HISTOIRE DE LA GUERRE DE LA VENDÉE

TOME PREMIER

 

LIVRE SEPTIÈME.

 

 

Influence du 31 mai sur la Vendée. Défaite des républicains à Vihiers. — Rappel de Biron. — Elévation de Rossignol. — Première attaque de Luçon. — Décret d'extermination contre les Vendéens. — Première mission du chevalier de Tinténiac, et secours promis aux Vendéens, au nom de l'Angleterre. — Jonction de Charette à la grande armée. — Seconde bataille de Luçon. — Déroute de l'armée royale. — Scission parmi les conventionnels en mission dans la Vendée. — Conseil de guerre extraordinaire tenu à Saumur.

 

LA CRISE du 31 mai eut une influence indirecte sur la Vendée, soit par les troubles que suscitèrent les partisans du fédéralisme, soit par le changement de système qui en résulta dans la guerre contre les Vendéens.

Dès l'ouverture de sa session, la convention nationale fut déchirée par deux minorités ; l'une, ardente pour la démocratie, ne triomphait que par des excès ; l'autre, mystérieuse et politique, voulait rétablir l'ordre au sein de l'anarchie, et marcher avec la liberté pour la diriger. Une majorité pusillanime flottait entre ces deux factions, et la peur la ralliait à ta plus audacieuse. Plus la France était en péril, plus il y avait de dissensions. Une révolution dans l'assemblée devint inévitable ; les démagogues l'emportèrent. Ils expulsèrent violemment du sein de la convention nationale les chefs du parti modéré. Quelques-uns furent incarcérés ; d'autres portèrent dans les départements agités pour leur cause des projets de vengeance. Caen et tout le Calvados devinrent le foyer de cette nouvelle opposition. Le Finistère, l’Ille-et-Vilaine, l'Eure, la Seine-Inférieure et la Manche se coalisèrent en faveur des députés proscrits. Un cri général d'indignation s'y éleva contre la convention et contre la capitale, violatrices de la représentation nationale., A son tour le midi s'agita : Bordeaux, Lyon, Toulon, Marseille s'armèrent.

Ce fut particulièrement autour de la Vendée que le fédéralisme fit des progrès rapides. Poitiers convoqua les suppléants à Bourges ; Angers se déclara contre le Si mai ; Niort vanta les avantages d'une constitution fédérative, et le conventionnel Carra y prêcha ouvertement en faveur de ce système. Aux Sables-d'Olonne, deux bataillons bordelais abandonnèrent leurs drapeaux pour aller soutenir les intérêts de leur cité. A Laval, à Quimper, on ordonna une levée d'hommes pour le Calvados. Ce département, à l'aide des instigations des généraux Wimpfen et Puysaie, préparait une seconde guerre civile. Nantes, qui venait de triompher des royalistes, profita du départ de l'armée républicaine pour se déclarer aussi contre la convention nationale. Ses commissaires y furent méconnus et insultés. Un comité central, les autorités constituées, Beysser lui-même, décidèrent de ne recevoir ni commissaires de la convention, ni agents du conseil exécutif. Nantes voulait entrer dans la confédération du Calvados et de la Gironde ; mais le général Canclaux refusa d'en être le chef.

Cette espèce de ligue, excitée par des discours, des proclamations et aies provocations à la guerre civile, s'étendait et se fortifiait en Normandie et en Bretagne. Les corps administratifs envahissaient tous les pouvoirs, s'emparaient des caisses publiques, et s'envoyaient réciproquement des commissaires. Partout on ne reconnaissait plus la convention, et l'on délibérait pour rassembler des forces, marcher sur Paris, et transférer à Bourges le siège de la représentation nationale. Partout des assemblées de sections, des comités centraux, des troupes départementales, détachaient la France du centre commun, pour en isoler toutes lei parties. Enveloppée par les armées de l'Europe, déchirée par une guerre intestine, sa dissolution, sa subversion paraissaient inévitables. Quel que fût le parti dominant, il était de l'intérêt national de s'y rallier. Que les royalistes, dont les bannières flouaient dans la Vendée, restassent les armes à la main, rien n'était plus naturel, leur cause étant distincte ; mais les dangers de la patrie n'admettaient aucun milieu entre la convention nationale et la république.

Ces déchirements donnèrent d'abord plus de consistance aux Vendéens, et parurent à leurs chefs une occasion favorable d'étendre leur puissance. La convention, exclusivement occupée à dissoudre la confédération départementale, semblait oublier la Vendée ; ses séances étaient consacrées à des débats sur le fédéralisme. Les royalistes, profitant de ses divisions, se concertaient sur les moyens de porter de nouveaux coups à la république. Mais les armées restèrent fidèles à la convention. Si l'on ne peut pas dire que la France fut sauvée, on doit au moins convenir qu'elle fut préservée du joug étranger. Bientôt même les royalistes eurent un plus grand nombre d'ennemis à combattre. Resté maître, au 31 mai, de la convention et de Paris, le parti des démagogues déploya, pour dissoudre la ligue départementale, une incroyable activité. Des commissaires conventionnels, des agents du conseil exécutif et des sociétés populaires, inondèrent les départements, et parvinrent, à force de ruses, de violences et d'assignats, à opérer des défections, en opposant la populace aux propriétaires, en renouvelant les autorités, et en paralysant l'action de la force publique. L'armée du Calvados et de l'Eure ne put résister au choc d'une armée parisienne. L'avant-garde fédéraliste, commandée par Puysaie, fut battue à Vernon ; le reste se dispersa, et le Calvados se soumit à la convention nationale. Tandis que Carrier étouffait le fédéralisme en Bretagne, Philippeaux achevait de le dompter à Nantes, où les autorités menacées avaient rétracté leurs actes anti-conventionnels. Beysser lui-même vint se soumettre à la barre, et obtint sa réintégration dans l'armée. Le maire Baco, montrant plus de caractère, parut à la tête d'une députation nantaise, et brava la convention dans le lieu même de ses s.5ances. Mais elle triompha de toutes les oppositions, et la France ne put se soustraire à la charte démocratique de 1793 ; espèce de transaction politiqué présentée à la hâte par le parti victorieux, à l'acceptation irréfléchie du peuple ; vaine constitution jetée dans l'oubli dès qu’elle eut fait diversion aux agitations convulsives, et que le parti dominant eut en mains toutes les forces de l'Etat.

Ces levains de discorde amenèrent des proscriptions. Les démocrates abusèrent de la victoire, et des républicains sincères se voyant poursuivis par une faction implacable, se jetèrent dans le parti royaliste. On vit en Bretagne de ces défections ; à Toulon, à Lyon et à Marseille encore davantage. Bientôt la convention frappa sans hésiter tout ce qui s'opposait à ses usurpations, et dirigea contre la Vendée les armes destinées à combattre les fédéralistes de l'Ouest. Les opérations militaires, un instant suspendues, furent reprises avec une ardeur nouvelle.

Cependant l'insurrection royaliste, entièrement organisée, avait pris un aspect imposant. La Vendée, transformée eu une vaste forteresse, bien approvisionnée, et couverte de forêts impénétrables, était défendue par quatre-vingt mille paysans aguerris et par une artillerie formidable. Cultiver son champ et se battre, étaient les occupations journalières des Vendéens. La défaite de Westermann, faisant oublier l'échec de Nantes, avait ranimé leur confiance. Tandis que Royrand, Baudry et Bejari contenaient, avec leurs divisions, les forces de Luçon, de Niort et de Fontenay, Joly observait la garnison des Sables-d'Olonne ; Cathelinière et Lyrot celle de Nantes. Les chefs de l'Anjou et du Haut-Poitou donnaient quelques jours de repos à leurs soldats, sans perdre de vue les républicains ralliés à Tours et à Saumur, où quelques renforts venaient, d'arriver. Après la défaite de Westermann, Biron quitta son quartier-général de Niort pour inspecter l'armée de Saumur, qui se porta de suite sur Angers. Les commissaires de la convention s'attendaient qu'il proposerait un plan &attaque et prendrait le commandement ; il ne fit ni l'un ni l'autre. Ce fut même contre son avis qu'on arrêta, dans un conseil de guerre, que l'armée pénétrerait dans la Vendée par les Ponts-de-Cé, en Anjou. Le plan consistait à attaquer successivement Bris7 sac, Vihiers, Coron, Chollet et Mortagne, où devait s'opérer la jonction des forces de Saumur avec l'armée de Niort.

Biron de retour à son quartier-général, La Barolière prit le commandement de l'armée rassemblée aux Ponts-de-Cé. Le 15 juillet il se mit en marche sur Brissac, et vint camper à trois lieues de Vihiers, près de Martigné Bryant. Instruits que les républicains avaient changé de plan et menaçaient l'Anjou, Bonchamps, La Rochejacquelein et Lescure venaient de réunir à la hâte seize mille Vendéens, pour s'opposer aux progrès de La Barolière. Bonchamps commandait sa division en personne. Il fut d'avis, ainsi que Lescure, de marcher toute la nuit par le chemin le plus court, pour n'avoir point à combattre le lendemain dans la chaleur du jour, qui était excessive : on pouvait d'ailleurs' surprendre les républicains. Mais un vieil officier insista pour qu'on prenne une autre route, affirmant que le succès de l'attaque serait plus sûr de ce côté. On se rangea de son opinion, par égard pour son âge et pour son expérience présumée. L'armée eut à parcourir trois lieues de plus, et ne put arriver devant l'ennemi le lendemain, en plein jour, qu'excédée de fatigue, et exposée aux ardeurs d'un soleil brûlant. Toutefois on marcha sur deux colonnes d'attaque, droit aux républicains et avec intrépidité ; leur avant-garde fut rompue, et dès le premier choc ils perdirent trois canons ; bientôt l'engagement devint général. Pour la première fois, l'armée de Saumur fit bonne contenance et les bataillons de Paris soutinrent le feu. Alors Bernard de Marigny quittant l'artillerie qu'il commandait, et se mettant de son chef à la tête d'un détachement de cavalerie royale, court pour attaquer en flanc les républicains, dans l'espoir d'arracher ainsi la victoire. Mais déjà leurs demi-brigades, protégées par les hussards, s'étaient portées à propos sur les hauteurs. D'ailleurs Marigny s'étant trompé de direction, ramena au grand trot sa cavalerie, cachée par des nuages de poussière ; en sorte que les Vendéens, la voyant déboucher par un chemin de traverse et la prenant pour des escadrons ennemis, en furent ébranlés et quittèrent leurs rangs. Le conventionnel Bourbotte perce aussitôt leur flanc gauche avec les hussards, et se trouve au milieu des royalistes. Manqué d'un coup de carabine, il est blessé d'un coup de crosse par un Vendéen qu'il étend à ses pieds. De son côté Bonchamps, emporté par sa bravoure, se précipite dans la mêlée, où il est assailli par cinq hussards qui lui crient de se rendre ; il en tue un de sa main, blesse le second, écarte les trois autres. Mais son cheval est tué sous lui, ses habits sont criblés, et une balle qui lui fracasse le coude, le met hors de combat : on le transporte au château de J'allais. Vainement La Rochejacquelein et Lescure essaient de ramener à la charge les Vendéens, accablés par une chaleur et par une soif dévorantes. Ils se replièrent, sur Coron, sans être poursuivis et sans beaucoup de pertes, avec les trois pièces de huit qu'ils avaient enlevées au commencement de l'action. Dans cette marche rétrograde, une cinquantaine d'entr'eux périrent pour avoir bu, avec avidité, des eaux corrompues. Lescure lui-même, cédant au désir d'étancher sa soif, en éprouva un effet si subit, qu'on le crut mort pendant deux heures. Bernard de Marigny, dont la fausse manœuvre avait amené la déroute des siens, en était au désespoir et voulait se tuer.

