DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE PARTIE. — Dans laquelle cette incertitude est prouvée par la disette des monuments.

CHAPITRE I. — OBSCURITÉ DU PREMIER TEMPS DE L’HISTOIRE EN GÉNÉRAL, ET EN PARTICULIER DE L’HISTOIRE ROMAINE.

 

 

Ce n’est pas une chose qui soit particulière aux Romains, que l’obscurité et l’incertitude répandues sur les temps qui approchent le plus de leur origine. Elle leur est commune avec tous les autres peuples.

Rome a été fondée dans un temps[1] duquel nous avons peu de connaissance, et par rapport à l’état du monde en général, et par rapport à l’état de l’Italie en particulier. Si l’on commence à trouver quelque certitude dans l’histoire de la Grèce, ce n’est que comme une petite lueur qui nous éclaire dans d’épaisses ténèbres. Après les olympiades, ces ténèbres commencent à se dissiper et les événements se débrouillent ; mais l’histoire reste dans son enfance, jusqu’au temps où les Grecs commencèrent à cultiver les sciences. Alors l’histoire, dont jusqu’alors les principaux faits devaient se puiser dans les poètes, et se ressentaient du feu de leur imagination, prit une nouvelle forme, et la Grèce produisit de fameux historiens.

Hérodote, le plus ancien de ceux qui nous restent, n’a pas été leur premier historien, quoiqu’il soit de deux cents ans plus ancien que le premier historien des Romains ; car il florissait vers l’an 310 de Rome[2]. Il n’est donc pas surprenant que l’histoire grecque commence à se débrouiller plus tôt que la romaine, puisqu’elle a eu des écrivains longtemps avant celle-ci.

Depuis Hérodote, la Grèce n’a pas manqué d’historiens, et les événements ont été transmis avec, soin à la postérité. Quelques historiens grecs ayant entrepris de débrouiller le chaos qui précède les olympiades, ils se sont engagés dans des labyrinthes de difficultés, et les plus célèbres d’entre eus n’ont pas essayé de remonter au delà de cette époque. En effet, ce n’est que depuis une époque aussi fameuse que l’histoire grecque commence à avoir quelque solidité : encore n’est-ce que sur un petit nombre de faits que la lumière se répand. Ce n’est guère que depuis que les Perses entreprirent de subjuguer les Grecs que ce peuple commença à s’appliquer tout de bon à l’histoire, et qu’il s’efforça de transmettre à la postérité et de consacrer la mémoire des grands événements auxquels ces guerres avaient donné lieu, et dont cette nation retira tant de gloire. Tout ce qu’on nous débite des temps antérieurs est peu sûr, et toujours entremêlé de fables.

Il ne doit donc pas paraître surprenant que l’histoire romaine commence à se débrouiller plus tard que la grecque. Le premier historien romain florissait vers le milieu du sixième siècle de Rome, plus de deux siècles après Hérodote. Les sciences et les arts florissaient dans la Grèce, an lieu qu’à Rome les premiers historiens se ressentaient encore de la grossièreté et de l’ignorance de ce peuple, dont les connaissances ne s’étendaient pas au delà de ce qui concernait la guerre et l’agriculture.

Le sort de Rome et de la Grèce, par rapport à leur histoire, n’a rien qui les distingue des autres nations. Plus on remonte vers leur origine, plus les temps en sont obscurs et embrouillés. Quelles peines les savants ne se donnent-ils pas encore tous les jours pour débrouiller l’histoire des premiers temps de la monarchie française ! Combien de savantes recherches, pour savoir au juste quelle était la forme de son gouvernement ! Il est vrai qu’on ne les a commencées que tard ; mais aussi qu’est-ce qu’ont produit, pendant près de deux siècles, les travaux et les veilles de tant d’habiles gens Y A peine trouve-t-on quelque point fixe auquel on puisse s’arrêter.

Cependant il s’en fallait bien que les Romains eussent les mêmes secours que nous avons aujourd’hui pour dissiper les ténèbres qui couvraient les temps voisins de leur origine. L’invention de l’imprimerie nous procure une facilité qui leur manquait. Les livres sont infiniment plus communs qu’ils n’étaient alors. Ils sont beaucoup plus commodes à manier et à consulter. Nous avons, outre cela, le secours de la critique, dont, en ces derniers siècles, on a fait beaucoup plus d’usage que n’en ont jamais fait ni les Grecs ni les Romains.

Si l’on réfléchit là-dessus, on ne sera pas surpris que nous ayons peu de lumières sur l’origine de Rome et sur les temps qui en approchent, puisqu’elle a été cinq cents ans sans avoir d’historiens, que les premiers qu’elle a eus ont été peu exacts, et qu’elle a perdu, dans l’incendie qui la consuma, après qu’elle eut été prise par les Gaulois, presque tous les monuments qui eussent pu suppléer au défaut des historiens et constater les principaux événements.

