HISTOIRE DE CHARLES IX

LIVRE PREMIER. — AVANT LA SAINT-BARTHÉLEMY

 

CHAPITRE VI. — ÉVÉNEMENTS MILITAIRES DEPUIS LES TROUBLES DU MIDI JUSQU'À L'ÉDIT D'AMBOISE.

 

 

1562-1563.

 

On allait se battre faute d'avoir pu s'entendre ; après s'être battu s'entendra-t-on mieux ? Nous présentons cette réflexion au lecteur, non pour appuyer sur le système philosophique d'après lequel on peut rire de tout et principalement des accoûts avec lesquels les affaires humaines sont conduites, mais pour préparer au peu de fixité que prendra la politique à la trêve. Il en sera de cette politique comme des conditions imposées aux villes conquises, celle d'abattre le tiers de leurs murailles ; mais où prendre ce tiers ? Si c'est au bas, au fond des fossés, les murailles tomberont dans leur entier. La condition demeure donc ambiguë et prête à l'amphibologie. Il en sera de même de la volonté gouvernementale ; l'affaiblira, et, quand on aura la paix, lui soufflera le désir de la guerre, et vice versa. Pour l'instant la France subit la guerre ; examinons les événements qui signalèrent cette lutte.

Parmi les premières mesures adoptées par les catholiques, nous citerons des changements de gouverneur, le maréchal de Brissac remplaçant dans le commandement de Paris le cardinal de Bourbon, les ducs d'Aumale, de Montpensier et Blaise de Montluc envoyés à la tête des provinces ; ce dernier, préposé au gouvernement de la Gascogne, dont il tirait origine, était déjà, opine Davila[1], un homme illustre pour l'excellence de son esprit et de son courage, mais encore plus pour sa grande expérience de la guerre. Une armée catholique, forte de 4.000 chevaux, 6.000 fantassins, et pourvue de canons à suffisance, marcha vers Orléans, sous l'autorité du roi de Navarre, lieutenant général, et qui venait de se prononcer en faveur du maintien de l'autorité royale contre ses propres coreligionnaires ; le connétable et le duc de Guise l'assistaient, faisant chacun office de leur charge, La reine mère rejoignit l'armée à Montlhéry ; la marche continua, et les catholiques approchèrent à 6 lieues d'Orléans, puis à 5 lieues de Châteaudun, à Talsi.

Catherine de Médicis s'inquiétait du renouvellement de la guerre civile ; elle renoua avec le prince de Condé. Celui-ci semblait, depuis la conjuration d'Amboise, destiné aux situations les plus singulières. Il consentit à se trouver, pour une entrevue, dans la localité de Tourny, distante d'Orléans de 40 kilomètres environ ; là, il conversa seul avec la reine mère, au milieu de la campagne et assez longtemps, puis il émit peu après des propositions exagérées, allant jusqu'à réclamer la garantie de six puissances européennes pour l'éloignement du duc de Guise et du connétable jusqu'à ce que le roi Charles IX eût atteint vingt-deux ans. Aussitôt le gouvernement l'envoya sommer par héraut de poser les armes sous dix jours, ce à quoi les protestants répondirent par la formation d'une ligue dont Condé devint le chef. Néanmoins, la reine reprit ses projets de conciliation, et eut assez d'adresse pour porter le connétable, le duc de Guise et le maréchal de Saint-André à offrir d'eux-mêmes leur retraite volontaire de la cour, leur disant : c'est pour faire la paix, et, une fois la paix obtenue, le pouvoir de mon fils rétabli, nous vous serons favorables en retour de votre concession. Par compensation, elle arracha au prince de Condé une promesse écrite de s'en aller de l'armée protestante et de quitter la France jusqu'à ce qu'il fût appelé par le roi. C'était déjà beaucoup. Les catholiques accomplirent leur dire, mais le prince de Condé, sur l'opposition des siens, prétend-on, n'en fit rien, ou plutôt joua la comédie de se faire presque enlever par une députation des principaux protestants au milieu du camp de Catherine de Médicis (27 juin 1562). Devant un acte pareil la guerre seule pouvait dénouer la situation et amener une solution.

Du reste, le prince de Condé, mécontent de ce qu'on l'avait forcé de faire, car la reine lui avait dit à son départ : Votre foi reste pour gage, se décida à frapper un grand coup afin de détourner l'attention des esprits, et vint, le soir même du 27 juin, attaquer le camp catholique. S'il est vrai qu'en cette circonstance il aurait calculé sur l'absence du connétable et du duc de Guise, ainsi que sur le bruit général de la paix qui devait en ce moment endormir ses adversaires dans une fausse sécurité, comme Davila le dit, cela prouverait combien son manque de parole était prémédité, et cela l'aggraverait singulièrement ; mais un auteur[2] remet à la soirée du 2 juillet la camisade donnée par le prince au camp royal de Talsi, et à quatre jours de distance les émigrés volontaires pouvaient être revenus et les catholiques préparés à la lutte, d'autant plus que le 28 juin Condé avait notifié la rupture définitive des négociations à un dernier émissaire de Catherine de Médicis.

Dans ce but, il partit de la Ferté-Alais en trois corps : un de cavalerie, en avant-garde, aux ordres de l'amiral ; un deuxième d'infanterie commandé par d'Andelot ; un troisième mixte, arrière-garde à la tête de laquelle il se trouvait lui-même. Si nous en croyons les protestants, ils firent le double de chemin au travers des blés à peu près mûrs de la Beauce, et le matin, malgré le grand nombre d'espions rencontrés, se trouvaient encore trop loin des catholiques pour attaquer ; ils n'offrirent donc la bataille que dans l'après-dînée, après avoir logé à Lorges.

Peut-être faut-il voir là deux engagements : l'un à la date du 27 juin au soir, simple escarmouche ; l'autre, plus grave, le 2 juillet.

Le premier serait celui raconté par Davila et dont les circonstances paraissent précises. Damville, placé à l'avant-garde de l'armée royale, fit tirer deux salves d'artillerie afin d'avertir le reste de l'armée ; en peu d'instants les royalistes furent sur pied, l'escarmouche commença et dura jusqu'à ce que l'on fût prêt de chaque côté. Il était alors environ midi, et, comme de part et d'autre on escarmouchait encore sans en venir à rien de plus sérieux, il était évident que chacun se retirait, les protestants parce que leur retard les empêchait de profiter, comme ils l'auraient voulu, de leur surprise éventée ; les royalistes parce qu'ils sentaient la nécessité de se mieux garder à l'avenir. Et de fait un grand ordre ayant été introduit parmi ces derniers par le connétable et le duc de Guise, arrachés à leur exil volontaire par la tournure même des événements, le prince de Condé renonça à toute tentative nouvelle et dédommagea les siens en leur abandonnant la bourgade de Beaugency, sur laquelle il les jeta et dont ils se rendirent facilement maîtres en une journée.

Le second engagement serait une camisade donnée exprès le 2 juillet — jour fixé par Davila pour la prise susmentionnée de Beaugency — par les protestants au camp des catholiques, toujours situé à Talsi. Afin de fournir cette camisade, l'infanterie huguenote (10.500 hommes) aurait pris la tête et aurait été suivie par la cavalerie, différence essentielle avec l'ordre de marche précédent ; mais cette fois encore les soldats de Condé s'égarèrent, arrivèrent trop tard, offrirent deux fois le combat et deux fois virent leur offre refusée. A la suite de cet insuccès, ou tout au moins de cette tentative inutile, Condé se rabattit sur Beaugency, comme dans le récit précédent, et s'en empara.

La différence entre ces deux versions est peu importante, mais ce qui ressort jusqu'à l'évidence, c'est la réserve sur laquelle se tient l'armée royale. Elle refuse un engagement précipité, partiel ; la force réside de son côté, elle le sait, car l'État est pour elle, pourvu qu'elle patiente, gagne du temps, laisse s'user dans l'inaction un parti qui dispose de ressources restreintes et dont les chefs peuvent être gagnés. Ainsi, tandis que Condé abandonne Beaugency, à peine pris, pillé, démantelé[3], pour se retirer à Orléans, son refuge principal, les royalistes résolvent de réduire les places de la Loire occupées par leurs ennemis et de ramener le Poitou à l'obéissance : Montpensier reçoit la première mission, et le maréchal de Saint-André la seconde.

