LOUIS XIV ET LA GRANDE MADEMOISELLE (1652-1693)

 

CHAPITRE CINQUIÈME

 

 

La Grande Mademoiselle amoureuse. Portrait de Lauzun, et leur roman. — La Gour en voyage. —Mort de Madame. — Annonce du mariage de Mademoiselle. Émotion générale. Louis XIV rompt l'affaire.

 

I

 

AU printemps de 1669, le roi Louis XIV écoutait un jour chanter la comtesse de Soissons. C'était, comme l'on sait, la seconde des Mazarines, et la seule vraiment scélérate de la famille. Elle chantait une chanson nouvelle, en beaucoup de couplets et fort méchante, où défilait une partie de la cour. Hommes et femmes y recevaient leur paquet, sous la forme d'une contre-vérité, selon une mode alors si répandue, que le mot contre-vérité était devenu le nom d'une forme de la satire, presque d'un genre littéraire.

Le roi laissait passer les couplets sans souffler mol. Il n'avait même pas protesté s celui-ci :

Et pour M. Le Grand[1],

Il est tout mystère ;

Quand il est galant

Il a comme La Vallière

L'esprit pénétrant.

La comtesse arriva ainsi à un couplet sur Puyguilhem, plus connu sous le nom de Lauzun[2].

De la cour

La vertu la plus pure

Est en Péguilin....

A cet endroit, le roi interrompit : — Si on a voulu le fâcher, dit-il, je trouve que l'on a tort, et que quand les gens agissent comme lui, ils ne se doivent inquiéter de rien ; mais pour les autres, on les traite fort mal. Le brusque mécontentement du roi au nom de Péguilin fit un silence général, et la chanson en resta là.

La Grande Mademoiselle assistait à cette scène. Elle eut la surprise de ne pas s'y sentir indifférente. A peine, cependant, connaissait-elle Lauzun, qui n'était pas de sa coterie. — Je pris plaisir, disent ses Mémoires, à voir la manière dont le roi parlait de lui ; j'avais quelque instinct de ce qui devait arriver. Ce fut le premier avertissement de la passion qui s'était déjà insinuée dans le fond de son cœur ; mais elle ne le comprit pas.

Il lui vint pourtant, l'idée de causer, à l'occasion, avec M. de Lauzun. Elle y prit goût tout de suite. Il a, disait-elle, des manières de s'expliquer tout extraordinaires. Mademoiselle aimait cela, el, comme elle croyait encore n'aimer que cela dans ce petit cadet de Gascogne, elle fut la première à se demander pourquoi, s'étant si bien trouvée depuis cinq ans de peu fréquenter la cour, elle reprenait l'habitude de n'en plus bouger. L'année se termina sans qu'elle eût trouvé la réponse : J'allai donc... au mois de décembre (le 6) à Saint-Germain, d'où je ne partis point. Je m'y accoutumai fort. Je n'y étais d'ordinaire que trois ou quatre jours. On s'étonnait du long séjour que j'y faisais. Le 31, elle se décida enfin à retourner à Paris : Je m'y ennuyais fort, et je ne pouvais dire ce que je faisais à Saint-Germain qui me divertit plus qu'à l'ordinaire. Elle se hâta de rejoindre la cour, sans savoir pourquoi, reprit ses entretiens avec Lauzun, et ne comprit toujours pas.

