illustre origine ; qu’ils n’avaient en cela d’autres vues que de réveiller le courage de ce jeune stoïcien, grand zélateur de la liberté, et de l’exciter à marcher sur les traces d’un de ses ancêtres prétendus, qui avait tout sacrifié, même la tendresse paternelle, à l’amour de la patrie.

Dans la généalogie qu’Atticus avait dressée de la famille des Junius Brutus, Marcus Brutus descendait, du côté de son père, de ce Lucius Brutus qui affranchit Rome du joug des Tarquins ; et, du côté de sa mère Servilie, de Servilius Ahala[8], qui, ayant été nommé général de la cavalerie par le dictateur Cincinnatus, en l’an de Rome 314, tua de se propre main Spurius Mœlius, soupçonné d’aspirer à la tyrannie. C’est apparemment cet ouvrage d’Atticus que Cicéron attendait avec impatience[9] et qu’il le presse de mettre au jour. Où donc reste, lui dit-il dans une de ses lettres, cet ouvrage favori que j’ai vu dans votre cabinet, où « vous faites descendre M. Brutus de L. Brutus et d’Ahala ? Brutus devait naturellement embrasser avec joie une opinion qui relevait sa naissance des deux côtés, et qui ne pouvait manquer de lui donner du relief dans les esprits du peuple, particulièrement dans les circonstances où se trouvait la république. II était glorieux pour lui de tirer son origine de deux libérateurs de la patrie et de marcher sur les traces de ses ancêtres. Les zélateurs de la liberté, entre lesquels Cicéron et Atticus peuvent être mis à juste titre, tâchaient, à la faveur d’un motif si puissant, d’animer Brutus à quelque action hardie et à délivrer sa patrie de la tyrannie de César.

Soit que Brutus ait été persuadé qu’il descendait de ce fameux libérateur de Rome, soit qu’il ait cru que celte erreur étant divulguée donnerait quelque relief à son parti, il s’efforça de donner cours à cette opinion. A l’exemple de quelques maisons considérables de Rome, les monnaies qu’il fit frapper, étant à la tête des armées, portèrent des empreintes qui immortalisaient une origine si illustre. Il nous en reste encore[10] où d’un côté on voit la déesse Liberté, avec la légende Libertas ; au revers, un consul romain précédé d’un huissier et suivi de licteurs ; à l’exergue, Brutus. A cette médaille, que Fulvius Ursinus avait publiée, Vaillant et Morell en ajoutent une autre toute semblable, excepté la légende qu’il y a de plus à cette dernière, qui marque qu’elle a été frappée par l’empereur Trajan, qui a fait renouveler les empreintes d’un grand nombre de médailles consulaires. La légende porte : IMP. CÆS. TRAJAN. AUG. GER. DAC. P. P. REST.

Marcus Brutus était entré par adoption dans une maison patricienne, la maison Servilia, dont était sa mère, ayant été adopté par son oncle maternel Q. Servilius Cœpio, dont il prit les noms, selon la coutume, en y ajoutant celui de Brutus, pour conserver la mémoire de son origine. Il prétendait donc descendre, du côté de sa mère, de ce Servilius Ahala, qui signala son zèle pour la liberté en tuant Mœlius. Pour montrer combien il se faisait de gloire de descendre de ces deux ennemis de la tyrannie, il fit mettre sur ses monnaies[11], d’un côté la tête de Brutus, et de l’autre celle d’Ahala, et chacun y est désigné par son nom.

C’était en considérant qu’il descendait de ces deux zélés républicains que Brutus, étouffant tous les sentiments d’amitié et de reconnaissance, avait été excité à plonger le poignard dans le sein de Jules César. C’était un des artifices que Cicéron et Atticus avaient mis en œuvre pour exciter ce jeune courage à entreprendre une action aussi hardie. Cicéron s’exprima bien clairement là-dessus[12] dès qu’il put le faire sans danger. C’est dans sa seconde Philippique qu’il dit : Si nous n’avions pu trouver personne qui eût voulu entreprendre de délivrer la patrie de l’oppression, j’y exciterais les deux Brutus, qui ont tous les jours devant leurs yeux l’image de Lucius Brutus, et desquels l’un y a, de plus, celle d’Ahala. Il y avait sans doute moins de bonne foi que d’artifice dans cette conduite de Cicéron ; mais, quoi qu’il en soit, il réveilla le zèle des deux Brutus, qui crurent sans doute qu’ils ne pouvaient mieux vérifier une origine si illustre qu’en assassinant César. Aux médailles que j’ai rapportées, et qui marquent combien Brutus était entêté de cette origine, j’en ajoute une autre, qui a été publiée par Vaillant[13]. D’un côté, on voit la tête de L. Brutus dans une couronne de chêne, et autour cette légende : L. BRUTUS PRIM. COS. L. Brutus premier consul. Au revers, la tête de M. Brutus, aussi dans une couronne de chêne, avec la légende : M. BRUTUS IMP. COSTA LEGATUS. M. Brutus imperator, Costa son lieutenant. Il est évident, par les raisons que j’ai alléguées d’abord, que Brutus ne pouvait descendre de cet ancien Brutus ; ce n’était donc que par vanité qu’il le soutenait, ou peut-être par les mêmes raisons de politique qui portèrent Cicéron et Atticus à flatter leur ami et à donner cours à cette opinion. En voilà assez sur la maison Junienne ; je passe à celle des Mucius.

