DISSERTATION SUR L’INCERTITUDE DES CINQ PREMIERS SIÈCLES DE L’HISTOIRE ROMAINE

 

INTRODUCTION

 

 

Il y a vingt-cinq ans environ, M. Michelet, dans la Préface de son Histoire de la République romaine, écrivait ceci :

Enfin parut le véritable réformateur. Ce fut un Français, un Français établi en Hollande, Louis de Beaufort, précepteur du prince de Hesse-Hombourg, membre de la Société Royale de Londres à laquelle ont appartenu tant d’autres libres penseurs. Celui-ci fit un procès en forme à l’histoire convenue des premiers temps de Rome. DANS SON ADMIRABLE PETIT LIVRE (de l’Incertitude, etc., 1738), QUI MÉRITERAIT SI BIEN D’ÊTRE RÉIMPRIMÉ, il apprécia les sources, indiqua les lacunes, les contradictions, les falsifications généalogiques. Ce livre a jeté le vieux roman par terre. Le relève qui pourra.

D’un autre côté, M. Taine s’exprime ainsi dans son Essai sur Tite-Live :

La dissertation de Beaufort (1738) n’était pas la première attaque. Un ami d’Erasme, Glaréanus, un Hollandais, Perizonius, avaient déjà douté : et tout récemment, à l’Académie, une discussion de Pouilly et de Sallier venait d’ébranler la foi publique. Mais le livre de Beaufort fut, le premier, méthodique et agréable. C’était un Français de Hollande, membre de l’Académie de Londres, libre penseur, comme on l’était alors en pays protestant, d’un esprit net et vif, fort érudit, mais sans lourdeur, point pédant, et qui laissait à la science l’air sérieux, sans lui donner l’air maussade ; de bon goût d’ailleurs, assez poli envers ses devanciers pour les battre sans mauvaise grâce, deux fois savant ; puisqu’il fut méthodique, lucide comme un Français, rapide et correct puisqu’il fut du dix-huitième siècle ; souvent même spirituel, moqueur, par exemple, lorsqu’un certain Allemand, Christophorus Saxius, essaye de l’accabler sous un in-quarto de citations. Outre sa critique, il fit une Histoire romaine, composée de dissertations solides, précises, le plus souvent très justes sur la religion, les institutions, les différentes classes, telles que les aimaient les politiques et les raisonneurs du temps. On se laisse volontiers conduire par cet aimable esprit, toujours clair, jamais solennel, qui fait une révolution sans se croire une mission, dit simplement des choses importantes, et, chargé de tant d’in-folio poudreux, à travers les commentaires, les chronologies, les vérifications, garde la démarche aisée et l’air naturel d’un honnête homme et d’un bon écrivain. Tout son effort tend à détruire. Événements, documents, l’Histoire romaine, quand on l’a lue, ne semble plus qu’une ruine.

La Dissertation sur l’Incertitude des cinq premiers siècles de l’Histoire romaine était depuis longtemps introuvable[1]. Nous la réimprimons sur un exemplaire que nous avons pu heureusement nous procurer à la vente du prince Radzivil. C’est un volume in-12, en deux parties, formant ensemble 488 pages, plus XIV pages pour la dédicace et la Préface, et deux planches gravées pour les médailles[2].

Voici le titre exact de l’ouvrage : Dissertation sur l’Incertitude des cinq premiers siècles de l’Histoire romaine, par Louis de Beaufort, membre de la société royale d’Angleterre. Nouvelle édition, revue, corrigée et considérablement augmentée. A la Haie, chés Pierre van Cleef. M.DCC.L.

Cette édition, malgré l’annonce du titre, est pleine de fautes grossières. Nous croyons en avoir fait disparaître le plus grand nombre. Mais, malgré tous nos soins, il s’est glissé encore quelques incorrections dans le texte, et principalement dans les notes. Mous les avons indiquées dans notre Errata.

Il est bien entendu que nous n’avons corrigé que les erreurs typographiques, et l’orthographe du temps inutile à conserver. Nous avons scrupuleusement respecté les expressions ou les tournures que la Grammaire et l’usage désavoueraient aujourd’hui, mais que l’on rencontre fréquemment dans les écrits des réfugiés ; Nous n’avons fait exception que pour un ou deux germanismes, qui, grâce à un léger changement, ont été ramenés aux formes de la langue française.