On en sera encore moins surpris, si l’on réfléchit sur ce qu’était Rome dans son origine. Qu’était-ce en effet ? L’habitation d’un peuple grossier et ignorant, qui tournait toutes ses vues au brigandage. Mais nous sommes éblouis des faits éclatants qui ornent l’histoire des temps postérieurs, et du haut degré de gloire et de puissance auquel ce peuple s’éleva dans la suite ; et nous le sommes à un point que nous oublions ce qu’il était dans son origine. Nous nous imaginons que tout ce qui concerne un peuple qui s’est rendu si fameux, étant devenu intéressant par la gloire qu’il s’est acquise, on doit avoir eu soin, dès les commencements, de consacrer jusqu’aux moindres particularités de son histoire. Remarquons cependant que ce peuple, peu considérable dans son origine, resta renfermé, pendant plus de quatre siècles, dans un petit coin de l’Italie ; et que l’exercice continuel des armes et du labourage, qui étaient les seules sciences dont, il fit profession, l’empêcha de songer à transmettre à la postérité des événements qui, dans le fond, ne sont devenus intéressants que par le haut degré de gloire auquel ses descendants se sont élevés par leurs conquêtes.

Après ces considérations, je crois qu’on aura bien plutôt lieu d’être surpris de trouver une histoire suivie de cinq siècles, où il n’y a presque aucun vide, ni presque aucune année qui ne soit marquée par quelque événement considérable. Ne pourrait-on pas soupçonner avec quelque fondement les premiers historiens d’avoir suppléé par des fictions à ce qui leur manquait, et d’avoir adopté, sans autre examen, toutes les traditions populaires et les bruits fabuleux qui couraient de leur temps ? Ces soupçons se fortifieront si l’on considère que, de leur propre aveu, ils ont été plus de cinq siècles sans avoir d’historiens ; que les premiers qu’ils ont eus ont fort mal réussi, destitués comme ils l’étaient de monuments anciens et de mémoires sûrs qui leur pussent servir de guides ; que les historiens, qui depuis ont entrepris de fournir la même carrière, se sont contentés de s’appuyer de l’autorité de leurs prédécesseurs, et de les donner pour garants des faits qu’ils rapportaient ; enfin, que contents de donner un tour élégant à ce qu’il y a de rude et de grossier dans le langage des siècles précédents, ils se sont peu mis en peine d’examiner à la rigueur la vérité .des faits. Tout cela, exactement prouvé, nous met pleinement en droit de rejeter bien des événements qui sentent trop la fiction, et qui en imposeraient à peine aux lecteurs les plus crédules.

En effet, si l’on veut se donner le temps d’examiner la chose sans prévention, on reconnaîtra facilement que ceux qui ont écrit l’histoire romaine n’ont fait que se copier les uns les autres pour ce qui regardait les temps antérieurs, supposant qu’il valait mieux rapporter des faits fabuleux, que de laisser des vides qui auraient pu rebuter le lecteur. Car, pour ce qui était d’examiner ces faits avec toute l’attention qu’on emploie aujourd’hui à discerner le vrai d’avec le faux, d’entrer dans la discussion d’un point d’histoire, et, avec le secours de la critique, de lui assigner le degré de créance qu’il mérite, c’était un art dont ils faisaient très peu d’usage ; et c’est en quoi principalement notre siècle l’emporte sur le leur. C’est par le moyen de cette critique qu’on vient à bout de débrouiller les temps les plus obscurs, et de tirer la lumière des ténèbres mêmes.

Mais l’histoire romaine porte divers caractères qui la rendent suspecte à bien des égards. Quel est, en effet, le lecteur judicieux qui, en parcourant l’Histoire des cinq premiers siècles, pourra se persuader que, pendant ce long espace de temps, ce peuple, uniquement guerrier et même féroce, n’entreprit aucune guerre injuste ; qu’il ne fut jamais l’agresseur, mais qu’il usa du droit légitime de défendre sa vie et ses biens contre des ravisseurs injustes, contre des voisins inquiets et remuants, qui ne respiraient que la guerre et le pillage ? Les Romains ont-ils un roi guerrier, tous les peuples des environs s’empressent à l’envi à lui fournir matière d’exercer sa valeur et d’acquérir de la gloire !

Romulus et Tullus Hostilius furent continuellement en guerre avec leurs voisins, non qu’ils donnassent à ces derniers quelques sujets de plainte, ou qu’ils eussent fait quelques infractions à la paix : jamais les Romains n’ont tort. Ce sont toujours leurs ennemis qui sont des agresseurs injustes, et qui portent la juste punition de leur perfidie et de leur témérité. On nous représente ces peuples comme assez stupides pour n’attaquer jamais les Romains que lorsque ceux-ci sont le mieux en état de les bien battre. Ils ne deviennent inquiets et remuants que lorsqu’ils voient les Romains disposés à se bien défendre.

