HISTOIRE DE CHARLES IX

LIVRE PREMIER. — AVANT LA SAINT-BARTHÉLEMY

 

CHAPITRE IX. — PART PRISE PAR LA FRANCE AU CONCILE DE TRENTE[1].

 

 

Reportons notre pensée de l'intérieur de la France en dehors de ses frontières, des luttes guerrières aux luttes pacifiques et religieuses qui agitaient alors l'Italie, et examinons dans quelle proportion la France prit part à la dernière session du concile de Trente ; une telle participation se rattache d'autant mieux à notre sujet, que les décisions de cette assemblée, en écartant de fait la convocation d'un concile national, rompirent à jamais tout sujet d'entente avec les protestants touchant le dogme et les cérémonies.

A la réception de la nouvelle de la mort du roi de Navarre[2], le cardinal de Lorraine avait formé le dessein de revenir dans le royaume de France dont il s'éloignait à peine. Il était en Italie depuis la mi-novembre, occupé à Trente des affaires du concile. Au sein de cette assemblée il avait exposé non-seulement les différends religieux, mais les troubles politiques qui agitaient notre pays, et les secousses terribles qui menaçaient d'entraîner sa perte : l'ambassadeur français[3] avait parlé dans le même sens et s'était adressé au concile pour obtenir le rétablissement de l'Église catholique en son entier, en sorte que les prélats réunis se trouvaient saisis de la situation critique du royaume de France, de même que le roi d'Espagne et d'autres souverains, et en effet le concile formait bien en ce moment une puissance réelle, mais dont les décisions auraient du poids, et avec laquelle il fallait compter. Toutefois, quand l'ambassadeur avait invité le concile à terminer promptement les affaires déjà entamées, afin d'examiner les remèdes propres à sauver la France, il avait blessé la lenteur proverbiale de cette assemblée ; le cardinal de Lorraine déplut à son tour en réunissant à part chez lui les prélats français et en faisant voter à cette réunion partielle, et par anticipation, des décisions sur les objets à discuter par le concile. La conduite du cardinal et de l'ambassadeur était d'ailleurs conforme à leurs instructions.

Mais déjà l'on accusait dans les environs du concile le cardinal de Lorraine d'être porté pour certaines réformes qui déplaisaient, savoir l'introduction du calice, l'abolition des images, l'usage de la langue vulgaire dans les offices. Ces accusations étaient fort exagérées et regardaient plutôt la reine mère et l'évêque de Valence que les princes lorrains ; elles devinrent le départ de froissements qui augmentèrent quand il fallut discuter au long si l'institution des évêques était de droit divin et par conséquent égale à celle du pape, ou simplement de droit humain, au lieu d'en venir à la réforme possible des abus signalés. Le cardinal de Lorraine proposait de déclarer les évêques institués par Jésus-Christ, mais d'antres prélats français réclamèrent, disant leur juridiction de droit divin, et prétendant l'autorité papale bornée et circonscrite par les canons.

Le 8 décembre, le cardinal de Lorraine parla sur l'obligation de la résidence pour les évêques : il donna beaucoup de raisons favorables et contraires, sembla cependant pencher vers la résidence obligatoire, sauf pour des causes justes, notamment en ce qui concerne la part à prendre au gouvernement de l'État ; on voit que cette considération le touchait personnellement et ne sortait pas de sa mémoire, qu'il ne voulait pas être fautif comme absentéiste, s'il revenait un jour au conseil du roi, et que les personnages les plus élevés ne peuvent se défendre de songer à leurs intérêts particuliers.

Comme tout traînait en longueur, les Impériaux et les Français demandèrent, chacun de leur côté, que l'on s'occupât enfin des matières de réformation, répétant sans cesse que, s'ils n'obtenaient cette satisfaction à Trente, les Français y pourvoiraient eux-mêmes en France. Cette assertion contraria le pape, qui fit dire au cardinal de Lorraine que, suivant la promesse faite par Charles IX, on ne pouvait traiter ces matières devant le concile, mais qu'en effet on allongeait les matières par vanité d'orateur, et qu'il fallait abréger la session du concile. En même temps Pie IV fit savoir qu'il considérait les évêques comme institués par Jésus-Christ pour être faits par le pape et en recevoir telle portion d'autorité qu'il jugerait convenable.

Sur ces entrefaites, un envoyé du duc de Bavière parut à Trente ; il se rendait à Rome pour essayer d'obtenir du pape la communion du calice. Comme cette demande cadrait avec un des points sollicités par la France, il eut une audience du cardinal de Lorraine et s'entendit avec lui.

Le concile ralentissait déjà ses travaux, ayant expédié un évêque au Saint-Père pour le consulter sur divers sujets, lorsque le 28 décembre parvint à Trente la nouvelle de la bataille de Dreux. Cette bataille constituait pour les catholiques un succès relatif, mais l'avis reçu enflait ses avantages, et l'on en conçut assez de joie. Une messe venait d'être célébrée afin d'appeler sur l'armée catholique française les bénédictions du Très-Haut ; le 10 janvier 1563, le cardinal de Lorraine en dit une autre en action de grâces ; un discours fut prononcé par François de Beaucaire à l'éloge du vainqueur (François de Guise) ; puis l'officiant traita les cardinaux, les ambassadeurs et un grand nombre de prélats.

Au commencement de 1563, les ambassadeurs de France présentèrent leurs articles de réformation, qui furent aussitôt communiqués au pape par un courrier. Le roi Charles IX espérait qu'on aurait égard à ses trente-quatre demandes, s'en remettant pourtant au jugement et à l'expérience des Pères réunis dans le concile. Citons les principaux articles de cette requête.

Aucun prêtre ne sera ordonné sans qu'on lui donne en même temps un titre de bénéfice ou sans qu'on lui assigne un ministère, afin qu'il n'y ait aucun titre sacerdotal sans office. — Les prêtres et les autres ecclésiastiques s'occuperont des affaires de leur ministère et ne se mêleront d'aucune autre. — Aucun curé ne sera nommé s'il n'est d'une vie éprouvée et capable de bien instruire la population. — Nul ne sera abbé ou prieur s'il n'a pris le doctorat ou quelque autre degré, ou s'il n'a enseigné la théologie dans une université célèbre. — Il sera prêché dans les évêchés et cures aussi souvent qu'il deviendra utile, et dans les monastères on enseignera la sainte Écriture et l'on instituera des hôpitaux. — Les catéchismes seront conformes à la demande faite par l'empereur. — Chaque ecclésiastique ne possédera plus qu'un bénéfice, et ceux qui en ont plusieurs opteront ; en revanche, les bénéfices ne seront grevés d'aucune pension. — Afin de purger l'ordre sacerdotal de toute suspicion d'avarice, on n'exigera rien pour l'administration des sacrements, mais les curés seront pourvus pour eux, un ou deux clercs, de façon à pouvoir exercer l'hospitalité. — Après la messe dite en latin, on fera des prières publiques en langue vulgaire[4]. — L'ancien décret des papes Léon et Gélase sur la communion sous les deux espèces sera rétabli. — Les résignations in favorem seront proscrites de la cour de Rome. — Les évêques ne traiteront aucune affaire importante sans l'avis de leur chapitre, dont les chanoines résideront et auront au moins trente-cinq ans d'âge. — Afin d'éviter les troubles, le concile fixera mieux ce que le peuple doit croire relativement aux images, et aussi par rapport aux indulgences, aux pèlerinages, aux reliques et aux confréries. — On rétablira dans l'Église catholique la pénitence publique et le jeûne public pour les péchés publics et considérables. — On se servira de l'excommunication seulement contre les péchés graves et dans lesquels le coupable persistera. — Les synodes diocésains se tiendront au moins une fois l'an, les provinciaux tous les trois ans et les généraux tous les dix ans, quand il n'y aura pas d'empêchement.