Accablés de même par la fatigue et l'extrême chaleur, les républicains, étonnés de rester maîtres du champ de bataille, ne se portèrent en avant que le lendemain. Ils menaçaient Vihiers et Coron, tandis que La Rochejacquelein et Lescure s'efforçaient à Chollet de rassembler de nouveau les paysans rentrés dans leurs paroisses. Nulle part on n'était préparé à une prompte défense, ni à une attaque subite ; on ne se rassemblait que tumultuairement et en petit nombre. Le 17, l'avant-garde des républicains, commandée par le général Menou, occupa Vihiers. On y faisait rafraîchir les soldats, lorsque six cents Vendéens, n'ayant d'autres armes que des fusils et des piques, parurent sur les hauteurs des deux côtés de la route ; ils attaquèrent immédiatement. Leur choc fut tellement impétueux, que les républicains plièrent ; mais soutenus par des renforts qui arrivaient successivement, ils reprirent leurs positions. Une vive fusillade s'engagea ; elle dura quatre heures, sans que la victoire se déclarât, pour Pim ou pour l'autre parti. Enfin le général Menou chargea presque seul avec son état-major ; couché en joue à quinze pas, il reçut un coup de fusil au travers du corps, qui fit craindre longtemps pour ses jours. La nuit venue, les Vendéens se replièrent, évitant de s'engager avec toute l'armée ennemie. Le général La Barolière n'osa les poursuivre dans un pays difficile, où l'on pouvait être surpris aisément. Il fit bivouaquer toute son armée pour conserver ses positions, dans l'attente d'une nouvelle attaque le leude-main. Harcelée depuis plusieurs jours, l'armée n'avait pris aucun repos. Tout-à-coup trois caissons pleins de gargousses sautent au milieu du parc d'artillerie, et font un horrible ravage. Cet accident, imputé à la trahison, jeta dans tous les esprits une impression de crainte et de terreur. C'était au moment où de toutes parts les Vendéens volaient au secours des paroisses menacées. Rassemblés bientôt dans les bois qui entourent Vihiers, leur impatience ne leur permet point d'attendre l'arrivée de leurs principaux chefs, pour se mesurer avec l'ennemi. D'ailleurs Bernier, curé de Saint-Laud, leur persuade que les généraux sont-là ; il fait des dispositions et dirige même le mouvement. Piron et Marsange, jaloux de se distinguer, se mettent à la tête des Vendéens. Le chevalier de Villeneuve et Keller, tout aussi impatiens de combattre, forment à la hâte un corps d'élite composé de six cents Suisses et Allemands, renforcés par un nombre égal d'Angevins, les plus exercés et les plus braves. On les place au centre ; le gros des royalistes forme deux ailes : Laguerivière et Boissy commandent la droite ; Guignard de Tiffauges la gauche Le 8 juillet, à midi, le signal fut donné ; les Vendéens sertirent de leurs forêts dans le même ordre, s'emparèrent des hauteurs, et culbutèrent les avant-postes des républicains ; au moment où ceux-ci couraient aux armes pour se meure en bataille. La canonnade fut vive de part et d'autre. Forestier, à la tête de la cavalerie royale, et animé par l'exemple du corps d'élite, sous la protection de l'artillerie commandée par d'Herbault, chargea vigoureusement la droite de l'ennemi, qui occupait Vihiers. Le combat devient opiniâtre et sanglant dans la ville et sur la place publique. Vihiers fut livré aux flammes par les républicains, qui se replièrent en désordre. Leur retraite jeta partout l'effroi et devint le signal d'une déroute générale. De tous côtés on entend crier : A la trahison ! Sauve qui peut ! Plusieurs bataillons se débandent sans brûler une amorce ; on coupe les traits des chevaux de l'artillerie ; les soldats jettent leurs armes, leurs havresacs ; et dans leur fuite ils sont écrasés par leur propre cavalerie. La lâcheté rend la déroute aussi rapide que funeste. Les officiers-généraux et les commissaires, troublés par le désordre qui les environne, font des efforts inutiles pour arrêter les fuyards, qui couvraient les chemins de Martigné et les hauteurs de Concourson. Les royalistes les poursuivent sans relâche, animés par le désir de s'emparer de Santerre, qui avait présidé au supplice de Louis XVI, et qu'ils voulaient enchaîner dans une cage de fer. Deux jeunes Vendéens, Foret et Loiseau, aussi ardents qu'intrépides, s'attachent à ses traces ; mais sur le point d'être saisi, Santerre fait franchir à son cheval un mur de six pieds, et se dérobe ainsi au péril qui le menace. Les commissaires et plusieurs généraux furent aussi en danger d'être tués ou pris. Bourbotte, blessé l'avant-veille, allait être livré par un officier perfide qui le conduisait au milieu des royalistes. Poursuivi l'espace de deux lieues par M. de Villeneuve, il essuya une fusillade à cinquante pas, perdit son cheval, et plusieurs fois sur le point d'être pris, ne put échapper qu'en se cachant dans `les haies, d'où il regagna Saumur dans l'état le plus déplorable. Les débris de l'armée firent sept lieues en trois heures. L'épouvante fut telle, que trois jours après l'action, à peine put-on rallier quatre mille hommes à Chinon, éloigné de quinze lieues du champ de bataille. Toutes les villes voisines étaient remplies de fuyards ; il y en eut même qui ne s'arrêtèrent qu'à Paris. Cette honteuse déroute coûta aux vaincus trois mille prisonniers, quinze pièces de canon, un grand nombre de caissons et de chevaux, deux chariots chargés de fusils, des approvisionnements de campagne, et une partie des bagages : deux mille républicains y perdirent la vie. Les nouvelles levées entraînèrent l'armée. On essaya vainement de pallier leur lâcheté, en alléguant des circonstances fortuites, telles que trois jours de bivouac, de fatigues et de combats ; telles qu'une pluie de trois heures tombée par torrents, une attaque faite à l'improviste à l'heure du repas, et le trouble extraordinaire causé par l'explosion subite de plusieurs caissons. La défaite de Vihiers tenait à des causes plus générales. Après tant de malheureux essais, n'était-il pas imprudent d'aller combattre les insurgés dans un pays couvert, si favorable aux embuscades et aux surprises ? En admettant même que les colonnes qui entouraient la Vendée fussent assez fortes pour agir offensivement, n'auraient-elles pas dû s'ébranler à la fois pour menacer simultanément tous les points accessibles ? La division de Niort, la plus imposante, resta au' contraire dans l'inaction ; et celle de Saumur, constamment malheureuse, au lieu d'attaquer par Doué, Thouars et Parthenay, d'où elle pouvait être soutenue par les forces de Niort et de Saint-Maixent, pénétra par les Ponts-de-Cé, à trente lieues de Niort[1]. Toutefois la bataille de Vihiers n'eut pas de résultats militaires importais. Saumur, quoique sans forces, et abandonné même, ne fut point occupé ; les vainqueurs rentrèrent dans le Bocage, et leurs généraux se réunirent de nouveau à Châtillon-sur-Sèvre : ils crurent avoir assez fait en-assurant la tranquillité du pays pour tout le temps de la moisson. Tel fut l'avis de d'Elbée, qui avait alors son quartier-général à Beaupreau.

Les débris de l'armée de Saumur, ralliés à Chinon et à Tours, ne s'y croyaient point encore en sûreté, tant l'effroi était général. L'indignation de la convention fut au comble. Ses commissaires voulant mettre leur responsabilité à couvert, aigris d'ailleurs contre Biron, qu'ils avaient dénoncé au comité du salut public, imputèrent leurs défaites à son inertie. Ils attaquèrent surtout son système de modération à l'égard des royalistes, et lui reprochèrent son attachement aux anciennes formes, aux vieilles théories militaires. Le plus grand tort de Biron était de porter un nom illustré sous nos rois. Ce nom fatiguait les démagogues : ils regardaient comme impolitique de confier une de leurs armées à un homme d'une haute naissance, placé entre ses devoirs et des opinions équivoques, et forcé de combattre un parti qui redemandait un' roi, des nobles et des prêtres. Biron n'avait qu'un seul moyen de confondre ses dénonciateurs ; c'était de vaincre : il ne le lit point, croyant qu'il lui suffisait de ne pas se faire battre en personne. Il espérait, qu'appuyé par son état-major et par les commissaires de son armée, il 'pourrait braver le parti de Saumur, en comprimant à Niort les militaires factieux qui l'outrageaient par des personnalités offensantes. L'un d'eux, Rossignol, garçon orfèvre, appelé par la révolution au commandement d'une division de gendarmerie à pied, se faisait remarquer par son exaltation et par sa rudesse plébéienne. Destiné à devenir tour à tour instrument et victime des factions révolutionnaires, rien n'indiquait encore qu'il clôt jouer un premier rôle dans nos troubles politiques. Ce fut cet homme que les démocrates opposèrent à Biron. Mais les commissaires de Niort le firent arrêter comme prêchant l'indiscipline et désorganisant l'armée. Leurs collègues de Saumur imputèrent à Biron l'emprisonnement arbitraire de Rossignol. « Ce brave homme, dirent-ils, n'est coupable que d'avoir manifesté avec chaleur sa haine contre les nobles et contre les intrigants ». Son arrestation fut dénoncée à la convention nationale, et Danton, usant de l'influence qu'il y exerçait, demanda l'examen de la conduite de Biron. Le député Thirion acheva d'aigrir l'assemblée en s'élevant avec chaleur contre l'inaction de ce général. « C'est, dit-il, ce qui doit arriver tant que vous aurez des nobles, des conspirateurs à la tête des armées ! » Un décret ordonna la mise en liberté de Rossignol, et dès le lendemain le comité du salut public, rappelant les accusations de négligence et de perfidie qui avaient été portées contre Biron, provoqua son rappel, et fit décréter son remplacement immédiat. Heureux s'il n'eût perdu que le commandement ! Acharnés à le poursuivre, les démagogues le firent traduire au tribunal révolutionnaire : c'était un arrêt de mort. En montant à l'échafaud, Biron dit au peuple : « J'ai été infidèle à mon Dieu, à mon ordre et à mon Roi, je meurs plein de foi et de repentir ». Telle fut la fin d'un homme que la révolution surprit au faite des grandeurs, qui, s'étant distingué dans la guerre d'Amérique, sous le nom de Lauzun, dut la part active qu'il prit à nos dissensions politiques, plus encore à ses liaisons avec le duc d'Orléans qu'aux principes qu'il avait puisés dans la société du fondateur de l'indépendance américaine.

