HISTOIRE DE HENRI II

 

CHAPITRE VII.

 

 

SIÈGE ET BATAILLE DE SAINT-QUENTIN

 

C'est encore la guerre d'Italie qui distrait les forces françaises, les éloigne de notre frontière du Nord menacée ; cette dernière frontière était pour nous plus rapprochée du cœur du royaume que les Alpes, et aussi éloignée pour les Espagnols des Pyrénées que ces mêmes Alpes, lieux de convoitise commune pour les deux peuples en lutte[1]. Et cette mauvaise situation provient de la faute constante d'une politique funeste, celle qui éparpille les forces au lieu de les grouper, embrassant trop et ne frappant dès lors partout que des coups faibles, trop faibles, excepté là où se trouve, où commande un général habile.

Le Saint-Père avait forcé Henri II à rompre brusquement la paix ou trêve de 1556 qu'il venait de jurer, ce qui coûta, quoiqu'on en ait dit, à la cour de France. Il fallut d'ailleurs envoyer aux secours de la papauté ; le maréchal Strozzi, puis le duc de Guise, furent chargés de cette mission avec l'élite de nos troupes, et dès lors Paris se trouva dégarni, danger réel si le nouveau roi d'Espagne, Philippe II, avait un instant pour lui la fortune et se montrait résolu.

Les Espagnols commencèrent les hostilités dans la Flandre vers le début de 1557, dont les six premiers mois se passèrent en coups de main. Nos efforts se portèrent vers la frontière de Champagne, celle de Picardie restant abandonnée. Les Espagnols envisageaient la lutte de ce côté d'une façon plus sérieuse. Philippe II disposait des troupes flamandes, espagnoles et allemandes ; il avait en outre sous ses ordres un renfort anglais et de l'artillerie anglaise, à lui concédés par la reine Marie, son épouse ; le duc de Savoie fut mis à la tête de son armée. Par une reconnaissance minutieuse, due à un ingénieur anglais, en mai 1557, il connaissait le fort et le faible de l'enceinte de Saint-Quentin ; la courtine de Remicourt, mal protégée, était à l'avance destinée à succomber sous les efforts réitérés de la nombreuse artillerie.

L'armée de Philippe II se mit en mouvement dans les derniers jours de juillet, opéra une fausse diversion vers la Champagne, essaya, mais en vain, de surprendre Rocroy, tourna brusquement vers la Picardie, feignit d'en vouloir à Guise, et le 2 août 1557, parut devant Saint-Quentin qu'elle investit, alors qu'on la supposait encore à peine entrée en France.

La ville n'était pas prête pour un siège : une seule compagnie, celle du Dauphin, forte d'une centaine d'hommes, s'y trouvait et le gouverneur, M. de Breuil, arrivait depuis huit jours à peine d'Abbeville avec sa compagnie dont une partie était restée à Bohain. Le maire de la ville, Varlet de Gibercourt, disposait en outre de 40 canonniers, d'autant d'archers, de 15 pièces d'artillerie assez défectueuses, de 200 miliciens mal armés, de vingt et une arquebuses à crocs et de quelques arquebuses ordinaires.

Le 2 août, dès son apparition, l'adversaire dirigea sa cavalerie vers la chaussée de Rouvroy. Ses pistoliers se répandirent à gauche et à droite du vieux chemin de Cambrai, occupant les abords de la porte Saint-Jean où aboutit cette chaussée, et aussi les abords des portes voisines de Ponthoil et de Remicourt. Les vieilles bandes de fantassins espagnols choquèrent aussitôt, et avec furie, le boulevard extérieur qui devançait et protégeait le faubourg de l'Isle. Là les attendait l'élite des habitants, toutefois dans de mauvaises conditions ; Ce boulevard manquait d'un parapet, avait son terre-plein au niveau du sol environnant, et de plus se trouvait dominé, d'abord par les maisons construites sur le bord du fossé extérieur et dont les ennemis s'emparèrent, puis par diverses hauteurs voisines. Les Impériaux plongeaient donc sur les défenseurs et les accablèrent tant par leur mousqueterie que par le tir de deux canons placés hâtivement. Il fallut évacuer le boulevard, et tout le haut faubourg resta la possession de Julien Romeron et de Carondelet, officiers espagnols, qui avaient dirigé cette première attaque.