Celle-ci, fondée sur la conformité des noms, prétendait erre issue de ce Mucius qui entreprit de tuer Porsenna, et, pour trouver l’origine du surnom de Scævola qu’elle portait, elle inventa une circonstance, laquelle Denys d’Halicarnasse a passée sous silence : c’est que ce Mucius se brûla avec une fermeté étonnante la main droite qui avait manqué son coup, ce qui lui avait fait donner le surnom de Scævola, parce qu’il n’avait plus que la main gauche. J’aurai occasion dans la suite de démontrer la fausseté de ce fait avec plus d’étendue.

C’est apparemment sur les traditions de la famille Furia qu’on a orné l’histoire de tant de victoires éclatantes remportées sur les Gaulois par Camille, par son fils et par son petit-fils, quoique sans doute celles-ci et plusieurs autres n’aient d’autre fondement que la vanité des familles qui s’attribuaient de faux triomphes. Sur la première de ces victoires, les traditions de la famille Furia étaient dans une opposition manifeste avec celles de la famille Livienne. Ces dernières portaient que celui qui avait fait entrer le surnom de Drusus dans cette famille avait repris sur les Gaulois l’or que les Romains leur avaient donné pour les engager à se retirer, et qu’il était faux que Camille le leur eût enlevé, comme on le disait[14]. Je destine un chapitre, dans la seconde partie de cette dissertation, à l’examen tant de ce fait que de diverses autres victoires que les Romains prétendaient avoir remportées sur les Gaulois.

Les ténèbres dont les premiers temps de leur histoire étaient enveloppés donnaient une grande liberté de feindre ce qu’on voulait sur l’origine des familles. C’est ce qui donna de la hardiesse à plusieurs maisons plébéiennes, lesquelles, après s’être élevées aux plus hautes dignités, allèrent se chercher des ancêtres parmi les anciens rois de Rome. Il y en eut qui rapportèrent leur origine à Numa, le successeur de Romulus. Quoiqu’il fût très incertain qu’il eût laissé des fils, on lui en donna quatre, qui devaient être les prétendues tiges d’autant d’illustres maisons de Rome. Cependant Plutarque[15] et Denys d’Halicarnasse assurent en, quelque sorte qu’il ne laissa point de postérité mâle. Il y avait des historiens, et entre autres Cn. Gellius, qui assuraient qu’il n’avait laissé qu’une fille, mère du roi Ancus Martius. D’autres prétendaient qu’outre cette fille il avait laissé quatre fils, que Plutarque nomme Pompo, Calpus, Pinus et Mamercus : et, en effet, c’était sur la conformité de ces noms avec ceux de quelques familles romaines que celles-ci avaient saisi l’occasion de se donner une origine si illustre. Plutarque ajoute cependant qu’il y en avait qui s’inscrivaient en faux contre ces généalogies, et qui soutenaient qu’elles n’avaient, été inventées que pour flatter la vanité de ces familles, en leur attribuant une suite d’images qui remontait jusqu’à Numa. Quoi qu’il en soit, plusieurs familles, à l’exemple de celles dont je viens de parler, adoptèrent ces fausses traditions et s’en firent publiquement honneur.

I. Parmi les médailles de la famille Pomponia, on en voit une[16] où d’un côté est la tête d’Apollon, couronnée de laurier, avec la légende L. POMPON. MOLO. Au revers, ou voit le roi Numa, tenant de la main droite le bâton augural et se tenant debout devant un autel sur lequel est allumé le feu pour le sacrifice. Il y a aussi un victimaire qui lui amène une chèvre, laquelle doit servir de victime ; à l’exergue, on lit : NUM. POMPIL. Il est hors de doute que le Pomponius qui a fait frapper cette médaille, a voulu se faire honneur de son origine, qu’il prétendait tirer de ce roi par son fils Pompo, et en même temps faire honneur à Numa de son attachement aux cérémonies religieuses. Cependant Cornelius Nepos, qui a écrit la vie d’Atticus, son ami, qui était de la maison Pomponia[17], se contente de dire que cette maison était très ancienne et avait toujours été de l’ordre des chevaliers. Aurait-il passé sous silence cette origine si glorieuse de la famille de son ami, s’il avait cru qu’elle pouvait avec fondement la faire remonter jusqu’à ce second roi de Rome ? D’ailleurs, cette famille était plébéienne, an lieu que, si elle eût tiré son origine de Numa, elle aurait sans doute été au rang des patriciennes ; du moins n’y a-t-il guère d’apparence que les descendants des rois aient été réduits à la condition de plébéiens.

