HENRI DE BÉARN, ROI DE FRANCE

 

PAR LOUIS BATIFFOL

PARIS - CALMANN-LÉVY - 1938.

 

 

ENFANCE, JEUNESSE ET MARIAGE

 

Il est né là-bas, dans le Midi, le 14 décembre 1553, au château de Pau, où l'on montre la chambre qui l'a vu venir au monde. Sa mère était Jeanne d'Albret, maladive de santé, mais femme vigoureuse de caractère qui va être Reine de Navarre, petit royaume accoté aux Pyrénées ; son père, Antoine de Bourbon, descendant de Saint Louis, homme léger, inconsistant, aimant l'élégance et les beaux atours.

Il a été élevé à la béarnaise, tête et pieds nus, au château de Coaraze. Le père catholique, la mère protestante s'étant disputés sur la religion de leur fils, la mère énergique l'a emporté : le petit prince sera protestant. Il est éduqué avec sévérité, plié à ne craindre ni le chaud, ni le froid, ni la fatigue, ni la pluie et copieusement fouetté ! Il est appelé Henri de Béarn.

A quatre ans, on l'emmène à Paris. Il sera mis au collège de Navarre. Lorsqu'il a neuf ans, son père est tué d'un coup d'arquebuse devant Rouen, au cours des guerres civiles, et sa mère Jeanne d'Albret, devenue entièrement maîtresse de lui, le ramène à Pau dès qu'il a onze ans.

C'est le moment où, dans toute la France, catholiques et protestants aux prises s'égorgent, pillent, incendient ! Ils ont organisé des armées. A la tête des leurs, les huguenots ont mis le frère d'Antoine de Bourbon, le prince de Condé. Dès que le jeune Henri de Béarn a quinze ans, sa mère, intrépide et farouche, l'envoie à son oncle pour qu'il apprenne près de lui le métier des armes au milieu des combats. Plein d'allégresse et d'ardeur, Henri de Béarn rejoint son oncle, qui, le 13 mars 1569, est vaincu et tué à la bataille de Jarnac !

Alors, voilà que les protestants désignent le jeune Henri de Béarn pour être leur chef et remplacer Condé à la tête des troupes, sous la conduite, il est vrai, d'un prudent capitaine : l'amiral de Coligny ! Henri a seize ans ! La mère, fière de son fils, accourt le présenter aux soldats huguenots, qu'elle harangue avec énergie.

Puis une paix est conclue entre le Roi de France et ses sujets protestants révoltés, la paix de Saint-Germain, d'août 1570. Elle assure une réconciliation provisoire.

Pour la consacrer, la Reine Catherine de Médicis imagine un mariage entre Henri de Béarn et sa propre fille Marguerite de Valois, qui est catholique. Celle-ci a dix-sept ans, le même âge que le jeune homme qu'on lui présente ; elle est jolie, mince, souple, intelligente, peut-être un peu légère. Au premier abord, Jeanne d'Albret a reculé indignée devant cette proposition. Mais il s'agit de la fille d'un Roi de France ! Comment refuser un tel parti ? Peu à peu elle écoute, posant des conditions sur la religion : Henri restera protestant si Marguerite, à ce qu'on dit, veut absolument demeurer catholique. La cérémonie du mariage sera réglée de manière à respecter les différences de religion de chacun. Henri de Béarn, lui, jovial et railleur, se hisse faire !

Et le contrat est signé à Blois, en avril 1572. Henri de Béarn vient à Paris. Jeanne d'Albret, hélas ! ne verra pas le mariage : car, après une courte maladie de cinq jours, elle meurt le 9 juin, et à ce moment son fils prend le titre de Roi de Navarre !

Le 17 août 1572, à Notre-Dame de Paris, le mariage est célébré comme il a été convenu. La bénédiction nuptiale est donnée, devant l'église et en dehors, sur un échafaud, par le cardinal de Bourbon. Seule, ensuite, Marguerite assiste à la messe sans son époux. Puis a lieu un grand festin à l'évêché, tout près, le soir un bal à la cour, au Louvre. Plusieurs jours durant, les fêtes se succèdent. Dans la ville sont venus une grande quantité de protestants pour assister au triomphe de leur prince.

Et le 22 août, à onze heures du matin, l'amiral de Coligny passant dans une petite rue, près du Louvre, reçoit dans le bras un coup d'arquebuse que lui tire de derrière le rideau d'une fenêtre le catholique Maurevert : c'est la Saint-Barthélemy qui commence !