L'armée française était faible et l'on devait en partie l'attribuer à ce que la plupart des volontaires se trouvaient en Italie, afin de servir sous François de Guise[2], dont la réputation les attirait. On comptait clans cette armée 8.000 fantassins et 5.000 chevaux, suivant la supputation de François de Rabutin, un peu plus élevée que celle présentée par les mémoires de Jean de Mergey. Sa faiblesse la réduisait à un rôle d'observation et elle côtoyait l'armée espagnole. D'abord commandée par le duc de Nevers, elle venait, à la date du 28 juillet, de passer sous les ordres du connétable de Montmorency, aidé de plusieurs princes[3] et seigneurs, et notamment de l'amiral de Coligny. Ce dernier, après des précautions infinies, parvint à pénétrer en Saint-Quentin, dans la nuit du 2 au 3 août, avec 250 hommes seulement ; sa présence apportait aux assiégés un secours moral d'une grande efficacité. Dès son arrivée il passa en revue les gens de guerre, puis, accompagné du gouverneur, alla visiter le faubourg d'Isle, qu'il résolut de réoccuper et de conserver le plus longtemps possible. Il réunit à l'hôtel de ville les officiers municipaux et les notables, et prononça une harangue afin de leur inspirer confiance : conduite d'autant plus méritoire que, à la vue de l'abandon où se trouvait la place, il regretta, dit-on, au premier instant de s'y être enfermé.

Aussitôt les assiégés recensèrent les hommes valides, les vivres, les munitions, reconnurent les moulins existants (il y en avait 27). Les remparts furent réparés, les fossés intérieurs presque tout comblés ; les arbres fruitiers, les charmilles, les haies des jardins, rasés ; quelques maisons sur le bord du fossé, à l'extérieur, démolies ou incendiées.

Ordre fut donné à la sortie, qui devait reprendre le faubourg d'Isle, de n'y laisser aussi aucun bâtiment, surtout de ceux qui pourraient dominer l'intérieur de la ville.

Dans sa visite de l'enceinte, Coligny désigna le chemin de Savy, près de la chapelle d'Epargnemaille, pour le point par où les renforts, s'il en recevait à temps, pourraient et devraient pénétrer.

Dans l'après-midi du 3 août, la sortie fut effectuée par le faubourg de l'Isle ; les Espagnols surpris plièrent d'abord, mais ils nous chargèrent ensuite avec furie, et il fallut rentrer. Malgré les observations de plusieurs de ses capitaines, l'amiral persista dans son projet de défendre le faubourg à outrance. La sortie se renouvela sans délai, le 4 ; elle eut encore une mauvaise issue, et Theligny, qui la commandait[4], fut blessé grièvement et son corps abandonné. Sur l'ordre de Coligny, on allait ressortir afin de le chercher, lorsqu'un soldat se dévoua seul pour ce rôle et le ramena ; cet officier ne tarda pas à succomber.

Le maire, pendant ce temps, surveillait la distribution des vivres et les soins à donner pour la propreté de la ville. Une mesure facilitait sa surveillance, la cité ayant été partagée non seulement pour le commandement comme à Metz, mais pour la police, le guet et la garde ordinaire sur les remparts, en quatre quartiers[5] placés chacun sous la direction d'un quartenier bourgeois désigné à l'élection. La juridiction de ce dernier s'étendait sur les gens de banlieue qu'on avait laissé chercher un refuge dans la ville ; l'invasion subite des Impériaux n'avait pas permis de les exclure, de les priver d'y prendre résidence, car en fuyant au milieu de la campagne, ils eussent été ramassés par leurs coureurs. Leur présence augmentait le nombre des bouches à nourrir ; aussi Coligny finit-il par en expulser environ 700, les invalides d'abord, puis ceux qui ne voulaient pas travailler aux ouvrages de terrassement, si nombreux dans un siège[6] ; en outre, il se montra rigoureux pour le recensement des vivres que nous avons indiqué, et le fit recommencer par des hommes d'armes de sa compagnie, qui en comptèrent pour trois mois de siège au lieu de trois semaines ; la vérité se trouvait sans doute entre les deux évaluations. Toutefois cet acte soupçonneux et hautain de l'amiral mécontenta l'échevinage et mit du froid dans les relations officielles de la bourgeoisie et de l'autorité militaire.