II. De Pinus, autre fils de Numa, on faisait descendre la famille Pinaria. Quoique cette origine ne puisse que faire honneur à cette maison, je ne sais si ces habiles généalogistes ne lui ont pas fait tort, puisque d’autres en ont fait remonter l’origine quelques siècles plus haut. Selon Virgile[18] cette famille habitait déjà Rome, ou du moins la place où Rome fut bâtie depuis, du temps d’Évandre et de la venue d’Hercule en Italie. Ce héros enseigna lui-même à cette famille et à celle des Potitiens les cérémonies du culte qu’il voulait qu’on lui rendit après son apothéose, et il ordonna que la prêtrise fût héréditaire dans ces familles et que les fonctions en fussent partagées entre elles. Les Pinarius pouvaient donc faire remonter leur origine à quelques siècles au delà de Numa : aussi ne voit-on pas qu’ils se soient fait honneur de la généalogie qu’on voulait leur prêter ; et dans quelques médailles de cette famille, qui sont venues jusqu’à nous, non plus que dans les autres monuments anciens, on ne voit rien qui tende à confirmer cette filiation depuis Numa par Pinus, son fils.

III. La maison des Calpurnius s’est toujours piquée de descendre de Numa par Calpus, son fils. Horace, dans son Art poétique (v. 292) adressé aux Pisons, qui formaient une branche de la famille Calpurnienne, ne fait point difficulté de les qualifier Pompilius sanguis, ou descendants de Numa. Sur quoi un ancien scholiaste remarque que Calpus, fils de Numa, était la tige de la maison Calpurnienne, conformément à l’opinion de quelques auteurs que Plutarque cite, et auxquels on peut ajouter Festus[19] et l’auteur du Panégyrique à Pison, qu’on attribue à Lucain. Aux témoignages de ces auteurs on peut joindre diverses médailles de cette famille, qui prouvent non que cette origine fût bien sûre, mais du moins que les Pisons, qui étaient de la branche la plus illustrée par les dignités, souhaitaient qu’on la crût vraie. Il y en a une[20] où on voit d’un côté la tête du roi Numa ceinte d’un diadème, dans lequel se lit le nom de Numa, et autour CN. PISO. PROQ., c’est-à-dire Cneius Pison, proquesteur. Au revers, on voit la proue d’un vaisseau avec ces mots : MAGNus PROCOnSuL. On sait que c’était le surnom de Pompée, qui avait alors le gouvernement d’Espagne ; mais il ne pouvait se résoudre de quitter Rome. Pison, qui gouvernait la province en son absence, saisit cette occasion de faire frapper des monnaies qui éternisassent la mémoire de l’origine de sa maison. L’autre médaille a aussi été frappée par un Cn. Pison, qui apparemment était fils du précédent. On y voit de même la tête de Numa ornée du diadème, mais sans son nom ; autour on lit : CNEVS PISO CNEI FILIVS IIIVIR, Auro, Argento, Ære, Flando, Feriundo. Elle a été frappée sous le règne d’Auguste. Ces deux médailles ne peuvent servir qu’à prouver que cette maison était bien aise de donner cours à une opinion qui relevait si fort son origine. Ce qui cependant me paraît un peu détruire ses prétentions à cet égard, c’est qu’elle ne paraît point parmi les familles patriciennes, mais qu’elle a constamment été rangée entre les plébéiennes, et n’est même parvenue au consulat que prés de deux siècles après que l’accès en eût été ouvert aux plébéiens. On n’en voit point de consul avant l’an de Rome 573. Depuis ce temps-là, cette famille fut fort considérée, et se distingua dans les premières charges de la république. Elle fut aussi mise au rang des patriciennes sous les empereurs.

IV. Le quatrième fils de Numa, selon Plutarque, s’appelait Mamercus, et était tige de la famille Mamercia. Il ajoute que, pour marquer son origine, elle se distinguait par le surnom de Rex. Comme il n’y avait point de famille à Rome du nom de Mamercia, on croit que ce nom a été défiguré par les copistes, et qu’on rétablirait le véritable en substituant Marcus à Mamercus et Marcia à Mamercia. Outre qu’une branche de la famille Marcia se distinguait par le surnom de Rex, elle prétendait aussi faire remonter son origine à Numa Pompilius ; mais c’était par sa fille, mère du roi Ancus Marcius, que, sur la conformité du nom, elle prenait pour tige de son origine. Ce ne peut donc être elle que Plutarque ait voulu désigner ici, puisqu’on ne peut dire qu’elle descendît d’un fils du roi Numa. Il n’y a pas d’apparence non plus que Plutarque ait voulu désigner la maison Émilienne, où le nom de Mamercus a servi tantôt de prénom, tantôt de surnom. Il y avait aussi une branche de cette famille qui portait le surnom de Regillus ; et d’ailleurs la maison Émilienne était patricienne, et des plus anciennes et des plus illustres, de sorte qu’il n’y avait rien d’incroyable lorsqu’on disait qu’elle tirait son origine d’un roi de Rome. Mais Plutarque lui-même détruit cette conjecture dans la Vie de Paul-Émile[21], puisqu’il ne le fait point descendre de Numa, et qu’au contraire il donne pour tige à la maison Émilienne Mamercus, fils de Pythagore. Festus dit la même chose[22], et ajoute que cependant d’autres faisaient descendre cette famille d’Ascagne, fils d’Énée, qui laissa deux fils, Jules et Émile, tiges de deux illustres familles patriciennes de Rome. La Maison Émilienne était sans doute une des plus anciennes et des plus considérables de Rome, et elle a paru avec éclat dans tous les temps de la république ; de sorte que, quand ce qu’on nous débiterait de son origine serait encore moins vraisemblable, on serait toujours plus porté à le croire que ce que l’on débitait de l’ancienneté de quelques familles plébéiennes qui, n’ayant commencé à s’élever que tard, s’avisèrent de se chercher des ancêtres dans l’antiquité la plus reculée, et ne fondèrent leurs prétentions que sur une légère conformité de noms. Pour ce qui est de la famille Émilienne, sait qu’elle doive son origine à Numa, à Pythagore on à Ascagne, on ne trouve rien ni sur les médailles, ni dans les anciens écrivains de Rome, qui décide en faveur de l’une ou de l’autre de ces opinions.