 

LA SAINT-BARTHÉLEMY

 

L'attentat contre Coligny a excité une indignation extrême chez tous les protestants à ce moment à Paris. Ils se réunissent : l'effervescence croît. Le bruit court qu'ils vont attaquer la famille royale au Louvre et l'enlever ! A cette nouvelle, le Roi Charles IX, Catherine de Médicis sa mère, les ministres, tout le monde s'affole. On a l'idée de faire arrêter cinq ou six des principaux chefs protestants, dont Coligny, pour prévenir le coup qui se prépare. Mais l'ordre donné est interprété dans le sens d'une mise à mort immédiate, et les exécutions qui suivent déchaînent le massacre général des huguenots, le 24 août !

La veille 23, Charles IX a fait venir

Henri de Navarre et son cousin le prince de Condé dans son cabinet. Il leur a expliqué qu'ils avaient à abjurer sur-le-champ le protestantisme. Effrayés par tout ce qui se passe, Condé finira par céder le 12 septembre, Henri de Navarre le 26. Ce dernier est calme, un peu gouailleur !

Mais il sent qu'on se défie de lui, qu'on le surveille. Il entend dire qu'une seconde Saint-Barthélemy se prépare où il ne sera pas épargné ! Il faut donc fuir ! Il prend ses mesures, il est trahi : on l'arrête, puis on le gracie. Une seconde fois, il essaie et échoue encore, n'aboutissant qu'à faire décapiter deux complices : La Molle et Coconas.

Charles IX meurt le 30 mai 1574, et Henri III lui succédant, le Roi de Navarre parvient enfin à se sauver au cours d'une chasse à Senlis, gagne à toute bride Saumur, y abjure son catholicisme de fraîche date et se met à la tête des armées protestantes. Le Roi de France, qui ne peut lutter contre lui faute d'argent et de soldats, traite et accorde aux huguenots toutes les libertés et droits qu'ils réclamaient.

Cette mesure révolte les catholiques, qui alors se groupant pour se défendre dans une vaste association fondent ce qui est la fameuse Ligue.

Henri de Navarre se retire en Navarre, où il s'installe au château de Nérac, grand édifice carré, garni de six tours, élevé par ses aïeux sur les bords de la Baïse et que rend agréable un joli jardin, le long de la rivière, planté de lauriers et d'orangers, avec un petit bois attenant à la garenne ! Il répare la demeure, la garnit de tapisseries, d'objets d'art, d'un mobilier somptueux, y organise une vie joyeuse de fêtes, bals, festins, comédies, chasses, randonnées à cheval. Il a vingt-trois ans !

Sa femme, Marguerite de Valois, vient le rejoindre. Entourée d'une brillante cour de jeunes femmes et de jeunes filles qu'elle forme, pendant qu'Henri de Navarre a attiré nombre de gentilshommes et de seigneurs, tous deux s'enchantent d'une existence merveilleuse de plaisirs. Peut-être la conduite de tout ce beau monde n'est-elle pas très irréprochable, à commencer par celle du jeune ménage royal, d'où la menace de brouilles prochaines inévitables.

En effet, et à la longue, se lassant de sa vie tout de même lointaine, Marguerite veut rentrer à Paris. Sa mère Catherine de Médicis et son frère Henri III l'y poussent. Ils voudraient qu'elle ramenât avec elle son mari, dont on continue à se défier et qu'on désirerait avoir sous la main. Mais Henri de Navarre ne veut rien entendre, et Marguerite se décide à partir sans lui en mars 1582.

Après quoi, en 1584, l'unique frère qui restait à Henri III, lequel n'a pas d'enfant, le duc d'Anjou étant venu à mourir, il se trouve que, de par les lois fonda- mentales du royaume de France, c'est Henri de Navarre, comme descendant d'un sixième fils de Saint Louis, qui est l'héritier le plus direct du trône et, par conséquent, devient le successeur présomptif régulier à la couronne de France. C'est un événement considérable !

 

HENRI DE NAVARRE HÉRITIER DU TRÔNE

 

Car Henri de Navarre est en effet protestant, et la France ne veut pas d'un Roi protestant ! La Ligue déclare immédiatement qu'elle n'acceptera jamais un souverain huguenot.