Nous espérions pouvoir placer en tête de cette nouvelle édition une notice biographique sur Louis de Beaufort. Mais nos recherches sur ce point sont restées infructueuses, M. Miot-Frochot, secrétaire de M. Amédée Thierry, a bien voulu se charger de compulser, à la Bibliothèque Impériale, les différents recueils littéraires où il pouvait être question de notre auteur. Tous ces recueils sont muets, ou ne contiennent que des renseignements généraux qu’on peut lire dans les Biographies de Michaud, des frères Didot, ou dans les ouvrages déjà cités de MM. Taine et Michelet. Si les travaux de Beaufort sont justement célèbres, sa personne est à peu près inconnue. On ignore la date et le lieu de sa naissance. Suivant la Biographie générale de Didot, il mourut à Maëstricht en 1795. Outre la Dissertation, publiée pour la première fois à Utrecht (1738), on a sous son nom :

La République romaine, ou Plan général de l’ancien gouvernement de Rome. 2 volumes in-4°. La Haye, chez Nicolas van Daalen, 1766. Je crois qu’il existe une édition in-12 de ce livre, beaucoup moins rare que la Dissertation.

Histoire de Germanicus César. Leyde, 1741, in-4°.

Nous ne recommencerons pas l’analyse de Beaufort, ni celle de Niebuhr. La matière est épuisée depuis les travaux de la critique moderne sur ces deux grands démolisseurs des Annales de l’ancienne Rome. Nous nous contenterons de remarquer que M. Taine exagère le rôle négatif de l’écrivain français, mis en regard de l’écrivain allemand. Cette reconstruction, que Niebuhr a tentée aux applaudissements du monde savant, Beaufort l’avait entreprise avec moins d’imagination sans doute, mais avec plus de solidité, dans son livre de la République romaine.

Si, dans ma Dissertation, dit-il, je n’ai paru occupé qu’à détruire, ici je veux m’efforcer de fixer nos idées. Les doutes légitimes que j’ai fait naître ne donneront que plus de force aux vérités que peut renfermer l’Histoire romaine, et quoique j’en retranche un grand nombre de faits, je crois qu’elle n’en sera que plus intéressante et plus digne de l’attention des personnes qui aiment à mettre de l’ordre et de la précision dans leurs connaissances.

Ainsi Beaufort ne se renferme point dans un scepticisme absolu. Il nie ou il affirme, suivant que les faits lui paraissent certains ou erronés. Quand on a lu Beaufort, dites-vous, l’Histoire romaine ne semble plus qu’une ruine. Oui, l’Histoire romaine telle que le bon Rollin la racontait à nos bisaïeuls. Mais l’Histoire vraie, l’Histoire qui s’appuie sur des documents sérieux, Beaufort en a jeté les premières assises, et c’est en suivant la méthode de ce critique excessif que les Niebuhr, les Mommsen, et chez nous les Michelet, les Duruy, les Ampère ont élevé des monuments plus ou moins durables, mais qui ne ressemblent en rien aux puériles rapsodies de leurs devanciers. En un mot, sans contester le mérite des érudits qui ont ouvert la voie, depuis Laurent Valla au quinzième siècle, jusqu’à Pouilly au dix-huitième, nous pensons qu’on ne peut refuser à Beaufort la gloire d’avoir le premier appliqué les règles de la critique aux légendes recueillies par Tite-Live et Denys d’Halicarnasse.

Nous ne pousserons pas l’amour-propre national jusqu’à soutenir que l’auteur de la Dissertation a défriché entièrement le champ des antiquités romaines, et que l’Allemagne n’a fait que nous renvoyer nos propres découvertes, enveloppées et comme obscurcies par les nuages d’une érudition pédantesque. Cette manière d’envisager les rapports intellectuels des Français et des Allemands nous paraît un contresens et une injustice. Dieu merci, la France n’a pas besoin de ces apologies intempérantes ni de ces rodomontades patriotiques. La part qu’elle a prise et qu’elle prend tous les jours au développement de la civilisation européenne, est assez belle pour qu’on laisse à d’autres l’honneur de montrer des aptitudes spéciales, et de lui ravir le prix dans telle ou telle branche des connaissances humaines. Aucune race n’a mieux justifié que la nôtre la prétention à l’universalité, mais cette universalité doit être entendue dans le sens d’une merveilleuse promptitude à s’assimiler les idées du dehors, et d’une intuition vive qui devance parfois les résultats de la plus patiente et de la plus laborieuse investigation. C’est là le secret de notre supériorité sur des races mieux douées à certains égards, et j’avoue que, satisfait de cet avantage, je n’ambitionne rien au delà.