V. Pour continuer ce qui regarde la famille Martienne, quoique plébéienne, elle portait ses prétentions fort haut, puisqu’elle se disait issue d’Ancus Marcius, quatrième roi de Rome et fils de la fille de Numa. Il était trop beau et trop glorieux pour cette famille de pouvoir dire que le sang de deux rois coulait dans ses veines, pour qu’elle n’ait pas taché de perpétuer le souvenir d’une si illustre origine. Il est vrai que Plutarque[23] témoigne que la famille des Marcius descendait d’Ancus. Marcius, roi de Rome ; mais il en parle à l’occasion de Marcus Coriolan, qui était patricien, au lieu que les autres Marcius que l’on voit depuis remplir bien des consulats étaient plébéiens, et ne parvinrent à cette suprême dignité qu’après que les plébéiens s’en eurent ouvert l’accès. Je crois donc qu’on peut fort bien appliquer à ceux-ci les paroles de Cicéron que j’ai déjà rapportées : Combien de fausses origines des familles, comme si elles étaient passées des patriciens aux plébéiens, parce que bien des gens de basse extraction s’entaient sur quelque famille illustre qui portait le même nom ! Cette famille soutenait sans doute aussi que, patricienne dans son origine, elle n’était devenue plébéienne que par adoption et pour s’ouvrir l’accès au tribunat du peuple. Elle vit en peu de temps les dignités accumulées sur ses divers membres, et, parvenue au comble de la gloire par les dictatures, les consulats, l’es triomphes, etc., dont elle avait été décorée, elle crut que cela suffisait pour rendre croyable tout ce qu’elle débiterait sur l’antiquité et la noblesse de son origine. Ce qui contribue le plus à distinguer cette maison, c’est la dignité de censeur. C. Martius Rutilius fut le premier dictateur tiré de cet ordre ; honneur qu’il ajouta à quatre consulats et à deux triomphes[24]. Son fils de même nom fut le seul Romain qui ait exercé deux fois la charge de censeur, ce qui lui fit prendre le surnom de Censorinus, qui s’est depuis conservé dans cette branche de la maison Martienne. Il nous reste encore des médailles d’un C. Martius Censorinus[25], un de ses descendants, on d’un côté on voit deux tètes ornées de diadèmes : l’une d’un vieillard, l’autre d’un jeune homme, avec cette légende : NUMÆ POMPILI. ANCI. MARLI. Au revers, le port d’Ostie, qu’Ancus Marcius avait fait construire, avec ces mots : Caïus MARCius CENSOrinus. Celui-ci a voulu perpétuer par cette médaille le souvenir de l’origine de sa famille, et montrer qu’elle la tirait de deux rois de Rome ; et il rappelle en même temps le souvenir d’un des principaux monuments du règne d’Ancus Marcius : le port d’Ostie, que ce roi fit construire. Nous avons une autre médaille de la même famille[26], mais d’une autre branche, qui n’est pas moins curieuse. Elle représente d’un côté la tête d’Ancus Marcius ceinte du diadème ; sur le derrière, un bâton augural, en mémoire du zèle que ce roi avait témoigné pour le rétablissement du culte et des cérémonies religieuses établies par son aïeul, et négligées sous son prédécesseur. Au revers, on voit un aqueduc, et dessus, un homme à cheval, et la légende AQUA MARCIA. PHILIPPUS. Cet aqueduc avait été construit par Ancus Marcius[27], et fut depuis rétabli, en vertu d’un décret du sénat, par un préteur, Q. Martius Rex, qui était de cette même famille. Pline l’Ancien témoigne que cet aqueduc était un ouvrage digne d’admiration et qui tenait du miracle. Pighius croit[28] que cette médaille est de L. Martius Philippus, qui fut censeur en 667 de Rome avec N. Perpenna, et conjecture avec fondement que Philippe fit encore quelque réparation à cet aqueduc. Cette famille s’était élevée à un si haut point de grandeur, qu’elle ne craignait guère qu’on contredit ce qu’elle débitait sur son origine ; et d’autant moins, qu’étant alliée à toutes les grandes maisons de Rome, elles étaient toutes intéressées à soutenir ses prétentions. Jules César ne disait donc rien qui parût étrange[29] lorsque, dans l’oraison funèbre de sa tante Julie, il fait descendre cette dame des dieux, du côté paternel, et des rois de Rome, du côté de sa mère Marcia. Ovide confirme aussi de son suffrage ce qui se disait d’une origine si illustre :

Marcia sacrifico deductum nomen ab Anco[30].

