DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE PARTIE. — Dans laquelle cette incertitude est prouvée par la disette des monuments.

CHAPITRE VII. — DES LIVRES DE TOILE ET DES TABLES DES CENSEURS.

 

 

On nous allègue, avec un peu plus de fondement, les Livres de toile comme un livre fort ancien, et où les premiers historiens ont pu puiser bien des particularités sur les premiers siècles de Rome. Il est vrai que Tite-Live les cite quelquefois, non pas qu’il paraisse les avoir lus lui-même, comme cela se voit assez, puisqu’il ne les cite que sur l’autorité de l’historien Licinius Macer, qui en avait fait beaucoup d’usage. Il ne s’agit que d’examiner en quoi consistaient ces livres et quelle utilité l’histoire en a retirée. Si l’on s’en rapportait aux citations vagues de quelques critiques, on s’en ferait une idée très fausse. Ils nous accablent souvent de ces citations qui, bien loin de laisser une idée nette dans l’esprit, ne font, la plupart du temps, qu’embrouiller celle qu’on pourrait s’en former naturellement. Je tâcherai donc simplement de donner une idée traire de ce que Tite-Live cite sous le nom de Livres de toile, parce qu’ils sont les seuls qui aient pu servir à l’histoire des premiers siècles de Rome.

I. On voit qu’ils se conservaient dans le temple de Moneta[1] ; et il y a bien de l’apparence qu’ils sont les mêmes que ceux que cite Denys d’Halicarnasse[2], comme des livres sacrés et peu connus, qu’an gardait avec beaucoup de soin. En effet, il les cite à la même occasion que Tite-Live dit que les citait Licinius Macer ; savoir, pour prouver[3] qu’en l’an 309 on avait eu des tribuns militaires qui, peu de temps après, avaient quitté leurs charges ; et qu’on leur avait substitué des consuls, dont les noms ne se trouvaient que dans le traité fait avec les Ardéates, et dans ces Livres de toile.

II. On voit dans cet endroit que Tite-Live distingue ces Livres de toile des livres des magistrats, puisque les noms des consuls, qui se trouvaient dans les premiers, ne se trouvaient pas dans les livres des magistrats. Cependant, ailleurs[4] il parait les confondre, et n’en faire qu’un seul et même ouvrage. Quod tam veteres Annales, quodque Magistratuum libri, quos linteos in æde repositos Monetæ Macer Licinius citat identidem auctores. Mais je crois qu’un léger changement lèvera toute la contradiction apparente qui se trouve entre ces deux passages. En ajoutant simplement un et avant quos linteos, dans ce dernier passage, il ne restera plus aucune difficulté, et on lira Quodque Magistratuum libri, et quos linteos, etc. On a trop d’exemples de ces façons de parler latines, pour avoir besoin d’en donner ici. Par ce moyen, on ôte toute la contradiction qu’il parait y avoir entre ces deux passages ; et ce simple et, ajouté dans le texte, met l’auteur d’accord avec lui-même, et montre que, dans un endroit comme dans l’autre, il distingue les Livres de toile des livres des magistrats.

III. Il est donc clair que les Livres de toile étaient différents de ceux des magistrats. Il est même à présumer qu’ils ne formaient pas un ouvrage fort étendu, puisque Tite-Live les citant assez souvent, d’après Licinius Macer, pendant l’espace d’environ dix ans, n’y revient plus après, comme il ne les avait pas cités auparavant.

Je crois encore qu’il y en avait de plus d’une sorte ou, du moins, divers exemplaires, qui n’étaient pas toujours d’accord entre eux ; car les historiens Licinius et Tubéron rapportaient différents consuls sous la même année, quoiqu’ils se fondassent tous deux sur l’autorité des Livres de toile[5]. In tam discrepanti editione, et Tubero et Macer libros linteos auctores profitentur. Ce qui fait voir que ces livres n’étaient pas toujours sûrs ; et aussi voit-on que Tubéron ne regardait pas leur autorité comme décisive, quoique Licinius s’y conforma entièrement. Licinio libros haud dubie linteos sequi placet : et Tubero incertus veri est. Tite-Live lui-même ne s’en rapporte pas toujours à leur autorité, et il laisse la difficulté, ne croyant pas les Livres de toile suffisants pour la lever. Sed inter altera, vetustate incomperta, hoc quoque in incerto positum.