Henri III est embarrassé. Que faire ? Il conseille à Henri de Navarre de se décider à revenir au catholicisme. Henri refuse : ce serait avoir l'air, dit-il, d'agir par intérêt personnel, se faire taxer d'inconstance et de légèreté ! D'ailleurs, il offre de se faire instruire et de voir. Par une lettre du 9 septembre 1585, le pape le déclare déchu de tous ses droits à la couronne et sa femme outrée, du reste avec bien d'autres griefs, le quitte pour s'en aller au château d'Usson en Bourbonnais : elle ne le reverra plus de vingt ans !

Il ne reste à Henri de Béarn, pour défendre sa cause, que la voie des armes ! Il monte à cheval, rassemble ses amis et coreligionnaires fidèles, marche sur Paris par le Poitou. Henri III envoie contre lui une armée commandée par son favori, le duc de Joyeuse, qui se fait battre et tuer à Coutras. C'est une brillante victoire pour le Roi de Navarre !

Désemparé, Henri III se livre alors à la Ligue, en nomme le chef — le duc de Guise — lieutenant général de ses armées, proclame que le cardinal de Bourbon, seul Bourbon qui reste de la famille de Saint Louis avec Henri de Navarre, sera héritier de la couronne. Mais débordé, maîtrisé, humilié par le duc de Guise tout-puissant, Henri III fait assassiner celui-ci à Blois, le 23 décembre 1588 !

Cet assassinat ameute la France entière contre lui ! Henri III honni, traîné dans la boue, n'a plus d'autre ressource que celle de se jeter dans les bras d'Henri de Navarre et de joindre sa cause à la sienne. Les deux souverains se rencontrent réconciliés dans le parc du château du Plessis-lès-Tours, le 30 avril 1589, Henri de Navarre pauvrement habillé d'un pourpoint usé, de hauts-de-chausses de velours feuille morte décolorés. Ils s'embrassent : Henri de Navarre pleure !

Réunissant ce qu'ils ont de troupes, catholiques et protestants, ils marchent ensemble sur Paris, que tiennent les Ligueurs. Ils établissent leur camp devant la ville, en préparent le siège, lorsque le 1er août 1589, à huit heures du matin, au château de Saint-Cloud où il réside, Henri III est assassiné par Jacques Clément !

Avant de mourir, le Roi défunt a déclaré à Henri de Navarre, à qui échoit la couronne, qu'il n'arrivera à rien s'il ne se fait catholique ! Henri de Navarre s'en aperçoit tout de suite. Les catholiques qui l'entourent le somment de se convertir : il répond que c'est lui mettre le couteau sur la gorge, lui imposer un acte qui le déshonorerait ; les autres s'en vont, emmenant leurs soldats. Nombre de protestants inquiets en font autant, Henri IV reste comme il dit : roi sans royaume, soldat sans argent, mari sans femme ! Il lève le siège. Mais qu'importe ! il se raidira, et rassemblant ce qui lui restera de monde, il entend conquérir pas à pas, s'il le faut, son royaume.

Et il marche sur Rouen afin de s'en emparer. Le nouveau chef de la Ligue, Mayenne, accourt pour l'en empêcher. Henri IV va à lui, l'atteint à Arques, le culbute le 21 septembre par une charge vigoureuse, puis revient sur Paris ; mais on le fait reculer du côté de Tours. Il tient bon, repart, court vers l'armée de la Ligue, qui est près de Dreux et, avec 11.000 soldats, l'enfonce, dans la plaine d'Ivry, le 14 mars 1590. Il a crié à ses soldats la célèbre phrase : Compagnons ! Dieu est avec nous ! Voici les ennemis ! A eux ! Si vos cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache blanc : vous le trouverez au chemin de la victoire et de l'honneur !

Il revient sur Paris, sa cible, comme il dit, tournant autour, ainsi qu'un oiseau de proie. Mais vraiment il se rend bien compte qu'il ne peut aboutir ! Décidément, faudra-t-il donc qu'il se fasse catholique ? Le pape Grégoire XIV a défendu aux évêques de le reconnaître. Les siens, ses amis, ses partisans, lui répètent qu'il perdra sa couronne par son entêtement ! Des protestants dévoués comme Rosny, qui va être le duc de Sully, lui répètent la même chose, et c'est de Sully à Henri IV et non d'Henri IV le mot célèbre : Paris vaut bien une messe ! Que faire ? Par ailleurs, Henri IV est sans un écu, dans la misère. Il avoue, au cours d'une lettre de ce moment à Sully, qu'il est habillé de loques et que, n'ayant pas un sol pour payer ses repas, il est obligé de s'inviter chez les uns et les autres !