Mais malgré ces témoignages si favorables aux prétentions de cette maison, il y a bien des difficultés à lever, si l’on doit s’en rapporter à l’histoire[31]. Elle témoigne, à la vérité, qu’Ancus Marcius laissa deux fils ; mais ces deux fils, ayant conspiré contre Tarquin Ier et l’ayant fait assassiner, furent bannis de Rome par son successeur. Il est vrai que leurs descendants ont pu y être rappelés ou y, être revenus après qu’on en eut chassé les rois, mais il y a toute apparence qu’on les aurait rétablis dans toutes leurs prérogatives et qu’on ne les aurait pas réduits à la condition des plébéiens, qui étaient exclus, au commencement, des principales dignités de l’État.

VI. Quoique les historiens ne parlent point de la postérité de Tullus Hostilius, troisième roi de Rome, la conformité de nom ne peut manquer de lui en faire trouver dans quelque famille romaine. La maison Hostilia, quoique plébéienne, s’étant vu élever au consulat, vers la fin du sixième siècle de Rome, crut qu’il lui convenait de se chercher quelque ancêtre illustre dans les temps les plus reculés. Le nom de Hostilius, qu’avait porté un roi de Rome, lui parut fort propre à favoriser la prétention qu’elle forma d’être issue de ce roi. Goltzius a publié une médaille[32] où d’un côté est représentée la tête de Tullus Hostilius ceinte d’un diadème. Derrière la tête, on lit : TULLus ; sur le devant : L. HOSTILius MANCINus. Ce qui désigne assez clairement que cet Hostilius Mancinus voulait faire remonter l’origine de sa maison jusqu’au roi Tullus Hostilius. C’est ce qui paraît encore mieux par d’autres médailles de la même famille[33], qui portent le nom de L. Hostilius Salerna. Sur l’une on voit une tête hérissée, représentant la Peur ; sur l’autre, une tête qui paraît représenter la Pâleur. On sait que Tullus Hostilius, dans la bataille où il vainquit ceux d’Albe, voua un temple à ces deux divinités, qui sans doute lui doivent leur apothéose. La maison Hostilia, en le reconnaissant pour la tige de son origine, a voulu en même temps signaler un des plus singuliers événements de son règne.

VII. Une autre médaille, rapportée par Goltzius[34], ferait croire qu’une famille qui portait le nom de Tullius prétendait aussi, sur la conformité du nom, se donner le roi Servius Tullius pour père. Il y a bien de l’apparence que c’était avec assez peu de fondement, puisque les historiens ne donnent point d’autre postérité à ce roi que deux filles, mariées aux deux Tarquins. La médaille dont il est question ici représente d’un côté la tête du roi Servius Tullius ceinte du diadème, avec cette légende : SERVIus DECULA ; au revers, un Romain qui conduit son cheval par la bride, et la légende M. TULLIUS M. F. On attribue cette médaille à M. Tullius Decula, dont elle porte les noms, et qui fut consul en l’an de Rome 672. Il a marqué au revers un chevalier romain qui conduit son cheval devant le censeur, en mémoire du cens et de la revue des chevaliers, institués par le roi Servius Tullius, comme nous avons vu sur les médailles précédentes faire allusion à divers événements des règnes des rois qu’elles représentent. L’histoire ne nous fournit aucune particularité sur ce M. Tullius. Il y a eu une famille patricienne de ce nom, mais qui parait s’être bientôt éteinte ; du moins n’ai-t-elle fourni qu’un consul dans les premiers temps de la république. Celui dont je parle, était incontestablement plébéien, puisque son collègue dans le consulat était patricien. Sa maison était différente aussi de celle dont était Cicéron, quoiqu’elles portassent le même nom de Tullius et qu’elles fussent l’une et l’autre plébéiennes, puisque Cicéron convient souvent qu’il est le premier de sa maison qui se soit vu élevé au consulat, et se moque de ceux qui aimaient à se forger de ces généalogies recherchées. Comme si moi, dit-il, sur la conformité de nom, je me disais issu de ce M. Tullius qui fut consul dix ans après qu’on eut chassé les rois. Tullius Decula va plus loin, et remonte même jusqu’à un roi de Rome.

VIII. De cette façon, on trouvera des descendants à tous les rois de Rome. Il est bien juste que Romulus ait aussi sa postérité, car les Tarquins n’entrent point en ligne de compte. Leur nom était si odieux à Rome, que Collatin, à Ganse de ce nom seul, fut obligé de s’exiler. Ainsi personne n’aurait osé se faire honneur d’une pareille origine. Goltzius produit une médaille d’un P. Sulpicius Quirinus[35] où au revers est représentée une louve qui allaite deux enfants, faisant allusion à Remus et à Romulus. Il y a en deux Romains de ce nom, dont l’un fut consul subrogé en 717 de Rome, et l’autre en 741. Sur la conformité de nom, ils auront voulu se dire issus de Romulus qui, après son apothéose, fut nommé Quirinus, ou du moins marquer que leur famille était plus ancienne que Rome même. Pour juger s’ils étaient fondés dans leurs prétentions, il suffit d’entendre Tacite[36], qui, en rapportant la mort du dernier, ajoute à ce sujet : Ce Sulpicius n’appartenait point du tout à l’ancienne famille des Sulpices, qui était patricienne ; pour lui, il était originaire de Lanuvium, ville municipale.