Telle n’était pas la pensée du regrettable doyen de la Faculté des lettres, M. J.-Victor Leclerc. Ce savant tenait pour suspect tout ce qui nous venait d’outre-Rhin. De là sa sévérité pour les audaces de Niebuhr, et l’ingénieux paradoxe des Journaux chez les Romains, où il s’efforce de rendre aux grandes Annales l’authenticité que Beaufort, et, après lui, l’école allemande avaient ébranlée dans la plupart des esprits, On nous permettra d’invoquer à l’appui de la thèse sceptique quelques réflexions judicieuses et spirituelles de M. Sainte-Beuve[3] :

Qu’un se demande ce qu’on atteindrait chez nous de vrai et de positif, si l’on essayait de reconstruire quelques vieilles annales contemporaines de Grégoire de Tours, ou les grandes Chroniques de Saint-Denys, que M. Leclerc compare ingénieusement aux Annales des pontifes, si l’on essayait de leur rendre crédit moyennant quelque ligne en l’air, quelque à peu près échappé à Voltaire ou à Anquetil, on disait les Annales chez les Romains, pomme on dit chez nous les Vieilles Chroniques ; on s’en moquait, on les invoquait sans les avoir lues. Denys d’Halicarnasse, qui s’y appuie, ne paraît pas les avoir directement consultées. On ne peut d’ailleurs rendre compte du moment ni du comment de la transformation de ces Annales, d’abord tractées sur bois ou sur pierre, et plus tard rédigées en livres. Il était naturel et nécessaire que, tôt ou tard, ce changement eût lieu, Car que faire de toutes ces tables de bois ou de marbre, de tous ces albums sur mur, où s’écrivait l’histoire de chaque année, durant lue siècles où il n’y avait pas d’autre Histoire ? Elles étaient fort sommaires, je le crois ; mais elles ne laissaient pas de devoir occuper à la longue une étendue fort respectable, si elles tenaient tout ce qu’on nous a depuis raconté des premiers siècles. Il y eut là de bonne heure de quai encombrer le vestibule et toute la maison du grand-prêtre, Qui fut donc chargé de rédiger en livres ce qui était d’abord en inscriptions ? Quelle garantie de fidélité dans cette révision ? A quelle époque ? C’est ce qu’aucun texte n’a permis à M. Leclerc de conjecturer.

M. Leclerc avait parlé de la candeur des récits consignés dans les Annales pontificales. M. Sainte-Beuve répond : Il m’est impossible vraiment, en songeant à toutes les fables qu’y affichaient les Pontifes, et qui entraient dans l’intérêt aussi de leur politique, de me figurer de quelle candeur particulière il s’agit, si ce n’est que ces Annales étaient tracées sur une table blanchie, in albo.

Selon le savant doyen, la Louve de Romulus, les Boucliers de Numa, le Rasoir de l’augure, l’Apparition de Castor et Pollux ne prouvent rien contre la certitude historique des premiers siècles de Rome. Autrement il faudrait douter de l’existence même de César, à cause de l’astre qui parut à sa mort, et de tous les prodiges chantés par Virgile.

Ce raisonnement est moins fondé qu’on ne le suppose. L’époque de César, tout avérée et historique (j’emploie les expressions de M. Sainte-Beuve), ne peut être rapprochée des siècles sans histoire, où l’on ne fait point un pas sans rencontrer une merveille. Enfin, terminons par ce mot profond d’un critique qu’on ne se lasse pas de citer : L’érudition positive de M. Leclerc a épuisé les pièces restantes du procès, en a tiré tout le parti possible ; si l’on doute encore après cela, c’est que le doute est dans le fond même, et qu’il ne se peut éviter.