Alors il se décide ! Des conférences auront

lieu à Suresnes entre ses représentants, Schomberg, de Thou, et ceux de la Ligue : Villeroy et Jeannin. Ces derniers déclarent de la part d'Henri IV que le Prince voit la nécessité où il est de se convertir. Une suspension d'armes est signée. Ces nouvelles sont accueillies partout avec une allégresse générale !

Il a promis de se faire instruire. Des évêques se réunissent à Saint-Denis en juillet 1593. Henri IV les écoute, dit ses doutes. On lui répond. Il est sincère. ll veut consciencieusement devenir catholique et croire. Enfin il se soumet et donne sa parole, en pleurant, que de là où on le met, il ne sortira plus ! Le 23 juillet a lieu son abjuration solennelle à Saint-Denis devant le grand portail de l'église abbatiale, en présence de l'archevêque de Bourges entouré de dix évêques.

Et le sacre qui consacre sa prise de possession du trône a lieu à la cathédrale de Chartres, le 27 février 1594, par les mains de l'évêque du lieu assisté de nombreux prélats. Oint par l'Église, Henri IV, dès lors, est définitivement Roi de France par la grâce de Dieu.

Mais il faut rentrer à Paris, toujours aux mains de la Ligue, qui ne se soumet pas. L'opinion, il est vrai, évolue, très impressionnée. Le gouverneur est le comte de Brissac. On lui envoie son beau-frère Saint-Luc pour lui promettre de la part d'Henri IV le maréchalat, et Brissac s'entend avec le prévôt des marchands, Lhuillier, les échevins. Il est convenu que le 22 mars, dès l'aurore, Henri IV, avec ses troupes, pourra se présenter à la Porte Neuve de la ville, sur les bords de la Seine, on lui ouvrira !

Au jour dit, à quatre heures du matin, par un temps de brouillard et de pluie fine, tandis que l'Angélus sonne au couvent voisin des Feuillants, l'avant-garde d'Henri IV arrive à la Porte Neuve, où la reçoivent Brissac et Lhuillier. Elle entre, avance, suit les quais, en même temps qu'à la porte Saint-Denis un autre détachement de l'armée royale, conduit par Vitry, pénètre en descendant la rue Saint-Denis, vient rejoindre au Châtelet la colonne qui longe les quais.

A six heures, Henri IV se présente à la Porte Neuve. Il est monté sur un cheval blanc, porte une cuirasse et un casque surmonté d'un grand panache blanc. Brissac et Lhuillier lui offrent les clefs de la ville dans un plateau. Cinq à six cents hommes armés de piques et d'arquebuses escortent le Roi. Henri IV gagne Notre-Dame, où un Te Deum est chanté et la messe dite. Partout les cloches des églises sonnent maintenant à toute volée ! La foule se précipite dans les rues, émue, curieuse, sans protester. De Notre-Dame, Henri IV se rendra au Louvre, où un repas va lui être servi. Le peuple s'empresse, l'acclame ! Du Louvre, le Roi ira à la porte Saint-Denis voir s'en aller les troupes espagnoles qui se trouvaient dans Paris et auxquelles on a fait dire de partir sur-le-champ, ce qu'elles font. Le Roi leur crie du haut de la porte sur laquelle il est monté : Recommandez-moi à votre maître, et n'y revenez plus !

La joie est universelle. Henri IV est bien définitivement Roi de France !

 

HENRI IV ROI DE FRANCE

 

Mais il va avoir encore beaucoup à faire ! Il lui faut calmer le royaume, panser les blessures.

Il a quarante-huit ans. Il est un peu blanchi. Sa bonté, son intelligence souple, son bon sens, son autorité surtout, vont venir à bout de ce qu'il a à faire !

Il pardonne d'abord à tous. Après les avoir chassés de Paris, il chasse les Espagnols du reste du royaume, les bat à Fontaine-Française et finit par traiter avec eux à la paix de Vervins de 1598. Il négocie avec le pape sa réconciliation, qu'il obtient par un décret pontifical du 17 septembre 1595. Aidé de son ami l'austère et rude Rosny créé duc de Sully, peu à peu il remet les finances en ordre, fera de sévères économies, paiera ce qu'il doit, mettra de côté, favorisera l'agriculture, le commerce, les travaux publics.