D'abord la convention, qui venait de se constituer pouvoir exécutif, parut indécise sur le choix du successeur de Biron. Beysser fut proposé et accepté au moment même où il venait de protester avec les fédéralistes de Nantes contre le pouvoir de la convention usurpatrice. Instruite, elle révoqua sa nomination et le manda à sa barre. Le parti de Saumur fit nommer Rossignol. Cette promotion, qui irritait les partisans secrets de Biron, était un coup de parti. L'élévation subite d'un plébéien sapait l'ancienne routine des camps, les coutumes monarchiques et achevait de détruire la confiance des soldats pour les anciens généraux. D'ailleurs Rossignol, brave, franc, désintéressé, n'avait aucun des talents nécessaires à-un général en chef. Pénétré lui-même du sentiment de son incapacité, ce ne fut qu'après les plus vives instances du parti de Saumur, qu'il accepta le commandement.

Tandis qu'il visitait et réorganisait les divisions de son armée ; qu'il fortifiait Saumur, et rappelait sous le canon de cette place toutes les troupes cantonnées à Chinon, à l'exception de quinze cents hommes laissés sous le commandement du général Rey ; tandis qu'il ralliait ses forces, dans la vue de priver les royalistes des fruits de la victoire de Vihiers, la plupart des généraux secondaires se livraient à des expéditions partielles qui, sans résultats décisifs, épuisaient l'armée en détail. Chaque divisionnaire, agissant à son gré, ne donnait pas même avis de ses mouvements aux autres corps voisins, comme s'il eût redouté de partager avec d'autres les dépouilles de l'ennemi. Voulant remédier aux inconvénients des entreprises isolées, Rossignol défendit de tenter désormais aucune expédition sans en avoir reçu l'ordre du général en chef. Mais déjà le général Tuncq, avec la division de Luçon, avait attaqué les postes de Saint-Philibert et du Pont-Charron, occupés par les Vendéens du centre.

Le Pont-Charron, si renommé dans cette guerre, ne présentait qu'un fossé large et profond environné de retranchements, peu éloignés de la rivière du grand Lay, à l'entrée méridionale du Bocage. Le 25 juillet, Tuncq, à la tête de quinze cents hommes, tourna le Pont-Charron par Saint-Philibert, qui était également retranché. Ami était le mot d'ordre des Vendéens ; un transfuge qui avait servi dans les volontaires républicains le livra : les sentinelles furent égorgées et le poste emporté. Sapinaud de La Verrie qui le commandait, tomba, blessé, au pouvoir des soldats de Tuncq, qui le mirent en pièces. Tuncq reprit et dévasta Chantonay. Mais déjà le tocsin sonnait de toutes parts. Lescure rassemble sa division et sa cavalerie pour marcher au secours de l'armée de Royrand. D'Elbée, alors à Argenton-le-Château, se joint à Lescure, et avec une armée de douze mille hommes, il s'avance, de concert, à la défense du centre de la Vendée. Après s'être' élevé, dans une proclamation, contre les cruautés des républicains, qu'il menace de représailles[2], il rallie les fuyards du centre, et s'avance en forces contre le général Tuncq, qui, redoutant d'être enveloppé, évacue Chantonay, après l'avoir livré aux flammes. Les royalistes réunis le poursuivent jusqu'à Saint-Hermine, et le 30 juillet se présentent à la vue de Luçon. L'armée républicaine les attendait, rangée en ordre de bataille au-delà de Bessai. Ils l'attaquent avec Vigueur ; leur artillerie bien servie répond par des décharges multipliées au feu soutenu de l'ennemi. Chaque boulet emportait des rangs entiers : le centre des républicains plia et fut bientôt enfoncé. Tuncq, inférieur en forces, et voulant prévenir une déroute totale, ordonne la retraite : ce mouvement de quelques bataillons trompe les Vendéens ; ils se croient menacés d'être tournés, quoique tout leur présageât la victoire. Des lâches qui se traînaient à l'arrière-garde répandent l'alarme, prennent la fuite, et cette terreur panique se communique à l'armée entière. Tuncq, profitant de ce changement de fortune, faisait poursuivre les Vendéens, quand. le prince de Talmont, protégeant la retraite avec la cavalerie, s'élança plusieurs fois au milieu des ennemis et les repoussa. Ordonnant lui-même toutes les charges, il déploya une valeur brillante et sauva l'armée. La mêlée fut telle, que les cavaliers royalistes et républicains ne pouvant se servir de leurs sabres, se battirent à coups de crosses de pistolets. C'est celui de tous les combats où la cavalerie vendéenne montra le plus de valeur. D'Elbée s'exposa aux plus grands dangers. Lescure eut son cheval blessé, et dispersa quelques cavaliers acharnés à sa poursuite. Les vaincus laissèrent deux pièces de canon et un grand nombre de morts sur le champ de bataille ; ils attribuèrent-leur défaite à l'inconduite de quelques officiers, qui, restés en arrière aux environs de Bessai, donnèrent aux paysans le funeste exemple du pillage, favorisant ainsi les lâches et semant le désordre. Tuncq rentra victorieux à Luçon[3].

Les armées vendéennes restèrent quelque temps sur la défensive. Charette attendait à Légé une occasion pour agir. Royrand, concentrant ses forces au camp de l'Oie, occupa de nouveau Chantonay ; Bonchamps protégea l'Anjou et la rive gauche de la Loire ; Lescure forma un camp à Saint-Sauveur, près de Bressuire, et La Rochejacquelein se porta du côté de Thouars, que les républicains lui abandonnèrent. Il s'avança jusqu'à Loudun, à la tête d'un parti de cavalerie, et pénétrant dans la ville à trois heures du matin, fit sept gendarmes prisonniers, enleva la caisse du district, brûla les archives et détruisit tous les signes républicains. Mais les généraux royalistes n'avaient point de plan arrêté. Il s'agissait de décider si, réunissant de nouveau toutes leurs forces, ils se porteraient vers la Loire ou au midi de la Vendée. Autant que tout autre peuple, les Vendéens se montraient soumis à l'empire de l'opinion. Dès l'origine de la guerre, ces paysans-soldats se persuadèrent qu'en revenant à la charge sur le même terrain où ils avaient été battus, ils prendraient leur revanche infailliblement et remporteraient enfin la victoire. La seconde bataille de Fontenay avait fortifié parmi eux cette idée singulière, que Cathelineau, leur général en chef, avait accréditée avec soin. Forcés de fléchir, pour ainsi dire, sous le poids de l'opinion royaliste, les généraux songèrent à envahir le Poitou méridional, pour venger l'échec de Luçon. La conquête de cette ville n'offrait aucun obstacle insurmontable, selon Lescure ; elle renfermait d'ailleurs de la poudre et des munitions de guerre, dont le besoin se faisait sentir dans l'armée. Les vues de Bonchamps et de Talmont étaient différentes ; ils auraient voulu profiter de la victoire de Vihiers pour marcher de nouveau contre Saumur, s'y établir militairement, et de là étendre l'insurrection, non-seulement dans tout l'Anjou et dans le Maine, mais encore en Bretagne.

La Rochejacquelein, Donnissan, d'Elbée et Marigny s'étant rangés de l'avis de Lescure, on arrêta que, pour mieux assurer le succès de la nouvelle expédition contre Luçon, les forces du Bas-Poitou se combineraient avec la grande armée vendéenne. D'Elbée expédia de suite des courriers à Royrand et à Charette, pour réclamer leur coopération, et il leur donna communication du plan d'attaque. On arrêta également que, pour donner le change aux républicains, des diversions seraient faites sur-le-champ vers la Loire par la division de Bonchamps, du côté des Ponts-de-Cé et de Saumur. Ce chef, n'étant point encore en état d'agir en personne, forma de sa division deux détachements, dont il confia la direction au comte d'Autichamp et au vicomte de Scépeaux.

Le 26 juillet, d'Autichamp surprit, en avant des Ponts-de-Cé, deux bataillons pampas sur les hauteurs de Meurs et d'Erigné. Une volée de coups de canon suffit pour les disperser, tant ils furent saisis de terreur panique. On les poursuivit jusqu'aux Ponts-de-Cé. Là quatre cents hommes du huitième bataillon. de Paris, n'ayant plus de retraite et refusant de mettre bas les armes, se précipitèrent d'eux-mêmes dans la Loire, scène terrible, rendue plus touchante par l'action d'une très-belle femme qui, sortie du camp des républicains, et fuyant avec eux, préféra, pour ne pas rester prisonnière, s'engloutir dans le fleuve, tenant son enfant dans ses bras. D'Autichamp fut exposé aux boulets que l'ennemi lançait de l'autre côté de La Loire et qui tuèrent deux chevaux sous lui, dans les rues mêmes des Ponts-de-Cé. Voulant éviter d'être surpris ou attaqué en force le lendemain, il fit couper le pont et prit position sur la rive gauche. Le surlendemain il rentra dans la ville avec quelques renforts, et repoussant les républicains au-delà du fleuve, s'empara du château, et sa cavalerie poursuivit les fuyards jusque dans les faubourgs d'Angers. La situation de cette ville devint alors critique, n'ayant pour défenseurs que des soldats qui, depuis trois jours, reculaient devant l'ennemi. On allait y renouveler la honteuse évacuation du mois de juin. Le général Duhoux en avait donné l'ordre, et faisait déjà filer l'artillerie ; mais le conventionnel Philippeaux aiguillonna les autorités, et parvint à faire prendre aux Angevins une attitude plus ferme. Se bornant à faire une reconnaissance, les Vendéens se replièrent sur les-Ponts-de-Cé, dont ils avaient coupé la première arche. Maîtres du château, qui, de la rive opposée, domine tous, les bras de la Loire, ils y établirent un poste qui pouvait intercepter les convois et même surprendre la ville. Un coup d'audace éloigna le danger. Philippeaux y' fit une reconnaissance et ordonna de rétablir les ponts. L'ardeur de quelques républicains ne permettant aucun délai, ils passent à la nage, et s'établissent sur la rive gauche. Ce trait de bravoure el-ni-aine plusieurs compagnies. L'adjudant-général Talot, depuis député à la convention, se met à leur tête, reprend les ponts, s'élance sur le château, en chasse les royalistes, les poursuit jusqu'aux rochers d'Erigné, et les disperse au village de Meurs. Depuis les républicains restèrent martres des Ponts-de-Cé.