Pour nous, en mettant sous les yeux du public le réquisitoire de Beaufort contre Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, nous croyons être utile à tous ceux qui ne voient pas dans l’histoire de l’antiquité une simple matière à amplifications ; mais qui sont curieux de contrôler à l’aide d’une raison sévère les traditions acceptées sans examen à d’autres époques par des esprits moins difficiles à contenter.

Quand les origines politiques et religieuses sont l’objet d’études si nombreuses et de controverses si ardentes, il n’est plus permis de se confiner dans le cercle étroit d’une érudition surannée, ni de borner l’enseignement classique à ce qu’on appelle les Humanités.

Les humanités, mot excellent, dit très bien M. Egger[4], en ce qu’il exprime à merveille cette politesse du cœur et de l’esprit que doit enseigner, que doit entretenir un commerce assidu avec le plus pur génie de l’humanité ; mais on abuse du mot et de la chose quand on y veut réduire toute l’ambition comme tous les devoirs de l’enseignement qui prépare aux carrières libérales.... En ce qui concerne les Grecs et les Romains, une partie de la vérité historique nous est restée longtemps presque inconnue, je veux dire celle que ces anciens peuples gravaient sur la pierre ou le bronze, ce qui forme aujourd’hui l’objet d’une science toute neuve, pour ainsi dire, l’épigraphie.... Fermerons-nous les yeux à ces vérités parce qu’elles dérangent nos habitudes ? Nous faudra-t-il toujours parler de l’Égypte et des pyramides, comme Bossuet en parlait un siècle et demi avant l’immortelle découverte de Champollion ?

Nous dirons à notre tour : Faudra-t-il toujours parler des Romains, comme si nous répétions une leçon du Contiones, et sommes-nous condamnés à rester orateurs dans l’Histoire ?

Nous en appelons aux hommes éminents dont nous avons invoqué le témoignage ; nous en appelons à cette élite de professeurs, qui, comme MM. Berger, George Perrot et Gaston Boissier, ont importé en France les habitudes de l’Allemagne savante, tout en gardant les qualités aimables de l’esprit français.

ALFRED BLOT.

 

PRÉFACE

Les longues préfaces sont si peu du goût de la plupart des lecteurs, qu’en donnant trop d’étendue à celle-ci, ce serait peut-être le moyen de leur faire refermer le livre dès la première page. Cependant, comme j’ai évité de m’écarter, dans le corps de l’ouvrage, et que je me suis resserré le plus que j’ai pu, il me restait encore plusieurs réflexions que je réservais pour la préface. Mais, pensant que ce n’est point là où l’on aime à les trouve :, je me suis déterminé à borner ce que j’avais à dire aux choses dont il est essentiellement nécessaire d’avertir les lecteurs.

J’espère que, sur le titre du livre, on ne se préviendra pas contre le sentiment que je défends, et qu’on ne regardera pas comme une témérité l’entreprise d’attaquer l’autorité d’une histoire que tant de siècles, où elle a été reçue pour vraie, devaient rendre respectable. Ceux qui sont prévenus en faveur de cette histoire trouveront étrange, qu’au bout de dix-huit ou de vingt siècles, on prétende pouvoir mieux juger de la certitude ou de l’incertitude de l’histoire romaine que ceux qui étaient à portée de consulter les monuments qui en restaient, et qui, sur leur autorité, nous ont transmis cette même histoire.

Cela formerait, à la vérité, un préjugé bien fort contre l’opinion que, j’entreprends d’établir, si elle était en effet combattue par ce que les historiens les plus accrédités et les plus fameux en disent. Mais, au contraire, ce n’est qu’appuyé de l’autorité des auteurs grecs et romains dont la réputation est le mieux établie, que j’entreprends d’ébranler les fondements sur lesquels l’histoire de ces premiers siècles est appuyée. Ce n’est que sur leur témoignage exprès que je me fonde, et c’est ce qui doit former plutôt un préjugé en ma faveur. Je ne presse point leurs expressions pour y trouver de quoi soutenir mon opinion ; je les prends toujours au sens qu’elles renferment naturellement, et je n’en tire que les conséquences qui en découlent d’elles-mêmes. Ce n’est point non plus par le nombre que je prétends fortifier ma cause. J’ai fait peu de compte de ce que j’aurais pu emprunter de quelques faiseurs d’Abrégés. Je me suis contenté de me munir de l’autorité de Cicéron, de Tite-Live, de Pline, de Tacite et de Suétone, entre les Latins ; de Polybe, de Denys d’Halicarnasse et de Plutarque, entre les Grecs. Ce sont là presque les seuls ‘auteurs sur les témoignages desquels je me fonde. Si on peut leur en opposer de plus graves et de plus dignes de foi, j’avouerai que j’ai tort de me fier aux premiers.