Qu’il y ait à Rome un roi pacifique, qui inspire à ses sujets le goût du repos et de la tranquillité, nous voyons aussitôt tous ces voisins féroces conspirer à les laisser jouir de cette heureuse tranquillité. Ces peuples qui ne respiraient que la guerre et le pillage, qui peu auparavant couraient et ravageaient les terres des Romains, se trouvent tout à coup changés ; et pendant plus de quarante ans que dure le règne de Numa, ils ne font pas la moindre insulte aux Romains ; ils ne font pas même mine de les troubler dans le repos dont ils jouissent. Ce bon roi n’a pas plus tôt fermé les yeux que ces mêmes peuples, sur la nouvelle que son successeur est d’une humeur guerrière et bon capitaine, reprennent leur ancienne férocité, le provoquent par diverses insultes, et lui fournissent l’occasion de les battre et de faire des conquêtes.

On voit régner le même esprit dans toute l’histoire romaine. Durant cinq siècles de guerres presque continuelles, les Romains ne sont jamais les agresseurs. Leurs ennemis les attaquent toujours, et n’ont pas même la prudence de profiter de leurs divisions intestines, qui auraient pu favoriser leurs invasions. Ils n’attaquent cependant guère les Romains que lorsque ceux-ci sont en état de les bien recevoir, et il semble qu’ils s’entendent avec eux pour leur donner occasion à de nouveaux triomphes et à de nouvelles conquêtes. Si nous ajoutons à cela quantité de faits manifestement fabuleux qui s’y trouvent entremêlés, nous aurons de la peine à concevoir qu’une pareille histoire puisse trouver des partisans assez zélés pour en soutenir la vérité.

Ces caractères de fausseté suffiraient à bien des gens pour leur faire rejeter cette histoire sans plus d’examen ; mais je ne veux pas me prévaloir de cet avantage. Ce n’est que sur l’autorité des écrivains les plus célèbres et les plus accrédités que je veux m’appuyer pour en douter. Et afin qu’on ne m’accuse pas d’en douter trop légèrement, je me retranche à ne trouver cette histoire obscure et incertaine que parce qu’ils la trouvent telle eux-mêmes. Je crois ne pouvoir pas donner de meilleurs garants de ce que j’avance, et que de pareils témoignages ne peuvent être récusés.

C’est de ces écrivains que j’apprends que tous les monuments publics qui auraient pu donner quelque certitude à l’histoire périrent par le feu, lorsque les Gaulois eurent pris Rome. C’est sur ce qu’ils nous en disent que je recherche ce qui a pu échapper à cet incendie, et que je trouve que ce qui en échappa fut de peu d’utilité pour la composition de l’histoire. Ce sont eux-mêmes qui m’apprennent que ce n’est point sur de pareils monuments que les premiers historiens se sont appuyés ; et que ceux qui les ont suivis — en avouant que ceux qui les avaient précédés dans cette carrière ne s’étaient fondés que sur des traditions et des bruits populaires ; que d’ailleurs ils n’avaient apporté ni jugement ni exactitude dans la composition de leurs histoires, et dans ce qu’ils disaient des premiers siècles de Rome — n’ont pas laissé de reconnaître que c’était d’eux qu’ils tiraient tout ce qu’ils en rapportaient. De là je conclus que ces derniers, n’ayant pas de meilleurs garants à nous donner que ceux qu’ils ont décriés eux-mêmes, ne méritent pas plus de créance qu’eux, et que nous sommes fondés à tenir pour fort suspect tout ce qu’on nous raconte des quatre ou cinq premiers siècles de Rome.

La seconde partie sera destinée à l’examen de certains faits des plus marqués, et qui figurent le plus dans l’histoire romaine : l’incertitude ou la fausseté desquels, étant bien prouvée, donnera une nouvelle force aux raisons que l’on a de révoquer en doute toute cette histoire.

Voilà l’ordre que je me suis prescrit ; et je me flatte que ceux qui se dépouilleront de leurs préjugés conviendront qu’il n’y a rien de plus incertain que tout ce corps d’histoire des premiers siècles de Rome.

 

 

 



[1] Vid. Scaliger, de Emendat. temp., p. I.

[Le de Emendatione temporum de Joseph-Juste Scaliger fut imprimé pour la première fois à Paris en 1583. On cite deux autres éditions de ce savant livre : celle de Leyde, (1598), et celle de Genève (1629) publiée vingt ans après la mort de l’auteur.] A. Blot.

[2] Pline, Hist. nat., lib. XII, cap. IV.