L'ennemi voulut attaquer par deux courtines : celle du Vieux-Marché, celle de Remicourt. Il lui fallut renoncer à la première attaque, dont le point spécial eût été dominé par le canon placé sur la plate-forme de la porte Saint-Jean. La seconde attaque offrait plus de facilités. Là l'enceinte, durant près de 550 mètres[7], courait en ligne droite : en outre la muraille manquait de plates-formes destinées à recevoir l'artillerie. Les Impériaux ouvrirent d'abord une tranchée parallèle au mur, de la tour Saint-Jean à la Somme, et en firent partir trois zigzags, allant l'un sur la tour Rouge, l'autre sur la tour de Remicourt, le troisième sur la tour à l'Eau, sise à l'angle de cette longue courtine avec celle qui se dirige vers la porte d'Isle.

Afin d'avoir des arquebusiers, car il en fallait pour protéger la défense, Coligny avait député sur la Fère, auprès du connétable, afin d'en obtenir du secours. Aussitôt d'Andelot lui fut envoyé ; il devait entrer dans la ville avec 4.000 fantassins, mais soit trahison, soit malheur, ces troupes ne purent pénétrer quand elles se présentèrent par le chemin de Ham et il leur fallut battre en retraite (8 août).

En même temps le renfort anglais parvint au camp impérial. Dès lors la cité assiégée fut serrée de plus près. Après un moment de découragement les habitants redoublèrent d'énergie.

Dans la nuit du 8 au 9 août, les Espagnols se disposèrent à battre en brèche l'avance de la muraille du faubourg d'Isle. A cette nouvelle, l'amiral satisfait d'avoir pu occuper encore ce faubourg durant cinq jours, et cela sans avoir éprouvé aucune perte d'homme, prescrivit de l'évacuer, ce qui fut accompli sans délai ; on ramena ce qui pouvait contribuer à la défense : artillerie, armes, outils, balles de laine ; on brûla le reste.

Le feu contre la muraille du faubourg commença le 9, dès la pointe du jour. Peut-être un des boulets atteignit-il une des tours de la porte d'Isle qui venait d'être murée ; toujours est-il qu'elle sauta comme on ôtait les poudres y accumulées depuis longtemps, et dont la présence probable fut signalée à l'amiral par un habitant. A la suite de cette explosion[8], l'on constata dans la muraille une ouverture assez large pour laisser pénétrer vingt-cinq hommes de front. Le feu allumé dans le faubourg empêchait heureusement l'adversaire d'approcher ; ce répit fut utilisé pour réparer la brèche, ce qui fut fait en deux heures, en sorte que la ville se trouvait close à nouveau et assez solidement.

Coligny avait imaginé un autre moyen de secourir Saint-Quentin. Il voulait que le renfort vint par le marais du Grosnard, situé près de Tournival, puis gagnât la Somme et la traversât dans la direction de l'Abbiette, dont il avait amélioré le passage au moyen de fascines et de planches. Le connétable s'avança en effet près d'Essigny-le-Grand et de là fit reconnaître par trois officiers déguisés la position des Espagnols, lesquels possédaient un poste dans le moulin de Gauchy, surtout les abords de la Somme qui furent sondés avec soin sur leur rapport, il renonça au ravitaillement par ruse et résolut de le tenter à force ouverte, de là la bataille de Saint-Quentin, appelée aussi bataille de Saint-Laurent, du nom du saint appliqué à ce jour-là (10 août), et qu'il eût fallu savoir gagner.

Les Espagnols occupaient la plaine de Remicourt, de la route de Cambrai à la Somme, c'est-à-dire la portion de terrain qui côtoie Saint-Quentin sur la rive droite de cette rivière, depuis le faubourg d'Isle, où les Anglais avaient une batterie, jusqu'au village de Florimont et jusqu'à la chapelle d'Epargnemaille où se tenaient les Flamands et les Vallons. Le duc de Savoie occupait le centre de cette position, mais il éloigna sa tenté à la venue de Philippe II, le 12 août, parce que le monarque prit sa place.

