HISTOIRE DE CHARLES IX

LIVRE II. — LA SAINT-BARTHÉLEMY

 

CHAPITRE IV. — JUGEMENT SUR LA SAINT-BARTHÉLEMY.

 

 

Action exécrable, qui n'a jamais eu et n'aura jamais de pareille ! PRÉFIXE.

Excidit illa dies ! MICHEL DE L'HOSPITAL.

 

Charles IX monta sur le trône à dix ans et demi, et pourtant on ne dit jamais de lui le petit roi comme de son frère : c'est que tout est sérieux sous son règne ; les luttes grandissent et menacent d'anéantir en France pouvoir, prestige, richesses, tout ce qui fait la force et la renommée de ce pays ; l'événement dont nous venons de raconter les faits, et que nous allons examiner dans son ensemble, donne à ce règne un ton plus grave encore et le revêt d'un voile de tristesse tout particulier.

La Saint-Barthélemy a coûté à la France 10.000 personnes de tout rang, suivant Papyre Masson, dont 2.000 tuées dans la capitale[1]. Malgré la modestie de ces chiffres, comparés à ceux cités par plusieurs auteurs[2], c'est encore une exécution considérable, et l'on a peine à comprendre que l'on ait pu conserver assez de rage pour tuer ainsi par petits groupes, et en dehors d'un champ de bataille, une telle quantité de monde ; l'horreur, le dégoût auraient dû surgir plus tôt et arrêter.

Une telle perte de concitoyens justifie le mot : Périsse ce jour ! Chaque esprit droit arrive à une conclusion pareille, et par conséquent le lecteur attend autre chose d'un chapitre historique intitulé Jugement sur la Saint-Barthélemy.

Nous n'examinerons cependant pas, avec Jean de Tavannes, s'il y avoit des moyens plus licites, et sans tant de meurtres, pour atteindre à semblable fin ; car nous voudrions qu'il eût été absolument impossible, d'une façon ou de l'autre, de commettre un pareil acte, pour si exceptionnel qu'on le tienne, de faire avaler à la société française ce que Capilupi appelle une forte médecine.

Je reconnais qu'on a été conduit à la Saint-Barthélemy de pas en pas. D'abord on a fait ou laissé tirer sur Coligny, car, ce grand homme mort, c'était un point capital de gagné. Cette tentative d'assassinat soulève les protestants qui menacent les Guises, et cette menace — d'où est sortie la première impulsion ayant déterminé Maurevel — est tellement ancrée dans l'esprit du pays que plus tard le roi, croyant politique de rejeter la Saint-Barthélemy sur quelqu'un, en accusera publiquement les princes lorrains. Ces derniers acceptent l'accusation générale, mais en profitent pour ameuter le peuple et se poser en champion de la catholicité. La royauté se voit débordée, comprend qu'elle n'a contenté personne, se met du parti le plus fort[3] et se détermine à un massacre de protestants.

Telle est la pente qui a irrésistiblement produit la Saint-Barthélemy ; telle est celle qui plus tard conduira fatalement Henri III à ordonner l'assassinat du Balafré.

La constatation de cette pensée ne doit pas nous empêcher de reconnaître à qui remonte la responsabilité de la Saint-Barthélemy.

Comme conception, elle remonte à l'opinion publique ; cette opinion est la complice morale, l'auteur premier du massacre, et de fait, à ses yeux, il n'y avait eu que des désolations en France depuis l'introduction de la Réforme[4]. Nous croyons dans les pages précédentes avoir déjà suffisamment indiqué cette pression du sentiment public. Sauvez-nous tous, sauvez le pays, criait la voix générale à Charles IX ; tout homme de bien et équitable approuvera un acte salutaire qui nous préservera d'une quatrième guerre civile et des pilleries, bruslemens, ruines, degast et embrasement dont vos Gaules fument encore trop misérablement 3[5]. Ainsi, au point de vue de son acceptation et de sa préparation, la Saint-Barthélemy est le crime du temps plus encore que celui des individus, même des plus acharnés, même du grand personnage dont un contemporain a pu dire : Tel est appelé à la cour Monsieur qui mérite le nom de bourreau[6].