L'autre détachement de la division de Bonchamps, sous les ordres du vicomte de Scépeaux, crut aussi profiter de l'inaction de l'ennemi, du côté de Saumur ; il s'approcha de la ville et la menaça d'une attaque sérieuse. Le 4 août, la cavalerie des républicains rencontra celle des royalistes, qui, plus faible, tourna le dos et rentra à Doué. Le général Rossignol ayant projeté de surprendre Doué le soir même, fit partir, dans la nuit, les généraux Salomon et Bousin, avec environ trois mille hommes d'infanterie et quatre cents hussards, et plaçant un corps intermédiaire pour soutenir l'attaque, il ordonna au reste de l'armée de se tenir prêt à marcher. Tout réussit. Le vicomte de Scépeaux, surpris avant d'avoir reçu des renforts, laissa trois cents des siens sur le champ de bataille, et ne sauva son artillerie qu'avec peine. Doué fut fouillé, et comme ce coup de main n'avait pour objet que de dégager Saumur, les républicains y rentrèrent fiers de leur expédition, qui releva le courage et ranima la confiance de leurs troupes.

Mais la convention nationale s'alarmait d'une guerre intestine qui prenait chaque jour un caractère plus prononcé et plus stable. Comment résister à toute l'Europe et à des ennemis intérieurs si acharnés ? Tandis que les armées de l'Autriche entamaient les frontières du nord, Lyon était en révolte, et le midi en feu attendait les Anglais. A la vérité, la convention, dominée par une minorité courageuse, marchait alors sans être entravée, et déployait une vigoureuse défensive. Cent soixante-dix de ses membres, envoyés pour la levée de trois cent mille hommes, avaient pris une multitude de délibérations pour armer, équiper et organiser quatorze armées. Ils avaient approvisionné, en trois mois, cent vingt-six places ou forts menacés. Les pouvoirs de ces proconsuls démagogues étant illimités, l'abus en était inséparable. Le comité de salut public, investi de la direction et de la surveillance du pouvoir exécutif, commença par faire déterminer le degré d'autorité des représentants en mission ; et se dégageant lui-même des objets de détail qui entravaient sa marche, il se créa centre de gouvernement, et crut s'élever au niveau des circonstances en proposant des mesures terribles : Ses premiers essais ne furent point heureux, surtout contre la Vendée. Cette guerre, dont il s'occupait sans relâche, décelait son impuissance. « Elle devient extraordinaire et inexplicable, disait, à la tribune de la convention, Barère son orateur habituel ; c'est un cancer politique qui creuse dans l'Etat une plaie profonde... Elle se compose de petits succès et de très-grands revers... Votre armée ressemble à celle du roi de Perse : elle traîne cent soixante voitures de bagages, tandis que les brigands marchent avec leur arme et un morceau de pain noir dans leur sac... Jamais vous ne parviendrez à les vaincre, tant que vous ne vous rapprocherez pas de leur manière de combattre... Faites la récolte des brigands ; et portez le feu dans leurs repaires ». L'épithète de brigand, donnée aux insurgés royalistes, défenseurs des propriétés, de l'autel et du trône, par les brigands de l'égalité, spoliateurs et sanguinaires, retentit dès-lors dans toutes les tribunes des démagogues ; elle prévalut parmi une populace sans frein et déchaînée.

Telles furent les premières paroles de destruction contre la Vendée, prononcées le 26 juillet par Barère ; elles déterminèrent à l'instant même la formation de vingt-quatre compagnies incendiaires et de tirailleurs-braconniers. Cinq jours après ; il proposa, à la suite d'un rapport inquiétant sur les revers de la république, un projet de décret pour la destruction et l'extermination des Vendéens. « Le comité, dit-il, a préparé des mesures qui tendent à exterminer cette race rebelle, à faire disparaître leurs repaires, à incendier leurs forêts, à couper leur récolte. C'est dans les plaies gangreneuses que la médecine porte le fer et le feu ; c'est à Mortagne, à Chollet, à Chemillé, que la médecine politique doit employer les mêmes moyens et les mêmes remèdes : c'est faire le bien que d'extirper le mal ; c'est être bienfaisant pour la patrie que de punir des révoltés... Louvois fut accusé par l'histoire d'avoir incendié le Palatinat, et Louvois devait être accusé : il travaillait pour les tyrans. Le Palatinat de la république, c'est la Vendée : détruisez-la, et vous sauvez la patrie »

Les bois taillis et les genêts incendiés, les forêts, abattues, les habitations détruites, la récolte coupée et portée sur les derrières de l'armée, les bestiaux saisis, les femmes et les enfants enlevés et conduits dans l'intérieur, les biens des royalistes confisqués pour indemniser les révolutionnaires réfugiés, enfin une levée en masse des habitants des districts environnants, préparée au son du tocsin, depuis l'âge de seize ans jusqu'à soixante, telles furent les dispositions-de la loi adoptée sur la proposition de Barère.

Elle fit dans l'armée et dans les provinces de l'ouest une impression profonde. Quel allait être le mode d'exécution, et qui se chargerait d'une telle responsabilité ? Les réfugiés vendéens craignant pour leurs propriétés, adressèrent des réclamations énergiques. Saris espoir de faire révoquer la loi, ils se flattèrent au moins de l'éluder Ou d'en atténuer la sévérité. La voix de l'indignation se fit entendre. « Quel affreux exemple est réservé au monde, à la fin du dix-huitième siècle, au nom de la liberté et de la philosophie, dans l'empire le plus policé de l'Europe ! Quoi, nous irions porter la hache et le feu dans » les plus riches provinces de la France ! Hélas ! plus de pitié pour des Français égarés ! Faut-il donc abandonner tout espoir de les ramener, et ne suffit-il plus de combattre avec courage et loyauté, faut-il s'entr'égorger avec une fureur aussi aveugle que féroce » ? Telles étaient les réflexions que faisaient naître ces décrets de destruction ; elles touchaient le cœur de plusieurs militaires, qui gémissaient de n'être que les instruments d'une faction abominable.

Les démagogues cherchaient à justifier tant de rigueur par l'insuffisance reconnue des moyens employés jusqu'alors, par l'opiniâtreté des royalistes ; et par les cruautés exercées par quelques-uns d'entr'eux envers les prisonniers républicains. Ainsi deux partis se formèrent dans les états-majors, dans les autorités et parmi les commissaires de la convention. Saumur devint le foyer de la terreur ; Niort, Luçon et Fontenay furent les asiles de l'indulgence. Mais déjà aucune digue ne pouvait plus arrêter la marche de la révolution ; et dans sa course effrayante, elle devait écraser la malheureuse Vendée.

Le comité de salut public fit aussi décréter que les troupes de ligne qui avaient défendu Mayence, seraient transportées en poste sur les rives de la Loire. A la garnison de Mayence, on ajouta celle de Valenciennes, ce qui faisait un renfort de seize mille combattants aguerris. En attendant l'arrivée de ces troupes, le général en chef Rossignol reçut l'ordre de se tenir sur la défensive et de procéder à la réorganisation complète de l'armée.

Tandis que les républicains préparaient une attaque générale, les chefs royalistes recevaient, près de Châtillon, le chevalier de Tinténiac, agent du gouvernement britannique. Embarqué à Jersey sur un bateau pécheur, il fut mis à terre pendant la nuit aux environs de Saint-Malo ; mais-sans guide ni passe-ports. Il cacha ses dépêches dans deux pistolets, où elles servaient de bourre, et, plein de résolution et de courage, il traversa seul, au point du jour, la petite ville de Châteauneuf, située entre Saint-Malo et Dol. Au Qui vive des sentinelles, il répond : Citoyen, passe sans être arrêté et pénètre dans l'intérieur des terres. Quoique né en Bretagne, Tinténiac connaissait à peine les routes. It se décide à suivre k grand chemin, rencontre et aborde un paysan, le questionne, lui fait l'aveu qu'il est émigré venant d'Angleterre, et qu'il cherche à passer dans la Vendée. Le paysan l'accueille, le garde deux jours dans sa chaumière, et le conduit ensuite devant les municipaux. Tous étaient royalistes, comme dans presque toutes les paroisses de Bretagne. Après avoir délibéré, on arrête qu'il sera donné des habits de paysan à Tinténiac, et un guide pour le conduire à quelques lieues de là, dans une maison sûre. Arrivé à cette première station, Tinténiac est confié à un autre guide, et successivement de station en station, et de guide en guide, il parvient en sûreté sur les bords de la Loire, après avoir fait cinquante lieues à pied en cinq nuits, évitant toujours les postes et les cantonnements des républicains.

Mais le fleuve était gardé par des chaloupes canonnières et par des batteries placées de distance en distance. A l'aide de quelques mariniers dévoués aux royalistes, Tinténiac passe furtivement sur la rive opposée, arrive au camp vendéen d'Isigny, commandé par Lyrot La Patouillère, gagne ensuite l'intérieur de la Vendée, accompagné de M. de Flavigny, officier de Lyrot, et parvient enfin au château de la Boulaye, près de Châtillon. Il y trouve réunis Lescure, La Rochejacquelein, Bernard de Marigny, Donnissan, le chevalier Desessart et l'évêque d'Agra. La conférence s'ouvre : d'abord les généraux témoignent quelque surprise et même de la défiance. « Comment le gouvernement britannique, disent-ils à Tinténiac, vous a-t-il choisi pour une mission si délicate, de préférence à tant d'émigrés poitevins dont l'expérience et l'âge nous auraient inspiré plus de confiance » ? Tinténiac observe que plusieurs gentilshommes ont refusé cette dangereuse commission, que d'autres ne se sont pas trouvés prêts ; puis il ajoute avec une noble franchise : « Messieurs, outre les motifs d'intérêt général qui m'auraient seule déterminé, je ne vous cacherai pas que j'ai été mû par une considération particulière ; ayant eu, vous le savez, une jeunesse très-blâmable, j'ai voulu la faire oublier ou périr ».