IX. Il y a quelque apparence, du moins à en juger par les médailles, que la famille Memmia formait les mêmes prétentions que ce Sulpicius Quirinus et voulait rapporter son origine à Romulus : deux médailles qui se trouvent dans le trésor de Morell[37], et dont l’une a été renouvelée par l’empereur Trajan, le feraient croire. On y voit la tête de Quirinus ou de Romulus et la légende C. MEMMIus Caii Filius. QUIRINUS. Soit que ce Memmius ait eu, en effet, le surnom de Quirinus et que sur ce léger fondement il ait voulu appuyer son origine, soit qu’il ait même été destitué de cette conformité de noms, il est clair qu’il a voulu se donner un ancêtre bien illustre. Cependant Virgile, en faveur de cette maison[38], remonte encore plus haut, car il lui donne pour tige Mnesthée, un des compagnons d’Énée. On ne trouvera rien dans l’histoire qui favorise une origine si illustre ; au contraire, cette famille ne commence à paraître qu’au commencement du sixième siècle de Rome. Depuis cela, elle a eu plusieurs tribuns du peuple, ce qui montre qu’elle était plébéienne, et elle n’est même parvenue au consulat que sous Auguste.

X. La maison des Jules était si ancienne et si considérable à Rome, qu’elle pourrait paraître mieux fondée dans ce qu’elle débitait de son origine, si elle ne l’avait l’ait remonter jusqu’aux temps les plus fabuleux. Comme elle était originaire d’Albe, elle prenait pour tige le fondateur même d’Albe, Ascagne, fils d’Énée, et par conséquent remontait jusqu’aux amours d’Anchise et de Vénus. Outre un grand nombre d’auteurs anciens qui font mention de cette origine illustre, il nous reste plusieurs médailles anciennes[39], qui sont des monuments bien authentiques des prétentions de cette famille. On en a quelques-unes où l’on voit Vénus montée sur un char de triomphe tiré par deux Amours, et à l’exergue : L. JULIus Lucii Filius. Il est clair que ce L. Julius a voulu montrer par là qu’il rapportait son origine à cette déesse. On a encore d’autres médailles de la même famille[40], où d’un côté on voit aussi la tête de la même déesse, et au revers Énée portant sur ses épaules son père Anchise et conduisant par la main son fils Ascagne. Celles-ci portent le nom de César, et paraissent avoir été frappées par César lorsqu’il était dictateur. L’empereur Trajan les a aussi renouvelées. Je ne parle pas de quantité d’autres médailles de César où toujours on voit la tête de Vénus, et qui prouvent clairement les prétentions des Jules et le soin que les familles prenaient en général d’immortaliser leur origine par de semblables monuments.

Je serais trop long si je voulais rapporter tous les exemples que nous avons de l’entêtement des Romains sur ce sujet. On peut même regarder ceux que je viens d’en donner comme assez modérés, en comparaison de ceux que je pourrais y ajouter, puisqu’il y a peu de nations qui aient donné dans des idées aussi chimériques que les Romains sur l’article des généalogies.

Dés que l’érudition se fut un peu répandue à Rome, on en abusa étrangement sur cette matière, et chacun s’alla, chercher des pères jusque dans les temps les plus fabuleux et antérieurs à la fondation de Rome. Les familles illustres, sur la moindre conformité de noms, se trouvèrent des ancêtres dans tous les compagnons d’Énée. Varron lui-même[41], ce savant Varron, avait fait un livre des familles Troyennes, c’est-à-dire des familles Romaines, lesquelles allaient chercher leur origine jusque dans Troie. De combien de conjectures hasardées, de combien d’étymologies forcées un pareil livre ne devait-il pas être rempli, si c’est de Varron que Virgile a emprunté l’origine des noms de quelques familles romaines ? Ce poète fait descendre la maison Memmia de Mnesthée[42], la maison Cluentia de Cloanthe, la maison Gegania de Gyas, la maison Sergia de Sergeste, la maison Nautia de Nautes, etc., tous prétendus compagnons d’Énée qui vinrent avec lui s’établir dans le Latium. La maison Julienne était privilégiée, et descendait d’Énée en droite ligne par Jules Ascagne, son fils. Galba[43], qui était de la maison Sulpicia, patricienne, après s’être vu élevé à l’empire, plaça dans son vestibule les images de ses ancêtres. On en voyait une suite qui du côté de son père la faisait remonter jusqu’à Jupiter, et du côté de sa mère jusqu’à Pasiphaë, femme de Minos. La maison Antonia[44] prenait pour tige de son origine Anton, un prétendu fils d’Hercule.