Dès le 10, de grand matin, l'armée française se trouvait groupée à Jussy ; vers 9 heures elle atteignait les hauteurs de Gauchy, en vue de l'armée espagnole. On y comptait 900 gendarmes, 1.000 chevau-légers et arquebusiers à cheval, 33 compagnies françaises ou allemandes et 15 pièces d'artillerie. Le connétable en parcourait le front, disant qu'il allait jouer un tour à l'ennemi.

Chacun se trouvait maître d'une rive de la Somme, les ennemis de la droite, les Français de la gauche ; la chaussée de Rouvroy fort étroite faisait seule communiquer les deux rives, il fallait donc l'occuper pendant qu'on ravitaillerait la ville et le connétable négligea de le faire alors que deux pièces de canon, suffisamment soutenues, auraient pu atteindre ce résultat. Il se mit à l'offensive, culbuta deux compagnies placées au moulin de Gauchy et bloqua le faubourg d'Isle ; en même temps, par un tir adroitement ajusté, il força le duc de Savoie à reculer l'emplacement de sa tente.

Les bateaux destinés à traverser la Somme arrivèrent en retard, et les Français éprouvèrent de la difficulté, à cause des marais, à se bien diriger ; pourtant 450 soldats et canonniers, plus de bons officiers, pénétrèrent dans Saint-Quentin.

A ce moment dans les rangs espagnols on s'aperçut de la négligence du connétable ; aussitôt de la cavalerie fut dirigée vers Rouvroy, y franchit la Somme, fila sur la rive gauche en se dissimulant, en sorte qu'un réseau menaçant se forma derrière Harly et vers Mesnil-Saint-Laure n t. Dès que le duc de Nevers s'en aperçut, il se replia sur la cavalerie légère du prince de Condé, passée au moulin de Gratte-Panse, puis courut prévenir le connétable. Le conseil de guerre, qui fut réuni, émit l'avis d'éviter la bataille. Il n'était plus temps et aucune précaution n'avait été prise, pas même celle d'occuper le moulin de Grugies qui eût retardé la marche de l'ennemi. Notre infanterie commença le mouvement en arrière, nos adversaires l'enveloppèrent de plus en plus. Enfin nos deux flancs furent attaqués en même temps ; le duc d'Enghien se précipita pour entamer cette muraille de fer et de feu, mais déjà le désordre s'était glissé dans notre arrière-garde, par les goujats, par la piétaille qui accourait des hauteurs se réfugier dans les rangs de la troupe. A cet instant une de nos compagnies de chevau-légers anglais nous trahit et tourna bride.

L'infanterie française marchait encore en bon ordre ; mais, à sa sortie d'Essigny-le-Grand, dans une vaste plaine, entre ce village, Montescourt, Lizerolles et Gibercourt, elle fut assaillie de tous côtés. Elle se forma en carré et résista dignement pendant quatre heures ; il fallut recourir à l'artillerie[9] pour vaincre sa résistance et dès lors, jusqu'au soir, ce devint une boucherie. Tués ou prisonniers, tel fut le sort des nôtres. A peine sauva-t-on du désastre deux pièces d'artillerie qui furent ramenées à la Fère.

En cette journée funeste le duc d'Enghien et le vicomte de Turenne furent tués, le connétable blessé et pris ; ce dernier eut pu se sauver, Brantôme l'énonce formellement[10], mais avec sa singulière habitude de toujours crier : Gare ! gare ! Reculez-vous ! dès qu'on l'entourait, il avait fini par se trouver isolé. Le maréchal de Saint-André et plus de 300 gentilshommes[11] devinrent également captifs ; citons parmi eux, La Roche du Mayne, âgé de plus de soixante ans, lequel se battit vaillamment côte à côte avec son fils, et fut saisi près du cadavre de celui-ci. Le duc de Nevers, après s'être brillamment conduit, put gagner la Père, comme la triste épave de deux canons déjà citée.