La lecture de ces articles causa quelque impatience au pape, qui s'écria qu'on voulait saper l'autorité ecclésiastique ; mais on lui fit entendre, d'après les instructions du cardinal de Lorraine, qu'on lui demandait beaucoup pour obtenir un peu ; qu'il pourrait, en accordant certains articles, modérer sur quelques-uns et en éluder d'autres, d'autant plus que les évêques de France ne les approuvaient pas tous. Le Saint-Père se rangea à cet avis, fit remettre au roi Charles IX par le cardinal de Ferrare 40,000 écus sans aucune condition, et en même temps lui adressa une réponse dont voici le sens : Les articles présentés par la France serviraient à la réformation de l'Église, et il souhaitait que le concile les mît en partie à exécution ; pourtant il ne les approuvait pas tous, les uns allant à la diminution de l'autorité du roi, comme celui qui concernait la nomination des abbés, et les autres comme entamant sa propre autorité, par exemple la suppression des pensions sur les bénéfices, ce qui lui ôtait le moyen de faire des aumônes. Le pape transmit les articles français au concile, avec diverses censures y relatives et la recommandation d'examiner les articles le plus tard possible, en commençant par les moins préjudiciables. Le concile s'ajourna au 4 février, et il n'avait pas encore terminé avec l'article relatif à l'institution des évêques : ainsi la discussion des propositions de la France ne pouvait venir qu'ultérieurement. En attendant, le pape accorda une satisfaction officielle aux souverains ; il réunit un consistoire, y exposa les instances des plus grands princes de la chrétienté pour la réformation, déclara n'avoir ni raison ni prétexte pour s'y opposer, et promit de commencer par lui-même en corrigeant les abus de la daterie, en abolissant les coadjutoreries et les résignations in favorem[5]. Plusieurs cardinaux combattirent ces intentions du pape, notamment pour les coadjutoreries en Allemagne, parce que là les évêques étaient en même temps princes séculiers et avaient besoin d'être aidés.

Lorsque le concile reprit la discussion concernant les évêques, on ne put s'entendre sur la définition de leur autorité ; alors les légats entraînèrent l'assemblée à s'occuper de la question de résidence. Le cardinal de Lorraine, de concert avec le cardinal Madruce, avait dressé sur cet article un projet de décret, approuvé d'abord par les légats, puis rejeté par les canonistes ; il se froissa et déclara ne plus vouloir se mêler de rien, ni traiter avec les évêques. Aussitôt les esprits s'échauffèrent au point que les légats durent interrompre les congrégations. Alors les évêques tinrent entre eux des assemblées particulières, on chercha des causes de tumulte, on parla de rompre le concile. Le cardinal de Lorraine se plaignit de ces intentions à tous les ambassadeurs, les priant d'écrire à leurs souverains pour obtenir du pape la continuation du concile, et il ajoutait : Si cela se reproduit à la prochaine session, si le concile n'est plus libre, je retournerai en France pour y tenir un concile national, où les Allemands pourraient bien venir. Nos représentants à Rome prononcèrent la même menace, au point que le pape finit par dire qu'il ne s'épouvantait pas des conciles nationaux, qui avaient aussi leurs difficultés, certain d'ailleurs que les Allemands ne se soumettraient jamais à un concile français.

Après bien des pourparlers, on en vint à se prendre au secrétaire, et à contester la manière dont il recueillait les votes ; un deuxième secrétaire fut demandé. Sur ces entrefaites, l'évêque de Vintimille revint de Rome ; adroit et fin, il remit les choses à flot, en assurant que le Saint-Père souhaitait la reprise des travaux du concile, en distribuant un grand nombre de grâces, en complimentant le cardinal de Lorraine et en lui certifiant que le pape espérait de lui une prompte et heureuse issue de l'assemblée.

Néanmoins, à la première réunion, le cardinal de Lorraine s'opposa à l'adoption de ce principe : Le pape possède l'autorité de régir l'Église universelle, comme contraire à l'opinion française que le concile se trouve au-dessus du pape, et cette résistance prouve, malgré sa vanité, cédait difficilement à la flatterie.

En dépit de cette opposition, les légats chargés de la direction du concile vinrent le trouver lorsqu'ils furent obligés de suspendre la discussion sur une proposition relative au décret de la résidence, tel qu'il l'avait rédigé ; cette discussion tournant mal et engendrant des disputes, ils jugèrent à propos de différer la session, dans l'espoir que le temps calmerait les esprits. Ils demandèrent donc au cardinal de Lorraine de les aider à sortir de cette situation ; celui-ci répondit qu'on avait tort de cabaler pour donner au pape plus qu'il ne lui appartenait, en ôtant aux évêques le pouvoir qu'ils tenaient de Jésus-Christ, niais qu'il consentait, par complaisance, à la remise sollicitée, en priant qu'on s'employât réellement pour réprimer l'inquiétude et l'agitation de certains esprits. Cette remise fut donc proposée dans la congrégation du 3 février 1563 ; elle eut beaucoup de peine à passer ; on alla jusqu'à dire qu'il était honteux[6] de remettre ainsi la session de terme en ternie, et que, sans doute, c'était pour contraindre les Pères à ratifier des opinions contre leur conscience ; nonobstant, le concile fut prorogé jusqu'au 22 avril, après Pâques. Le cardinal de Lorraine, tout en paraissant céder uniquement sur ce point, vit, dit-on, sans peine cette prorogation, qui lui permettait de traiter avec l'empereur, de mieux pénétrer les vues du roi d'Espagne, enfin de recevoir, sur la marche des événements en France, des nouvelles qui pourraient le mieux guider dans ses relations avec le concile.

Les ambassadeurs de France demandèrent instamment que l'on proposât les articles de la réformation avec ceux du mariage. Les légats répondirent que le concile ne devait recevoir la loi de personne ; alors nos ambassadeurs sollicitèrent qu'on les laissât proposer eux-mêmes leurs articles, ou qu'on leur fit un refus positif. Les légats promirent de répondre d'une façon plus précise sous trois jours, et engagèrent le cardinal de Lorraine à les adoucir jusqu'à la réception d'une réponse de Rome.

Le 5 février, une réunion spéciale eut lieu, et l'on y partagea entre les théologiens huit articles relatifs au mariage. Il y eut une longue réclamation sur le rang à suivre entre les docteurs qui opineraient sur cette question. Les Français demandèrent à parler avant les Espagnols ; ces derniers n'y consentirent qu'à la condition de recevoir un acte authentique constatant que cela n'emportait aucune préséance de royaume ; cet acte leur fut délivré. Quant aux théologiens du pape, ils avaient obtenu de parler les premiers, ce à quoi les Français avaient seulement adhéré en exigeant et en obtenant qu'un d'entre eux — ce fut le doyen de la faculté de Paris — fût rangé parmi cette première classe.

L'évêque de Rennes, ambassadeur de France auprès de l'empereur, étant arrivé à Trente, le cardinal de Lorraine annonça son voyage à Insprück, et en prévint le Saint-Père par une lettre ad hoc. Ce voyage inquiéta la cour de Rome, et l'on ne douta pas qu'il n'eût pour but de s'entendre sur le concile, sur les réformes demandées, principalement sur la communion du calice. Pour ce dernier article, le roi de France était d'accord avec l'empereur, le roi des Romains, le duc de Bavière ; on craignait même que le roi d'Espagne n'en fût pas éloigné, et l'on se rappelait ces paroles du cardinal : Jusqu'à ce que cet article soit accordé, les souverains feront de nouvelles demandes ; après ils seront plus faciles. On prenait aussi ombrage de plusieurs fluctuations du prince lorrain, et l'on en concluait qu'il n'avait pas encore laissé percer à Trente ses véritables intentions.

Dans la réunion des théologiens du 9 février, le doyen de la faculté de théologie de Paris parla le deuxième, expliqua et défendit l'opinion française, à savoir que l'Église pouvait et devait déclarer nuls les mariages contractés clandestinement. On prétend qu'il qualifia le pape de recteur et modérateur de l'Église romaine, c'est-à-dire, suivant lui, de l'Église universelle, parole qui plut beaucoup aux Italiens, mais fut interprétée par les autres docteurs français dans un sens moins étendu que les docteurs italiens ne le supposaient d'abord.

Le 11 février, les Français présentèrent une lettre de leur monarque, datée du 18 janvier[7], rappelant sa victoire de Dreux, et demandant que le concile lui vînt en aide en adoptant une réformation qui répondît à l'attente générale. Du Ferrier commenta ensuite cette lettre, montra à nu la situation critique de la France, insista pour l'examen prompt et consciencieux des articles de réformation, assurant qu'ils étaient nécessaires, parce que plus de chrétiens étudiaient l'Ecriture sainte, soutint que la France ne demandait rien de singulier, rien de conforme aux opinions des protestants, qu'il fallait lui donner satisfaction et empêcher ainsi des provinces et des royaumes de se séparer de l'Église, ce qui avait eu lieu trop souvent depuis la première ouverture du présent concile. Le concile répondit par des éloges pour la France et pour son roi, les invitant à persévérer dans la conservation de la foi ancienne, au détriment même de certains intérêts passagers. Il paraît néanmoins que les Romains furent froissés de certains passages du discours de notre ambassadeur, notamment de celui où il déclarait remettre à d'autres temps la proposition de choses plus importantes, ce qui leur faisait craindre que la France n'eût en vue quelque grande entreprise dont elle cachait le dessein.