Surtout il rétablira la paix religieuse et, par le célèbre édit de Nantes du 13 avril 1598, assurera aux protestants la liberté de conscience et l'exercice de leur culte dans deux localités par bailliages.

Une grave préoccupation le torture : sa succession ! Il n'a pas d'enfant de Marguerite de Valois, qu'il ne voit plus et qui demeure solitaire dans son château d'Usson. Il désirerait faire annuler son mariage. Mais il veut en contracter un autre à la place avec Gabrielle d'Estrées, une jeune fille de vingt ans, douce et gracieuse, dont il s'est épris, comme il s'est épris, hélas ! volage et léger qu'il est, de tant d'autres ! Son entourage, ses ministres, tout le monde s'oppose à cette union, un projet étant en cours de le marier avec une riche princesse florentine, Marie de Médicis. La mort de Gabrielle d'Estrées, brusquement, à vingt-cinq ans, en 1599, arrangera l'affaire, et le projet de Marie de Médicis aboutira, heureuse combinaison au moyen de laquelle de lourdes dettes con- tractées à l'égard des Médicis seront réglées. Il est vrai, le pauvre roi, d'une inflammabilité extrême, s'est épris alors d'une autre jeune femme, Henriette d'Entraigues, marquise de Verneuil, à laquelle il signe une malencontreuse promesse de mariage. Finalement l'union avec Marguerite de Valois annulée par la cour de Rome, le mariage avec Marie de Médicis est conclu et célébré à Florence et à Lyon en 1600. En septembre 1601 naît à Fontainebleau un dauphin qui sera Louis XIII. Voilà la succession au trône assurée !

Et Henri IV va voir se dérouler les dernières années de son règne, de 1601 à 1610, non sans beaucoup de tracas divers et de tourments variés. Regardons-le vivre au château royal du Louvre, dans son appartement, situé au premier étage des bâtiments actuels, à la place de ce qu'on appelle la Salle des Sept Cheminées, à côté de l'appartement de la Reine dont la division des pièces subsiste au musée des antiquités céramiques d'à présent.

Il devait se lever le matin cérémonieusement, en suivant le pompeux règlement établi par Henri III : il n'en a cure. Sully, dans ses Économies Royales, nous dit que le Roi reçoit sans façon lorsqu'il est dans son lit conjugal, près de la Reine. Sully entre un premier janvier dans la chambre royale pour apporter au ménage princier des bourses de jetons, cadeaux du jour de l'an, suivant l'usage. Madame, dit-il à la Reine, en voici pour Votre Majesté ! Elle ne répond pas, elle fait semblant de dormir. Henri IV intervient : Donnez-les-moi, dit-il, elle ne dort pas, elle est furieuse : toute la nuit elle n'a fait que me tourmenter. Et, se levant, passant une robe de chambre, il emmène Sully dans le cabinet à côté, où il se plaint à son ministre du mauvais caractère de sa femme et des scènes qu'elle lui fait. Le ménage, comme le précédent, ne s'entend pas très bien.

Henri IV, levé, se rend dans sa propre chambre pour procéder à sa toilette et à son habillement. Il est peu soucieux d'élégance, garde indéfiniment des vêtements usagés et défraîchis. Habillé, il passe dans son antichambre, où la foule de courtisans l'attend. Il s'avance, souriant, aimable, salue les courtisans qui s'inclinent, disant un mot à celui-ci, à celui-là. C'est le moment où on lui présente requêtes et placets.

De là, il va au conseil. Le conseil devrait se tenir au rez-de-chaussée du palais. Mais le Roi le tient ici ou là, souvent dans les jardins, en se promenant sous les charmilles. Les ministres le suivent avec leurs dossiers. Il écoute, discute en marchant d'un pas allègre, ce qui souvent fatigue beaucoup ceux de sa suite qui sont vieux, puis décide, et les secrétaires d'État présents reçoivent ses instructions pour l'exécution des ordres. Il admet qu'à ce moment des particuliers, qui le guettent de loin, s'approchent pour des affaires particulières. Quand il pleut, toujours afin de marcher, il tient son conseil dans la grande galerie du bord de l'eau, notre actuelle grande galerie de peinture du Louvre.