Tinténiac présenta ensuite ses dépêches, expédiées par le gouverneur de Jersey : elles étaient signées du comte de Moyra, des ministres Pitt et Henri Dundas, et adressées à ce même Gaston (perruquier à Châlans), faussement désigné par la renommée comme généralissime des Vendéens. Une telle méprise cesse d'étonner quand on songe qu'à cette époque, le gouvernement anglais n'avait eu aucune espèce de relations avec les Vendéens. A la vérité, au premier avis de leur soulèvement, le gouverneur de Jersey avait reçu l'ordre d'ouvrir, avec les insurgés, des communications secrètes, mais sa première tentative n'avait pas réussi. Les dépêches remises par Tinténiac, au nom du cabinet de Londres, contenaient de grands éloges aux Vendéens sur leur extrême bravoure, des offres positives de secours, et l'assurance d'un très-vif désir de seconder efficacement l'insurrection.

Le ministre Pitt adressait à leurs chefs les questions suivantes : 'Pourquoi n'avez-vous pas établi de correspondance avec l'Angleterre ? Quel est le véritable but de l'insurrection ? Qu'est-ce qui l'a fait naître ? Quelles sont vos relations avec les autres provinces et avec les puissances de l'Europe ? Quel est le nombre de vos combattants et l'étendue de tout le pays insurgé ? Quelles sont vos ressources en argent, vivres, habillements, canons, fusils, poudre ? D'où tirez-vous tous vos moyens ? Enfin le cabinet de Saint-James demandait que les Vendéens s'emparassent d'un port de mer, tel que La Rochelle, Rochefort ou Lorient, ce qui eût établi des communications solides et régulières : il demandait, en outre, qu'on lui donnât connaissance des plans ultérieurs arrêtés contre l'ennemi commun, promettant de puissants secours en armes, en argent et en hommes. C'était reproduire le plan de La Rouerie avec bien plus d'extension. Mais l'impression qu'avait laissé l'échec de Nantes rendait impossible toute expédition hors du pays insurgé.

Du reste il régnait dans la rédaction & ces dépêches un ton de franchise et de loyauté ; on y témoignait, même une sorte de crainte que les Vendéens ne rejetassent les offres de r4ngleterre, vu qu'ils n'avaient réclamé aucuns secours ; on y élevait aussi des doutes sur le véritable objet de l'insurrection, le gouvernement anglais ne sachant réellement si les Vendéens étaient de purs royalistes, ou les partisans d'une monarchie mixte, ou bien des républicains fédéralistes.

Imbus de préventions nationales, quelques chefs présents à la conférence suspectèrent les intentions et la bonne-foi du cabinet de Londres, et témoignèrent même de la répugnance à traiter avec l'ancien ennemi du nom français. Lescure fit valoir un avis contraire ; il allégua la raison d'état et les considérations de la politique ; il enfla les avantages d'une alliance étrangère, qui n'était jamais à dédaigner dans aucune guerre civile, ni sous aucun chef. Il cita des exemples puisés dans l'histoire de la monarchie française, et parla de l'amiral de Coligny et de ses vues. « Alors, dit-il, la confédération des 'provinces de l'ouest tendait au renversement de la monarchie, aujourd'hui son but est de relever le trône et les autels. Rien ne doit être négligé pour y parvenir. D'ailleurs ne dirigerons-nous pas nous-mêmes l'emploi des ressources qui nous sont offertes par les Anglais ? Ne balançons point à y avoir recours ». Lescure parvint sans peine à persuader ses compagnons d'armes.

Quand les généraux de la Vendée ne doutèrent plus que Tinténiac ne fût réellement un agent de l'Angleterre, et que lui de son côté, par la lecture de leur proclamation, datée de Fontenay-le-Comte, se fut enfin assuré qu'ils étaient de purs royalistes, une confiance mutuelle s'établit entr'eux. Bientôt même Tinténiac, oubliant le caractère d'envoyé anglais, s'exprima sans nul déguisement. « On n'a que de fausses notions en Angleterre, dit-il, sur l'insurrection de la Vendée. Les uns font consister sa force en quarante mille hommes de troupes de ligne, révoltées contre la convention nationale ; d'autres, et c'est le plus grand nombre, se persuadent que c'est un parti de républicains fédéralistes, ou du moins de royalistes mitigés et constitutionnels. Cette dernière opinion s'est s accréditée à Londres, et l'on y croit, en général, qu'on ne reçoit aucun émigré dans la Vendée. Quant à moi, je vous dirai franchement que j'ai été envoyé par les ministres du roi d'Angleterre, sans la participation des princes français. J'ai vu les préparatifs d'une grande expédition pour venir à votre secours ; j'ai vu l'île de Jersey-se remplir de canons, de munitions, de soldats, et surtout d'émigrés ; j'ai vu le cabinet de Saint-James manifester l'intention de vous seconder, et cependant je crois plus sage de ne pas trop compter sur ses promesses et de n'attendre votre salut que, de vous-mêmes. Du moins est-il sûr que beaucoup d'émigrés vous auraient joints, sans un ordre bizarre qui défend à tout matelot de passer un émigré en France, sous peine de mort. Je n'ai moi-même obtenu le passage que sur une autorisation spéciale du gouverneur de Jersey ».

Ce discours acheva d'établir la confiance, et les généraux vendéens s'occupèrent aussitôt de mûrir et de rédiger leur réponse au gouvernement anglais. Comme Tinténiac désirait la renfermer dans ses pistolets et employer ainsi le même moyen qui lui avait servi si heureusement pour apporter ses dépêches, le conseil jugea qu'il fallait une écriture fine, mais lisible ; il choisit pour secrétaire la marquise de Lescure — si célèbre depuis sous le nom de La Rochejacquelein —. Elle-même nous l'apprend dans ses mémoires, étant la seule personne vivante qui ait pu nous révéler le mode de cette correspondance secrète. Les généraux royalistes y employèrent à propos l'exagération et les réticences, toutefois en s'éloignant le moins possible de la vérité. Ils enflèrent surtout les forces de la Vendée, dans la vue sans doute d'entraîner l'Angleterre, par un motif de sécurité, à expédier promptement des secours et des renforts. Ils déclaraient ensuite que la seule impossibilité d'ouvrir des communications par la voie de la mer les avait empêchés jusqu'alors de correspondre avec le gouvernement de la Grande-Bretagne ; puis, passant à leur profession de foi politique et aux sentimens de pur royalisme qui les animaient, ils réclamaient instamment un prince français pour les commander, et des corps d'émigrés pour les soutenir ; enfin ils insistaient sur le besoin de secours de tout genre, et d'un débarquement considérable, qui pût amener la contre-révolution. « Vingt mille paysans, ajoutèrent les chefs de la Vendée, pourront, sans trop l'affaiblir, se joindre aux troupes de ligne nécessaires pour envahir la Bretagne, qui est impatiente aussi de secouer le joug. Là se feront aisément de nouvelles levées royalistes, et le feu de l'insurrection gagnant le Perche et la Normandie, le succès deviendra infaillible ». Quant au port de mer que demandait l'Angleterre, les chefs de la Vendée ne dissimulèrent pas les difficultés qui s'opposaient à une telle occupation, et ils promirent de tout entreprendre pour les surmonter. Ils observèrent à cet égard que les insurgés du Bas-Poitou n'ayant pu conserver Noirmoutier, ils n'étaient plus en possession que du petit port de Saint-Gilles. Du reste, si Paimbœuf ou les Sables-d'Olonne semblaient préférables, cinquante mille Vendéens se présenteraient, le jour indiqué, devant l'une de ces deux places, pour l'assiéger par terre, tandis qu'une flotte anglaise l'attaquerait par mer. Telle fut la réponse des généraux royalistes ; elle fut signée par tous ceux qui étaient présents à la conférence. Tinténiac fut aussi chargé d'une lettre pour les Princes de la maison royale, où tous les chefs vendéens témoignaient le plus ardent désir d'avoir l'un de ces Princes à leur tête ; ils protestaient de leur fidélité et d'une entière obéissance à leurs ordres.

-Cette lettre, pouvant tomber dans les mains des ministres anglais, fut courte et d'un style mesuré. Les chefs y suppléèrent par des instructions verbales, invitant surtout Tinténiac à ne rien déguiser aux Princes, et à insister fortement pour que l'un d'eux vint dans la Vendée, quand même l'Angleterre n'enverrait aucun secours. « Un prince et des émigrés, fussent-ils sans argent et sans armes, voilà surtout, dirent-ils, ce que nous réclamons, tant on peut compter sur le dévouement des Vendéens et sur toute sorte de sacrifices de leur part, pour rétablir la monarchie. L'enthousiasme qui les anime serait bientôt à son comble s'ils voyaient un des fils de saint Louis les mener à la victoire ; alors, profitant des heureuses dispositions de la Bretagne et des provinces limitrophes, on pourrait raisonnablement espérer d'arriver à la contre-révolution, ou dû moins de former au sein même de la France un parti formidable ».

Le conseil aurait déviré que Tinténiac vit, avant son départ, d'Elbée et Bonchamps ; mais l'un s'occupait à rassembler l'armée pour marcher sur Luçon et l'autre était encore retenu par sa blessure, au château de Jallais. D'ailleurs Tinténiac, attendu de l'autre côté de la Loire, à jour fixe, n'avait que quatre jours à passer dans la Vendée. Il exprima toute la vivacité de ses regrets, de se voir ainsi contraint de partir à la veille d'une action générale, lui qui eût tant ambitionné de combattre avec les Vendéens. Les généraux lui représentèrent qu'il se rendrait bien plus utile par le prompt accomplissement de sa mission. Il assura que son retour serait prochain ; et comme il était dépourvu d'argent, on lui fit compter cinquante louis par l'intendant général, en s'étonnant toutefois de la détresse de cet agent de l'Angleterre. Il repassa la Loire avec une escorte que lui donna Lyrot La Patouillère jusqu'à l'autre rive ; là retrouvant son guide, il eut encore cinquante lieues à faire à pied, travesti en paysan, et ne marchant que de nuit jusque près de Châteauneuf, où le même Breton sous la protection duquel il avait pénétré dans l'intérieur, lui facilita les moyens de repasser à Jersey. Il parvint ainsi à regagner Londres, où il rendit compte de sa mission au gouvernement anglais et aux princes de la maison royale. On verra bientôt ce hardi et courageux émissaire recommencer, avec la même témérité, le cours de ses périlleux voyages.