Le 12 février, le cardinal de Lorraine partit pour Insprück, accompagné de neuf prélats et de quatre théologiens choisis parmi les plus habiles. Il avait obtenu des légats promesse que l'on ne traiterait point en son absence la question du mariage des prêtres, laquelle intéressait la France, parce que l'on voulait, dans l'intérêt de la famille de Bourbon et pour augmenter le nombre des princes du sang, qu'il fût exceptionnellement permis au cardinal de Bourbon de se marier : aussi ne s'occupa-t-on jusqu'à son retour que du mariage ordinaire, sujet qui entraîna de longues et importantes discussions.

Pendant ce temps, le pape prenait une décision relative aux demandes des Français et transmettait l'ordre à ses légats de ne pas les proposer au concile, en usant de remises, mais sans opposer un refus formel : un écrit anonyme, émané de la cour de Rome, circulait même déjà dans Insprück contre ces demandes, au grand mécontentement des Français et des Impériaux, qui s'attendaient à ce que les leurs fussent traitées d'une façon analogue. A cette communication un des légats, le cardinal de Mantoue, répondit au Saint-Père qu'il n'osait plus paraître dans les congrégations pour ne donner que des paroles, que les ministres des princes disaient tout haut qu'il ne désirait nullement la réforme, n'ayant à ce sujet rien exécuté de ce qu'il avait promis. Cette franchise dénotait un prélat à bout de courage, éprouvant un grand dégoût des affaires humaines, que mille causes incidentes dirigent autant et plus que la logique, dégoût qui se produit souvent chez les personnes âgées et rapprochées de la mort ; il mourut en effet six jours après.

Le cardinal de Lorraine, ayant eu durant cinq jours de longues conférences avec l'empereur, le roi des Romains[8] et leurs ministres, revint à Trente et y trouva des lettres papales par lesquelles l'intention de travailler à la réformation lui était annoncée, mais en subordonnant cet examen à l'expurgation des paroles contestées des décrets de l'ordre ; il publia ces lettres afin de les opposer à l'opinion générale que les légats avaient reçu des instructions toutes différentes.

Les membres du concile cherchèrent à deviner ce qui avait pu être résolu à Insprück, mais les prélats français ne possédaient guère les secrets de leur chef et ne se laissèrent pas pénétrer. Le cardinal de Lorraine annonça en public les bonnes intentions de l'empereur pour le concile, déclara qu'au besoin ce souverain se rendrait de sa personne à Rome, afin de prier le pape de prendre la chrétienté en pitié et de permettre qu'on travaillât à la réformation sans amoindrir son autorité ; en particulier il laissa entrevoir combien l'empereur trouvait lentes les allures du concile, et ne cacha pas que si l'on s'occupait à peine des affaires de la réforme, il pourrait en résulter un grand scandale. Voici ce qu'il voulait dire. On peut présumer que le cardinal entretint l'empereur des points désirés en commun par la France et par l'Allemagne, savoir, par exemple, la communion du calice, le mariage des prêtres, l'usage de la langue vulgaire pour les prières, et que, pour le cas où l'on n'obtiendrait rien du concile à ce sujet, ils convinrent de la réunion d'un concile national, où l'on essayerait d'accorder les Français et les Allemands ; et c'est, sans aucun doute, à cette résolution que le chef des prélats français faisait allusion en parlant d'un grand scandale.

Un pareil propos n'était pas de nature à ramener le calme parmi les membres nombreux du concile. Peu après, le discours de Jacques Main, théologien français, émut encore l'assemblée en ce sens qu'il y mit, en traitant des dispenses, l'autorité du concile fort au-dessus de celle du pape, lui attribuant le droit de diminuer cette dernière comme représentant l'Église, qui tenait, elle, directement ses pouvoirs de Jésus-Christ.

La discussion sur le mariage des prêtres s'ouvrit incontinent, et la possibilité pour eux de prendre femme fut rejetée ; toutefois, comme l'opinion générale du concile semblait être que le pape avait autorité pour accorder des dispenses, les Français agitèrent entre eux la question de savoir s'il était opportun de solliciter cette faveur pour le cardinal de Bourbon, quoique l'abandon de l'état ecclésiastique par ce cardinal rendît incontestablement le cardinal de Lorraine le premier prélat de France, et par conséquent le mît en position d'être proclamé patriarche dans le cas d'un schisme ; néanmoins, le cardinal de Lorraine fut d'avis d'ajourner cette demande, tant les affaires du concile lui paraissaient embrouillées, tant surtout la France avait des intérêts plus considérables à défendre encore.

Un des légats chargés de la direction du concile étant mort, le Saint-Père en nomma, incontinent et de son propre chef, deux pour le remplacer. Il paraît que le parti français eût désiré voir le cardinal de Lorraine obtenir cet emploi de faveur, mais le pape l'écarta comme étant déjà le chef d'une des parties intéressées.

Ce cardinal reçut le 9 mars une nouvelle des plus fâcheuses pour lui, celle de l'assassinat de son frère sous les murs d'Orléans : une pareille mort lui causa la plus vive douleur[9] et ne fut pas sans influence sur le concile. En effet, elle amena en France la paix de la cour avec les huguenots, paix recommandée à la reine mère par la victime à son lit de mort, et par suite on prit le parti de ne plus autant solliciter le pape et de hâter le retour du cardinal de Lorraine.

Sur ces entrefaites, l'empereur demanda plus de liberté pour le concile et recommanda de ne pas soulever la question de la supériorité du pape sur le concile, à laquelle Charles-Quint avait été contraire. Pie IV, voyant alors les intérêts de la France et de l'Empire contraires aux siens, se retourna du côté de l'Espagne, et, de fait, les prélats espagnols repoussèrent les ouvertures faites auprès d'eux au nom de l'empereur, pour obtenir leur consentement à la concession du calice.

L'influence du cardinal de Lorraine, et sa bonne entente avec l'empereur, ressortent de ce fait que le cardinal Seripand, en mourant (17 mars), lui recommanda, ainsi qu'aux légats, le soin des affaires du concile. Les ambassadeurs de France profitèrent de ce décès pour dire aux légats que le concile traînait en longueur — ils avaient onze mois de séjour à Trente — et qu'on y succombait à la peine : les légats répondirent que les affaires iraient plus vite quand leurs deux nouveaux collègues seraient arrivés. Cette réponse parut plus satisfaisante, d'autant que le pape déclara, en même temps, sur diverses réclamations, que le décret Proponentibus legatis recevrait dorénavant une interprétation de nature à laisser chacun libre d'émettre une proposition.

Pareille déclaration enlevait une des difficultés pendantes et dont il résultait un grave mécontentement. Il existait trois autres difficultés secondaires ou de discussion inutiles à rappeler ; il restait à statuer sur l'autorité du pape — était-elle ou non sans limite ? — et enfin sur la réformation générale.

L'examen des projets relatifs à cette réformation n'avançait pas ; et le fait de la citation devant les cardinaux inquisiteurs à Rome d'un cardinal[10], d'un archevêque[11] et de huit évêques[12] français, sembla l'éloigner encore. Cependant l'un des nouveaux légats, le cardinal Moron, fut reçu par le concile, puis installé dans une congrégation tenue le 13 avril ; il parla et fut d'avis que pour faire cesser les guerres et les séditions il fallait apaiser Dieu et rétablir l'ancienne pureté des premiers chrétiens. Avant d'aller traiter avec l'empereur pour l'engager à ne pas se rendre à Trente, et en obtenir que la réformation s'effectuât à Rome par le pape et non par le concile, ce cardinal eût voulu s'entretenir avec le cardinal de Lorraine ; mais ce dernier, désirant éviter de prendre aucun engagement sur les instructions confiées à Moron qu'il avait pénétrées, retarda sa rentrée à Trente jusqu'au 20 avril. Plusieurs personnes de distinction allèrent à sa rencontre, et le lendemain, dans une congrégation, son avis pour ne pas proroger le concile au-delà du 20 mai (au lieu du 3 juin), vu que l'on avait déjà différé beaucoup de points controversés, fut adopté et en quelque sorte acclamé, ce qui donna de la jalousie[13] aux partisans du pape en mettant encore au grand jour et d'une façon nouvelle sa réputation et son crédit : cette jalousie, dont il reçut l'impression, détermina le Saint-Père à tenter de mettre dans ses intérêts un prince de l'Église si écouté de la France et de l'Empire. Et en effet, il reçut avec une grande bienveillance son secrétaire venant exprès à Rome le disculper d'être un chef de parti.

Bientôt un bruit se répandit ; un envoyé de France, Birague, devait demander la translation du concile en Allemagne, pour donner, disait-on, quelque satisfaction aux huguenots, tout au moins aux luthériens ; le pape était décidé à n'en rien faire, car c'était détruire le fruit et la longue influence de ce nom de Trente, que de dater d'une autre ville les dernières opérations de cette assemblée, et il y avait une certaine inconséquence à demander une prompte réformation et en même temps un changement qui devait tout retarder et pouvait compromettre plus d'une attente.