L'armée royale pouvait d'autant mieux opérer ces détachements qu'elle venait de recevoir un renfort de troupes étrangères, à savoir 6.000 Suisses et 10 cornettes de reîtres : elle se trouvait même assez forte pour entreprendre en même temps le siège d'Orléans et priver ainsi ses adversaires de leur arsenal. Auparavant, les chefs catholiques jugèrent à propos de se saisir des places d'alentour, et commencèrent leurs opérations le 11 juillet. Blois fut la première attaquée, et cela se comprend, puisque cette ville offrait le premier pont, en descendant la Loire[4], à partir de Beaugency, alors place ouverte. L'intérêt évident de posséder ainsi une tête de pont protégée par un château, si ce n'est par des fortifications réelles, fut promptement satisfait, car, aussitôt le canon pointé, la garnison gagna rapidement la ligne de retraite que lui ménageait le pont et s'enfuit, et il suffit ensuite d'une attaque effectuée par la brèche causée à la muraille par le canon pour amener les habitants à com7 position. Beaugency ayant été abandonné aux besoins des huguenots, Blois fut laissé à la convoitise des catholiques, qui marchèrent aussitôt vers Tours, ville populeuse, possédant des ponts sur la Loire et le Cher, et n'ayant qu'Amboise comme point de passage entre elle et Blois. Les défenseurs montrèrent une contenance fière ; il fallut ouvrir des tranchées, poster fortement l'artillerie, et promettre que l'on ne toucherait ni aux biens, ni aux personnes des vaincus. Tours pris, Poitiers se trouva assailli et canonné durant deux jours entiers par le maréchal de Saint-André, qui eut en cette action de guerre un singulier bonheur[5]. Il ordonnait de donner l'assaut, et ses soldats couraient aux brèches garnies de défenseurs, quand le gouverneur protestant du château, quittant inopinément son parti, sans doute afin d'obtenir de rentrer en grâce moyennant un service aussi signalé, trahit les siens et fit tirer l'artillerie du château sur les derrières des soldats garnissant leurs murailles. On conçoit que, pris entre deux feux, ceux-ci abandonnèrent la brèche, par laquelle les royalistes pénétrèrent en un clin d'œil, sans plus ménager les habitants, parce que leur exploit avait ainsi fini facilement.

Ces diverses opérations interceptaient pour Orléans les secours arrivant par la Loire et provenant soit du Maine, soit de la Guyenne, soit de la Gascogne. Restait encore Bourges, par où les vivres, les munitions, les soldats pouvaient passer, que l'Auvergne, le Lyonnais ou le Dauphiné fût leur point de départ : les efforts se tournèrent contre elle (18 août). Bourges était fort peuplée : les protestants avaient augmenté ses fortifications et y entretenaient 2.000 fantassins et 4 compagnies d'ordonnance (cavalerie), c'est-à-dire une force très-suffisante pour garder ses 4 milles de circuit et ses sept portes. L'amiral eut beau effectuer un notable coup de main et enlever par surprise aux faubourgs de Châteaudun un grand convoi d'artillerie et de munitions amené de Paris à l'armée royaliste, cette perte réelle n'empêcha pas le duc de Guise de presser le siège de Bourges et d'abîmer cette place sous les coups réitérés de ses canons et de ses mines. Plusieurs bastions ayant été ainsi démolis, on entra en pourparlers avec le gouverneur ; le duc de Nemours s'aboucha même avec lui, et le 31 août la place fut rendue sous la promesse pour la garnison de l'oubli du passé, de l'autorisation de se retirer où elle voudrait, pourvu qu'elle s'engageât à ne plus combattre contre le roi, et, pour les habitants, sous la promesse de ne pas être pillés et de rester libres de vivre avec la liberté de conscience.

La reine mère avait assisté à ce siège de Bourges et y avait conduit le roi son fils ; tous deux avaient montré un courage viril et animé les troupes, et si la régente s'était avancée de la sorte, car jusqu'alors on la croyait plutôt disposée à incliner du côté des protestants, c'est que les conditions auxquelles ils espéraient des secours de l'Angleterre[6], conditions contraires au patriotisme, car ils livraient le Havre à Elisabeth, et admettaient garnison anglaise dans les villes de Dieppe et de Rouen, c'est que ces conditions révoltaient en cet instant son bon sens et lui faisaient envisager les huguenots comme des ennemis de la France.

Catherine de Médicis opina également pour assiéger Rouen avant Orléans, toujours entraînée par l'idée qu'il fallait empêcher les Anglais de s'acclimater sur notre territoire et d'y occuper une ville aussi importante. Une lettre de reproches fut adressée à Condé pour compromettre à ce point les intérêts français. D'autres dépêches parvinrent à des chefs protestants[7], afin d'essayer de les détacher de leur parti, en leur promettant grâce entière et même augmentation de leur situation s'ils se soumettaient à l'autorité royale, triste moyen assurément, capitulation véritable, car dès lors l'avantage de se révolter devient évident. En quittant les environs d'Orléans, on laissa cette ville entourée de garnisons placées à Beaugency, Châteaudun, Bonneval, Pluvières, Etampes, Chartres et Janville, cités qui constituent une espèce de cercle autour de la capitale de l'Orléanais. Le marquis d'Elbeuf, frère du duc de Guise, qui commandait la garnison de Beaugency, ayant marché sur le bourg de Cléry, sis en amont sur la rive gauche de la Loire, y surprit une compagnie protestante et la contraignit à se renfermer dans le cloître. Condé accourut au secours des siens avec de grandes forces, mais les catholiques s'étaient retirés. Toutefois, afin de parer à une éventualité dangereuse, toutes les garnisons dont nous venons de parler furent groupées en un petit camp, qui réunit 4.000 hommes tant français qu'étrangers, et mit son assiette au village de Cravant, sur la rive droite, à 6 ou 7 kilomètres de Beaugency et de Meun. Une fois ce camp formé, il parut imposant, et le fait ordinaire se produisit : le roi l'appela vers lui afin de renforcer son armée sous les murs de Rouen, et les plaines de la Beauce se trouvèrent dépourvues d'appui et de soutien. Et pourtant on aurait pu s'inquiéter de la sécurité, car le 14 août le légat de Ferrare, de retour du concile, faillit être capturé, aux approches d'Orléans, par un guidon de l'amiral sorti de cette place avec 50 chevaux, lequel guidon se saisit seulement du bagage du prélat.

Pendant que Condé transformait en artillerie les cloches d'Orléans, le parlement de Paris ordonnait aux personnes suspectes pour le fait de la religion de vider Paris jusqu'à la pacification du royaume. Ce n'étaient là que des événements accessoires ; l'attention du pays se concentrait déjà sur la ville de Rouen.

Le duc d'Aulnaie venait de concentrer des forces importantes, de se jeter avec elles sur Pont-de-l'Arche, point essentiel, car il permettait de se diriger sur Rouen par le raccourci, au lieu de suivre le long coude de la Seine dont Elbeuf occupe presque le sommet. Se rapprochant de la grande cité normande, il l'avait assiégée, avait battu le fort de Sainte-Catherine qui domine la ville presque à pie, mais sans succès, et, devant une résistance désespérée, avait été dans l'obligation de lever le siège. Le second siège de Rouen par les catholiques commença le 25 septembre 1562, jour où les forces royales, victorieuses de Bourges, apparurent au bourg de Darnetal, à 8 kilomètres de distance, et y prirent position en seize quartiers, suivant l'ordre adopté pour la marche. Cette fois encore il parut nécessaire, comme opération préliminaire et indispensable, de s'emparer de l'ancien monastère de Sainte-Catherine, lequel, fortifié à la moderne[8], voyait et battait de toutes parts les avenues de la ville. A cet effet, le seigneur de Martigues[9], nouveau colonel général de l'infanterie, prit son emplacement, dans la nuit du 27 septembre, sous le mont Sainte-Catherine en s'embusquant dans le grand chemin de Paris, lequel offrait un creux où l'on se trouvait à couvert des coups de la forteresse. La garnison, non compris la cavalerie et les bourgeois, comptait 3.200 combattants. Persuadé que les assaillants devraient avant tout conquérir les dehors, le comte de Montgommery, gouverneur, celui-là même qui avait involontairement porté le coup mortel à Henri II, avait aggravé le danger de monter au fort Sainte-Catherine par la construction à mi-pente d'un boulevard spécial de forme circulaire, lequel prenait encore des vues sur le chemin ascendant. En vain Martigues, sagement dirigé par ses ingénieurs, chemina obliquement sur le flanc de la montagne ; il eut beau saper, c'est-à-dire marcher au moyen de tranchées couvertes par des gabionnades, il perdit beaucoup de monde ; cela s'explique au point de vue de l'art de l'ingénieur militaire, car alors on ne défilait pas les fortifications permanentes[10], a fortiori les abris improvisés d'un siège. Aussi les assiégeants recevant boulets, balles et matières incendiaires, et en recevant en plus grand nombre plus ils montaient, se trouvaient incommodés, et à la longue la situation eût pu devenir critique, sans un incident. Le beau-frère de l'historien Davila, étant de tranchée, s'aperçut de la faiblesse du feu des assiégés à un certain moment de la journée, questionna un prisonnier à ce sujet, et apprit un fait auquel ce dernier n'attachait aucune importance, à savoir que les assiégés, sûrs de résister, ne se faisaient aucune faute d'émigrer chaque jour, vers midi, et de se rendre à Rouen pour s'y approvisionner. Le seigneur de Villers, comprenant la merveilleuse facilité que cette circonstance offrait. pour une surprise, en avertit le connétable et le duc de Guise. Une attaque fut organisée en deux parties : une colonne fut dirigée contre le fort, une autre contre la demi-lune. L'opération fut secrètement menée ; à un signal donné, midi sonnant, les catholiques s'élancèrent contre le fort et plantèrent si vivement et si adroitement leurs échelles, qu'ils furent en un clin d'œil de l'autre côté des murailles, évitant ainsi les décharges de l'artillerie et de la mousqueterie ; une mêlée s'engagea dans le fort, mais le dessus demeura aux assaillants promptement secourus, surtout quand on aperçut l'enseigne royale flotter sur le haut des murailles. La demi-lune tomba de même. Il y eut dans cette journée plusieurs blessés ; le colonel général de l'infanterie reçut deux blessures, un coup de pique au visage, un coup de mousquet au côté, mais il combattit jusqu'à la fin, et on lui attribue l'honneur d'avoir fixé lui-même le drapeau au point culminant.