Philippe II, absent de l'action, vint camper en vainqueur sur le champ de bataille ; le canon de Saint-Quentin sut le déloger de son premier campement. Les Espagnols tinrent un conseil ; plusieurs de leurs capitaines voulaient qu'on marchât sans délai sur Paris ; mais leur monarque, aussi entêté que dans sa vieillesse, refusa de rien changer au plan de campagne arrêté dans Arras, el voulut, avant d'opérer ce mouvement offensif, que Saint-Quentin fût pris afin d'avoir ses derrières assurés ; jamais il ne retrouva pareille occasion, comme Henri II, qui avait perdu l'instant favorable, après la levée du siège de Metz, pour marcher droit sur Bruxelles.

Ce dernier souverain fut momentanément abattu par la nouvelle de la grande défaite des siens, que l'adversaire poursuivit, alors qu'il pouvait aller outre afin d'entièrement user de sa victoire[12], seulement jusqu'à la Justice, village distant d'une lieue de la Fère. Cependant il reprit courage, chargea le cardinal de Lorraine de la conduite de ses affaires politiques, comme le seul homme capable qu'il eut auprès de lui, et rappela d'Italie le duc de Guise, forte épée, épée heureuse surtout, en même temps qu'il demandait au maréchal de Brissac les 4.000 Suisses du Piémont. Attitude louable ! On se désespérait en effet ; le brave Montluc lui-même, alors à l'abbaye de Saint-Salvador, à seize mille de Montalsin, vers Rome, où une lettre du cardinal de Ferrare venait de l'avertir de la défaite de Saint-Quentin, Montluc tenait le royaume pour perdu[13].

Un appel fut adressé à tous les soldats, gentilshommes ou autres, ayant servi, ou pouvant servir pour la protection de la patrie, avec ordre de se diriger vers Laon sous M. de Nevers : ce lieu de concentration où le duc de Nevers, retiré à Laon, devait passer une revue, était bien choisi, car il avait fallu mettre des garnisons dans les places circonvoisines menacées par l'invasion du vainqueur, Guise, la Fère, le Châtelet, Péronne, Corbie, Ham, Coucy, Montdidier, Chauny. La reine régente[14] fut invitée à tenir le peuple en obéissance et à faire rentrer les deniers, en attendant le retour du roi. Ces ordres venaient de Compiègne où était la cour.

Catherine de Médicis agit résolument. Elle parut à l'Hôtel de Ville de Paris, y parla avec éloquence, obtint 300.000 livres[15]. Il fut écrit aux diverses bonnes villes, et l'on en reçut également des deniers. Quant à l'avis soulevé par l'armée du Piémont et apporté à la cour par Boyvin du Villars, secrétaire du maréchal de Brissac d'imposer à une année de revenu les évêchés et abbayes, auxquels le roi avait nommé[16], il ne paraît pas avoir été suivi, mais il offre ce principe salutaire que la mesure devait être appliquée sans distinction de personnes[17]. Le même avis proposait au monarque de faire contraindre tous les fermiers du Domaine ou des Gabelles, à faire avance d'un quartier de leurs fermes. Pareilles pressions furent jugées inutiles ; de fait, on accorda volontairement, clergé et banquiers ; un général des aides, d'Elbène, offrit tout ce qu'il possédait. A cette effusion de libéralités. Henri II répondit en conservant la fidélité à ses engagements, parce qu'il aimait mieux sa foy et son honneur que sa vie[18].

Le gouvernement fut obligé toutefois de multiplier le nombre des officiers et de se saisir des deniers des consignations, en dépit de l'opposition parlementaire.

Le siège continua ; d'Andelot et l'ingénieur Saint-Rémy entrèrent dans la ville avec le renfort. Le tir des Espagnols était devenu plus intense, surtout celui qui partait d'une batterie située de l'autre côté de la Somme, sur lès hauteurs du Petit-Neuville, et prenait d'enfilade toute la longue courtine de Remicourt, de la tour à l'Eau à la tour Rouge ; de vieux bateaux plats hors de service furent amenés le long de cette courtine et y placés en guise de traverses, puis remplis de terre, et, grâce à eux, les travailleurs purent encore tenir et terrasser parfois en cet endroit de l'enceinte devenu dangereux. Des travaux de contremine furent entrepris contre l'adversaire et conduits plus profondément.