Cependant les chefs de la Vendée avaient décidé, comme on l'a vu plus haut, qu'on rassemblement général aurait lieu, le 12 août, à Chantonay, pour l'attaque de Luçon. Des courriers venaient d'être expédiés à cet effet dans toutes les paroisses. Le conseil supérieur envoya deux commissaires pour accompagner l'armée, Bernier, curé de Saint-Laud, et Pierre Jagault, secrétaire général du conseil. Lescure et d'Elbée s'étant mis en marche à la tête de quarante mille hommes, se dirigèrent sur les Herbiers. Charette s'adj oignit Joly et Savin, et partit avec six mille combattants. La jonction de toutes ces forces eut lieu à Chantonay, où se trouvait déjà la division de Royrand. Jamais les Vendéens n'avaient levé une armée si nombreuse.

Toutes les divisions royalistes étaient réunies, à l'exception de celle de Bonchamps, qui combattait vers la Loire. Le 12 août, le curé de Saint-Laud officia solennellement (c'était un dimanche), et le second commissaire prêcha pendant la messe ; Le bruit prématuré de la condamnation à mort de la reine Marie-Antoinette de France, s'étant répandu le même jour dans l'armée, y causa une vive fermentation. Chacun se retraça alors les dévastations, les crimes, les massacres des révolutionnaires, et ce dernier trait de leur cruauté envers une reine innocente, mit le comble à l'indignation publique. Comme on n'élevait aucun doute sur l'exécution de la victime royale (elle n'était que différée), on vit tous ces paysans-soldats pleurer la mort de leur souveraine, et faire entendre des accents lamentables, auxquels venaient se mêler des cris de vengeance : jamais peut-être il n'y eut de douleur plus touchante et plus profonde. Les Vendéens émus, et se pressant autour du curé de Saint-Laud, qui, pour être mieux entendu de la foule, prêchait hors de l'enceinte de l'église, se mirent en prière et demandèrent au dieu des armées de les soutenir, de les rendre invincibles. L'enthousiasme était universel : il fut au comble quand un enfant de onze ans vint donner l'exemple d'un dévouement qui ne doit pas rester dans l'oubli. Cet enfant se présente à cheval aux généraux vendéens, et leur demande à combattre pour la religion et pour le Roi. On le questionne sur son nom, sur sa famille : « Je suis le jeune Duchafault, dit-il ; je me suis échappé du château de ma mère pour venir joindre mon frère aîné qui sert parmi vous ; il est blessé d'une balle qui lui a traversé le bras ; je brûle comme lui de me signaler dans l'armée royale ». Montrant un pistolet, il déclare d'un ton résolu qu'il veut mourir pour son Roi. Chacun s'empresse de lui témoigner l'admiration qu'inspire son jeune courage. Mais les chefs cherchent à modérer l'élan précoce de cet enfant, qui s'obstine à vouloir suivre l'armée : on le renvoie à sa mère. Plus tard, il prit les armes malgré cette tendre mère en pleurs, et périt quelques mois après, avec son frère aîné, pour la même cause, après avoir montré la même intrépidité.

Cependant l'armée vendéenne qui 's'était mise en marche sur Luçon, fit halte le 13 août à Sainte-Hermine : on tint conseil. Lescure, savant dans l'art militaire, proposa d'attaquer le lendemain en échelons ; il parla longtemps sur ce plan et le fit adopter, quoique de telles manœuvres convinssent mieux à des troupes disciplinées qu'à des paysans dont tous les mouvements étaient tumultuaires. Le 14, toute l'armée arriva de bonne heure à la vue de Luçon. Cette ville, située à cinq lieues ouest de Fontenay, et à trois lieues de la mer, se trouve au bord d'un marais, sur un terrain horizontal, ce qui en fait un séjour malsain. Ses maisons vastes et commodes, d'un aspect agréable, et ses nombreux jardins, lui donnent un plus grand espace que ne le comporte une population de deux mille âmes ; elle a un canal qui conduit à l'Océan. Quoique sans fortifications, ses dehors présentent quelques points d'appui qui, pouvant suppléer à l'inégalité des forces, procure à une armée inférieure des avantages de position. Elle est d'ailleurs environnée de plaines où l'on peut tirer parti de la cavalerie et de l'artillerie légère.

Neuf mille hommes, sous les ordres du général Tuncq, en défendaient les approches. Au moment où les divisions vendéennes opéraient leur jonction, ce général recevait d'un espion nommer Valée, dont l'exactitude ne s'était jamais démentie, l'avis certain de l'heure à laquelle il serait attaqué. Il fit aussitôt des dispositions de défense, et reçut le même jour, du ministre de la guerre, une lettre-de destitution. Ce coup partait de Saumur, où les opérations irrégulières de, Tuncq et son aversion pour Rossignol lui avait aliéné les esprits ; mais les conventionnels Goupilleau de Fontenay, et Bourdon de l'Oise, alors en mission prés de son armée, lui ordonnèrent, par un arrêté, de continuer ses fonctions. Tuncq reprend aussitôt le commandement, et, plein d'ardeur, il ne songe plus qu'à se venger de ses ennemis personnels par une action d'éclat. A cinq heures du matin, trente-cinq mille royalistes réunis, après avoir reçu du curé de Saint-Laud sa bénédiction et ses exhortations pathétiques, passent la Semagne au pont Minclet, et se rangent successivement en bataille en face du camp républicain. D'Elbée était au centre et La Rochejacquelein à l'aile droite ; l'aile gauche était commandée par Charette et Lescure, qui devaient commencer l'attaque, soutenus par le centre, et le centre par l'aile droite. Tuncq ne pouvant faire face de tous les côtés, et voulant d'ailleurs dissimuler la faiblesse de son armée, la fit ranger sur deux lignes, et ordonna à ses soldats de se baisser ventre à terre. L'artillerie à cheval était au centre, et les bataillons avaient dans leur intervalle quelques pièces de quatre. A peine Tuncq avait-il achevé ses dispositions, que plusieurs officiers envoyés pour reconnaître l'ennemi vinrent annoncer qu'il se déployait lentement dans la plaine pour former sa ligne de bataille. Tuncq ne voulant point lui en donner le temps, détacha deux bataillons suivis de deux pièces d'artillerie légère, avec ordre de s'avancera demi-portée de fusil. Ils trouvèrent la gauche des royalistes en mouvement pour attaquer. Charette avait promis d'enfoncer dans sept minutes la colonne qu'il aurait à combattre ; il tint parole, et après neuf minutes il fit plier les deux bataillons venus à sa rencontre, et s'empara de deux canons. A cette vue, les royalistes croyant n'avoir à poursuivre qu'une poignée d'hommes, s'ébranlent en désordre, et jettent de grands cris pour accabler de leur masse ces deux bataillons isolés. Ceux-ci font volte-face, ajustent, tirent avec précision, et s'ouvrant ensuite de droite et de gauche, démasquent l'artillerie légère dont le feu à mitraille foudroie les Vendéens, rangés sur quinze à vingt hommes de profondeur. Ce feu inopiné les arrête un instant ; mais on les voit avancer de nouveau avec fierté et courage, excités par Charette et Lescure. Les deux bataillons républicains, en continuant leur manœuvre et leur feu, se repliaient toujours sur leur ligne. Les royalistes s'élancent avec impétuosité pour les atteindre ; mais sans être soutenus par la colonne du centre, qui marchait lentement ; elle n'arriva que deux heures après le commencement de la bataille. Alors Tuncq ordonne un roulement de tambour qui devait servir de signal à ses soldats. Tout-à-coup l'armée républicaine se lève et semble sortir de dessous terre. Son feu de file roulant et bien ajusté augmente l'impression de terreur qu'a faite son apparition subite. Le centre des Vendéens séparé des deux ailes, s'engage imprudemment et sans aucun ordre. Une partie ne trouvant d'abord aucun obstacle, dépasse obliquement la ligne de bataille, et se détachant du reste de la colonne, se porte toujours en avant ; mais assaillie bientôt par la cavalerie des républicains, cette phalange isolée plie et tourne le dos. D'Elbée, accouru pour la soutenir, essuie non-seulement le feu de la mousqueterie, mais encore le feu plus meurtrier de l'artillerie légère. C'était la première fois que les républicains en faisaient usage dans la Vendée. Le terrain étant parfaitement unie, rien ne s'opposait aux évolutions de cette arme terrible. Les colonnes vendéennes en furent criblées, et en moins d'une heure et demie, on vit la plaine de Luçon toute couverte de cadavres.

L'aile droite des royalistes, égarée par Marigny, qui lui avait fait prendre une fausse direction, était encore à une lieue du champ de bataille quand elle aperçut de loin la défaite du reste de l'armée. Il fallut songer à la retraite, le ravage des obusiers faisant une impression telle sur les Vendéens, qu'ils prenaient tous la fuite en désordre. Charette et Lescure ; restés seuls avec leurs meilleures troupes, se virent bientôt assaillis par toutes les forces de Tuncq. Accablé, foudroyé de toutes parts, Charette eut de la peine à sauver sa division, dont il perdit l'élite. Il fut poursuivi ainsi que d'Elbée, qui abandonna son artillerie. Le chevalier de Perrault, qui la commandait en second, ne put la sauver malgré ses courageux efforts. Royrand laissa aussi deux pièces de douze. On croit que ce fut au premier moment de la bataille que. Baudry-d'Asson, animé d'un : courage imprudent, et suivi d'un domestique fidèle qui avait juré de mourir avec lui, courut s'exposer aux premiers coups : il tomba en avant de sa troupe ; son domestique, se jetant sur son corps, et le tenant embrassé, reçut aussi plusieurs coups et expira avec son maître. Baudry, ce premier champion de la guerre civile, était d'un caractère dur ; il savait se faire craindre et obéir, et pourtant il fut regretté.

Jamais, depuis la guerre, les royalistes n'avaient essuyé de défaite aussi sanglante. Six à sept mille morts couvraient le champ de bataille, et un régiment de cavalerie poursuivait les fuyards le sabre à la main, sans faire de quartier. Dans sa fuite, l'arrière-garde fut tout à coup arrêtée au pont Minclet, seul passage qui lui restât. Deux pièces de canons démontées barraient le chemin, ce qui augmenta bientôt le désordre. C'en était fait de trois mille royalistes, si La Rochejacquelein et les transfuges de la légion germanique ne se fussent postés en avant de la tête du pont, pour faire face à l'ennemi, donnant ainsi le temps aux Vendéens de regagner Chantonay. Le lendemain tous se séparent et rentrent dans le Bocage.