Que pensait le cardinal de Lorraine à ce sujet, et l'inconséquence venait-elle de lui ou de la cour ? Pensait-il à la lettre de Marie Stuart au concile, lettre où elle promettait assez à la légère de faire rentrer l'Angleterre sous l'obéissance du Saint-Siège quand elle serait reine de ce pays, et dont il était le promoteur, ou bien ajoutait-il une foi entière à la lettre remise par le pape à son secrétaire, et dans laquelle ce pontife assurait qu'il consentait à surseoir aux disputes que soulevaient certaines questions pour s'occuper exclusivement des affaires de la réformation ?

Le 14 mars 1563, une congrégation se réunit pour traiter des abus de l'ordre. Dans cette séance, le cardinal de Lorraine ne cacha pas son blâme sur les abus de la cour de Rome, mais en le faisant passer autant que possible sous le couvert de la France ; ainsi il condamna le concordat[14], désapprouva que les princes eussent la nomination aux prélatures, et rejeta la possession d'évêchés par les cardinaux. Comme à Rome les cardinaux avaient plusieurs évêchés, le reproche tombait droit ; il l'exprima aussi directement et enfin dit que c'était une moquerie de Dieu que de donner plusieurs bénéfices à un seul homme. Il traita d'autres abus, parla éloquemment et occupa la séance à lui seul. Son discours fut mal reçu par les intéressés, qui s'emportèrent au point de dire qu'il opinait comme un luthérien, ce dont lui, qui se tenait pour orthodoxe, fit ses plaintes au pape.

Les affaires en étaient là quand on sut que l'empereur désirait que le concile achevât sa mission à Trente et insistait pour qu'il s'occupât de ses demandes et de celles de la France. Mais cette grande assemblée touchait à sa crise finale.

Le cardinal de Lorraine ayant vu le cardinal de Ferrare, qui revenait de France, fut instruit de l'état réel des affaires, et invité à retourner au plus vite à la cour de Charles IX dans l'intérêt de sa famille. Quoiqu'il tînt à honneur de poursuivre près du concile l'œuvre de la réformation, on remarqua dès lors chez lui moins d'ardeur, et il est probable qu'il songea à rester le moins de temps possible en Italie ; mais il ne s'ouvrit pas de cette intention à son interlocuteur, et lui notifia, relativement aux questions pendantes, qu'il partageait toujours l'avis de déclarer la résidence des évêques de droit divin.

Le reine mère, prenant confiance dans la pacification conclue avec les huguenots, crut pouvoir négliger les affaires religieuses, ménager l'autorité du pape plus qu'au moment où elle espérait plaire aux réformés en en arrachant quelques lambeaux, et rappeler le cardinal de Lorraine ; elle écrivit donc à ce dernier de ne plus entreprendre au concile que le strict nécessaire[15], et fit assurer le Saint-Père de son désir de coopérer au prompt achèvement des affaires de cette assemblée.

Toutefois, Pie IV refusa son consentement à l'aliénation de cent mille écus de biens ecclésiastiques, quoique l'ambassadeur de France l'assurât que l'intention royale consistait à rétablir par ce secours les finances de l'État, et à employer ensuite la force résultant des finances restaurées à la réunion de tous ses sujets dans la religion et la foi catholiques.

Il se produisit ensuite une dispute de préséance entre les ambassadeurs de France et d'Espagne, ce dernier prétendant avoir le pas, entre autres raisons, à cause de l'ancienneté de la puissance du roi d'Espagne, prétention singulière, l'Espagne étant encore presque entière sous la puissance musulmane, alors que la France, régie par Charlemagne, se trouvait déjà une puissance catholique et protectrice de la papauté.

Sur ces entrefaites, le président de Birague ne demanda plus la translation du concile hors de Trente, cette demande ayant été contraire aux dernières lettres de Catherine de Médicis, mais il exposa l'état du royaume de France et pourquoi Charles IX avait fait la paix : en réponse, les légats allaient répondre et approuver la conduite royale, quand, le cardinal de Lorraine leur observant judicieusement qu'il lui semblait difficile pour le concile d'approuver un pacte avec les huguenots, ils demandèrent du temps afin d'examiner comme elle le méritait une communication d'une telle importance.

Le 3 juin, l'évêque de Nîmes parla contre les annates. Dans une séance suivante le cardinal de Lorraine rappela l'opinion française que le concile était au-dessus du pape, puis, transigeant, demanda seulement que le nouveau concile ne déclarât rien qui fût contre cette façon de voir. Son discours fut vivement combattu, et il lui revint qu'on recommençait à mal parler de lui à Rome. Birague partit bientôt pour Insprück, afin de féliciter l'empereur sur l'élection du roi des Romains : ce fut un appui de moins pour le cardinal, sous les ordres duquel il se trouvait presque ou dont il devait prendre l'avis sur les questions principales.

Dans une congrégation tenue le 26 juin, Lainez, général des jésuites, celui dont il a déjà été question, parla en faveur de la cour de Rome et de ses doctrines, malmenant assez ses adversaires ; mais, apprenant combien les 'Français se montraient choqués de son discours, il envoya dire au cardinal de Lorraine qu'il avait voulu s'élever seulement contre certains docteurs de Sorbonne, excuse qui fut mal prise par un grand nombre de prélats présents à ce moment chez le cardinal.

Min de clore ces interminables démêlés, les légats rédigèrent les deux décrets de l'institution des évêques et de la résidence en termes si généraux que les deux partis se déclarèrent satisfaits. Le pape rejeta cette déclaration, croyant qu'elle suffisait pour égaler dans son diocèse chaque évêque à lui-même. Il fallut chercher un nouveau tempérament ; on s'en occupa aussitôt que les légats et le cardinal de Lorraine eurent rédigé de concert une réponse à l'exposition faite par Birague de la situation des affaires politiques et religieuses en France. On en traita dans des réunions particulières, niais sans parvenir à s'entendre ; alors les légats découragés attendirent qu'une occasion favorable se présentât pour terminer le concile.

Cette occasion faillit résulter d'un renouvellement de discussion sur la préséance entre les ambassadeurs de France et d'Espagne au sujet de la présentation de l'encens et de la paix. Les légats voulurent le 29 juin, dans une messe dite à la cathédrale, les accorder aux deux ambassadeurs, mais il en résulta un grand désordre, et il fallut y renoncer. Le cardinal de Lorraine se plaignit qu'on ne l'eût pas consulté sur cette affaire, et du Ferrier, notre ambassadeur, déclara qu'il était résolu de protester et de partir, au cas qu'on ne lui maintînt pas la préséance. Les Français allèrent plus loin dans leurs plaintes, rappelèrent une opinion d'après laquelle Pie IV se disait pape sans être légitime, son élection ayant été entachée de simonie, et dans un discours latin qui ne fut pas prononcé, niais distribué, espèce de protestation ou annexe destinée à être jointe à un pareil factum, du Ferrier peignit le Saint-Père en noir et le montra brouillant tout dans le but de se faire reconnaître supérieur au concile. Les choses s'aigrissaient, on le voit, et la France dévoilait ses griefs, sinon contre la papauté et l'Église romaine, au moins contre celui qui en était le chef effectif, lorsque l'on convint de ne plus donner ni paix ni encens dans les cérémonies publiques jusqu'à la réponse du roi d'Espagne dont l'avis avait été demandé. Le cardinal de Lorraine vint également en aide à la situation en proposant d'omettre à la prochaine congrégation les articles de l'institution des évêques et de l'autorité du pape, afin d'écarter les motifs de contestation : son avis, appuyé par l'empereur, l'emporta.

Les bonnes dispositions du cardinal de Lorraine en faveur de la papauté, renouvelées par la situation de sa famille en France depuis la mort de ses frères, car déjà ce prince de l'Église entrevoyait l'obligation où l'on pourrait se trouver de former dans ce pays une grande ligue catholique comme moyen politique de contre-balancer l'ambition du parti protestant ; ces bonnes dispositions furent en ce moment augmentées par des lettres amicales de Pie IV qui l'engageait à se rendre à Rome afin qu'ils pussent s'entendre sur divers points. Tout en ajournant son voyage dans la capitale du inonde chrétien, il continua son intervention en faveur de la conciliation et de la simplification dans les affaires du concile, notamment dans la discussion qui s'éleva sur les fonctions des différents ordres, matière délicate, souvent attaquée par les protestants, suivant lesquels ces ordres n'avaient pas été institués par Jésus-Christ ; il proposa d'omettre dans les procès-verbaux de l'assemblée les pourparlers relatifs à ce sujet et de ne prendre aucune autre décision que celle de recommander aux évêques le soin de faire remplir le mieux possible les fonctions dites des ordres mineurs, si fréquemment abandonnées aux laïques[16].