Le faubourg Saint-Hilaire avait reçu un renfort d'ouvrages qui en faisaient un centre redoutable ; on essaya d'abord contre lui d'un assaut, mais la besogne était trop rude. On dressa une batterie de 12 pièces au sommet du mont Sainte-Catherine, et de là on tira de façon à démolir les maisons du faubourg et à refouler ses défenseurs dans la place.

Ces deux actions avaient affaibli la garnison. Montgommery appela les Anglais du Havre de Grâce à son secours. Il semblait extrêmement difficile de ravitailler Rouen. Harfleur, puis Quillebeuf, sur la Seine, occupaient les rives et interdisaient tout passage par eau, grâce au tir des pièces d'artillerie dont elles se trouvaient pourvues. Les barques ne pouvaient donc passer impunément : cependant plusieurs parvinrent à franchir. Alors on enfonça au travers de la rivière des bateaux, en les reliant avec de fortes chaînes, de façon à ne plus laisser franchir que de frêles embarcations. Mais, à force de persévérance, les Anglais rompirent la chaîne et jetèrent ainsi dans Rouen 4 navires, 700 combattants et de nombreuses munitions.

Les pluies d'automne incommodèrent les assiégeants ; on résolut d'en finir le plus tôt possible. Une batterie fut installée entre la porte Saint-Hilaire et la porte de Martainville. On abattit une grande muraille ; quand la brèche fut faite, il fallut organiser des colonnes d'assaut. Trois régiments furent commandés dans ce but. Les dispositifs se firent au complet ; Catherine de Médicis se rendit au point menacé, fit étendre la batterie, tirer jusqu'à deux mille coups, élargir ainsi la brèche. Une première tentative d'assaut échoua malgré la grande vigueur déployée. Le 26 octobre, nouvel assaut ; les assiégés étaient épuisés ; néanmoins ils résistèrent vaillamment, et le colonel Sainte-Colombe paya de sa vie l'honneur de forcer le premier la brèche et de pénétrer dans les rues de la ville. A la suite de ce brave guerrier, deux autres régiments passèrent, et la cité fut saccagée. Montgommery s'était embarqué ; parmi les autres chefs pris dans la ville, deux fuient pendus et un troisième écartelé. Ce dernier était Jean des Crozes, le malheureux capitaine qui avait introduit les Anglais dans le Havre ; son châtiment, on le voit, était au niveau de son crime et de son manque de cœur.

L'avant-veille de la prise de Rouen, le roi de Navarre, visitant les tranchées, avait eu les os de l'épaule gauche brisés par une arquebusade ; transporté à son logis, il fut pansé avec soin en présence de Charles IX et de Catherine de Médicis, mais la blessure fut déclarée mortelle. Les médecins lui conseillèrent de ne point se faire transporter, mais, ne voulant y consentir, il s'embarqua sur la Seine dans l'espoir d'atteindre le château de Saint-Maur, situé aux portes de Paris, et où il aimait aller vivre à l'abri du bruit, des cours ; mais à peine aux Andelys, il fut repris d'un redoublement de fièvre, et succomba entouré de ses frères et de ses amis. Ce prince, dont nous avons esquissé le caractère en tête du volume consacré à François II, mourait à la guerre avec une humeur toute pacifique, et, succombait à la tête du parti catholique, lui protestant de religion autant qu'on le peut supposer. Est-ce simple ironie du sort ou la conséquence d'une irrésolution qu'il n'avait jamais su dominer ? Toujours est-il que, dans un temps prospère, il eût pu, avec ses mœurs douces, fournir une carrière de prince rendant ses sujets heureux, tandis que jeté au milieu de ces luttes armées et de ce désarroi général qui mettait la France à deux doigts de sa perte, il ne sut quel parti adopter, si ce n'est quand il vit son frère le prince de Condé chef définitif du parti protestant, et n'eut plus d'autre ressource, pour rester quelque chose, que de se joindre aux catholiques. S'il ne s'agissait d'un roi, dont la situation flotte en dehors de celle des autres hommes, nous tirerions de son exemple une conclusion : aux époques troublées, adoptez un drapeau, car les modérés, eussent-ils toujours le sens pratique de leur côté, finissent par être broyés par le choc des passions et des vengeances, heureux quand ils ne sont qu'oubliés en leur retraite, philosophant à leur aise et rabelaisant de la singulière façon dont marche ce bas monde.

Les huguenots, en dédommagement de leur perte de Rouen, eurent la satisfaction de voir les renforts promis par les princes d'Allemagne de leur religion arriver sans encombre à Montargis. Il avait fallu pour cela l'habileté de d'Andelot, qui, ayant en tête le maréchal de Saint-André, posté entre Reims et Troyes, et Te duc de Nevers, gouverneur de Champagne, cantonné entre Châlons et Vitry, c'est-à-dire les routes de Champagne et de Lorraine sur Paris fermées toutes deux, trouva moyen de dérober sa route en quittant subitement (10 octobre) la route de Lorraine pour se jeter dans des terrains coupés et de gagner ainsi la basse Bourgogne, puis Troyes, point extrême des lignes occupées par ses adversaires ; ce point ainsi tourné, il traversa la haute Seine, franchit l'Yonne à Creven, et atteignit Montargis, où le prince de Condé et l'amiral vinrent au-devant de lui. Cette belle marche grossit l'armée protestante de 4.000 fantassins (22 enseignes) et 3.300 chevaux (9 cornettes) groupés le 6 novembre autour d'Orléans.

Trompés dans leurs tentatives, le duc de Nevers e t le maréchal de Saint-André se retirèrent, le premier à Troyes, le second à Sens. Les autres forces catholiques occupaient la basse Normandie, car la chute de Rouen avait entraîné celle de Dieppe, Falaise, Caen, Lisieux, Honfleur, Pont-Audemer, et il ne restait plus dans cette contrée aux protestants, ou plutôt aux Anglais, que le Havre de Grâce. C'est en marchant de Rouen vers Pont-Audemer que le duc d'Aumale voulut diriger un secours de 3 lieues de là, sur le prieuré de Saint-Philbert[11], mais il apprit que le prieur, Nicolas du Bose, s'était vigoureusement défendu, et que l'ennemi lui avait cru 400 arquebusiers quand il disposait seulement de trois hommes aptes aux armes et de quelques domestiques.

Les protestants virent aussi la fortune se déclarer contre eux sur plusieurs points de la France. En Guyenne par exemple, Montluc et Bury gagnèrent sur le baron de Duras la victoire de Ver[12], qui réduisit aux trois cinquièmes un corps de 5.000 hommes, et faillit faire tomber le chef vaincu entre les mains des royalistes. Comment ne pas mettre en tête des deux vainqueurs le bouillant Montluc qui décida Bury, ce dialogue en fournit la preuve : Je vois que nous sommes engagés à une bataille, dit gaiement la veille au soir le gouverneur de la province ; puisqu'il en est ainsi, il faut boire et combattre. — Monsieur, répondit Montluc en l'embrassant, si nous devions mourir, nous ne pourrions plus honorer notre mort que de mourir en une bataille, faisant service à notre roi. — C'est la moindre peur que j'aie, riposta Bury ; je crains la perte du pays. — Bah ! s'écria Montluc : Qui asalta vince. Sa conduite pendant l'action resta digne de sa résolution et justifia sa confiance.

Attristés d'une si mauvaise fortune, le prince de Condé et l'amiral de Coligny songèrent à relever leur parti par un grand coup. Mais quel coup frapper ? Le prince, homme d'imagination, voulait surprendre Paris : grande entreprise, qui réunissait tous les avantages, celui de soulever la populace de la capitale du royaume, de porter les huguenots indécis à se déclarer comme tels, de s'emparer de l'artillerie royale, de frapper de grosses contributions sur une telle ville, enfin de rapporter une grande gloire. Les ministres du parti appuyaient ce projet, car la grande Babylone moderne s'était montrée peu favorable à leurs fougueuses et austères prédications. L'amiral, plus pratique, et ayant pour lui les capitaines les plus expérimentés du parti, représentait que le maréchal de Brissac faisait bonne garde à Paris ; que les Parisiens vivaient, unis et ne se diviseraient pas, surtout en ce qui concernait la religion catholique à laquelle ils étaient véritablement attachés ; que l'armée royale, devenue libre par la chute de Rouen, se porterait au secours de Paris dont 28 lieues de pays ami seulement la séparaient, tandis qu'eux avaient à parcourir 34 lieues de pays ennemi. Il ajoutait : Avons-nous de l'artillerie ? peut-on appeler ainsi quatre canons[13] ? Possédons-nous des munitions ? regorgeons-nous d'argent ? L'ennemi est muni de tout cela. Prenons plutôt successivement des villes et rétablissons nos affaires par une série de butins avantageux. Mais Condé fit la sourde oreille, croyant marcher à une victoire ; l'événement allait lui donner tort, parce qu'il méconnaissait une maxime utile, celle qu'un parti naissant doit se rendre fort avant de tenter de grandes entreprises. Heureusement Coligny sera là pour tirer son parti d'un mauvais pas, fonction que le sort lui réservera plus d'une fois.