Voilà quel était l’entêtement de quelques familles romaines sur l’article de leurs généalogies ; et les familles plébéiennes, dès qu’elles se virent admises aux plus hautes dignités de la république, crurent devoir le disputer sur l’antiquité de leur noblesse aux patriciennes mêmes. C’était pour flatter leur vanité sur cet article que, comme le dit Clodius, cité par Plutarque, on avait inventé et forgé quantité de monuments dont la supposition était évidente. C’était en leur faveur, comme le dit Cicéron, qu’on avait inventé de fausses généalogies, afin de faire croire, sur la conformité du nom, que ces familles, originairement patriciennes, avaient passé par adoption dans des maisons plébéiennes pour s’ouvrir l’accès au tribunat du peuple, dont les patriciens étaient exclus. Cicéron, plus réservé que bien d’autres sur cet article, convient que d’autres que lui se seraient, sur la conformité de nom, choisi pour ancêtre un certain Manius Tullius, patricien, qui avait été consul dix ans après l’établissement de la république. La nouveauté de sa famille était peut-être si connue de son temps, qu’elle l’obligeait d’être modeste sur cet article. Mais si on eût laissé passer quelques siècles par-dessus une origine si nouvelle, ses descendants auraient peut-être été plus hardis. J’en emprunterai de l’histoire romaine un exemple bien sensible : c’est la famille Acilia qui me le fournit.

Ce nom ne paraît dans l’histoire romaine que bien avant dans le sixième siècle. Manius Acilius Glabrio fut le premier de cette maison qui parvint au consulat ; et ayant été chargé du commandement de l’armée romaine contre Antiochos le Grand, roi de Syrie, il remporta sur ce prince, près des Thermopyles, une victoire complète, qui lui acquit l’honneur du triomphe. Il brigua ensuite la charge de censeur ; mais il fut traversé par les patriciens et par quelques plébéiens dont les familles étaient déjà depuis quelque temps en possession des grandes dignités[45]. Tous étaient également choqués, selon le rapport de l’historien, de voir un homme nouveau élevé à une si haute dignité, et ils s’opposèrent si fortement à son élection, qu’ils lui firent donner l’exclusion. Glabrion n’avait apparemment pas encore trouvé cet habile généalogiste qui débrouilla depuis comme, de père en fils, il descendait d’Anchise et de Vénus. Ce ne fut que dans des siècles plus éclairés qu’on découvrit quelques mémoires particuliers qui vérifiaient une origine si ancienne et si illustre. Peut-être fut-ce le savant Varron qui, dans ses recherches sur les familles Troyennes, découvrit cette anecdote aussi bien que quantité d’autres. Quoi qu’il en soit, nous voyons que, dans les siècles suivants, cette famille a voulu aussi être comptée parmi celles qui tiraient leur origine de Troie. Hérodien nous apprend[46] que Pertinax exhorta le sénat, qui le nommait empereur, de lui préférer Glabrion, qui avait été deux fois consul et qui faisait remonter son origine jusqu’à Énée, fils d’Anchise et de Vénus. On avait trouvé ou inventé un Aquilinus, fils ou petit-fils d’Énée ; et le rapport de ce nom avec celui d’Acilius a pu suffire aux généalogistes pour le donner pour père aux Acilius. J’en juge ainsi sur ces vers d’Ausone[47] :

Stemmate nobilium deductum nomen avorum

Glabrio, Aquilini Dardana progenies.

Cet exemple suffit, je crois, pour achever de montrer jusqu’où les Romains poussaient la vanité sur l’article des généalogies, et qu’ils voulaient à tout prix produire une longue suite de leurs ancêtres, vrais ou supposés. L’ignorance et la barbarie avaient répandu de si épaisses ténèbres sur les premiers siècles de Rome et sur les temps antérieurs à sa fondation, qu’on pouvait feindre et débiter tout ce qu’on voulait là-dessus, sans crainte d’être convaincu de faux, sur des monuments ou des historiens contemporains, puisqu’on n’en avait aucun. Aussi ne manqua-t-on point de généalogistes à Rome, et les savants s’exercèrent à l’envi sur des sujets si frivoles. Nous en avons un exemple en Varron, qui passait pour le plus savant des Romains, et qui cependant avait fait des recherches sur les familles qui tiraient leur origine de Troie. Atticus avait dressé des tables généalogiques de plusieurs familles romaines, comme nous l’apprenons de Cornelius Nepos[48]. C’était à lui qu’on avait obligation d’une généalogie suivie de la maison Junienne, dont était Brutus ; de celle des Claudes plébéiens, qui se distinguait par le surnom de Marcellus ; de celles des Fabiens, des Cornéliens et des Émiliens. C’était apparemment sur les mémoires qu’Atticus lui avait communiqués que Cicéron[49] parait si bien instruit de ce qui concernait la maison Papiria. Il est à présumer que, dans ces ouvrages, Atticus ne remontait pas jusqu’à la fable, et qu’il se contentait d’embrasser les opinions qui paraissaient les plus favorables aux prétentions de ses amis, comme il l’avait fait à l’égard de Brutus.

Pline l’Ancien nous apprend[50] que ce fut à l’occasion de la hardiesse avec laquelle on débitait tant de faussetés sur l’origine des familles, que Messala prit la plume pour réfuter ces auteurs fabuleux. On croit qu’il nous reste une partie de cet ouvrage de Messala dans la généalogie de la maison Julienne, qu’il fait descendre de Dardanus, fils de Jupiter. Si ce petit ouvrage est en effet de Messala, il ne forme pas un préjugé bien favorable pour ce que nous en avons perdu, et l’on y voit qu’aussi bien que ses compatriotes, il donne dans le fabuleux le plus outré. Il est vrai qu’on peut croire que, de peur de choquer Auguste, qui était entré par adoption dans la famille des Jules, Messala n’osa attaquer les prétentions de cette maison.