Le cardinal de Lorraine continua son rôle de conciliateur dans les assemblées particulières de prélats qui furent tenues pour la lecture préalable des décrets, lecture faite dans le but d'éviter de nouvelles discussions de la congrégation générale, et notamment il ramena les Espagnols à ne pas demander une nouvelle rédaction du décret relatif à l'institution des évêques.

Enfin, les principaux prélats étant d'accord, on commença les congrégations générales, à la date du 9 juillet 1563. On lut les chapitres doctrinaux et les canons de l'ordre. Cette lecture terminée, le cardinal de Lorraine parla brièvement sans soulever de difficultés : c'était pour donner l'exemple, et il fut imité, sauf par un certain nombre de prélats espagnols, qui réclamèrent encore pour que l'institution des évêques fût déclarée de droit divin. Néanmoins, le décret fut approuvé ; celui sur la résidence également, après l'addition, en ce qui concernait les causes légitimes d'absence, des mots utilité de l'État, sur la proposition universellement approuvée du cardinal de Lorraine. Les autres décrets passèrent sans opposition. Seulement, dans une séance supplémentaire en date du 14 juillet, on ajouta, dans le décret sur la résidence, qu'il était obligatoire pour les cardinaux.

Le 15 juillet, une cérémonie eut lieu à l'église, et, après la messe et le sermon, lecture des actes préliminaires et des décrets fut donnée ; tous les approuvèrent, sauf les Espagnols, qui firent une restriction. Cette session réussit très-bien ; elle brouilla seulement le cardinal de Lorraine et les Espagnols, qui se prétendaient abandonnés par ce prince de l'Église, notamment pour le décret de l'institution des évêques. Le fait est que le chef des prélats français avait changé son point de vue : l'exposition même des actes relatés en ce chapitre met ce point hors de doute.

Restait à ménager la prompte conclusion et la fin du concile. Pour y atteindre, les légats proposèrent, ce qui fut admis, de confier à une commission de dix théologiens, dont deux français, l'examen des articles concernant l'indulgence, l'invocation des saints et le purgatoire.

Pour les articles de réformation, le représentant de l'Espagne à Trente souleva des difficultés, tandis que le roi d'Espagne venait de donner au pape l'assurance de sa volonté de hâter les dernières délibérations du concile : semblable diversion mit le trouble dans l'assemblée. Pour s'en distraire, on examina la question du mariage : le cardinal de Lorraine insista pour qu'on condamnât les divorces permis par le code Justinien, et obtint gain de cause. En même temps un mémoire, lu au nom du roi de France, demanda le consentement des parents pour rendre valides les unions des enfants de famille.

Mais déjà le cardinal de Lorraine se montrait plus impatient, car il désirait se rendre à Rome, suivant l'invitation du Saint-Père, et son gouvernement venait de l'y autoriser, de l'engager même à entreprendre ce voyage. Aussi vit-il avec plaisir les légats remettre aux ambassadeurs quarante-deux articles de réformation et leur demander à ce sujet leur avis. Lesdits articles devaient être examinés en deux sessions. Le représentant de l'Espagne essaya de faire renvoyer l'examen de ces articles à des députés spéciaux, pris dans chaque nation, disant que les propositions des légats cadraient trop avec les intérêts de la cour de Rome. Le cardinal de Lorraine s'opposa à cette demande et fut appuyé par le Portugal et les Impériaux ; en même temps il conseilla aux légats de retrancher de leurs propositions tout ce qui ne pourrait être facilement adopté, et, comme un cardinal paraissait étonné de ce revirement dans ses opinions, revirement que nous avons déjà signalé, il ne lui cela point qu'en effet il attendait maintenant peu de chose du concile pour la réformation. Et de fait, le gouvernement royal de France, se trouvant en paix avec les protestants, avait un moindre intérêt à obtenir de Rome quelque concession capable de les satisfaire ; aussi ses instructions avaient changé comme ses dispositions personnelles ; si le concile avait duré moins longtemps, il en aurait été sans doute autrement, ce qui montre une fois de plus qu'il existe, dans la gestion des affaires humaines, un instant favorable à saisir.

Chaque pays donna son avis sur les articles en question par l'organe des ambassadeurs qu'il possédait déjà à Trente : les Français opinèrent le 3 août. Leurs principales demandes établissaient le programme qui suit : — Il n'y aura que vingt-quatre cardinaux, dont aucun frère ou neveu du pape, et tous âgés d'au moins trente ans ; — aucun ecclésiastique ne pourra tenir plus d'un bénéfice, et, en France, il devra être Français, conformément aux lois du pays ; les résignations in favorem seront abolies ; — les causes criminelles des évêques et les causes ecclésiastiques ne seront jamais jugées hors de France ; — aucun chanoine ne pourra avoir moins de trente-cinq ans[17] ; — on terminera la réforme ecclésiastique avant de s'occuper de ce qui concerne l'autorité des rois et des princes.

Quand les nations représentées eurent chacune opiné par écrit, les légats délibérèrent sur leurs mémoires, afin de savoir ce qu'ils devaient proposer ; le cardinal de Lorraine, conformément à ses précédents avis, conseilla de faire opiner seulement sur les points susceptibles de ne pas soulever de difficultés.

Dans les congrégations consacrées à la rédaction définitive des canons ayant rapport au mariage, les Français insistèrent afin que la présence d'un prêtre fût nécessaire pour valider une union, ce qui fut approuvé ; seulement ce prêtre compta pour un témoin, ou du moins le nouveau décret n'exigea plus à l'avenir que deux témoins au lieu de trois. Il y eut 133 voix favorables à ce décret et 56 contraires.

Le 21 août, sur l'ordre du Saint-Père, qui désirait de plus en plus clore les opérations du concile et avait écrit dans ce sens aux divers souverains, les légats offrirent à la discussion trente-deux articles — on les avait réduits à ce nombre — sur la réformation. On tint plusieurs assemblées particulières pour les discuter, et, sur les observations spéciales des Impériaux, on supprima (en l'ajournant) l'article concernant la réformation des princes séculiers. Les vingt et un articles restants furent présentés le 7 septembre aux congrégations. Leur examen donna lieu encore à bien des contestations, mais entrer à ce sujet dans des détails nous entraînerait trop loin, vu que nous nous occupons du concile uniquement pour retracer la part qu'y prirent les représentants de la France.

Il nous suffira de dire qu'au reçu d'une copie des articles de réformation présentés par les légats, la France en prit de l'ombrage, et s'apercevant que l'on voulait par eux diminuer l'autorité royale au profit du clergé, de même que déjà les évêques avaient essayé de mettre sous leur obéissance les ordres religieux, elle protesta haut et ferme. Ses ambassadeurs reçurent l'ordre de s'opposer aux articles de la réformation des princes, puis, aussitôt leur opposition faite, de se retirer à Venise : en hommes prudents, ceux-ci notifièrent aux légats la première partie de cet ordre, et tinrent la deuxième secrète.

Sur ces entrefaites (15 septembre), le concile fut prorogé jusqu'au 11 novembre ; le pape inclina dès lors, s'il ne pouvait le finir, à le transférer ou à le dissoudre. Le Saint-Père venait en outre d'apprendre le scandale causé à Beauvais et à Rouen par le cardinal de Châtillon qui, devenu protestant et marié, avait osé reprendre publiquement le costume du cardinalat, à la nouvelle que cette dignité lui était retirée ; en sorte qu'il se sentait en butte à de pénibles mortifications au moment où le cardinal de Lorraine parut au Vatican. Faisant trêve à ces ennuis fréquents dans la vie des souverains, il reçut son noble invité avec des honneurs inusités, lui rendant même visite dans son propre appartement, ce qui ne s'était pas encore vu lui laissant entrevoir, Biton, qu'il désirait l'avoir pour successeur, et lui promettant, en outre, de créer des cardinaux à sa recommandation, ce qui lui constituerait des partisans dans le sacré collège. Les points principaux traités entre les deux illustres amis — on peut leur donner ce nom, leurs intérêts étant alors identiques, et l'appui de l'un fortifiant l'autre — furent le projet d'une entrevue entre Sa Sainteté, l'empereur, les rois de France et d'Espagne, proposée par Catherine de Médicis, et la demande indiquée d'une aliénation de cent mille écus de biens ecclésiastiques il paraît que le cardinal jugea l'entrevue impossible et proposa de s'en remettre au concile pour la demande.