Elle savait seulement qu'elle était troublée et agitée, mécontente de sa condition, et qu'elle avait envie de se marier. Ce désir datait de loin, mais il avait pris, dans les derniers temps, une importunité qui obligea Mademoiselle à s'examiner sérieusement. La page où elle raconte sa découverte est charmante de naturel, et comme on la sent vraie ! Je raisonnais en moi-même — car je n'en parlai à personne — et je me disais : Ce n'est point une pensée vague ; il faut qu'elle ait quelque objet ; et je ne trouvai point qui c'était. Je cherchais, je songeais et je ne trouvais point. Enfin, après m'être inquiétée quelques jours, je m'aperçus que c'était M. de Lauzun que j'aimais, qui s'était glissé dans mon cœur ; je le regardais comme le plus honnête homme du monde, le plus agréable, et que rien ne manquait à mon bonheur que d'avoir un mari fait comme lui, que j'aimerais fort et qui m'aimerait aussi ; que jamais personne ne m'avait témoigné d'amitié ; qu'il fallait, une fois en sa vie, goûter la douceur de se voir aimée de quelqu'un, qui valût la peine qu'on l'aimât.

Cet éclaircissement avec son cœur fut suivi de jours d'ivresse. Mademoiselle vivait dans un rêve, et tout était facile, tout s'arrangeait. — Il me parut que je trouvais plus de plaisir à le voir et à l'entretenir qu'a l'ordinaire ; que les jours que je ne le voyais point, il m'ennuyait. Je crus que la même pensée lui était venue ; qu'il n'osait nie le dire ; mais que les soins qu'il avait de venir... partout où l'on se pouvait voir par hasard, me le faisaient assez connaître. En l'absence de Lauzun, elle cherchait la solitude, afin de penser à lui en liberté : J'étais ravie d'être toute seule dans ma chambre ; je me faisais un plan de ce que je pouvais faire pour lui, qui lui donnerait une grande élévation.

Une seule pensée, bien caractéristique de sa génération, venait troubler son bonheur. Elle se demandait si les grandes princesses du théâtre de Corneille auraient épousé un cadet de Gascogne ? Assurément, la passion souffle où elle veut : Corneille ne l'avait jamais nié ; mais il avait soutenu que la volonté nous rend maîtres de nos affections, et l'on voyait aussi dans ses pièces que l'amour, même fondé sur une juste admiration, est tenu de s'effacer devant ce que l'on doit à son rang. Les poètes, heureusement, se contredisent quelquefois, même lorsqu'ils s'appellent Corneille, et Mademoiselle, qui avait été à la comédie dès le maillot, connaissait bien son répertoire. Elle se souvint d'un passage de la Suite du Menteur qui établit clairement la prédestination des mariages ou la prévision de Dieu, de sorte qu'il est chrétien de se soumettre sans résistance à des sentiments qui nous sont envoyés par le Ciel en personne. Bien que sure de sa mémoire, qui était excellente en effet, Mademoiselle envoya querir (la pièce) à Paris en grande diligence, et chercha la page (acte IV), où Mélisse confie à Lise son amour pour Dorante :

Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,

Lise, c'est un accord bientôt fait que le nôtre.

Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,

Sème l'intelligence avant que de se voir ;

Il prépare si bien l'amant et la maîtresse,

Que leur aine au seul nom s'émeut et s'intéresse.

On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment ;

Tout ce qu'on s'entredit persuade aisément ;

Et, sans s'inquiéter de mille peurs frivoles,

La foi semble courir au-devant des paroles.

Comment clouter un seul instant, après avoir lu ces vers, qu'il y ait de l'impiété à contrarier les ordres d'aimer qui nous viennent d'en haut ? Il se livra néanmoins de grands combats dans l'âme de la royale élève de Corneille. Tantôt elle se représentait avec vivacité les joies de son mariage, au premier rang desquelles Mademoiselle plaçait le dépit de ses héritiers, qui commençaient déjà à trouver qu'elle les faisait trop attendre, et il lui tardait alors d'en finir. Tantôt elle ne pouvait penser qu'au bruit que ferait une pareille mésalliance, à la réprobation des uns, à la risée des autres, et son orgueil refusait de se rendre. De sorte, qu'elle voulait un jour et ne voulait plus le lendemain, selon qu'elle avait vu ou non M. de Lauzun. La lutte entre sa tête et son cœur se prolongea plusieurs semaines : Enfin, après avoir souvent passé et repassé le pour et le contre dans ma tête, mon cœur décida l'affaire, et ce fut aux Récollets que je pris ma dernière résolution.... Jamais je n'ai été à l'église avec tant de dévotion, et ceux qui me regardaient me trouvaient bien absorbée : car j'étais assurément tout occupée, et je crois que Dieu m'inspira ce qu'il voulait, que je fisse. Le lendemain, qui était le second jour de mars, j'étais fort gaie.... Si Mademoiselle avait eu de Juliette, ce serait un joli roman. Mais elle avait quarante-trois ans ; c'est bien tard pour jouer les grandes amoureuses.