De très savants hommes ont montré, il y a longtemps, qu’ils sentaient le peu de solidité des fondements sur lesquels toute l’histoire romaine était appuyée. Quelques-uns d’entre eux se sont attachés à prouver l’incertitude de quelques faits importants qui, étant reconnus pour faux, nous mettaient en droit de douter de tout le reste. Lorsque j’ai fait usage de leurs découvertes, je n’ai pas manqué de leur en faire honneur en les citant.

L’Académie royale des inscriptions et belles-lettres de Paris[5] a vu naître dans son sein une dispute assez vive sur le sujet que je traite. La certitude de l’histoire romaine y a été attaquée et défendue avec chaleur. Mais j’ose dire, avec le respect que je dois à d’aussi savants hommes que le,sont MM. de Pouilly et l’abbé Sallier, que l’un a traité un peu trop superficiellement une matière qui méritait d’être approfondie ; et que l’autre a parti beaucoup trop prévenu en faveur de l’histoire romaine.

Outre que le discours de M. de Pouilly, sur un sujet si important, est très court, et que par conséquent il n’a pu ni alléguer ni mettre dans tout leur jour toutes les preuves dont il eût pu appuyer son sentiment ; je crois qu’il a fait tort à sa cause en appelant à son secours un écrivain aussi fabuleux et aussi peu digne de foi que l’auteur du livre des Parallèles qui se trouve parmi les œuvres de Plutarque, quoique reconnu pour indigne de ce grand homme et attribué, avec plus de raison, à un auteur du dixième siècle[6], lequel peut-être se nommait Plutarque, ou qui a voulu donner cours à son livre en mettant au frontispice un nom si illustre. Cet auteur, peu connu, ne méritait pas d’entrer en ligne de compte.

Non tali consilio, nec defensoribus istis,

Tempus eget . . . . . . . . . . . . . .

Cependant les inductions qu’il en tire remplissent plusieurs pages que cet habile homme aurait pu employer plus utilement à étendre ses autres preuves. C’est principalement par là qu’il a donné prise sur lui à M. l’abbé Sallier, qui n’a pas eu de peine à faire voir le peu de fond que l’on peut faire sur un livre aussi fabuleux que l’est celui des Parallèles.

Il s’en faut beaucoup que ce savant abbé ait aussi bien réussi dans le reste. J’ai pesé et examiné avec soin toutes les raisons qui l’ont déterminé à se déclarer pour la certitude de l’histoire romaine. Tout l’art dont son discours est revêtu ne m’a pas empêché d’en sentir le faible. L’occasion d’y répondre s’est présentée très souvent ; mais j’ai pensé qu’il suffirait d’apporter les preuves les plus fortes de l’opinion que j’ai embrassée, et que dès lors le sentiment contraire tomberait de lui-même.

La chaleur avec laquelle M. l’abbé Sallier soutient la certitude de l’histoire romaine, montre assez qu’il est trop prévenu en faveur de cette cause. Il le reconnaît lui-même sans détour, puisqu’il avoue que c’est lui faire violence que de l’obliger d’examiner à la rigueur les faits merveilleux dont cette histoire est ornée. Il s’applique lui-même ces vers d’Horace :

. . . . . . . . . . . . . .Pol, occidistis, amici,

Non me servastis, cui sic extorta voluptas,

Et demptus per vim mentis gratissimus error.

J’ose même dire que sa préoccupation en faveur de la certitude de cette histoire l’a souvent empêché de bien discuter les passages qu’il fait servir à la défense de son sentiment, et qui souvent prouvent directement le contraire. Tel est le passage de Cicéron (De legibus, lib. I, cap. I), où M. l’abbé Sallier trouve[7] que Cicéron a eu dessein d’écrire un corps d’histoire romaine. Il a sans doute lu ce passage avec trop de précipitation ; car on y trouve directement le contraire, comme on le peut voir dans le second chapitre de la première partie de cette Dissertation, où je l’ai rapporté.