Sur les ordres de son chef, l'armée protestante se mit en marche, après une revue, gagna Pithiviers, Dourdan, Montlhéry, dont elle s'empara, mais voulut traiter de même la petite ville de Corbeil sur la Seine, et en fut empêchée par la résistance de quatre compagnies. Après plusieurs jours inutilement perdus, il fallait continuer la route commencée, quand le prince de Condé s'opiniâtra et résolut d'enlever Corbeil ; comme l'apparition du maréchal de Saint-André le contraignit bientôt à déguerpir, il en fut pour un retard préjudiciable et le mauvais effet produit sur les siens.

La reine mère offrit alors à Condé une nouvelle preuve de son désir de la paix, lui envoyant proposer de remplacer son frère récemment mort, et de devenir le lieutenant du roi Charles IX. Une entrevue du prince et du connétable eut lieu ; elle ne produisit aucun résultat.

Les protestants parurent sous Paris le 28 novembre, venant de Villejuif. Les habitants avaient travaillé nuit et jour pour retrancher les faubourgs ; les canons et les troupes se trouvaient répartis sur tous les points dangereux. Divers ouvrages avancés[14], sis hors la ville, étaient aussi garnis de soldats. L'amiral vint donner contre le faubourg Saint-Victor ; les plaines de Montrouge et de Vaugirard furent occupées, ainsi que les villages de Gentilly, Arcueil et Cachan.

A la première approche de l'amiral, il y eut un mouvement dans le faubourg Saint - Victor 600 carabins qui venaient d'en sortir pour aller à l'escarmouche et observer l'ennemi, s'effarouchèrent de le voir ordonné et résolu, et prirent la fuite. En les apercevant courir de la sorte, ceux qui gardaient le rempart se débandèrent à leur tour et rentrèrent en ville. Leurs cris effrayèrent les habitants, qui, alarmés, demandèrent la fermeture des portes et l'abandon des faubourgs.

Au fond de ces alarmes il n'y avait rien de fondé ; le duc de Guise, survenant de ce côté, rétablit l'ordre, rassura chacun, montra qu'il n'y avait rien à craindre pour ce jour-là Toutefois la résistance d'un détachement resté au dehors et confiné dans les masures d'un moulin à vent continua vigoureusement toute la journée et amena encore une ou deux insultes au faubourg, mais sans résultat ; cette résistance fait honneur au chef catholique, Philippe Strozzi.

A la suite de ce combat, les protestants, rétablis dans leurs quartiers, allumèrent de grands feux et tirèrent leurs canons dans l'intention d'effrayer la population et de causer un soulèvement. Ce but ne fut pas atteint ; pourtant Paris contenait alors, dit-on, jusqu'à 800.000 âmes.

Pendant que cette grande ville conservait une attitude calme et résolue, pendant que l'armée catholique ne répondait pas davantage aux provocations du prince de Condé qui désirait une bataille, la reine mère, fidèle à son rôle de souveraine et de mère, essayait encore de conclure la paix. Elle assignait pour le 2 décembre une entrevue aux chefs protestants dans un moulin éloigné de 300 mètres du faubourg Saint-Marceau et, s'y rendait accompagnée, comme Condé, de quatre seigneurs, ce qui semblait vouloir le traiter sur un pied d'égalité d'autant plus flatteur qu'en somme, et quel que soit le point de vue où l'on se place, c'était assurément Condé qui était le rebelle. Là le prince, après plus d'un pourparler, proposa cinq articles qui furent mis par écrit ; la rédaction faite par le secrétaire d'État de l'Aubespine fut emportée, et le lendemain la reine, ayant pris avis, y fit réponse et notamment maintint qu'il n'y aurait aucune extension à l'édit de janvier, relativement au nombre des localités où les prêches et l'exercice de la religion protestante seraient permis. A son tour, Condé renvoya une rédaction nouvelle. Le 4, on se réunit encore au moulin, et chacun y parut d'accord ; mais, le 5, la réponse définitive de la cour ne satisfit pas les huguenots, et toute espérance de pacification disparut.

Aussitôt les hostilités recommencèrent, car il y avait eu suspension d'armes. Déjà, la veille, l'erreur de soldats ivres avait occasionné une escarmouche. Le 6, les protestants, vers les 2 heures de la nuit, tentèrent une attaque générale, les avenues et les tranchées ayant été mesurées à l'avance ; mais la direction imprimée à cette attaque fut tellement mauvaise que le matin il fallut s'en retourner sans avoir avancé en rien. Le 7, nouvelle trêve, et nouvelle tentative de l'Aubespine auprès du prince, sans plus de résultat. Le 8, les protestants combinent un dernier assaut ; mais au moment suprême, Genlis les abandonne et rentre dans Paris, arguant qu'ils avaient tort de refuser la paix. Alors, calculant que sans doute le séparatiste divulguera leurs projets aux catholiques, ils y renoncent.

Les Parisiens continuaient à demeurer tranquilles, et, loin de désespérer, encourageaient les gens de guerre à plus d'audace, sans suspendre les leçons des collèges et les jugements des tribunaux, sans cesser de trafiquer entre eux et de fabriquer des objets nouveaux. Ils demandèrent à ce que l'on allât réveiller les assiégeants en avant du faubourg Saint-Jacques. Cela fut exécuté du côté de Gentilly et réussit. Les protestants subirent deux autres échecs, l'un an faubourg Saint-Germain, l'autre au faubourg Saint-Marceau, principalement à cause de la vigilance du duc de Guise. Le prince de Condé, voyant de plus en plus avorter son dessein d'aborder les retranchements des défenseurs et de les enlever, sentant qu'il lui fallait retourner au Havre pour recevoir les secours de toute espèce que l'Angleterre lui envoyait, et aligner ainsi la solde de ses Allemands, prit le parti de lever le siège. Il décampa secrètement le 10 décembre, durant la nuit, les assiégés songeant à le combattre au jour ; en quittant leurs quartiers, les siens mirent le feu à Montrouge, Arcueil et Cachan, et ces beaux pays de l'Île de France brûlèrent avec beaucoup d'autres, car l'imitation est contagieuse quand il s'agit de dévaster. Le 12, les protestants occupaient Limours.

L'armée royale, devenue très-forte, les suivait. Elle comptait en corps nouveaux des Gascons et 3.000 Espagnols. Le conseil royal ne fut pas fâché de la tirer d'une oisiveté dangereuse, en lui confiant la poursuite du prince de Condé. Cette armée, talonnant l'ennemi, gagna Etampes et fit mine de l'assiéger : le prince y envoya un renfort de deux enseignes, espérant retarder la poursuite par ce siège et obtenir ainsi le temps de se joindre à ses forces de Normandie. Un conseil fut alors réuni chez les protestants à l'effet de régler la marche des opérations. Les uns voulurent marcher sur Chartres et l'assiéger ; on objecta que Chartres ayant une bonne garnison, les huguenots se trouveraient alors entre deux armées royales. Le prince de Condé proposa de laisser subitement l'armée du roi et de regagner Paris qui serait surpris et sans résistance préparée, parce que, une fois installé dans les quartiers de la rive gauche, il contraindrait ses adversaires à faire un long détour afin de rentrer par les quartiers de la rive droite. Ce projet séduisant allait l'emporter ; l'amiral fit valoir que la grande armée royale placée entre les protestants et Orléans couperait les vivres à ceux-ci et pourrait ou s'emparer d'Orléans, ou mieux encore revenir promptement enfermer ses téméraires ennemis entre elle et la population parisienne. Nous citons cette discussion parce qu'elle montre au mieux l'esprit stratégique du temps. Comme il fallait en outre satisfaire sans délai les reîtres et les lansquenets auxquels on devait leur solde, et qui se contentaient peu de la vue des lettres annonçant un convoi d'argent anglais comme reçu au Havre, on adopta l'avis de l'amiral et l'on se dirigea sans plus tarder vers la Normandie.

Ce fut une sage résolution, car les royalistes furent ainsi écartés d'Orléans. Les protestants campèrent le 15 dans Ably, le 16 à Gallardon près Chartres, et le 17 à Ivoy au-delà du château de Maintenon ; leurs adversaires les suivaient de près, se trouvant alors à 2 lieues d'eux, du côté de Dreux et au-delà de l'Eure qu'ils venaient de passer. Dès lors Condé, voyant plus juste que l'amiral, jugea une bataille imminente, et décida que l'on se préparerait le lendemain à toute éventualité.