Comme décision, la Saint-Barthélemy remonte à Catherine de Médicis ; cette princesse en est responsable aux yeux de l'histoire. Outre ce que nous avons rapporté dans les chapitres du présent livre, il existe des témoignages concluants. Brantôme dit du discours de l'amiral cloué sur son lit de douleur au roi Charles qui le visitait : Voilà la cause de sa mort et du massacre des siens. La Popelinière penche vers la même opinion. L'historien contemporain Mathieu assure tenir de Henri IV que la Saint-Barthélemy n'était pas un acte prémédité, ce qui en laisse le point de départ à la colère de Catherine contre Coligny engageant son royal fils à secouer le joug maternel. Il est vrai que, d'une lettre publiée récemment[7], il pourrait résulter à la rigueur que la reine mère eût ordonné le massacre dans le but de supprimer le parti protestant et de débarrasser ainsi le gouvernement d'une gêne, afin que, devenu plus puissant et plus libre dans ses allures, le roi de France pût agir contre le roi d'Espagne et le punir de la mort de sa sœur Elisabeth de Valois ; mais la conséquence à tirer ainsi d'une phrase me paraît trop grave pour l'admettre autrement qu'à titre de conjecture, surtout Catherine de Médicis disant dans la lettre en question, à propos des sévices exercés par Philippe II contre Elisabeth en réponse à la sympathie qu'elle avait montrée pour le malheureux Don Carlos : C'est chose qu'on ne tient pas pour certaine, et ayant même songé un instant à donner sa seconde fille pour épouse à son gendre devenu veuf.

Sous le double rapport de la conception et de la décision relative à l'entreprise, Charles IX se laissa entraîner.

Mais, en cette grave conjoncture, il a commis une faute personnelle des plus tristes ; nous voulons parler de sa fausseté vis-à-vis de tous les protestants, véritable trahison grâce à laquelle il endormit leur sécurité. Il les accueillait à merveille depuis le dernier édit de pacification, surtout depuis le projet de mariage entre sa sœur et le roi de Navarre. Il appelait l'amiral mon père, goûtait ses conseils, et finit par lui inspirer une telle confiance que les 1.200 arquebusiers introduits dans Paris pour la Saint-Barthélemy le furent avec son acquiescement, sous la simple réserve que leurs chefs agréeraient à son parti. Les réformés ne se méfiaient point de Charles IX, et quand celui-ci variait dans ses opinions ou ses idées, il traitait avec un si beau moyen et une si belle manière de faire, que les huguenots attribuaient cette fascon de faire du monarque si peu résolue, plutost à une debilité et froidure de son naturel qu'à aucune astuce ou artifice qui fast en luy[8]. Le roi aurait pu s'arrêter dans cette voie, qui ne fut pas immédiatement la sienne, car nous admettons, avec M. Mignet, que de sa part la paix avait été sincère et la réconciliation véridique vis-à-vis des protestants ; il aurait pu ne pas ternir sa mémoire par une fin aussi terrible donnée à cette tromperie qui devint persistante, lorsque le maréchal de Retz s'opposant, dans l'un des derniers conseils, au massacre proposé, prononça ces paroles significatives : Si homme doit haïr l'amiral et son parti, c'est moi, car ils ont diffamé ma race ; mais je ne veux point, aux dépens de mon roi, me venger de mes ennemis par un conseil si dommageable à lui et à tout son royaume ; nous serions à bon droit taxés de perfidie et de déloyauté. Et cette déloyauté, l'historien le plus bienveillant pour sa jeunesse et les circonstances difficiles qui enrayaient la marche de son règne, ne peut en décharger Charles IX, puisque ce souverain[9] l'avoua lui-même, après la Saint-Barthélemy, d'abord au Saint-Père en s'excusant d'avoir procédé au mariage de sa sœur sans son autorisation et en lui expliquant que c'était pour retenir les huguenots à Paris, tous groupés autour du Louvre et de la sorte plus faciles à atteindre ; ensuite à Philippe II, en lui faisant comprendre pourquoi le projet de la guerre de Flandre avait été mis sur le tapis.