Je ne comprends pas bien non plus de quelle utilité pouvaient être, par rapport à l’histoire, les Mémoires que cet abbé nous dit[8] que chaque particulier, à Rome, avait soin de dresser sur les affaires domestiques, et sur lesquels les juges formaient les décisions les plus importantes. Il n’a sans doute pas fait réflexion que ces livres, d’où il lui semble que l’histoire aurait pu tirer des lumières, n’étaient autre chose que des registres des comptes que chaque Romain avait coutume de tenir de sa dépense journalière. (Tabulœ Accepti et Expensi.) Il n’y avait personne à Rome[9], à moins qu’il ne fût extrêmement négligent, qui ne tint des comptes exacts de ce qu’il recevait et de ce qu’il déboursait, et, souvent, c’était sur le témoignage de ces livres de. comptes, produits en justice, que les juges formaient leurs décisions ; tout comme aujourd’hui les livres de comptes des marchands qui tombent en faillite servent à prouver, lorsqu’ils sont produits en justice, si leur conduite a été frauduleuse ou s’il n’y a eu que du malheur. On voit que cela ne peut avoir aucun rapport à l’histoire.

Je ne saurais passer sous silence les paroles suivantes de M. l’abbé Sallier[10], elles sont trop remarquables : Varron, Cicéron, Tite-Live et plusieurs autres, dit-il, ont cité mille fois les Annales des Pontifes comme étant un ouvrage commencé dès l’établissement des Pontifes mêmes, et continué sans interruption jusqu’à P. Mucius. Ces auteurs ont donc non seulement cité mille fois ces Annales, mais les ont même citées comme un ouvrage commencé dès l’établissement des Pontifes. Si M. l’abbé Sallier pouvait prouver ce qu’il avance là, la dispute serait décidée en sa faveur. Mais je ne saurais comprendre comment il peut parler d’un ton si affirmatif sur la chose du monde la plus problématique.

I. Nous n’avons qu’un seul passage de Cicéron, d’où nous apprenons que les Pontifes étaient chargés du soin de publier l’histoire de chaque année, et, excepté Servius et Macrobe, dont l’autorité ne peut être de grand poids, Cicéron est le seul qui fasse mention de cette coutume.

II. Il est facile de prouver que ce ne sont pas des Annales que Varron cite, mais des Livres des Pontifes fort différents de ces Annales, comme je le prouve.

III. Tite-Live ne cite pas une seule fois les Annales des Pontifes. Il n’en parle même que pour nous dire que cette partie de leurs livres qui renfermait l’histoire avait péri dans l’incendie de Rome.

IV. Il n’est pas plus vrai que Cicéron cite ces Annales. On verra dans le corps de l’ouvrage qu’il ne les cite pas sur un seul fait antérieur à la prise de Rome.

Voilà quelques échantillons de la manière dont M. l’abbé Sallier pense sur ce sujet ; et ils suffisent pour montrer que la forte prévention, où il était pour l’histoire romaine, l’a souvent empêché de faire attention au véritable sens des auteurs qu’il citait. Son exemple m’a engagé à me tenir sur mes gardes et à ne rien avancer que sur de bonnes preuves.

J’ai toujours cité exactement mes garants, et j’ai mis les lecteurs en état de juger si je leur en faisais dire plus qu’ils ne disent en effet.

 

 

 



[1] Vers 1840, M. Filon, alors maître de conférences à l’École normale, ne put trouver la Dissertation qu’à la Bibliothèque de l’Arsenal. Nous tenons le fait de M. Filon lui-même.

[2] Les planches sont reproduites dans notre édition.

[3] Portraits contemporains, t. II.

[4] Mémoires de Littérature ancienne, préface.

[5] Mémoires, t. VIII, édit. de Hollande.

[6] Voy. Dodwell, Dissertat. de auctore libri de Fluviis et Parallelis.

[7] Mémoires de l’Acad. des inscript., t. VIII, p. 53.

[8] Ibid., p. 46.

[9] Ascon. Pedian., in Verrem, lib. I, p. 46.

[10] Mémoires de l’Acad. des inscript., t. VIII, p. 206.