En effet, durant la nuit, les catholiques achevèrent de passer l'eau et se cantonnèrent avantageusement dans les villages, sans que le prince dont les reconnaissances étaient insuffisantes, et qui possédait de piètres moyens d'information, en fût averti à temps. 2 lieues cependant entre deux armées ne sont pas une distance extraordinaire, même pour cette époque, au moment de livrer une bataille décisive, car en raison des longs pourparlers en faveur de la paix, il était évident que le vaincu dans la prochaine rencontre se verrait obligé de consentir à un traité d'apaisement et de conciliation.

Deux heures avant le jour le prince de Condé était sur pied, signant des dépêches pour l'Allemagne dont il espérait de nouveaux secours et envoyant plusieurs gentilshommes hâter l'arrivée de son avant-garde sur le champ de bataille. Quand celle-ci parut, il était grand jour, et les siens, n'ayant pas été prévenus de la probabilité d'une action, n'étaient pas tous armés en vue d'une bataille et de charges à supporter[15]. Son armée formait deux corps, l'avant-garde et la bataille : la première, aux ordres de l'amiral, comptait 350 chevaux français, 4 cornettes de reîtres, 6 enseignes d'Allemands, 6 enseignes de Français ; la seconde, dirigée par le prince lui-même, se composait de 450 lances françaises, de 6 cornettes de reîtres, de 6 enseignes d'Allemands, de 12 enseignes françaises et de 6 cornettes d'argoulets servant de chevau-légers.

Avertis bientôt de la proximité et de la situation des catholiques, jusqu'alors répartis sur une grande étendue, le prince de Condé et l'amiral se décidèrent à prendre logement à Treon, de façon à gagner un champ de bataille plus favorable. En tournant la tête vers ce point objectif, ils offrirent leur flanc droit à leurs ennemis, lesquels tirèrent sur les argoulets une telle volée d'artillerie, que ceux-ci, n'ayant pas les oreilles accoustumées au son de telles flûtes, se mirent en déroute. C'était une occasion sans pareille. Anne de Montmorency en profita pour charger avec l'aile gauche, qui touchait Blainville, espérant rompre l'armée protestante tout entière. Celle-ci reçut donc la bataille, et assez à l'improviste ; mais voilà que tout d'un coup la fortune lui sourit. Condé et Coligny, en s'avançant avec leur cavalerie pour défendre leurs argoulets, culbutent les troupes du connétable et le font prisonnier ; vainqueurs, ils tournent l'armée royale et pillent ses bagages. L'aile droite des catholiques, appuyée contre Epinay, et les Suisses à leur aile gauche, ne sont pas, il est vrai, entamés ; en outre, le duc de Guise attend, attend encore, quoique sur le point d'être entouré ; puis, l'instant lui paraissant propice, il reforme l'ordre de bataille et assaille vigoureusement l'adversaire. Les soldats dispersés se rallient à sa cornette ; il forme une masse imposante, rétablit l'action, s'empare de Condé. La victoire n'est plus douteuse ; seulement, au dernier moment, elle coûte aux catholiques le maréchal de Saint-André, devenu le captif de l'amiral.

Singulière action où chacun rencontre son moment de succès, où chaque parti perd ses chefs. En définitive, la victoire demeure au plus habile, car les catholiques avaient su trouver, en suivant l'armée protestante, un chemin plus court, plus commode que leurs adversaires ; car, au milieu de la bataille, ils avaient su encore (c'est la gloire du duc de Guise) faire de leurs réserves l'emploi le plus tardif[16], et par cela même, dans la circonstance, le plus judicieux. Leur ordre de bataille parait également mieux organisé, l'infanterie ne s'y trouvant pas masquée par la cavalerie, surtout au centre, comme chez les protestants, si nous en croyons la gravure de Perrissim, ou les reports qui ont été faits des indications de cette gravure sur la feuille de la carte de Cassini. Cette triple habileté décide en leur faveur plus que la supériorité numérique en hommes et en canons[17].

Le duc de Guise, resté maître du champ de bataille et seul chef de l'armée royale, dignité, ou commandement si l'on veut, promptement ratifiée, traita gracieusement le prince de Condé, qui ne se laissa pas vaincre en politesse ; en sorte que tous deux, dans la bonne ou mauvaise fortune, semblèrent conserver l'égalité d'âme si désirable et si estimée des sages. Mais durant la nuit, car les deux chefs soupèrent et couchèrent ensemble, le duc de Guise fut le plus confiant et le plus intrépide, dormant tranquillement vis-à-vis d'un ennemi qui avait jadis résolu sa mort[18], tandis que cet ennemi, repentant sans doute, ne put fermer l'œil.

Le lendemain François de Guise assembla les siens par une salve d'artillerie, ordonna d'enterrer les morts, réunit les blessés dans Dreux, montra les enseignes enlevées aux protestants et les envoya jusqu'à Paris.

Quant à l'amiral, il se retira vers Gallardon, puis gagna le village d'Anneau, où il fut élu chef de l'armée protestante en l'absence du prince. il vint ensuite à Beaugency, où il prit avec son frère la résolution de se retirer en Normandie et de laisser Orléans sans secours. En effet, le 5 février 1563, le duc de Guise s'approcha de cette place après s'être emparé de Pithiviers, d'Étampes et d'autres postes environnants : il se fixa entre le faubourg d'Olivet et Saint-Aubin et ne tarda pas à s'emparer des Tourelles. D'Andelot avait pris le commandement de la ville ; son frère, une fois son armée refaite et ses soldats étrangers payés, devait venir à son aide. Arrivait-il à temps ? Un événement inattendu résolut ce doute en faveur des protestants. Le 24 février, dans la soirée, l'un des leurs, Poltrot de Méré, embusqué à dessein[19], tira sur le duc de Guise, comme il revenait de ses préparatifs de l'attaque du pont d'Orléans, et lui traversa l'épaule droite d'une arquebusade à trois balles. Le duc tomba de cheval et fut incontinent ramené à son logis. Dès la pose du premier appareil, on désespéra de ses jours ; en effet, il succomba trois jours après, résigné et ferme en ses propos, après avoir reçu la visite du roi et de la reine mère. Ce fut une grande perte ; car, capitaine consommé et esprit sensé et pratique, il pouvait encore rendre d'excellents services et peut-être empêcher bien des fautes[20]. L'assassin, après avoir erré dans les bois, tomba entre les mains des Suisses, confessa son crime et fut écartelé[21]. L'opinion publique accusa l'amiral et Théodore de Bèze d'avoir poussé ce malheureux à commettre le crime qu'il expia de la sorte, et les deux inculpés semèrent divers écrits pour se justifier d'un pareil acte ; mais, disons-le[22], leur justification fut maladroite et passionnée[23].

La nouvelle de la bataille de Dreux avait été apportée à la reine mère de deux façons : une première fois aussitôt la prise du connétable, alors que les catholiques paraissaient battus ; une seconde fois après le retour victorieux du duc de Guise et sa victoire entière. Sur la première nouvelle la reine avait assemblé son conseil, où tous furent d'avis qu'il fallait se retirer dans une province éloignée : Catherine de Médicis songea même à la Guyenne, dans laquelle combattait un homme énergique et dévoué, Blaise de Montluc ; le fait est raconté par ce dernier en tête du livre VI de ses Commentaires. La fortune en avait décidé autrement ; elle avait conservé au catholicisme la France et son roi, car ce dernier était encore trop jeune pour ne pas subir la volonté des protestants, s'ils eussent été les vainqueurs. Toutefois le trépas du duc de Guise assombrissait à nouveau l'horizon royal qui manquait dorénavant d'un bon chef d'armée, le connétable étant prisonnier et d'ailleurs vieux et discrédité comme général, le maréchal de Brissac n'étant pas assez autorisé, malgré ses talents et son expérience, pour commander aux princes. La reine mère songea de nouveau à faire la paix : ni le duc de Navarre, ni François de Guise ne pouvaient plus s'y opposer ; en revanche, il est vrai, la veuve de ce dernier n'en voulait pas, craignant qu'on pût dire que la continuation de la guerre tenait exclusivement à la volonté de son mari[24]. Néanmoins les négociations marchèrent. D'une part les catholiques manquant d'argent et désirant reprendre le Havre, d'autre part Condé espérant devenir, de prisonnier, lieutenant général du royaume comme l'avait été son frère le roi de Navarre[25], comme venait de l'être le duc de Guise, et d'Andelot préférant être compris dans un accommodement qu'obligé de rendre Orléans et de mettre son nom dans une capitulation, l'emportèrent sur les répugnances de l'amiral à se fier à une réconciliation et aussi à croire son parti abattu par une seule défaite, car déjà il excellait à tirer parti d'une situation mauvaise et à savoir l'améliorer, on ne saurait trop le redire. La paix fut conclue à Orléans, le 18 mars 1572. Le traité portait :

1° Sauf ceux qui possédaient un plein pouvoir sur des villes, tous les seigneurs, même les feudataires, ne pourront exercer la religion prétendue réformée que dans leurs châteaux à la campagne.