Examinons actuellement les conséquences de la Saint-Barthélemy.

Castelnau, en terminant ses Mémoires[10], s'exprime en ces termes : Tu pourras juger, mon fils, et ceux qui liront ces mémoires, s'ils estoient un jour mis en lumière, à qui il à tenu si l'edict de la paix, tant d'une part que de l'autre, a esté mal observé, et cognoistras par ce qui est depuis advenu, quel glaive spirituel, qui est le bon exemple des gens d'église, la charité, la prédication et autres bonnes œuvres, est plus nécessaire pour retrancher les hérésies, et ramener au bon chemin ceux qui en sont devoyez, que celui qui respand le sang de son prochain, principalement lorsque le mal est monté à tel excez, que plus on le pense guérir par les remèdes violens, c'est lors qu'on l'irrite davantage. La Saint-Barthélemy produisit cet effet ; si elle acquit définitivement quelques esprits au catholicisme, elle confirma la plupart des réformés dans leurs idées religieuses et leur en fit presque un point d'honneur, semblable à celui qui dicta, en 1415, à Jérôme de Prague, d'abord gracié par l'empereur Sigismond, la courageuse profession de foi qui le faisait disciple de Jean Huss. Le maréchal de Vauban prétend même, en son Mémoire pour le rappel des huguenots, remis à Louvois en décembre 1689, que peu de temps après la Saint-Barthélemy, il se trouva 110.000 huguenots[11] de plus ; il ne fournit, il est vrai, aucune preuve à l'appui de son dire.

Mais si la Saint-Barthélemy n'abattit pas le protestantisme en France, elle en paralysa les progrès, effet déjà produit par l'exécution d'Amboise[12]. Elle supprima la plupart des chefs de ce parti et un grand nombre de gentilshommes de campagne qui l'avaient embrassé. Onques depuis, écrit Jean de Tavannes[13], les huguenots n'ont pu faire armée d'eux-mesures : là où les malcontans catholiques leur ont manqué, c'a esté peu de chose d'eux, et auparavant ils avoient donné quatre batailles sans assistance d'aucun catholique. Ainsi par cet événement leur nombre diminue ; si plus tard ils deviennent plus redoutables, c'est que le roi de Navarre leur apportera ses talents militaires et son influence royale. Si, au lieu d'arrêter la Saint-Barthélemy dans ses effets, le roi de France, voulant profiter entièrement de cet acte, les eût fait poursuivre, et, Tavannes vivant, il le pouvait, le parti du protestantisme eût encore été plus abattu.

En outre, la Saint-Barthélemy, en affaiblissant la religion réformée, enleva toute chance à la possibilité pour la France de devenir protestante : c'est là un résultat important, puisque, suivant l'opinion de bons esprits[14], le catholicisme a fait et fait encore la gloire et la force de notre pays. Je le constate sans croire qu'avant cet événement il eût été facile, sous Charles IX, de rendre la France protestante ; c'était là une des illusions du faible Antoine de Navarre.

Ces conséquences admises, peut-on retourner la question et en conclure que la Saint-Barthélemy fut un acte nécessaire, indispensable ? Non certes, car elle ne trancha point le nœud de la situation, n'éteignit point l'ère des tergiversations pour la royauté, ne supprima point la guerre civile, et fit même reculer le progrès de la tolérance religieuse[15] tant désiré par les réformés.

Finalement, comment le spectateur impartial peut-il définir la Saint-Barthélemy ? Il est un mot du langage politique moderne qui s'y applique à merveille : ce fut un coup d'Etat exécuté avant que les victimes aient réussi à s'emparer du pouvoir comme c'était leur intention. Le 18 brumaire et le 2 décembre lui ressemblent sur une petite échelle, mais on les attaque moins, à cause de la confusion toujours faite du côté religieux, qui choque tant dans l'acte exceptionnel du 24 août 1572, et cependant cet acte, la Saint-Barthélemy, ce sera notre dernier mot, reste pour l'historien une exécution plus politique[16] que religieuse[17].