En voilà assez pour nous mettre en état, sur le peu que Tite-Live en dit, de juger : 1° que ces Livres de toile étaient différents des livres des magistrats ; 2° qu’ils n’étaient pas fort étendus, puisque Tite-Live, les citant en quatre différentes occasions pendant l’espace de dix ans, ne les avait jamais cités auparavant, et n’y revient plus dans la suite ; 3° que leur autorité n’était pas décisive pour lever toutes les difficultés, puisque Tite-Live n’y défère pas toujours.

C’est ce qui me porterait presque à croire que ce livre n’était qu’un monument particulier, et qui avait fait partie des Mémoires de quelque famille. Du moins Pline nous enseigne-t-il[6] qu’anciennement les pièces qui concernaient les affaires d’État s’écrivaient sur des rouleaux de plomb, au lieu que les particuliers écrivaient leurs Mémoires sur de la toile ou sur de la cire. Postea publica monumenta plumbeis voluminibus, mox et privata linteis confici cœpta, aut ceris. En effet, on ne voit pas que les monuments publics se soient jamais écrits sur de la toile. Avant que le plomb fût en usage pour cela, on se servait de planches de chêne à Rome comme à Athènes[7] ; mais dans la suite on se servit de tables de cuivre. C’est ce qui me ferait presque ranger ces Livres de toile entre les Mémoires des familles, aussi bien que les Mémoires des censeurs, dont Denys d’Halicarnasse fait mention.

Je rapporte les propres paroles afin qu’on ne confonde pas les Mémoires avec les Tables des censeurs, dont parlent d’autres auteurs. Voici ce que nous trouvons sur ceux-là dans Denys d’Halicarnasse[8] : Cela se voit encore par des Mémoires qu’on appelle des censeurs, que les pères transmettent aux fils, et ceux-ci de main en main à leurs descendants avec autant de soin que des héritages sacrés. Il y a plusieurs hommes illustres dont les familles ont été honorées de la dignité de censeur, qui conservent de pareils Mémoires.

On voit clairement dans ce passage que ces Mémoires des censeurs n’étaient que des Mémoires particuliers qui se conservaient dans les familles et non dans les archives[9]. Il faut donc prendre garde de ne les pas confondre, sur quelque conformité de nom, avec d’autres pièces dont il est fait mention dans les auteurs anciens.

Varron[10], entre autres, parle de Tables des censeurs (Tabulæ censoriæ), qui n’ont aucun rapport avec les Mémoires, dont il est question dans l’auteur grec. Ces Tables des censeurs n’étaient qu’un recueil des formules dont les censeurs devaient se servir dans l’exercice de leurs charges, et elles contenaient les règles qu’ils devaient y observer. Il faut encore distinguer celles dont Cicéron fait mention[11], qui paraissent avoir été des registres que les censeurs tenaient des domaines et des revenus de la République. Il ne faut pas non plus confondre ces dernières avec celles dont le même Denys d’Halicarnasse parle ailleurs[12] et qui contenaient le nombre des citoyens, leurs facultés, leurs enfants, etc. que les censeurs avaient enregistrés dans le cens. Toutes ces pièces se gardaient dans les archives ; au lieu que les Mémoires des censeurs se conservaient dans les familles où quelqu’un avait été honoré de cette charge. Les Tables des censeurs (τιμητικά γράμματα) que je viens de citer, d’après Denys d’Halicarnasse, fort différentes de ces Mémoires, étaient de même nature que celles que Tite-Live[13] nous apprend avoir été gardées dans le temple de la Liberté.

Voilà donc quatre sortes de pièces qu’il faut avoir soin de ne pas confondre. Celles du dernier genre instruisaient de l’année en laquelle le cens s’était fait, et du nombre des citoyens qui avaient passé en revue devant les censeurs.