2° Dans plusieurs villes l'exercice de ladite religion sera toléré aux faubourgs.

3° Dans aucun des lieux où se trouvera la cour, il ne se fera exercice d'autre religion que de la religion catholique et romaine ; toutefois chacun y sera libre en sa conscience.

4° Les ministres observeront les fêtes ordonnées par le calendrier romain, et en leurs mariages suivront les règlements établis par les lois civiles.

5° Tous les crimes commis durant la guerre seront pardonnés, comme faits à bonne fin, sans intention d'offenser le roi.

La réflexion qui termine ce dernier article paraît naïve et inutile, car un crime (et même un délit) ne saurait avoir été commis à bonne fin ; mais c'était le style du temps.

Huit parlements, entre autres ceux de Paris, Toulouse et Aix, refusèrent d'enregistrer ce nouveau traité de pacification ; mais le roi ayant envoyé un représentant à chacun de ces parlements afin de leur montrer l'utilité de l'édit pour la tranquillité du royaume, ils le firent publier ; le gouvernement y mit seulement la restriction que les articles concédés pourraient être révisés ou révoqués, quand le roi le trouverait bon. Evidemment cette restriction déplut aux huguenots. De fait aucune altération ne fut apportée à ce traité que l'on date souvent d'Amboise et du 19 mars, parce que la signature royale y fut apposée à cette date et dans cette localité ; en effet, la déclaration émise à Lyon, le 24 juin 1564, pour interdire l'exercice de la religion réformée dans les lieux de résidence royale confirme simplement l'article 3 ci-dessus, et sans doute elle fut faite parce qu'on y avait transgressé[26].

L'édit fut lu au camp de Saint-Mesmin, près Orléans. Le temps consacré aux négociations avait permis à l'amiral de continuer ses opérations ; de là, diverses actions qui appartiennent à la période traitée dans ce chapitre et dont nous devons parler.

A la date du 17 février, les protestants firent une tentative sur Bayeux et la menèrent si vigoureusement au moyen de trois pièces d'artillerie, dont l'arrivée de Caen fut tardive, que la brèche devint praticable et obligea les habitants à capituler ; le vainqueur leur imposa un payement de 10.000 livres et en outre permit à ses soldats de piller la ville, où ils firent un terrible ménage (4 mars) : le capitaine et le contrôleur du domaine furent pendus. Sur ces entrefaites, la garnison catholique de Saint-Lô abandonna, par suite d'une fausse peur, cette cité où les protestants avertis entrèrent sans peine ; il en fut de même d'Avranches. Quant à Vire, il fallut un assaut ; la ville le paya cher[27]. Un fait peint la cruauté singulière de ce temps : un des capitaines catholiques de Vire, déjà tué d'un coup de canon, fut néanmoins pendu[28]. Il y eut également une tentative sur Pontorson et une escarmouche au mont Saint-Michel, puis la nouvelle de la paix parvint officiellement dans ces parages, et cela empêcha Montgommery de se rendre à Cherbourg, et d'y assaillir Matignon.

A l'embouchure de la Seine, Honfleur venait de se rendre à discrétion aux protestants.

Quant à l'amiral, parti de Caen le 14 mars, sur l'avis du prince de Condé, afin de se trouver présent à la conclusion de la paix, il se fit suivre de sa cavalerie belle et nombreuse[29], tellement qu'il en espérait beaucoup au cas d'une bataille. Bernay l'arrêta parce que les habitants ne voulurent loger ses soldats ; il fallut mettre pied à terre pour en avoir raison et les chasser de la ville qu'ils avaient déjà fait évacuer par leurs familles. Argentan et l'Aigle subirent aussi le sort des armes. Enfin, le 23, Coligny atteignit Orléans et y connut la conclusion de la paix que les chefs de ses détachements apprirent chacun de leur côté, là même où ils guerroyaient.

Nous ne pouvons considérer ce chapitre comme terminé sans avoir indiqué les événements militaires qui se sont produits durant cette première guerre civile du règne de Charles IX sur des points particuliers du territoire de la France où ne combattaient ni les armées principales, ni les chefs le plus en évidence, par exemple en Auvergne et en Provence.

1° EN AUVERGNE. La ville de Montbrisson, le 13 juillet 1562, avait été attaquée par le farouche baron des Adrets, déjà précédemment apparu dans cette province qu'il épouvantait par son aspect et sa réputation ; cette fois il disposait de 4.000 combattants, soit fantassins, soit cavaliers, et de pièces d'artillerie. La brèche fut prête en vingt-quatre heures, et le lendemain, à 5 heures du soir, il pénétra dans la ville près du cloître Notre-Dame. Vainqueur, il abandonna les siens à la férocité de leurs propres instincts ; durant plusieurs jours ce fut pillage et massacre, avec accompagnement de scènes horribles et de mutilations hideuses ; à ces atrocités se joignit cette scène bouffonne où le maître de la ville forçait en souriant des capitaines, des prêtres, des soldats, à se précipiter du haut du donjon sur des rochers. L'une de ces dernières victimes se sauva par un bon mot : elle hésitait à s'élancer, des Adrets fronçait les sourcils : Saute donc résolument, cria ce dernier. — Ah ! parbleu, Monseigneur, riposta le condamné, je vous le donne en cent. — Vrai ! exclama le bourreau presque attendri, alors va-t-en et ne reviens que si le cœur t'en dit. En France où l'on rit de tout, on connaît, on apprécie le féroce partisan uniquement par cette anecdote.

Ces scènes désolantes étaient 'destinées à se reproduire des deux côtés. Louis de Brezons, revêtu par les catholiques du titre de lieutenant général, fit le 3 juin 1562 son entrée dans Aurillac ; la plupart des protestants abandonnèrent cette ville à son approche ; ceux qui y demeurèrent furent pillés et massacrés. La petite ville d'Argentat sur la Dordogne, où des religionnaires s'étaient réfugiés, fut ensuite dévastée pendant trois jours. Sur plusieurs points il y eut des cruautés commises à l'instigation de Brezons, qui alla jusqu'à faire crever les yeux à un catholique[30] plaignant son pays d'avoir à subir tant d'assassinats[31].

En se voyant traités de la sorte, les protestants se soulevèrent afin de faire respecter leur minorité : des détachements se formèrent, et dans plusieurs localités il y eut des collisions. La ville de Mauriac ne fut préservée que par la bonne attitude et les mesures de prudence du capitaine de sa prévôté, le chevalier Antoine de Lavaur : nous citons cette ville comme étant la seule de l'Auvergne qui n'eut pas à souffrir durant cette première phase de la guerre civile. En revanche, le Puy et la Chaise-Dieu tombèrent aux mains des protestants commandés par Blacons.

Ce lieutenant du baron des Adrets remplaça son chef, quand ce dernier fut rappelé dans le Dauphiné par les troubles survenus en cette province. Dès qu'il eut annoncé son intention de se porter sur la capitale du Velay, 8.000 huguenots se groupèrent sous ses ordres, mais quels combattants ! armés de fourches, de faux ou même de bâtons, rarement d'arquebuses, sans chaussures, mal vêtus, marchant sans ordre, éparpillés par groupe de vingt ou trente, parlant divers idiomes, pillant tout le long du chemin. Effrayée, la cité menacée envoya 4.000 livres à Blacons comme rançon ; celui qui les portait les garda pour lui et passa du côté des ennemis[32]. Avec un tel guide la marche des assaillants fut plus sûre. Néanmoins les chefs de la ville décidèrent qu'il fallait se défendre ; les citoyens soupçonnés d'hérésie une fois emprisonnés, afin de se garantir d'une nouvelle trahison, on réorganisa la milice, on lui donna deux capitaines, puis on attendit de pied ferme. La Borne était desséchée ; Blacons la franchit facilement et tendit son camp dans la prairie de la Condamine, à une portée d'arquebuse de l'enceinte. La résistance énergique qu'il éprouva le contraignit à se replier ; mais il revint et reprit, cette seconde fois, le dessus. Les habitants se voyaient déjà conquis, quand une troupe de moines franchit une des portes et leur amena un secours tel, surtout par leur courage exemplaire, que les ennemis durent reculer et, peu après, renoncer à leur entreprise.

Afin de racheter cet échec, Blacons se dirigea vers la Chaise-Dieu, aidé par un nouvel auxiliaire, le sire de Chalançon, appartenant à la famille de Polignac. Secondé, en outre, par ceux des habitants qui avaient embrassé le protestantisme, il s'empara facilement de la ville et de la riche abbaye de Saint-Benoît ; les soldats pillèrent ce couvent et y commirent diverses profanations, entre autres celle du corps du pape Clément VI qu'ils tirèrent du cercueil et dont le crâne leur servit de coupe. Pendant ce temps les moines étaient réfugiés dans une véritable citadelle, la tour Clémentine, bâtie en granit et communiquant avec des cachettes inconnues ; le siège de cette tour fut commencé, mais l'arrivée de secours le fit promptement lever. Assiégés à leur tour dans la Chaise-Dieu, non sous les ordres de Blacons parti pour le Lyonnais quêter les secours du baron des Adrets, mais sous la direction du sire de Monjou, les protestants vainqueurs se couvrirent au moyen de défenses improvisées et finirent par succomber. C'est le cas de dire que tout se rétablit comme avant les opérations, sauf les hommes tués[33] et les choses détruites. Des ruines, voilà donc le plus clair résultat des disputes humaines ! mais ne le disons pas encore trop haut : nous sommes à peine au début de notre récit.