Après quoi il va à la messe, — le protocole veut que le Roi de France entende la messe tous les jours, ce qui sera appliqué jusqu'à la Révolution. — Il va l'entendre aux Feuillants, couvent situé rue Saint-Honoré, à l'emplacement de la rue Castiglione d'aujourd'hui, et à cet effet traverse à pied le jardin des Tuileries.

Au retour de la messe, il dîne, — ainsi nomme-t-on le repas du milieu de la journée en ce temps. — Comme il est sans heure fixe, le service spécial au Roi dans les cuisines, dit la cuisine bouche, tient prêt le menu dès neuf heures et demie du matin. Au sortir des Feuillants, le Roi dit à un maître d'hôtel à quelle heure il veut bien prendre son repas, indication que le maître d'hôtel transmet au service.

Il mange dans son antichambre, où on lui apporte la table parée. S'il est bien avec son épouse Marie de Médicis, celle-ci vient le rejoindre, sinon, s'il y a eu des querelles, elle reste chez elle. Le plus grand personnage présent, car les courtisans viennent assister debout, autour de la pièce, au repas du Roi, lui présente une serviette pour qu'il s'essuie les mains. Sauf la Reine et les membres de la famille royale, le cérémonial veut que le Souverain n'admette aucun de ses sujets à sa table.

Pour demander son dîner, il a dit : Apportez ma viande ! On la lui apporte solennellement, en procession. Le cortège comprend : deux archers de la garde, avec hallebardes ou arquebuses, un huissier, le maître d'hôtel tenant son bâton, un gentilhomme servant, le panetier des pages, l'écuyer de cuisine, le garde-vaisselle, deux archers de la garde pour fermer le cortège : en tout dix figurants. Les courtisans se rangent sur le passage et saluent le rôt du Roi en s'inclinant.

La table est couverte d'un linge damassé aux armes du Roi et de la Reine, et plissé. Il y a des serviettes du même genre, de fine toile de Venise, ou façon de Damas. L'argenterie est celle des Rois de Navarre apportée de Pau et de Nérac. Devant la place du Roi, sur la table, se trouve la nef ou cadenas de. Sa Majesté, bassin d'argent doré en forme de navire contenant sa serviette, son couteau, sa cuillère, sa fourchette. Les verres à pied sont en cristal. Les plats sont présentés au Roi par des gentilshommes servants et goûtés, ostensiblement, devant lui, avant de les servir, par un échanson, de peur de poison. On sert le vin dans de petites bouteilles recouvertes d'osier : c'est du bordeaux, qu'on appelle claret ou vin clairet : le vin est essayé aussi devant le Roi ici par un gentilhomme qui boit quelques gorgées.

Les menus sont abondants et lourds. Henri IV mange énormément. Nous avons ses menus, dans lesquels évidemment le Roi doit choisir, car il y en a trop : quatre entrées, quatre potages, des viandes bouillies ou rôties, comprenant, pour un seul repas : du bœuf, du mouton, un chapon, du veau, trois poulets, deux gibiers, trois pigeons, avec, comme variantes, des gelinottes et des fricassées ; les jours maigres, des brochets et des carpes ; pas de légumes, des pâtisseries, peu de fruits. Ce que Henri IV apprécie particulièrement, ce sont les cailles et perdreaux de ses chasses et les melons. Quelquefois, d'Italie, on lui envoie des mortadelles ou des fromages ; de Reims, des confitures ; du Midi, des oranges, des grenades, des citrons et des raisins muscats.

Les règlements interdisent que pendant les repas qui que ce soit parle au Roi autrement qu'à haute voix, et encore à distance, surtout jamais d'affaires. Quatre jours par semaine, des violons viennent jouer au souper.

Le repas achevé, le Roi se lève et un aumônier dit les grâces.

Puis, si le Roi reste au Louvre, il donne des audiences, reçoit ses familiers, ses amis, cause, ou bien il sort. Il a commandé son carrosse, lourdes et pesantes voitures dorées, doublées de velours rouge et traînées par six chevaux blancs que conduit un cocher de corps en livrée, aux aiguillettes et ceinture d'or, tandis que montent derrière des valets de pied en chausses de velours, pourpoint de chamois et mantille. Le cortège part ; un écuyer en tête, des gentilshommes à cheval autour et derrière, pas de gardes, le Roi n'en veut pas. Il va se promener à la Muette, à Chaillot, à l'hôtel de Condé, près du Luxembourg, à l'Arsenal, ou à la foire du Faubourg Saint-Germain, quelquefois hors Paris, à Issy, Poissy. Le soir après le souper, les amis du ménage royal viennent au Louvre. On joue aux cartes, aux échecs, aux dés. Henri IV est passionné pour le jeu, où il perd beaucoup, et, comme il est mauvais joueur, alors il crie et tempête ! Il y a des soirées où les mouvements de gains et de pertes au jeu atteignent 20.000 pistoles, peut-être un million d'aujourd'hui. A défaut de jeu ou en même temps que lui, la musique du Roi vient donner des concerts ; mais ce plaisir est médiocre pour le Roi.