Les paysans du Haut-Poitou et de l'Anjou imputèrent la perte de bataille à la, division du centre, dite le Camp de l'Oie. Royrand voulant grossir sa troupe, avait fait marcher quelques paroisses protestantes, entr'autres Moncoutant, et qui, pour ne pas combattre contre leur gré, jetèrent leurs armes, en criant sauve gui peut ! On attribua aussi cette défaite à d'autres causes : aux fautes graves de Marigny, qui avait mal dirigé l'artillerie et toute l'aile droite ; au trop d'empressement de Charette pour commencer le combat, et aux lenteurs de d'Elbée qui conduisait le centre. Enfin on blâma Lescure d'avoir donné un plan d'une trop difficile exécution et qu'il avait soutenu avec opiniâtreté. Charette, aigri contre les chefs du Haut-Poitou, s'en sépara mécontent, et se rendit à Légé. Ce levain de discorde fermenta et fut le germe des divisions funestes qui éclatèrent dans la confédération vendéenne. Ainsi la seconde journée de Luçon, en trompant l'espoir des royalistes, jeta parmi eux la désunion et le découragement,

La diversion de La Cathelinière ne fut pas plus heureuse du côté de Nantes. Avec deux mille hommes, il attaqua, le Io août, le château d'Aux, dont la prise eût fait tomber en son pouvoir la fonderie d'Indret : il y fut blessé et se retira. Sept cents républicains défendirent ce poste important, d'ont l'attaque tardive aurait dû précéder celle de Nantes.

Quant au général Tuncq, il dut la victoire, dont ses ennemis cherchèrent à obscurcir l'éclat, aux effets prodigieux de son artillerie volante, et à ses sages dispositions, secondées par l'intrépidité de ses troupes. IL est constant que neuf mille républicains battirent œ jour-là près de quarante mille royalistes. Tuncq accusa l'adjudant-général Canier, qui commandait son corps de réserve, çle n'avoir pas donné, quoiqu'il lui eût réitéré, par écrit, l'ordre de s'avancer au premier feu, afin de prendre l'ennemi en flanc, et de lui couper la retraite par le pont Minclet. Si cette manœuvre eût été exécutée avec précision, peu de royalistes auraient pu se soustraire au carnage. Les commissaires Bourdon de l'Oise et Goupilleau, en rendant compte de cette bataille à la convention, réclamèrent contre la destitution de Tuncq. « Il a trente-un ans de service, dirent-ils, dont huit de soldat, et il s'honore d'être le fils d'un honnête tisserand ». La convention le réintégra et lui accorda le grade de général divisionnaire. Tuncq voulant profiter de ces avantages, s'empara de Chantonay, ce qui l'éloigna des divisions latérales, et ne tarda pas à lui être funeste.

Dans le même temps, le général Rey partait de Chinon avec quatorze cents hommes, pour s'emparer de Chollet et y délivrer trois mille prisonniers ; mais Stofflet s'étant trouvé en force en avant de cette ville, le général républicain battit en retraite. Le général en chef Rossignol ne vit dans tous ces mouvements partiels que l'effet de l'insubordination des généraux secondaires ; il les blâma, et leur ordonna de rentrer dans leurs positions respectives. Cet ordre déplut à Tuncq, enhardi également par sa victoire et par l'appui des commissaires Bourdon et Goupilleau de Fontenay. Dès ce moment, le quartier-général de Chantonay fut en opposition ouverte avec Saumur. Goupilleau de Montaigu joignit ses deux collègues, dont il partageait les sentimens, et l'un et l'autre Goupilleau, qui avaient dans la Vendée leurs propriétés et leurs familles, ne virent pas sans inquiétude approcher le moment et les apprêts des mesures de destruction. Ils formèrent une ligue contre les décrets du premier août, dont le parti de Saumur exigeait l'exécution littérale. Déjà le général Rossignol, pour disposer toutes ses colonnes à agir simultanément dans le court délai qui devait précéder l'arrivée des troupes de Mayence et de Valenciennes, visitait en personne toutes ses divisions.

Il trouva Saint-Maixent et Niort dégarnis ; les contingents épars, ses ordres oubliés, et le général Chalbos entraîné dans des mouvements irréguliers, pour soutenir Tuncq, engagé trop inconsidérément sous les auspices de Bourdon et de Goupilleau. Il arrive à Chantonay, accompagné du conventionnel Bourbotte, et y est méconnu. Rompant le premier le silence, il demande compte de la position de l'arillée. « Je n'en sais rien, lui répond sèchement Goupilleau de Fontenay ; si vous venez ici comme général en chef, je vous préviens que nous vous avons suspendu de vos fonctions ». Il lui remet à Pins-tant l'arrêté pris en conséquence. « Je ne sais qu'obéir aux autorités supérieures, répond le général après avoir lu l'arrêté, je n'en servirai pas la république avec moins de zèle ». Une vive explication eut lieu ; Rossignol protesta de son obéissance aux décrets de la convention nationale. « Je ne reconnais point la convention, s'écria Bourdon avec véhémence, dans les décrets rendus contre la Vendée ; ce sont des lois contre-révolutionnaires. Tout ce que le comité de salut public et le ministre de la guerre ont fait à ce sujet, je le regarde comme nul ».

Rossignol s'étant retiré, Bourbotte, resté avec ses collègues, leur reprocha avec amertume l'injustice de l'acte arbitraire qu'ils venaient d'exercer contre un général en chef. Ils y persistèrent, ajoutant qu'ils poignarderaient de leurs mains celui qui oserait mettre les décrets à exécution ; et menaçant Bourbotte lui-même de le faire transporter à La Rochelle, sur les derrières de l'armée. Bourbotte contint son indignation, quitta Chantonay, et vint à Paris, où il en appela au comité de salut public.

« Vous le voyez, dit-il aux membres du comité, un brave général, qui veut exécuter les décrets que vous avez fait rendre, est suspendu par des représentants qui méconnaissent votre autorité. Vous en savez la cause. Rien n'est plus impolitique, relativement à des missions si délicates, que d'envoyer des commissaires dans leurs propres départements ; les considérations de localités l'emportent sur l'intérêt public. Des succès éphémères, ordinairement suivis de revers occasionnés par l'imprudente et l'aveuglement, ont ébloui des chefs et des représentants peu instruits du métier des armes. Les forces de l'armée sont partiellement engagées, au risque d'être coupées. Vos ordres, ceux du ministre de la guerre, ceux du général en chef, sont méconnus, ainsi que les décrets de la convention nationale. C'est à vous, c'est à la convention à réprimer, dès son origine, ce nouveau germe de rébellion qui s'élève dans la Vendée ».

Le comité n'osa décider à huis clos contre un parti qui venait de vaincre ; il crut plus convenable d'en référer à la convention elle-même.

Bourdon, et Goupilleau l'avaient déjà prévenue de la suspension de Rossignol, qu'ils accusèrent de brigandage et d'ivrognerie. Le 28 août, Rossignol se présente à la barre et prie la convention d'examiner sa conduite. Bourbotte monte à la tribune, et, au nom de la majorité de ses collègues de la Vendée, il dénonce Bourdon et les deux Goupilleau ; il sollicite leur rappel, défend Rossignol, et réclame sa réintégration. La convention, d'abord partagée entre le parti de Luçon et celui de Saumur, fut entraînée par Tallien, qui défendit Rossignol avec chaleur : elle leva la suspension de ce général, et rappela Bourdon et Goupilleau. Rossignol eut les honneurs de la séance ; il remercia l'assemblée, et jura que trois semaines lui suffiraient pour exterminer les royalistes. Cette contestation à peine finie, de plus graves dissensions éclatèrent entre les commissaires et les généraux chargés de terminer la guerre de la Vendée.

A cette époque, les forces-que la république y employait, formaient deux armées distinctes : celle des côtes de la Rochelle, commandée par le général Rossignol ; et celle des côtes de Brest, sous les ordres du général Canclaux. Chacune avait sa commission centrale de surveillance. Bourbotte, Ruelle, Richard et Choudieu surveillaient la première ; Gillet, Turreau et Cavagnac la seconde. De ces deux commissions sortaient des vues et des projets différents. L'amour-propre et les rivalités divisaient des hommes qui tendaient au même but. L'armée de Mayence arriva, les deux commissions centrales se la disputèrent.

Le conventionnel Philippeaux, homme irascible et passionné, envenima ces dissensions. Envoyé dès le mois de juin, dans les départements de l'ouest, il avait éprouvé, à la commission centrale de Saumur, des désagréments personnels. Mieux accueilli par celle de Nantes, il embrassa ses intérêts, et défendit ses plans. Le général Canclaux et le commissaire Gillet lui démontrèrent sans peine que le système offensif, pratiqué jusqu'alors, était aussi faux en théorie que funeste dans l'exécution ; qu'il fallait s'attendre à une suite de désastres tant qu'on attaquerait par les points supérieurs de la Vendée, tandis qu'en balayant les rives maritimes, depuis Nantes jusqu'aux Sables-d'Olonne, le succès était infaillible. La jonction de la garnison de Mayence à l'armée des côtes de Brest était une conséquence de ce plan. Philippeaux l'adoptant avec ardeur, se chargea de le soumettre au comité de salut public pour avoir son adhésion. Il part, prévenu d'avance qu'il rencontrera de grands obstacles à la commission et à l'état-Major de Saumur. En effet Choudieu attaque vivement le projet de Philipe peaux. Celui-ci s'irrite sans se décourager, et trouvant à Orléans l'armée de Mayence, commandée par le général Aubert-Dubayet, il communique son plan à ce général, ainsi qu'aux deux commissaires Rewbell et Merlin de Thionville ; ils l'adoptèrent. Fortifié de leurs suffrages, Philippeaux vole à Paris, et se présente au comité de salut public, auquel il-fait son rapport. Il parle d'abord des résultats de sa mission, de son succès contre le fédéralisme, du dévouement des Nantais, et il continue en ces termes : « J'ai tout observé dans la Vendée, d'un œil attentif, avec la seule passion du salut public. Je vous dois le tribut de mes recherches, sans nul ménagement comme sans faiblesse. Vos plans, citoyens collègues, ne sont point exécutés. Vous avez deux armées en présence des rebelles ; celle des côtes de Brest, peu nombreuse, n'a jamais été battue que par vingt contre un ; elle fait trembler l'ennemi ; mais ayant quarante-huit postes à défendre tous les jours, elle ne peut hasarder l'offensive.