2° EN PROVENCE[34]. M. de Crussol ayant été envoyé avec commandement sur le Lyonnais, le Languedoc, le Dauphiné et la Provence, afin de pacifier ces contrées, atteignit Villeneuve-lez-Avignon en janvier 1562 et y trouva une grande réunion de protestants, composée alors de bannis (on disait alors foruscitz) des villes voisines. Ce rassemblement prit la résolution d'attaquer Avignon, mais cette cité se trouvait suffisamment munie pour se défendre. M. de Crussol s'occupa donc de réunir des forces et de l'artillerie ; il atteignit, près d'Aix, la ville de Saint-Maximin, d'où on le pressa d'aller assiéger Barjoulx où se trouvait M. de Flassan. Il n'en fit rien ; cette localité fut donc prise et saccagée le 6 mars par les huguenots, qui en passèrent les habitants au fil de l'épée.

Au mois de mai, après l'entrée des protestants dans Lyon, la cité d'Avignon se mit en défense, renforça les gardes de ses portes, ajouta deux compagnies nouvelles à celle commandée par le capitaine de la ville, le sieur de la Bartelasse, mit dehors les suspects, tout en laissant leur famille dans les maisons qu'elles habitaient, demanda des armures à Milan et à Brescia, villes où elles étaient renommées, et rasa, dans les alentours de la place, les arbres et les obstacles. A la nouvelle de ces précautions, diverses familles nobles des provinces voisines vinrent s'y réfugier. Sur ces entrefaites, le comte de Sommerive se rendit en Provence comme gouverneur par ordre du roi, et y rassembla des forces. Il voulut franchir la Durance, afin de faire lever le siège de Pertuys, mais il n'y put parvenir faute de ponts. Alors traversant au port d'Orgon, il prit du repos dans le comtat Venaissin, puis se dirigea sur Merindol, où il livra bientôt une escarmouche à la cavalerie de Mouvans[35].

Les protestants, ayant abandonné le siège de Pertuys, se portèrent vers Sisteron, une des clefs de la Provence, dont ils firent leur place d'armes. Sommerive voulut les y suivre, mais le sieur de Serbellon[36] le pria de se porter sur Orange et de délivrer cette cité de la présence et des irrévérences y commises par les réformés. Le gouverneur français partit le 4 mai de son camp de Cavaillon, conduisant la cavalerie, tandis que M. de Carces menait la fanterie et l'artillerie. Lorsqu'ils arrivèrent sous Orange, ils y trouvèrent des compagnies accourues d'Avignon. Aussitôt une batterie fut dressée ; après une sommation inutile, le feu fut ouvert et mené si vivement que brèche s'ensuivit. L'assaut fut donné sans délai et réussit ; il coûta douze tués, tandis que la garnison et la population souffrirent cruellement.

Après ce succès, Sommerive reprit par Vedennes, Chasteauneuf et Commons, et vint camper aux Beaumettes. Ce n'était pas quitter la Provence ; son intention le portait toujours vers Sisteron que ses adversaires fortifiaient, mais il subit beaucoup d'empêchements avant de la réaliser. Enfin, le 10 juillet, les catholiques parurent devant cette place, y pratiquèrent une brèche, par laquelle un assaut fut tenté. La brèche était trop incommode ; il fallut pour le moment renoncer à pénétrer dans Sisteron. Pendant ce temps les troupes du comté Venaissin accomplissaient certaines excursions ; elles se trouvèrent de la sorte coopérantes au combat de Vaureas, à 3 lieues de Vaison, le 25 juillet 1562. Les protestants s'y trouvaient depuis leur retraite d'Orange et de Piolenc, étant alors venus vers Bolenne et Mornas ; le baron des Adrets les commandait et lutta en cette journée contre le comte de Suze. Ce dernier ne put refuser l'action à ses soldats criant : Bataille ! bataille ! Il fut vainqueur suivant Perussiis et Nostradamus, vaincu si l'on en croit les autres historiens ; du reste Perussiis avoue que les catholiques perdirent leur artillerie, ce qui à cette époque passait pour un signe de défaite ; mais il assure en même temps que les protestants confessent 1.700 morts, chiffre certainement élevé pour des vainqueurs. Quoi qu'il en soit, les royalistes prirent leur camp au lieu dit les Mées, à une douzaine de kilomètres de Sisteron ; beaucoup de leurs volontaires retournèrent chez eux prendre un peu de repos. Les huguenots pensèrent à Carpentras, et de fait, ayant promis, dit-on, le pillage de cette ville, voire celui d'Avignon, ils virent leurs rangs se remplir, ce qui leur permit de reprendre Caderousse, Orange, Sarrian et Piolenc. Fabricio Serbelloni réconforta les habitants d'Avignon, qui se trouvait menacée par un ennemi ainsi rapproché, et les engagea à se vigoureusement défendre et pour leur souverain direct le Saint-Père, et pour le roi de France dont ils préservaient ainsi une riche province : il fit tous les préparatifs nécessaires, garnit les murailles, la nuit surtout, mit sur pied jusqu'à 7.000 hommes, prescrivit d'attacher une lampe à chaque maison[37], rasa un hôpital en dehors de la ville. Les protestants, sur le bruit de ces précautions, s'éloignèrent et se portèrent vers Carpentras, espérant, sur le dire habituel des bannis, qu'on leur en ouvrirait les portes ; mais ils y furent mal reçus, et les projectiles atteignirent très-près de la tente du baron des Adrets. En se retirant vers Corteson (2 août), ils furent poursuivis.

A ce moment arrivèrent cinq compagnies italiennes, envoyées par le pape pour contribuer à la garde du comté ; leur coronnel, le seigneur de Terry, en conduisit deux au camp de Sisteron pour assister le comte de Sommerive, tandis que deux autres tinrent garnison à Carpentras, et une à Avignon. Le camp de Sisteron s'augmenta bientôt de mille combattants envoyés par Marseille et par Aix et de seize compagnies appartenant au régiment de M. de Suze.

Les réformés se jetèrent alors sur les lieux les plus dégarnis, s'emparèrent du château de Roquemaure où ils mirent garnison, et du village de Saint-Laurent-des-Arbres, dépendance de l'archevêché d'Avignon, qu'ils saccagèrent (26 août). Ils marchèrent ensuite sur le pont de Sorgues, dont 25 soldats italiens défendaient le château, mais l'abandonnèrent rapidement sur l'annonce de l'approche de 500 Avignonnais aux ordres de Serbelloni. Ils échouèrent également dans leur tentative contre la tour du pont de Villeneuve-lez-Avignon. Les Avignonnais ne réussirent pas non plus dans une surprise dirigée contre leurs adversaires, quoiqu'ils y eussent été en ordre, mais peut-être trop en nombre ; Avignon ne courut pas de danger pour cela.

Les protestants finirent par brûler le château du pont de Sorgues, celui de Coumons[38], et par entrer dans la cité de Cavaillon, dont la cathédrale fut saccagée et divers autres monuments endommagés. Les environs de cette ville pâtirent également. Le 2 septembre, un engagement eut lieu à Orgon ; les catholiques y perdirent 200 hommes.

A la date du 4 septembre, les réformés, au nombre de 4.500 fantassins et 900 chevaux, quittèrent Cavaillon et se portèrent sur Apt qu'ils saluèrent de cent cinquante-cinq coups de canon, mais sans pouvoir y entrer. Peu après, Somme-rive apprit que Montbrun devait attaquer Sisteron avec 2.200 arquebusiers et 200 chevaux ; préparant sa défense dans son camp même, il envoya 800 arquebusiers contre l'adversaire, et, pendant que ces fantassins chargeaient en front, donna de flanc avec sa cavalerie, culbuta tout, tua près de 900 hommes et refoula si bien Montbrun que celui-ci gagna en toute hâte la ville de Vaupierre. A la suite de cet échec, les protestants groupèrent leurs forces, et battirent en retraite jusqu'à Valence. Profitant de cette retraite, le comte de Sommerive pressa vivement Sisteron ; neuf pièces d'artillerie tonnèrent contre les murailles et y firent brèche. Les catholiques y pénétrèrent et y massacrèrent une centaine d'hommes laissés la veille par Mouvans. Un régiment de sept compagnies l'occupa, puis l'enceinte en fut réparée. Gap, Vaupierre et Talard ne tardèrent pas à retomber sous l'obéissance du roi, comme conséquence de la chute de Sisteron. Ces différents succès permirent au comte de Sommerive de visiter Avignon, où une réception splendide lui fut faite, et (14 septembre) de gagner ensuite Arles, considérant la guerre comme terminée par suite de la prise de Bourges et de la soumission de la Champagne, de la Bourgogne et du Poitou.