Il ne restait plus que huit évêques français au concile, le cardinal de Lorraine en ayant emmené six à Rome, et les autres ayant quitté Trente successivement ; c'était presque un abandon. On devait voir ou plutôt entendre pis encore, à savoir une protestation de du Ferrier, qui excita un grand soulèvement dans l'assemblée. Cette protestation, préparée en partie à l'avance, surgit d'une maladroite exposition d'un prélat, lequel, dans la congrégation du 22 septembre, attribua la cause de tous les désordres aux princes et prétendit qu'ils avaient plus besoin de réformes que les autres, alors qu'on était tacitement convenu de ne pas attaquer le point délicat du contact des puissances séculière et ecclésiastique. Dans la partie de sa remontrance où il parlait au nom du roi, du Ferrier dit que son souverain s'étonnait que les Pères, réunis uniquement pour rétablir la discipline ecclésiastique, se fussent mis en tête de réformer ceux à qui ils devaient obéir et pour lesquels ils devaient prier, même quand ils seraient de mauvais maîtres ; dans la partie où il parla en son propre nom, il déclara qu'en s'appliquant à la prière, à une bonne vie, à la prédication, les Pères pourraient devenir des Ambroises[18], des Augustins, des Chrysostômes, et alors faire surgir des Théodoses. Cette protestation fut suivie d'un grand bruit ; on dit l'orateur hérétique, on l'accusa d'avoir profité, pour s'exprimer ainsi, de l'absence du cardinal de Lorraine. Plusieurs se froissèrent de ce qu'il appuyait sur la loi naturelle, l'Écriture sainte et les anciens conciles, l'autorité des rois de France, eu égard aux personnes et aux biens ecclésiastiques. Du Ferrier se justifia. L'archevêque de Sens et l'abbé de Clairvaux prétendirent que, créature du roi de Navarre, il voulait de la sorte fournir l'occasion de tenir en France un concile national. A la suite d'un tel dissentiment, l'ambassadeur de France prit les ordres du roi, afin de savoir s'il devait exiger que sa protestation, prescrite par Sa Majesté, fût insérée dans les actes du concile : en même temps il se plaignit des erreurs qui s'étaient glissées dans l'extrait envoyé au pape par les légats, puis, afin de rétablir l'exactitude de ses paroles, publia son discours et en envoya une copie au cardinal de Lorraine.

Ici chacun oubliait une circonstance : depuis quatre siècles il existait, entre la cour de France et la papauté, des divergences dans les points de vue et des différends dont le concile n'avait que faire, et qui cependant se produisaient devant lui, par le fait que les souverains intervenaient en ses affaires. On aurait dû écarter ce qui pouvait faire revivre ces différends, tenant à l'essence des deux pouvoirs, aussi vivaces l'un que l'autre et durant encore aujourd'hui, dans une situation analogue, trois siècles après l'époque dont nous retraçons l'histoire, et, en proposant d'agir ainsi, le cardinal de Lorraine avait raison. La suite le prouva, car trois réponses anonymes parurent contre du Ferrier, qui, à son tour, mit au jour une apologie de son discours. L'incendie allumé dans les esprits continua. Il se répandit dans Rome dès que le fait fut connu, le pape se montrant mortifié de ce que le roi de France, au moment où il le faisait solliciter pour obtenir l'autorisation de prélever cent mille écus sur le clergé, déclarait en plein concile, par la voix de son ambassadeur, qu'il avait le droit de le faire, le cardinal de Lorraine regrettant cet incident, qui se jetait mal à propos au travers de ses négociations. Ce dernier pourtant reprit promptement courage ; il chercha à convaincre le Saint-Père que tout cela ne serait pas arrivé si les légats avaient tenu leur promesse de ne pas laisser parler des rois et des souverains ; il l'assura que le concile finirait encore tranquillement, et lui promit d'une part d'écrire à Charles IX pour lui présenter ses plaintes, d'autre part de faire revenir à Trente nos ambassadeurs qui venaient de quitter cette ville (7 octobre) pour se rendre à Venise. Mais il ne put empêcher Pie IV de publier le 13 octobre la sentence rendue contre les cinq évêques français accusés d'hérésie, et de citer la reine de Navarre — veuve d'Antoine de Bourbon — à comparaître sous six mois à Rome, sous peine de déchéance de ses dignités et domaines et d'annulation de son mariage, mesure extrême assurément et peut-être dangereuse. Le Saint-Père rejeta aussi en principe le projet d'entrevue avec les souverains.

On s'occupa, en attendant le temps de la session, des indulgences, du purgatoire et du culte des saintes images, puis on trouva moyen de calmer les Espagnols, eu égard aux exemptions des chapitres, en sorte que bientôt il ne resta plus qu'une difficulté, celle concernant le décret Proponentibus legatis : le cardinal de Lorraine arriva à temps dans Trente pour trouver une rédaction qui contenta tout le monde, de façon que le charme de son éloquence et la flexibilité de son esprit semblèrent avoir grandi à Rome. En même temps le chef des prélats français témoigna des pieuses intentions du pape, de ses désirs de voir l'Église améliorée, l'épiscopat resplendissant, le concile terminé.

Dès ce moment, un esprit commun semble avoir animé les membres du concile, et la résolution se forme de précipiter la fin de cette grave assemblée. Les instructions du Saint-Père sont arrivées, et, en cas de nécessité, la prudence des légats doit être corroborée pour la direction finale de l'avis du cardinal de Lorraine.

La nouvelle session s'ouvrit le 11 novembre, comme il avait été annoncé. François Richardot, évêque d'Arras, prononça un sermon et affirma qu'après deux ans de réunion le concile rétablirait, au sein de la religion, la doctrine et la discipline. Après la lecture du chapitre 5e des décrets de réformation, concernant les causes criminelles des évêques, le cardinal de Lorraine l'approuva, sauf ce qui faisait entrave aux droits et privilèges du royaume de France, puis, aussitôt la communication au concile de tous les décrets, il déclara les recevoir non comme une réformation parfaite, mais comme une préparation à une réformation plus complète, laquelle viendrait en son temps sous l'impulsion du Saint-Père, et, au besoin, d'un nouveau concile il demanda qu'un acte authentique fût dressé de cette protestation fort modérée, qu'il avait annoncée précédemment. D'autres prélats présentèrent des réserves, et la session fut remise au 9 décembre.

Cette nouvelle session fut employée à la continuation de l'examen des décrets de réformation ; les objections s'élevèrent en petit nombre, mais les prélats se communiquaient leurs impressions et s'étonnaient de telle ou telle disposition ; ils se demandèrent, par exemple, si le pape gagnait ou perdait en s'attirant à lui seul le droit de dispense en fait de mariage. Les Français n'approuvèrent pas la peine d'une amende prononcée contre les ravisseurs de jeunes filles, assurant que c'était à l'autorité laïque à prononcer cette peine. Quant à la rédaction relative au décret Proponentibus legatis, elle fut si tempérée, elle reconnut tellement l'autorité des anciens conciles et les précédentes règles, que beaucoup la trouvèrent contraire à la vérité du fait et dirent en outre qu'énoncer de pareilles intentions à la fin du concile venait trop tard.

Durant ce temps, Charles IX recevait la nouvelle du refus fait par le pape d'autoriser une nouvelle aliénation sur les biens du clergé, passait outre et vendait néanmoins ces biens, mais à vil prix[19], les populations se croyant, si elles les achetaient, sous le coup d'une excommunication. Le roi écrivit à du Ferrier et à ses autres ambassadeurs près le concile de demeurer à Venise jusqu'à nouvel ordre, ajoutant que cet ordre ne lui serait envoyé qu'après certitude que les articles de réformation n'entameraient ni les droits de la couronne, ni les privilèges et immunités de l'Église gallicane[20] : il prévint le cardinal de Lorraine de cette disposition de son gouvernement. Quant à la citation de la reine de Navarre, il fit dire au Saint-Père, par le sieur d'Oisel, notre ambassadeur à Rome, que c'était un acte insolite auquel nul pape n'avait recouru, et cependant il ne manquait pas de princes ayant embrassé, avant l'année 1563, les principes de la réformation.