L'assiégeant conduisit de nouveaux zigzags contre la courtine de Remicourt ; le tir redoubla sur les murailles déjà fort ébranlées et prit une telle violence que les défenseurs y durent répondre avec de l'artillerie.

Les assiégés ne pouvaient plus espérer de secours. Pourtant, et quoique l'affaire fût mal dirigée, 120 arquebusiers envoyés de la Père parvinrent, au moyen d'un passage au travers des marais de l'étang de Bas, à franchir à gué comme l'exécutaient certains pêcheurs et pénétrèrent dans la cité. A partir de ce moment toute communication avec l'extérieur devint difficile, et quand l'amiral crut encore devoir bientôt renvoyer 600 bouches inutiles, le passage était à peu près impossible et c'était les envoyer presque au massacre.

Les ruines s'accumulaient ; les habitants, chassés des maisons voisines de l'enceinte, venaient se réfugier dans le quartier Saint-Thomas, plus à l'intérieur et par conséquent plus à l'abri, la garnison murmurait déjà. Coligny lui-même semblait ébranlé, d'Andelot et Saint-Rémy le réconfortèrent ; il prit donc la résolution d'attendre un assaut et dit aux magistrats : Si je parle de me rendre, qu'on me jette comme un poltron par-dessus les murailles.

A partir du 26 août le tir cessa ; les Espagnols préparèrent leurs colonnes. Ils firent jouer leurs mines qui produisirent peu d'effet ; mais furent aidées, dans leur œuvre de destruction, par un incendie. Les assiégés réparèrent les dégâts anciens et nouveaux du mieux qu'ils purent, puis répartirent leurs troupes entre les onze brèches, toutes praticables, qui existaient.

L'assaut eut lieu le 27, vers deux heures de l'après-midi, à la suite d'un feu épouvantable. Femmes et enfants avaient été mis dans les caves ; la défense fut héroïque. Coligny se trouvait dans la brèche percée près de celle de la tour Rouge ; il fut tourné et pris. On se battit encore après sa captivité et, du camp espagnol, l'amiral voyait d'Andelot et Jarnac se défendre énergiquement.

La résistance avait duré plus d'un mois : elle étonna l'adversaire[19]. La ville fut cinq jours entiers abandonnée à la soldatesque[20], qui recueillit un butin immense : ce qui restait d'habitants fut expulsé.

Philippe après son deuxième triomphe, renouvela ses lenteurs, trouvant sans doute la saison trop avancée et se bornant à prendre Noyon et Chauny, ainsi qu'à fortifier Saint-Quentin. Sa conduite réservée, qui surprit et mécontenta Charles-Quint dans sa retraite[21], nous sauva ; on eut le temps de travailler aux fortifications de Paris, de rentrer des approvisionnements[22] ; on groupa nos soldats encore dispersés ; on mit en état de défense diverses places, comme Dijon ; on recruta plus de Suisses et d'Allemands ; le duc de Guise eut le temps de venir d'Italie avec Tavanes[23]. Ce chef d'armée relèvera la confiance générale et se portera sur Calais.

 

 

 



[1] La France désirait posséder le Piémont et conserver ainsi une porte en Italie, au moins, si nous en croyons le bouillant Montluc en ses Commentaires, fin du livre IV, lequel regrette la paix de Cateau-Cambrésis et prétend que par cette paix la France perdit 198 forteresses (voir notre chapitre XII), c'est-à-dire plus qu'en 1814 lorsque le comte d'Artois signa la convention du 23 avril.

[2] Vie d'Anne de Montmorency, dans les Hommes illustres de la France, par d'Auvigny, in-12, Amsterdam et Paris, chez Legras, t. II, p. 400.

[3] Les ducs de Montpensier et d'Enghien.

[4] C'était un gentilhomme du Rouergue, et non le gendre de Coligny : ce dernier fut tué à la Saint-Barthélemy.

[5] Saint-Thomas, Sainte-Pecinne, Saint-André, Sainte-Marguerite. Chaque habitant, comme du reste chaque soldat, se devait tenir dans le quartier qui lui avait été assigné.