« Si elle eût égalé de moitié la force de l'armée de Saumur, il n'y aurait déjà plus de Vendée ; mais alors plus de calculs infâmes de la part de ceux qui font de cette guerre une spéculation criminelle, une mine d'or à exploiter. Qu'est devenue l'armée de Saumur ? Elle était de vingt-cinq mille hommes à Martigné-Briand ; le désastre de Vihiers l'a réduite à dix mille. Je jette un voile sur tout ce qui s'est passé depuis. Les brigands n'ont pas commis plus d'atrocités contre les citoyens paisibles que nos propres soldats. Les généraux eux-mêmes ont encouragé le pillage, dont ils ont partagé l'exécrable produit. On reproche à celui de nos collègues qui gouverne la commission centrale de Saumur, d'avoir fermé les yeux sur toutes ces horreurs. C'est au milieu de ces éléments d'anarchie et de dissolution qu'on voudrait conduire l'armée de Mayence ; elle s'y corromprait infailliblement, et les dangers publics n'auraient plus de terme ».

Ici Philippeaux développa son projet.

« Citoyens collègues, ajouta-t-il, je réclame votre approbation, sans laquelle nous tomberions dans un chaos inextricable ; sans laquelle le mouvement des armées serait soumis à cinquante volontés divergentes ; je demande qu'il soit réglé par une puissance centrale et tutélaire ». Le comité entraîné accorda son adhésion.

Muni d'un arrêté qui prescrivait à la garnison de Mayence de descendre à Nantes pour attaquer conjointement avec l'armée des côtes de Brest, Philippeaux crut avoir remporté une victoire sur ses ennemis personnels. Le parti de Saumur en frémit. Les commissaires Richard et Choudieu fatiguèrent de leurs réclamations le comité de salut public, et s'efforcèrent d'attirer à eux Rewbell et Merlin de Thionville.

« L'arrêté du comité, dirent-ils, a été surpris par Philippeaux, qui ne voit que Nantes, et dont les notions sur la guerre de la Vendée sont diamétralement opposées à celles qui ont décidé notre conviction. Il serait dangereux de déférer sans examen à une décision précipitée ! Le plan d'attaque générale ne doit être que le résultat d'une mûre délibération ».

Après de longs débats, Rewbell et Merlin souscrivirent à la proposition d'un conseil de guerre extraordinaire tenu à Saumur, et auquel seraient appelés tous les commissaires des trois armées pour déterminer un plan d'attaque irrévocable. Philippeaux s'y refusa, ne voyant dans cet incident que le dessein de paralyser l'exécution de la décision du comité. Dans l'intervalle, la garnison de Mayence se dirigeait toujours vers Nantes. Le parti de Saumur espérant l'emporter, entrava un instant, sa marche. Philippeaux s'en plaignit. « Des commissaires désorganisateurs soufflent dans cette armée le poison de l'indiscipline et de la révolte. Sachez, dit-il au général Dubayet, que le passage de Saumur est une Vendée non moins redoutable que celle où nous allons combattre ». Dubayet s'en tint aux ordres du comité, et continua sa marche. La tenue d'un conseil de guerre ayant été approuvée, on en fit l'ouverture à Saumur le 2 septembre. Rewbell le présida ; Lachevardière, commissaire national, en fut le secrétaire. Les conventionnels présents étaient Rewbell, Merlin de Thionville, Choudieu, Richard, Bourbotte, Ruelle, Turreau, Meaulle, Fayau, Philippeaux et Cavagnac.

Philippeaux voulait que les seuls commissaires de la convention eussent vois délibérative ; ce qui lui assurait la majorité. Choudieu lui opposa la décision du comité de salut public, portant que les généraux commandants concourraient, Avec les commissaires, à former le résultat. Il en conclut que non-seulement les généraux en chef de chaque armée, mais même tous les divisionnaires commandants, devaient partager, avec les commissaires, le droit de suffrage. Philippeaux s'éleva contre une telle interprétation, qui, selon lui, rompait tout équilibre, en laissant à l'état-major de Saumur l'avantage du nombre. Ses adversaires le menacèrent d'invoquer l'exécution d'un décret positif, qui défendait à tout représentant, en mission de s'immiscer dans les opérations militaires. Philippeaux céda, et les généraux divisionnaires furent admis. Il n'y eut de militaires délibérants que les généraux en chefs Canclaux et Rossignol ; les divisionnaires Dubayet, Duhoux, Dambarrère, Menou, Santerre, Chalbos, Salomon, Mieskousky et Rey.

Attaquera-ton Mortagne par Nantes ou bien par Saumur ? Tel était le sens de la question soumise au vote de l'assemblée. La garnison de Mayence était réservée à l'armée attaquante : on convint que les, opinions seraient motivées.

Former avec l'armée de Saumur un corps de réserve pour préserver les rives supérieures de la Loire de toute irruption, combiner l'armée de Mayence avec celle des côtes de Brest, .s'emparer du pays de Retz, grenier d'abondance, Couper aux Vendéens toute communication avec la mer, opérer en deux jours la jonction de l'aile-droite avec la division des Sables-d'Olonne ; et maîtres de toute la ligne occidentale, ayant à droite et à gauche deux divisions intactes, communiquer en vingt-quatre heures avec la ligne de Niort ; puis combiner avec promptitude tous les mouvements ultérieurs ; cerner, écraser l'ennemi sur tous les points ; tel était le plan que développa le général Canclaux, et que Philippeaux soutint 'avec chaleur. « S'il est adopté, dit-il, je réponds sur ma tête que cette guerre, qui alarme la république, ne durera pas un mois ». Après avoir insisté sur les mêmes considérations qu'il avait fait valoir auprès du comité de salut public, et rejeté le blâme sur les opérations de ses adversaires, il déclara que l'armée de Mayence était perdue, si l'on ne se hâtait de la séparer de celle de Saumur, entièrement désorganisée et constamment malheureuse. « Si l'on objecte, ajouta Philippeaux ironiquement, la nullité de l'armée de Saumur, abandonnée à ses seuls moyens, je réponds qu'elle fera beaucoup en ne faisant point de mal ».

Choudieu prit alors la parole ; il s'étonna que son collègue se plût à répandre le fiel et la diffamation sur une armée qui, si elle avait connu des défaites, pouvait aussi compter des victoires. « Nous n'avons point combattu derrière des murailles-ni à l'abri des retranchements, dit Choudieu ; la Loire n'a point existé pour nous. De nouvelles levées ont été constamment chercher l'ennemi-pour s'essayer aux combats. Elle serait terminée, cette guerre, s'il y avait eu plus d'obéissance chez les uns, moins d'orgueil chez les autres, et surtout plus d'ensemble dans les opérations. En admettant le plan de Nantes, les forces se trouveront encore une fois disséminées, lorsque tant d'expériences funestes font une loi de les réunir. Au lieu de se livrer à des personnalités offensantes, il serait plus utile de consulter les localités, de combiner un plan d'attaque, non pour favoriser telle ville, telle armée, telle opinion, mais pour abattre d'un seul coup l'hydre de la Vendée. J'en appelle aux braves généraux qui m'écoutent : en attaquant par Saumur, il ne faudra que deux jours pour être sous Mortagne, et, par Nantes, il s'en écoulera quinze avant d'avoir atteint l'ennemi. On veut que l'armée de Saumur se tienne en état de défense active ; pourra-t-elle conserver un terrain ouvert sur plus de soixante-dix lieues d'étendue, où l'ennemi entrera nécessairement si l'armée attaquante a des succès ? Pour qui connaît l'art, de la guerre, il faut ôter à l'ennemi que l'on veut détruire tout moyen de retraite. A Nantes, la Loire fut une barrière, le sera-t-elle ailleurs ? Ce n'est ni la passion ni l'orgueil qui m'animent, c'est la force de l'évidence et l'amour de la patrie. Si la majorité décide en faveur de Philippeaux, je prédis que des défaites sans nombre suivront cette fatale résolution ».

Sur onze commissaires, sept adoptèrent le plan de Philippeaux, trois le combattirent. Bourbotte, voyant que la passion et l'intrigue l'emportaient des deux côtés, refusa de voter. Sur onze généraux, Aubert-Dubayet, Canclaux et Mieskousky, commandant la division des Sables-d'Olonne, se rangèrent de l'avis de Philippeaux ; sept votèrent avec Choudieu ; le onzième demeurant indécis, le partage absolu des voix ne donna aucun résultat. En conséquence, le président décida que l'arrêté du comité de salut public serait maintenu, et qu'on attaquerait par Nantes. Il y eut de vifs débats, de l'aigreur de part et d'autre. Santerre présenta un plan qui fut rejeté ; le général Menou combattit celui du général Canclaux. On ne se détermina ni d'après les principes de la guerre, ni d'après la situation relative de l'ennemi qu'on avait à combattre : personne ne voulait être commandé par Rossignol, qui, se voyant en butte à une espèce de mépris, s'honora par un trait d'abnégation et de dévouement. Il proposa au général Canclaux de lui abandonner le commandement, s'il voulait entrer en campagne dès le lendemain par Saumur.

On en avait décidé autrement. Ainsi, après tant de discussions et de débats, il fut irrévocablement arrêté[4] que l'armée des côtes de La Rochelle se tiendrait dans un état de défensive active, excepté la division des Sables-d'Olonne, qui agirait offensivement jusqu'à sa jonction aux deux ailes de Luçon et de Nantes. La marche des autres divisions fut réglée de manière qu'à partir du Io septembre, en avançant toutes à la fois, elles cerneraient la Vendée, et se trouveraient réunies, le 15, autour de Mortagne, après avoir balayé devant elles tous les, corps royalistes qui s'opposeraient à leurs progrès.

Cette marche du général Canclaux semblait parfaitement calculée ; mais pour son entière exécution, il fallait supposer que l'armée ne trouverait aucun obstacle depuis Nantes jusqu'à Mortagne, ou qu'elle les surmonterait tous dans le délai prescrit. L'événement prouva le contraire. Si la passion fit perdre de vue l'intérêt de la chose publique, dans ce fameux conseil de guerre, d'un autre côté, il en résulta un grand avantage, celui de révéler le danger des agressions partielles ; car le projet d'une attaque générale était déjà une preuve qu'on sentait la nécessité de changer de système.

 

 

 



[1] Voyez, à la fin du volume, Pièces justificatives, n° XVII.

[2] Voyez, à la fin du volume, Pièces justificatives, n° XVIII.

[3] Voyez, à la fin du volume, Pièces justificatives, n° XIX.

[4] Voyez, à la fin du volume, Pièces justificatives, n° XX.