Dès la clôture de la session du 11 novembre, le cardinal de Lorraine, secrètement d'accord avec les légats pour tout finir en une session dernière et définitive, commença à dire partout qu'il ne pouvait être à Trente pour Noël, et qu'il regrettait d'être obligé de quitter le concile, mais que ses ordres l'y forçaient. Les Impériaux parlèrent dans ce sens. Alors, le cardinal Moron, l'un des légats, tint chez lui une congrégation particulière comprenant, outre les cardinaux, vingt-cinq prélats, et leur demanda de donner leur avis sur la conclusion du concile, sollicitée par les deux princes dont l'état des royaumes avait le plus incité à réunir l'assemblée. Le cardinal de Lorraine, dont l'influence grandissait et qui, en toutes ces affaires, montrait au grand jour l'éclat de ses talents, déclara que la continuation du concile ne pouvait qu'être nuisible, que sa fin terminerait l'Intérim d'Allemagne et empêcherait en France la convocation d'un concile national ; il ajouta qu'on pouvait le clore en une session, en y traitant du reste de la réformation, en s'occupant peu du catéchisme et de l'index des livres défendus, en renvoyant au pape les articles relatifs aux indulgences et aux images, en se bornant à projeter l'anathème sur les hérétiques en général. A l'exception de trois évêques espagnols, tous furent de cet avis. Cette proposition fut communiquée aux ambassadeurs ecclésiastiques et séculiers, auxquels elle convint, sauf celui d'Espagne. Des congrégations furent aussitôt ouvertes pour préparer cette dernière session. On y résolut de solliciter avant tout du pape la confirmation des décrets rendus par le concile sous Paul III, sous Jules III et sous Pie 1V, résolution qui éprouva encore quelque peine à passer ; mais le cardinal de Lorraine rappela que les prélats français étaient obligés de partir, et qu'après eux le concile cesserait d'être général, ce qui fit tomber les objections.

Aussitôt le frère de François de Guise écrivit à du Ferrier qu'il pouvait revenir à Trente, le texte relatif à la réformation des princes ayant été corrigé ; mais notre ambassadeur trouva que le cardinal outrepassait ses pouvoirs, lui répondit qu'il devait attendre les ordres du roi, et écrivit à la cour qu'il ne croyait pas que ce fût le cas pour lui de reparaître au concile, les libertés de l'Église gallicane restant encore blessées par certaines dispositions dans les décrets à émettre.

Huit prélats furent chargés de préparer les décrets du purgatoire, de l'invocation des saints et du culte des reliques et des images ; il fallut encore plus d'un tempérament pour les rédiger de façon à contenter tout le monde. Une congrégation fut consacrée aux indulgences et plusieurs à l'index. Enfin l'on convint que si l'on ne pouvait tout terminer en un seul jour, on remettrait la suite au lendemain, mais comme affaires traitées dans une seule et même session. Quatorze évêques espagnols s'opposèrent à cette décision ; les légats passèrent outre. Alors le cardinal de Lorraine et les ambassadeurs impériaux sollicitèrent l'ambassadeur espagnol de se réunir à une résolution si unanimement prise, ce que ce dernier fit, après bien des défenses et en réservant notamment certains points.

Cette dernière et solennelle session s'ouvrit le vendredi 3 décembre 1563. La messe célébrée, le sermon prêché, on fit la lecture des décrets : la doctrine sur le purgatoire encourageait les prières pieuses des vivants pour les morts ; le décret sur les saints enseignait que les saints prient pour les hommes et qu'il est utile de les invoquer ; le culte des images, sans être parfaitement circonscrit et borné, reposait sur l'idée que la représentation peinte des mystères remet dans la mémoire du peuple les principaux articles de foi. Lecture fut aussi donnée des vingt décrets relatifs à la réformation[21], et enfin d'un dernier décret précisant que toute clause insérée dans un des décrets du concile, soit sous le pape vivant, soit sous ses prédécesseurs, ne pouvait porter préjudice à l'autorité du Saint-Siège.

La suite de la réunion eut lieu le 4 décembre avant l'aurore, suivant la convention, et quoique l'on fût depuis plusieurs jours plus tranquille sur la santé du Saint-Père, dont l'état avait donné des inquiétudes. Le décret sur les indulgences, prononçant anathème contre quiconque en nierait l'utilité, et recommandant d'en user avec réserve et modération, fut communiqué aux Pères dans l'après-dînée. Pour l'index[22], le concile s'en rapporta au pape : il déclara en outre, pour les places accordées dans ses séances aux ambassadeurs, n'avoir voulu préjudicier aux prétentions de personne, et finalement exhorta les princes à ne point laisser violer ses décrets par les hérétiques.

Le secrétaire du concile se leva ensuite et demanda s'il plaisait aux Pères qu'on mît tin au concile : tous répondirent : Placet ; le président leur accorda une indulgence plénière, les bénit et leur recommanda de se retirer après avoir rendu grâces à Dieu.

Signalons les acclamations prononcées suivant l'usage à la fin du concile. Ce fut le cardinal de Lorraine qui se chargea de ce soin, dont sa vanité et sa légèreté ont été rudement accusées. Il dit d'abord[23] :

Au bienheureux Pie, pape et notre seigneur, pontife de la sainte Église universelle, beaucoup d'années et une mémoire éternelle !

Et les Pères lui répondirent :

Seigneur Dieu, conserve le Saint-Père le plus longtemps possible à son Église !

Ces souhaits, qui s'adressaient à l'Église elle-même en la personne de son chef, étaient à leur place après la maladie du pape qui venait de se résoudre, si un mieux sensible ne s'était pas prononcé, à créer huit cardinaux et à mettre ordre à sa succession.

Le cardinal français acclama ensuite la mémoire des papes Paul III et Jules III, le souvenir de l'empereur Charles-Quint, promit une longue vie à Ferdinand et aux rois protecteurs du concile — mais sans nommer Charles IX, oubli singulier et peu français, au moins dans la forme —, souhaita nombreuses années aux légats, aux cardinaux, aux évêques, et finit par ces mots :

Anathème à tous les hérétiques !

ce à quoi le concile répondit unanimement :

Anathème ! anathème !

Ce dernier dire restait vague, comme le cardinal l'avait toujours proposé ; il s'adressait même aux hérétiques anciens comme aux hérétiques modernes, et dans cette forme ne pouvait gêner l'action d'aucun gouvernement.

Les Pères du concile signèrent tous les décrets ; on s'abstint de faire remplir la même formalité par les ambassadeurs, à cause de l'absence de ceux de France, dont la non-signature eût pu être mal interprétée.

Dans un consistoire tenu le 26 janvier 1564, le pape confirma sans exception et sans réserve les actes du concile, malgré l'avis de deux cardinaux qui voulaient restreindre plusieurs décrets, particulièrement ceux qui concernaient l'autorité accordée, ou plutôt reconnue, aux évêques. C'était bien là, en effet, l'opinion de la cour de Rome et de son entourage ; mais le Saint-Père, appuyé par la plupart des cardinaux, surtout par les légats du concile, se mit au-dessus de ces tiraillements et donna une approbation entière. Il n'y a pas à examiner si cette déclaration infirmait l'autorité morale du concile, puisque le concile lui-même l'avait sollicitée.

Tel fut le concile de Trente, telle fut surtout la part qu'y prit la France ; nous avons essayé de mettre cette part en lumière.

L'influence de notre pays y fut grande, incontestée. De nombreux prélats français agirent par leur parole, leur savoir, leur expérience ; nos ambassadeurs conservèrent la prépondérance due à la nation fille aînée de l'Église, et qui, malgré ses troubles religieux et ses guerres civiles, pesait encore tant dans la balance des intérêts catholiques. Quant au cardinal de Lorraine, son ingérence, son autorité sont de tous les instants ; on l'écoute, on se rallie autour de lui ; s'il la perd un instant, il la ressaisit bien vite, soit auprès du pape, soit auprès de l'empereur, soit auprès des légats et de la majorité des prélats. On est à se demander si, en son absence, cette grande assemblée eût aussi bien accompli sa mission, principalement si elle l'eût achevée ; le pape malade, écrivant à Trente et le priant de se souvenir de sa promesse[24], forme à cet égard un témoignage irrécusable. Devant un tel résultat, les défauts de ce cardinal disparaissent, et son éloquence, son habileté, son esprit de conciliation restent seuls pour asseoir sa renommée.

Ses tendances politiques dans le concile ne méritent pas le même éloge ; il est certain qu'elles ne furent pas celles d'un ami du gouvernement de Charles IX : rien que le singulier oubli du roi de France parmi les souverains acclamés, alors qu'il n'était pas obligé de prononcer lui-même ces acclamations, en donne la preuve. Il céda également par rapport à l'opinion gallicane que le concile était supérieur au pape, mais sans doute pour se ranger à l'avis le plus général parmi les prélats de ce temps, que la réformation et les discordes religieuses avaient fait pencher en faveur du Saint-Père plus qu'au commencement du siècle et au siècle précédent. En outre, il fit avec la papauté un pacte d'alliance, sans doute dans l'intérêt de sa famille en France, à coup sûr pour la conservation de la religion catholique dans ce royaume, et peut-être parce qu'il entrevoyait ainsi plus de chance pour se frayer un chemin à la succession pontificale de Pie IV.

La cour de France reprocha sa conduite au cardinal de Lorraine, lequel allégua, et ce fut sa meilleure raison, que resté seul à la fin, avec huit prélats, il n'avait pu contrebalancer la manière de voir et la volonté formelle de deux cents prélats.