[6] On en tira aussi deux enseignes ayant pour chefs deux gentilshommes des environs, MM. de Caulaincourt et d'Amerval. — Mentionnons à l'égard du premier, qu'il doit être un des ancêtres de Louis de Caulaincourt, duc rie Vicence, qui devint, sous Napoléon Ier, ministre des affaires étrangères et ambassadeur, car la famille de ce dernier appartenait en effet à la Picardie.

[7] De la tour Rouge à la tour à l'Eau.

[8] Cet accident coûta 40 hommes, dont cinq officiers.

[9] Un auteur présente néanmoins cette bataille comme une action à peu près exclusive de cavalerie. Lisez Historia de Felipe II, par D. Evaristo San Miguel, Madrid, 1844, t. I, chap. XVII, p. 237.

[10] Reprise de la vie d'Anne de Montmorency, en ses Hommes illustres et grands capitaines françoys.

[11] Plusieurs étaient chevaliers de l'Ordre, mais non presque tous, comme des écrivains français, interprétant mal une expression de François de Rabutin, l'ont laissé croire. Lisez entre autres un travail bien fait, auquel nous devons plusieurs détails de ce chapitre : Le siège de Saint-Quentin en 1557, par M. Ch. Cornard, Annales de l'Aisne de 1849, publié par la Société académique de Saint-Quentin, p. 455. Il n'y avait pas dans toute la France 300 chevaliers de Saint-Michel, car c'est seulement après Henri II que cet ordre fut prodigué.

[12] Commentaires de Rabutin, livre IX, p. 697.

[13] Reportez-vous à ses Commentaires, année 1537. Montluc ajoute : Le royaume fut plus conservé par la volonté de Dieu, qui aymoit nostre roy.

[14] Elle l'était pour la deuxième fois, la première se reportant l'année 1552.

[15] Pour la solde de 40.000 fantassins pendant trois mois. Henri II après la bataille de Saint-Quentin par M. Henri Furgeot, Revue des questions historiques, octobre 1882, p. 480. Plus tard 200.000 livres tournois furent, par lettres patentes, demandées à Paris, p. 489.

[16] Mémoires de Boyvin du Villars, 1606, p. 594.

[17] Ceux qui refuseraient, affirme Boyvin du Villars doivent être dépossédés comme ingrats au Prince et avortons de la Patrie. Il y a d'excellents considérants en ces pages de Boyvin. Que Sa Majesté embrasse dorénavant elle-même la conduite de ses affaires... qu'elle monstre souvent un visage content et asseuré parmy le peuple et les guerriers... qu'elle ne jette jamais le manche après la coigné.

[18] Lettre du roi à l'évêque d'Orléans.

[19] Bataille et siège de Saint-Quentin, traduit de l'allemand par Mlle Colson, in-8°, Paris, 1877, p. 1.

[20] Il faut considérer comme une exagération poétique, relativement à la protection accordée aux femmes en ce moment de sac, le dire d'Ercilla, aux strophes ou octaves 23 et 24 du chant XVIII de son poème l'Araucana. Voyez la traduction de M. Alex. Nicolas, in-8°, Paris, 1869, chez Delagrave, t. Il, p. 61.

[21] La première question de ce souverain, à la nouvelle de notre désastre de Saint-Quentin, fut : Mon fils est-il à Paris ?

[22] Un membre du conseil privé fut envolé à Senlis et à Paris pour recouvrer 200 muids de blé (3.600 hectolitres) ; voyez les Mémoires de Claude de La Chastre, collection Michaud et Poujoulat, t. VIII, 1838, p. 599. Nos places du Nord furent pourvues en dix jours. On sait que Philippe II, par son mariage avec la reine d'Angleterre, s'intitulait : roi d'Espagne, d'Angleterre et de France ; les dédicaces du temps le prouvent.

[23] Celui qui disait aux habitants de Termo, lui demandant à voir sa patente, avant de faire leur soumission entre ses mains : Ma patente est celle que je porte au côté... Dites soudain si vous voulez être amis ou ennemis ? Ils firent aussitôt serment comme sujets de Henri II. Les Saulx-Tavanes, par M. Pingaud, 1876, p. 14.