Quoique les anciens historiens omettent quelques lustres et quelquefois les noms des censeurs, ainsi que ce nombre des citoyens qui s’était trouvé dans chaque dénombrement, je serais assez porté à croire sur ce qui nous reste de ces revues générales des citoyens de Rome, que c’était un des monuments le mieux conservés, et que les historiens avaient le moins négligé de consulter. Ce que Denys d’Halicarnasse en cite remonte jusqu’au premier cens sous Servius Tullius. On serait un peu mieux fondé, si on nous alléguait de pareilles pièces en faveur de l’histoire romaine. Car, si ce que les historiens nous disent des différents cens ou dénombrements qui se sont faits à Rome est fondé sur le témoignage de ces monuments, qui se gardaient dans les archives, on ne peut disconvenir qu’ils n’aient échappé aux flammes, du moins en partie, et qu’ils n’aient été de quelque usage pour l’histoire.

Il s’en faut bien que les pièces que Denys d’Halicarnasse nomme τιμητικά ύπομνήματα, ou Mémoires des censeurs, aient été aussi authentiques et aussi sûres. C’étaient des monuments particuliers aux familles et qui, par conséquent, ne peuvent que nous être un peu suspects. En effet, il paraît qu’ils faisaient partie des Mémoires que chaque famille conservait avec beaucoup de soin. Une suite d’éloges des hommes illustres qui avaient fait le plus d’honneur à leur maison, et des Mémoires de ce qu’ils avaient fait de mémorable dans l’exercice des charges dont ils avaient été revêtus, formaient comme une histoire suivie de la famille, depuis son origine. Les maisons dans lesquelles la dignité de censeur avait passé conservaient de même des Mémoires de ce qu’avaient fait de considérable leurs ancêtres dans l’exercice de cette charge ; et c’est cette partie de ces Mémoires que Denys d’Halicarnasse nomme τιμητικά ύπομνήματα. On voit par ce qu’il en dit que ces pièces se conservaient dans les maisons illustres qui avaient été honorées de la dignité de censeur, et qu’elles se transmettaient de père en fils comme un héritage sacré.

C’était la coutume générale de toutes les grandes maisons de Rome de conserver avec titi soin religieux tout ce qui pouvait contribuer à perpétuer la gloire de leurs ancêtres, et à relever l’éclat de leur famille. Ainsi, outre les titres ou inscriptions qu’ils ajoutaient aux images enfumées de leurs ancêtres, il y avait des tablettes garnies de Livres et de Mémoires, qui contenaient les services que chaque membre de la maison avait rendus à l’État dans l’exercice des charges dont ils avaient été revêtus. C’est de Pline que nous l’apprenons[14]. Ceux donc desquels les ancêtres avaient été décorés de la dignité de censeur conservaient de même avec soin des Mémoires de tout ce qu’ils avaient fait de remarquable dans l’exercice de cette charge, comme ils en conservaient des autres charges qu’ils avaient exercées. Les Mémoires que Denys d’Halicarnasse nomme Mémoires des censeurs sont donc de cette espèce, et c’est pourquoi je les range au nombre des Mémoires des familles, dont je traite dans le chapitre suivant.

 

 

 



[1] Livius, lib. IV, cap. XX.

[2] Lib. XI, p. 736.

[3] Liv., ibid., cap. VII.

[4] Cap. XX.

[5] Lib. IV, cap. XXIII.

[6] Lib. XIII, cap. II.

[7] Dion. Hallic., lib. III, p. 187.

[8] Lib. I, p. 69, in fine.

[9] [Les Livres de Toile et les Mémoires des Censeurs ne sont, d’après Beaufort, que des mémoires particuliers, les mémoires des familles. Les Tables des Censeurs (Tabulœ Censorœ) n’étaient qu’un recueil des formules dont les censeurs devaient se servir dans l’exercice de leurs charges. Voir, à ce sujet, les Journaux chez les Romains, de M. J.-V. Leclerc.] A. Blot.

[10] Lib. V, De Lingua Latina.

[11] De leg. Agrar. orat. I, cap. II.

[12] Lib. IV, p. 225.

[13] Lib. XLIII, cap. XVIII.

[14] Lib. XXXV, cap. II.