Le parlement de Paris blâma l'extension prise par la puissance ecclésiastique au détriment de la puissance temporelle, et notamment la menace insérée dans un décret contre les souverains qui permettraient le duel, menace d'excommunication alors fort sérieuse, disant que nul pouvoir humain ne peut dépouiller les princes du pouvoir que Dieu leur a donné, et qu'en France il était de principe que ni le roi, ni ses officiers ne pouvaient être excommuniés pour ce qui concerne l'exercice de leurs charges[25] ; il déclara contraire aux droits des conciles provinciaux et nationaux la réserve des causes criminelles des évêques au pape, et s'éleva contre le cercle vicieux qui autorisait les ordres mendiants à posséder des biens-fonds, à moins qu'on ne modifiât leur organisation.

En vain le cardinal de Lorraine arguait qu'il avait fait insérer une clause de réserve en faveur des droits et de l'autorité du roi de France, en faveur aussi des privilèges de l'Église gallicane ; on lui rétorquait son argument en le défiant de montrer copie de cette réserve, et en spécifiant que d'ailleurs, faite le 10 novembre, elle ne s'appliquerait pas aux décrets rendus dans la dernière session, et c'étaient les plus nombreux.

Les évêques, les théologiens et leur entourage parlèrent encore plus librement du concile.

Toujours est-il qu'il ne fut pas admis à cette époque en France, et que depuis il n'a jamais été publié et accepté en forme, malgré les instances de la cour de Rome, malgré la conservation du droit de préséance maintenu à la France sur l'Espagne, malgré une tentative des docteurs de Sorbonne en 1567, malgré les efforts de Pie V et d'autres papes[26].

Et, si notre tableau est fidèle, le lecteur restera convaincu de quelle difficulté une aussi inextricable machine qu'un concile est entourée et menacée tant que des pilotes habiles et résolus, à l'imitation du cardinal de Lorraine, ne se mêlent pas de la conduire, à peu près, à bon port. Assurément, si des gens aussi pieux, aussi expérimentés dans les choses de l'esprit, se disputent autant que les prélats de toutes nations du concile de Trente[27], cela doit tranquilliser les laïques sur ce.qui se passe au agie siècle dans les grandes assemblées politiques et ne pas les faire prendre en mauvaise part. L'intérêt, les passions humaines sont inhérents à toute réunion d'hommes : cela le prouve une fois de plus. Heureux donc les mortels, ecclésiastiques ou laïques, qui parviennent à se débarrasser, dans leurs actions, du côté personnel et particulier !

 

 

 



[1] Si le présent chapitre parait un récit des faits du cardinal de Lorraine, c'est qu'il représentait la France plus encore que nos ambassadeurs laïques, et si les détails abondent ici plus que les grands traits, c'est qu'en effet tel fut le caractère de ce concile et celui de ses discussions.

[2] Cette nouvelle parvint à Trente le 7 décembre 1562 ; la mort de ce prince eut lieu le 17 novembre, et il avait été blessé au siège de Rouen vers le 12 octobre.

[3] Du Ferrier.

[4] Aujourd'hui les livres de prières contiennent, à côté du texte latin, la traduction en français, et l'on chante certains cantiques en français.

[5] Elles revenaient à se désigner un successeur, contrairement aux canons, puisqu'on demandait ainsi que le Saint-Père assurât à l'avance votre charge à telle personne.

[6] Histoire du concile de Trente, par SARPI, traduction Le Courayer. Londres, 1736, t. II, p. 420. Il y a certes à reprendre dans cet ouvrage, dont les proportions sont grandes et qui a dû coûter un long travail ; mais un auteur compétent le déclare moins pernicieux (perniciosior) que le livre du père jésuite Palavicinus sur le même sujet. Voyez De tribus historicis concilii Tridentini, auctore CÆSARE AQUILINIO. Anvers, 1662, p. 95.

[7] Le rapprochement de ces deux dates indique le temps nécessaire pour l'envoi de la correspondance ; il fallait trois semaines de Paris à Rome.

[8] Deux heures par jour, assure-t-on, avec l'empereur et le roi des Romains seuls.

[9] Montaigne rend compte de la marche suivie, en cette occasion, par la légitime douleur du cardinal, avec une finesse de sentiment particulière : Dernièrement, dit-il, un prince des nostres, ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frère aisné, mais un frère en qui consistoit l'appuy et l'honneur de. toute sa maison, et bientost aprez d'un puisné sa seconde espérance, soustint ces deux charges d'une constance exemplaire ; comme quelques jours aprez, un de ses gents veint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident, et, quittant sa resolution, s'abandonna au deuil et aux regrets, en manière qu'aulcuns en prinrent argument qu'il n'avoist esté touché au vif que de cette dernière secousse ; mais, à la vérité, ce feut que, estant d'ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de la patience. Essais, livre Ier, chap. II.

[10] Le cardinal de Châtillon.

[11] Jean de Saint-Chaman, archevêque d'Aix.

[12] Jean de Montluc, évêque de Valence ; Jean-Antoine Caraccioli, évêque de Troyes ; Jean de Barbançon, évêque de Pamiers ; Charles Guillard, évêque de Chartres ; Louis d'Albret, évêque de Lescar ; Claude Regni, évêque d'Oléron ; Jean de Saint-Galais, évêque d'Usez (Uzès) ; François de Noailles, évêque d'Acqs (de Dax).

[13] Le cardinal de Lorraine avait pourtant raison, car beaucoup de théologiens français, que la France appauvrie ne pouvait plus y entretenir, quittaient Trente.

[14] Celui de Léon X et de François Ier.

[15] Déjà le chancelier, clans une épître latine, lui avait dit : Si tu vois que tout est faux et mensonger, qu'il est impossible d'atteindre aux résultats espérés, reviens promptement avec ta suite, et n'attends pas la fin des conférences, afin que nul ne t'accuse de maladresse ou d'ambition, et ne se figure que tu as tout sacrifié à de trompeuses espérances ; ce parti sera plus digne de toi. Gardons l'honneur, seul reste de notre splendeur passée. Si la fortune accable la France et lui ôte tout espoir, le devoir du bon citoyen sera de ne point survivre au désastre, après avoir fait tous ses efforts pour sauver son pays. Poésies complètes de Michel de l'Hospital, traduction de M. BANDY DE NALÈCHE, 1857, p. 291. Que d'amertume dans ce passage, et combien l'on voit à quel degré de troubles la France était tombée, puisque ceux qui la gouvernaient éprouvaient un tel découragement !

[16] Allumer les cierges, sonner les cloches, préparer chaque autel pour la célébration de la messe, prendre soin des objets servant au costume des officiants et à la décoration de l'église, etc.

[17] Cinq ans de moins qu'un cardinal, mais l'âge du cardinalat était ainsi fixé en faveur des princes.

[18] Saint Ambroise a composé un traité sur le devoir des prêtres.

[19] La juridiction de l'archevêque de Lyon sur cette ville fut adjugée pour 30.000 livres.

[20] L'expression Eglise gallicane remonte donc au-delà de Louis XIV et de Bossuet, comme beaucoup de personnes ne le supposent pas aujourd'hui.

[21] On le trouvera à la fin des recueils contenant les canons et les décrets du concile.

[22] Le dix-neuvième de ces décrets excommuniait les duellistes, leurs parrains et aussi les princes autorisant le combat singulier.

[23] Reportez-vous, pour le texte réel de ces acclamations, faites en latin, à la page 288 de Concilii Tridentini canones et decreta, édition QUÉTIF, Paris, 1664, in-18.

[24] PALLAVICINI, livre XXIV, chapitre V.

[25] Ceci rappelle le mot de Richelieu prétendant avoir un bref du pape qui le dispensait de plus d'une obligation en vue de ses fonctions politiques : Et ce bref s'étend-il, lui disait un légat, jusqu'à résister à la papauté ?Je le crois, répondit le fameux cardinal.

[26] Henri III se borna à la promesse de faire exécuter par ses ordonnances ce qui était prescrit par le concile pour certains articles particuliers. L'édit de pacification de 1577 parlait encore d'un concile national à convoquer. — Nous reprendrons cette question dans l'Histoire de Henri III. A défaut de notre opinion, ou, si l'on veut, en l'attendant, le lecteur peut consulter : Histoire de la réception du concile de Trente dans les différents Etats catholiques. Amsterdam, chez Arkstée et Merkus, 1756, in-12.

[27] Saint Grégoire de Nazianze déclare n'avoir jamais vu un concile finir d'une manière heureuse, mais il va trop loin en ajoutant que ces assemblées augmentent plutôt les maux de la société religieuse qu'ils ne les font disparaître.