A onze heures du soir, la cloche du Louvre son- nant les onze coups donne le signal de la fin. Dans les cours, les archers crient qu'on ferme, les domestiques éteignent flambeaux et bougies ; tout le monde s'en va et les portes se closent.

Cette vie royale comporte des fêtes et des cérémonies qui sont de tradition. Henri IV sait y jouer son rôle avec bonne humeur, accepter de s'habiller de façon somptueuse, de suivre exactement les prescriptions des maîtres des cérémonies aux grandes parades telles que des réceptions solennelles d'ambassadeurs étrangers. Il y a des dîners, des bals, des ballets de cour magnifiques dans la grande salle du premier étage du Louvre. Henri IV s'y conduit en vrai maître de maison, inspecte, donne des instructions, indique avec sa canne où il faut placer les personnages. Peu de comédies, le Roi ne les apprécie pas. Mais, dans la cour du Louvre, on donne des carrousels, des luttes à cheval, des joutes.

 

L'ASSASSINAT DE HENRI IV

 

Hélas ! sous les dehors brillants de cette vie de cour, il y a un drame ! Henri IV est aujourd'hui populaire : il ne l'était pas, loin de là, de son vivant ! Les catholiques continuaient à douter de sa conversion et craignaient pour leur religion ; les protestants lui en voulaient de les avoir, disaient-ils, trahis. Puis en France, de tradition séculaire, on n'aime jamais le gouvernement qu'on a. Sully écrivait des Français : Ils sont déraisonnables, inquiets, toujours impatients, désireux de nouveautés et de changements. Ils ne sauraient s'empescher de se plaindre, douloir et mal contenter de leur souverain et ministres. Henri IV le sentait. Il comprenait qu'il n'était pas apprécié et aimé, que sa vie même était menacée. Tristement, il disait aux siens : Ne me voyant plus, vous m'aimerez, et quand vous m'aurez perdu, vous me regretterez ! Et en effet douze fois on a essayé de l'assassiner ! Le public se plaignait de tout, traitait son gouvernement de corrompu et ruiné, disait qu'il y avait un malaise général dans le royaume, que le pays était plein de désordres, d'injustices, abus, méchancetés et corruptions ! Les ambassadeurs écrivaient à leurs gouvernements que le Roi irritait tout le monde, blessait les grands, se faisait détester par son avarice et certainement finirait mal !

Henri IV, impressionné, en avait eu des idées sombres. Devant les menaces dont on lui parlait, il avait d'abord affecté de hausser les épaules. Marie de Médicis, une nuit, rêvant qu'il était tué de deux coups de couteau, s'était réveillée pleurant à chaudes larmes, et le Roi avait eu toutes les peines du monde à l'apaiser en lui disant que c'était absurde, qu'il ne fallait pas croire aux songes ! Mais, dans le fond, il était hanté de pressentiments. A certains moments, on le voyait silencieux, absorbé, mélancolique. Sully raconte l'avoir trouvé un jour dans sa chambre assis sur une chaise basse, pensif, battant de ses doigts l'étui de ses lunettes qu'il avait sur les genoux et brusquement se levant pour dire avec angoisse : Je mourrai dans cette ville : ils me tueront !

Le jeudi 13 mai 1610, avait eu lieu le couronnement de la Reine Marie de Médicis à Saint-Denis, cérémonie qui aurait dû être faite depuis longtemps et qu'on avait indéfiniment retardée pour des raisons diverses. Mais pourquoi cette préoccupation soudaine à cette heure ? A Saint-Denis, Henri IV avait paru soucieux : il avait pris le dauphin entre ses bras et l'élevant avait dit : Messieurs, voilà votre Roi ! Geste bizarre !