 

 

 



[1] C'est pour Paris le chiffre du Tocsain contre les massacreurs, pamphlet assez violent pour qu'on ne craigne pas, en adoptant ses chiffres, de rester en dessous de la vérité.

[2] Les protestants ont eu intérêt à dresser leur martyrologe ; pourtant toutes leurs relations ne le font pas. On a été jusqu'à évaluer les morts à 100.000 pour toute la France ; c'est d'une grande exagération, A n'en croire que les preuves, le nombre des victimes fut relativement restreint, au-dessous même de 10.000.

[3] Devenu roi, le duc d'Anjou aura encore pour principes de caresser le parti catholique jusqu'à la formation de la Ligue ; c'est que dans les grandes crises, le pouvoir exécutif doit, sous peine de déchéance, marcher avec la majorité.

[4] C'est-à-dire que les huguenots sont ici cause première. Nous avons touché ce point de vue dans l'Histoire de François II. Voyez aussi le chapitre VII du livre Ier de cette Histoire de Charles IX.

[5] Vraye et entière histoire des troubles, 1534, feuillet 566.

[6] Le Théâtre du monde, par BOAYSTUAU, Paris, 1573, in-32, feuillet 44, au recto.

[7] Par M. de Barthélemy et extraite par lui du manuscrit 15555 de la Bibliothèque nationale, folio 131 Il s'agit d'une lettre adressée de Paris le lei octobre 1572 par Catherine de Médicis à du Ferrier, notre ambassadeur à Venise, lettre rédigée dans le sens de la déclaration royale du 28 août, dont nous avons surabondamment parlé à la fin du chapitre II de ce livre.

[8] Le Stratagème de Charles IX contre les huguenots.

[9] Les rois du XVIe siècle ne se considéraient pas comme liés par leur parole, mais c'est un tort, et cela n'excuse pas le roi de France. — Aujourd'hui, ce sont surtout leurs engagements financiers que les gouvernements ne tiennent pas : ils le regretteront quand ils verront que crédit est mort.

[10] Cette fin se rapporte à la paix de Saint-Germain (1570).

[11] Ce mot, suivant Frotté de la Landelle, viendrait de huc nos. Voyez les Mémoires de ce Malouin.

[12] Charles IX mourra après la Saint-Barthélemy, comme le chancelier Olivier était mort après l'exécution d'Amboise.

[13] Mémoires de Gaspard de Tavannes, t. III, p. 389.

[14] M. Guizot, par exemple.

[15] Jusqu'aux conversions forcées employées sous Louis XIV, à l'insu de ce monarque. Voici l'un des modes les plus curieux que j'emprunte à une lettre peu connue de l'ingénieur militaire Sainte-Colombe adressée à M. Tomard, antiquaire : De Brest, le jour des Roys. — L'abbé des Motes a converti novissimè plus de 200 matelots par de pareilles maximes plaisantes et facétieuses. Son principal moyen est de leur dire : Crois-tu, gros lourdaud, que le Roy, qui a tant de docteurs de Sorbonne, se damne ? Ils n'ont garde de dire ouy, et par ce moyen en leur donnant quelque argent, ou en les faisant contremaistres, gardiens, etc., ils consentent aller avec luy aux Capucins faire leur abjuration sans autre forme de procédure.

[16] Sauf l'histoire, qui juge et flétrit un acte sanglant, quand cet acte a eu lieu, la société se reconstitue et ferme ses plaies, car il faut bien qu'elle vive, et, comme les morts ne se plaignent, pas, on oublie ce qui a eu lieu. C'est dire que l'on doit se défendre, même sur cette terre, et se tenir en garde, lors des crises politiques, plus que ne l'ont fait les protestants en 1572 et les députés français la veille du 18 brumaire.

[17] Ce fut aussi une occasion de pillerie. Plusieurs historiens affirment, a dit M. Ath. Coquerel fils, que la perspective de dépouiller les victimes fut un des motifs décisifs du massacre ; et il n'y a pas de doute que ce motif ne soit entré dans les desseins d'une cour fastueuse et pauvre. La Saint-Barthélemy, p. 66.