3° EN PICARDIE. Dans plusieurs provinces la lutte civile dégénéra en excursions comme aux alentours de Dieppe. M. Vitet nous a tracé le tableau de ces dernières. Nous ne suivrons pas, dit-il, dans toutes leurs excursions ces petites bandes, mi-partie de fanatiques iconoclastes et de voleurs de grand chemin ; il nous faudrait courir avec eux, de village en village, de hameau en hameau, et c'est toujours même histoire, toujours la sacristie qu'on dépouille, les peintures qu'on mutile et qu'on brûle, le curé qu'on roue de coups, quand, par bonheur, on ne le pend pas. — A côté de ces expéditions désordonnées..... il y avait des sorties plus régulières dirigées soit contre la ville d'Eu, soit contre le bourg et le château d'Arques. Quand on était à court d'argent, on faisait du pillage et comme une espèce de cueillette à main armée[39].

 

 

 



[1] Histoire des guerres civiles de France, traduction BAUDOIN, 107, livre III, p. 96 du tome Ier.

[2] La vraye et entiere histoire des troubles et guerres civiles advenues de nostre temps, par M. Iean Le Frere de Laval, Paris, 1584, feuillet 166, au verso. — Ce livre, à partir de la conjuration d'Amboise, n'est autre chose que l'Histoire de France enrichie des plus notables occurances, publiée en 1581, en deux volumes in-f°, et attribuée à LA POPELINIÈRE.

[3] Cette petite ville était alors entourée de murailles ; sa garnison se composait de deux compagnies d'infanterie et de quarante cavaliers.

[4] Voyez la Carte du Blaisois, par MERCATOR, laquelle date, comme l'atlas de cet auteur, de 1595.

[5] L'auteur aurait donc pu citer ce guerrier dans son mémoire sur le Bonheur à la guerre (1865).

[6] Elle avait essayé d'entraver la négociation relative à ce secours, écrivant de Fontainebleau, le 6 juillet 1562, à M. de Vieilleville : Ce porteur vous dira le remuement qui s'est fait à Paris et par quelles gens : occasion que toutes nos affaires sont en grand trouble et combustion ; qui nous fait desirer auprès de nous vostre présence, pour, par votre bon conseil, nous y apporter quelque remède. Et fault necessairement que vous passiez la mer, affin que, par vostre dexterité accoustumée, vous destourniez les forces qui pourroient venir en ce royaume de ce costé là : car nous sommes bien advertys que du costé d'Allemaigne vous y avez donné si bon ordre qu'il ne nous adviendra aulcun inconvénient. Mémoires de Vieilleville, VIII, 31. Le futur maréchal réussit dans son ambassade auprès de la reine Elisabeth.

[7] Genlis et Grammont.

[8] C'est-à-dire avec des remparts en terre ; il s'agit de tracés antérieurs à celui d'Errard.

[9] Sébastien de Luxembourg.

[10] Je l'ai remarqué à la page 103 du tome II de mon Histoire de l'art de la guerre, citant qu'à la date de 1557 on trouve à peine trace de l'art de se défiler. — On dit qu'une tranchée, ou fortification quelconque, se trouve défilée, quand elle est à l'abri des coups plongeants venant, dans sa propre direction, des hauteurs voisines ; c'est une expression technique du langage de l'ingénieur militaire.

[11] A 9 lieues environ et de Rouen et de Lisieux, sur une petite rivière (la Rille ou Risle).

[12] Près de Saint-André-de-Cubzac. Nous avons donné une description exacte de ce combat dans notre mémoire sur l'Art militaire des guerres de religion, paragraphe consacré aux batailles.

[13] Deux canons, une couleuvrine et quatre pièces de campagne, suivant une autre relation.

[14] Le Frère les appelle des bastions de terre.

[15] C'est-à-dire, n'avaient ni armure, ni casque.

[16] On l'en blâma fort. Ceux qui ne favorisent pas la réputation de M. de Guise, écrit MONTAIGNE (Essais, I, 45), mettent volontiers en avant qu'il ne se peult excuser d'avoir faict alte et temporisé avecques les forces qu'il commandait, cependant qu'on enfonçait monsieur le connestable, chef de l'armée, avecques l'artillerie, et qu'il valoit mieux se hasarder, prenant l'ennemy par flanc. L'issue en tesmoigna. Ainsi, François de Guise, en recourant à l'emploi d'une réserve au dernier moment de l'action, devançait l'opinion générale de son temps, et n'était guère approuvé que des gens au-dessus de la routine, comme Montaigne.

[17] 17.000 combattants contre 11.500, et 22 canons contre 5.

[18] Après la conjuration d'Amboise, si nous ajoutons foi au témoignage de Varillas.

[19] La gravure de TORTOREL et PERRISSIM, sur cet assassinat, montre le meurtrier dans trois situations différentes : avant le meurtre, à genoux, près de son cheval, et implorant la protection du Ciel ; commettant le meurtre et tirant un coup de pistolet entre les deux épaules du duc de Guise, ce qui lui est facile, car il est à cheval comme lui ; après le meurtre, se sauvant de toute la vitesse de son cheval. Les artistes du XVIe siècle ne tenaient donc pas lieu de l'unité de temps : il est vrai qu'il s'agit d'un dessin populaire, et même, à la rigueur, de trois dessins différents.

[20] S'il avait vécu, un grave grief contre l'amiral disparaissait.

[21] Il avait une telle force dans l'attache de ses membres, qu'il fallut les séparer du tronc avec un instrument tranchant pour faciliter l'écartèlement ; sa tête fut coupée, et le tronc brûlé, puis réduit en cendres, suivant l'arrêt du Parlement.

[22] Immédiatement, car nous serons obligé de revenir sur l'enquête soulevée par cette triste affaire.

[23] Parmi les protestants, les exaltés considérèrent le trépas de François de Guise comme un grand bien. J'ai connu en ma jeunesse, raconte Louis Aubery du Maurier, la femme du sieur Alard, capitaine dans les Trouppes Françoises de Hollande, tellement aveuglée du faux zèle de la religion de Calvin, qu'elle montroit à tout le monde le portrait de Poltrot, peint comme une Judit, ayant tué Holoferne, qu'elle avoit dans la ruelle de son lit, comme un grand martyr, et qu'elle regardoit comme le libérateur du petit trouppeau. Mémoires pour servir à l'histoire de Hollande et des autres Provinces-Unies. Paris, 1680, p. 160.

[24] Mémoires de Melvil, t. I, p. 107.

[25] L'adroite Catherine de Médicis l'avait promis à la princesse de Condé.

[26] La déclaration de 1564 mentionne la pacification de mars, mais elle dit mars 1562, au moins dans le Recueil des anciennes lois françaises, d'ISAMBERT ; l'usage étant de dater la bataille de Dreux de décembre 1562, nous devons évidemment placer le traité de paix qui suivit en 1563. Et d'ailleurs les livres du temps le publient avec cette formule finale : Donné à Amboise, le dix-neuvième de mars, l'an de grace mil cinq cens soixante trois et de nostre regne le troisième, signé CHARLES, et au dessous par le Roy et en son conseil, ROBERTET, et scellé en cire jaune à double queue de parchemin pendant.

[27] Un capitaine anglais, habile dans l'art des mines, et en matière de sappe, comme on disait alors, sans peut-être distinguer autant que nous les deux choses, avait été tué lors des premières approches ; nous n'avons pu découvrir son nom.

[28] Ce capitaine s'appelait Pierre l'Anmosnier.

[29] La petite noblesse servant surtout dans ce parti, par esprit d'opposition autant que par religion, fournissait un grand nombre de cavaliers.

[30] Ce catholique habitait la Roquebrou, près Aurillac et sur la Cère, affluent de la Dordogne.

[31] Histoire des guerres religieuses en Auvergne pendant les XVIe et XVIIe siècles, par IMBERDIS, p. 70.

[32] C'était un frère de Christophe d'Allegre, sénéchal du Puy.

[33] Nous avons essayé de dresser un inventaire de ce que coûtent les actions de guerre, dans notre mémoire intitulé : du Nombre des tués dans les batailles (1870).

[34] D'après le Discours des guerres de la comté de Venayscin et de la Provvence : ensemble qvelqves incidentz. Le tout dédié à Fabrice de Serbellon, cousin germain de N. S. P., par LOYS DE PERUSSIIS, escuyer. Imprimé en Avignon, par Pierre Roux, 1563. Cet écrit est embrouillé.

[35] Ce dernier eut son cheval tué d'un coup de pistolet.

[36] Fabricio Serbelloni.

[37] Ici se rencontre un rôle tout spécial, usurpé sans doute par la personne même qui le remplissait : Le bon seigneur Marc Tulle Garganello, gentilhomme bolognois, dit naïvement Perussiis, lequel pour sa courtoisie s'escartoit bien souvent pour aller consoler les dames.

[38] Perussiis disculpe le baron des Adrets de ce dernier brûlement ; cette justice rendue à un adversaire en présence d'intérêts en jeu (les Perussiis étant seigneurs de Coumons) mérite qu'on la cite et qu'on la remarque.

[39] Histoire de Dieppe, 1844, p. 80.