Ces exemples suffisent, à ce qu’il me semble, pour nous convaincre que les Romains donnaient dans les idées les plus chimériques sur l’article des généalogies, et pour nous mettre en état de juger sur ces échantillons du mérite des Mémoires que conservaient les familles, et s’il est à présumer qu’ils fussent, bien fidèles. Ce chapitre sert donc de preuve à la première proposition de Clodius, de Cicéron et de Tite-Live, qui est que ces Mémoires des familles contenaient quantité de faussetés. Il ne s’agit à présent que de prouver la seconde, savoir que ces faussetés se sont glissées dans l’histoire. En effet, si faute d’autres monuments les historiens se sont vus obligés de puiser dans ces Mémoires, il est clair qu’avec de pareils secours ils ne pouvaient donner que des histoires fort incertaines et fort imparfaites.

 

 

 



[1] Ipsæ enim familiæ sua quasi ornamenta ac monumenta servabant, et ad usum, si quis ajusdem generis cecidisset, et ad memoriam laudum domesticarum, et ad illustrandam nobilitatem suam, Cicero, in Bruto, cap. XVI.

[2] Lib. XIII, cap. XII.

[3] Livius, lib. VIII, cap. XL.

[4] Cicero, in Bruto, cap. XVI.

[5] Plutarque, in Numa, p. 59.

[6] Plutarch., in Bruto, p. 984. — Cicero, in Bruto, cap. XI. — Dion. Halic., Ant. rom., lib. V, p. 292.

[7] Corn. Nepos, in Vita Attici, cap. XVIII.

[8] Tite-Live, liv. IV, chap. XIII.

[9] Cicero, Epist. ad Attic., lib. XII, ep. XL.

[10] Fulvius. — Vaillant, in Gente Junia, n. 3 et 4. — Morell, tab. I, n. 2. A.

[11] Fulvius. — Vaillant. — Morell, ubi supra.

[12] Cicero, Philipp. II, cap. II.

[13] In Gente Junia, n. 2.

[14] Sueton., in Tib., cap. III.

[15] In Numa, p. 73 et 74. — Ant. rom., lib. II, p. 136.

[16] Fulvius, in Gente Pompon. — Vaillant, ibid., n. 1.

[17] Corn. Nepos, Vitæ Attici, cap. I.

[18] Eneid., lib. VIII, v. 269. — Serv., ad dict. lib. — Liv., lib. I, cap. VII, et lib. IX, cap. XXIX et XXXIV.

[19] Voce Calpurnii.

[20] Fulvius, in Gente Calpurn. — Vaillant, n. 18 et 26.

[21] In Æmilio, p. 255 et sqq.

[22] Voce Æmilia.

[23] In Coriolan, init.

[24] Pline, Hist. nat., lib. XXXV, cap. XVII.

[25] Fulvius, in Gente Marcia. — Vaillant, n. 4, 5, 6 et 8.

[26] Fulvius, ibid. — Vaillant, n. 22.

[27] Pline, lib. XXXI, cap. III ; lib. XXXVI. cap. XV. — Frontin, De Æqued., édit. Poleni, p. 27.

[28] Annal., ad ann. DCLXVII.

[29] Sueton., in Jul., cap, VI.

[30] Fastes, lib. VI, v. 803.

[31] Dionys. Halicarn., liv. IV, p. 211. — Livius, lib. I, cap. XLI.

[32] In Fastes, ad ann. DCVIII. — Vaillant, in Gente Hostil., n. 2.

[33] Fulvius, Vaillant, Morell, in Gente Hostilia.

[34] In Fastes, ad ann. DCLXXII. — Vaillant, in Gente Tullia, n. 2.

[35] Ad ann. DCCXLI. — Vaillant, in Gente Sulpicia, n. 19.

[36] Tacite, Annal., lib. III, cap. XLVIII.

[37] In Gente Memmia, n. 1. — Fulvius et Vaillant, in eadem Gente, n. 6.

[38] Non Italus Mnesteus, genus a quo nomine Memmi. Æn., liv. V, v. 117.

[39] Goltzius ad ann. DCLXXXIX. — Fulvius, Vaillant, in Gente Julia, n. 5. — Morell, ibid., tab. I, n. 4.

[40] Fulvius, Vaillant, ibid., n. 9 et 10. — Morell, ibid., n. 5.

[41] Serv., ad Æneid., lib. V, v. 704.

[42] Æneid., lib. V, v. 117 et sqq.

[43] Sueton., in Galba, cap. II.

[44] Plutarch., in Antonio, p. 917, C.

[45] Tit. Livius, lib. XXXVII, cap. LVII.

[46] Lib. II, cap. X.

[47] In Professor. Burdig., n. 24.

[48] In Attico, cap. XVIII.

[49] Epist. ad Famil., lib. IX, ep. XXI.

[50] Lib. XXXV, cap. II.