Le lendemain 14 mai, quand Henri IV se leva, on remarqua qu'il fit une prière plus longue qu'à l'ordinaire. Il s'habilla, alla se promener aux Tuileries, gagna les Feuillants, où il entendit la messe, revint au Louvre où il dîna. Après le dîner, il demeura dans le cabinet de la Reine, où se trouvaient, avec Marie de Médicis, Madame de Guise et Madame de La Châtre. Il se montra gai, fit des plaisanteries. Madame de Guise s'en alla la première. Henri IV dit qu'il avait l'intention de se rendre à l'Arsenal pour voir Sully et lui parler de différentes affaires qui étaient en suspens. Puis, au moment de partir, il éprouva une subite et inexplicable anxiété. Il se levait, allait et venait, répétant à Marie de Médicis : Mamie, irai-je ? n'irai-je pas ? Il était troublé. La Reine alarmée lui disait : Vous ne pouvez partir, demeurez, je vous supplie ; vous parlerez demain à M. de Sully. — Non, répondait-il, c'est pressé, et il reprenait : Je ne sais pas ce que j'ai, je ne puis sortir d'ici ! Puis il fit un effort, embrassa la Reine et s'en alla en disant : Je ne ferai qu'aller et venir.

Son carrosse l'attendait dans la cour avec plusieurs gentilshommes et son capitaine des gardes, M. de Praslin. Il dit à celui-ci Allez-vous-en, je ne veux personne. Il ne pouvait cependant pas s'en aller tout seul. Sept des gentilshommes de sa suite dirent qu'ils allaient l'accompagner. Le carrosse était suffisamment grand pour les contenir tous. Le Roi se mit au fond à gauche, ayant à côté de lui d'Épernon, en face Montbazon ; les autres se tassèrent. Des valets sautèrent derrière la voiture, et celle-ci s'ébranla immédiatement : aucune escorte ne l'entourait.

On suivit la rue Saint-Honoré vers la Bastille. Questionné, Henri IV dit qu'il fallait passer par les Saints-Innocents et prendre la rue de la Ferronnerie afin de gagner la rue Saint-Denis et de là la rue des Lombards. A l'entrée de la rue de la Ferronnerie, deux charrettes arrêtées encombraient la rue. Le carrosse ralentit. Le cocher appuya à gauche, se rapprochant des boutiques qui étaient là, boutiques de quincaillerie. Les valets de pied étaient descendus. La voiture se trouvait serrée contre un magasin portant pour enseigne : Un cœur couronné percé de flèches, lorsqu'un individu, brusquement, sautant sur le moyeu de la roue et avisant le Roi qui, penché sur sa droite, disait un mot à Épernon, le frappa en pleine poitrine de deux violents coups de couteau : le coup avait traversé le poumon et tranché l'aorte ! Le Roi poussa un gémissement : Qu'est-ce ? lui dit Montbazon qui n'avait pas vu. Ce n'est rien, murmura le Roi ! Le sang lui jaillit de la bouche ! L'entourage avait compris. Il y eut un moment d'affolement. On accota le Roi, on le couvrit d'un manteau. Ordre fut donné au cocher de rentrer immédiatement au Louvre. On abattit les mantelets du carrosse pour cacher le spectacle du Roi assassiné. Parvenu au Louvre, au bas du petit escalier, encore subsistant, au coin sud-ouest de la cour, par où il était descendu, on essaya de donner au prince quelques gouttes de cordial. On lui souleva la tête : il était mort !...

La nouvelle se répandit immédiatement dans tout Paris. Ce fut une consternation générale ! La foule remplit les rues en proie à une désolation intense : l'horreur du drame avait eu raison des préventions antérieures. De Paris la nouvelle se propagea dans le royaume avec une rapidité extrême jusqu'aux moindres villages et dans les hameaux, provoquant partout une émotion profonde. Bossuet écrira plus tard : Il n'y a personne de nous qui ne se souvienne d'avoir ouï souvent raconter à son père ou à son grand-père, je ne dis pas l'étonnement, l'horreur et l'indignation que devait inspirer un coup si soudain et si exécrable, mais une désolation pareille à celle que cause la perte d'un bon père à un enfant !

Henri IV avait eu raison : maintenant qu'il était mort, on s'apercevait de ce qu'il valait !

L'assassin, Ravaillac, un fanatique vulgaire et isolé, avait été arrêté : il fut jugé, condamné, roué et écartelé à quatre chevaux !...

 

FIN DE L'OUVRAGE