L'homme qui lui causait ces agitations est l'un des mieux connus de son temps ; il en est question partout. La singularité du personnage, jointe aux prodiges de sa fortune eu bien et en mal, en avaient fait pour ses contemporains une façon d'objet de curiosité ; c'est de lui que La Bruyère, a dit : On ne rêve point comme il a vécu[3]. Le monde politique, ministres en tête, l'observait avec une attention inquiète, parce qu'il avait accompli le miracle de devenir le favori du roi, tout en ayant précisément les défauts que Louis XIV craignait le plus. Non pas, sans doute, un favori tout-puissant, comme l'avait été, par exemple, le connétable de Luynes sous Louis XIII ; mais d'assez de crédit, cependant, pour se faire combler de charges et d'honneurs.

Antonin Nompar de Caumont, marquis de Puyguilhem, puis comte de Lauzun, était né en 1633 (ou 1632) d'une très ancienne famille du Périgord. Ses parents avaient neuf enfants et rien à donner aux cadets, mais leur belle parenté assurait à cette jeunesse des entrées et des appuis à la cour. Or, le troisième de leurs garçons, qui rappelait le petit Poucet par la taille, en avait aussi la subtilité. Ils prirent le parti de l'envoyer chercher fortune, non pas dans une forêt, comme le héros du conte, mais aux alentours de la cour de France, persuadés qu'avec son esprit, il ne se laisserait pas manger par l'ogre et, croquerait plutôt les autres. Le maréchal de Gramont, cousin germain du vieux Lauzun, vit ainsi débarquer chez lui un tout petit bonhomme à figure de chat écorché[4] et à cheveux de filasse, qui prétendait avoir quatorze ans, était vif comme un moineau et Gascon jusqu'au bout des ongles. Le maréchal le garda et pourvut à son éducation. En hiver, le petit allait à l'académie, apprendre à danser, à tirer des armes et à se servir d'un cheval. L'été, il faisait campagne dans un régiment de cavalerie appartenant à son oncle. D'études, pas trace. De lectures, pas davantage. L'ignorance complète était encore admise dans la noblesse, sans y être aussi bien vue, on pourrait presque dire aussi de rigueur, qu'un siècle auparavant.

Les parents de Lauzun l'avaient bien jugé. En peu de temps, il se fut faufilé partout, dans les maisons les plus imposantes et les chambres les plus sacrées. On l'aperçut chez le roi. On le rencontra chez les belles darnes. La cour et la ville se familiarisèrent avec sa mine futée et hardie, qui tourna bientôt à la hauteur et l'insolence. A dix-huit ans, son père lui céda une première charge. A vingt-quatre, il eut un régiment, puis, coup sur coup, quand le roi eut pris le pouvoir, des avancements, des grâces, un crédit toujours grandissant et inexplicable, qui lui valut la haine de Louvois, car, dans leurs fréquentes discussions a propos du service, le favori gagnait toujours[5]. Un plat de son métier, inouï d'impudence et qui aurait dû le perdre sans retour, n'aboutit qu'à lui prouver sa force.

Dans le même temps où Mademoiselle commençait à s'occuper de lui, l'insatiable petit homme avait tiré de son maître, sous la condition de lui garder le secret à cause de Louvois, la promesse d'être bientôt grand maitre de l'artillerie. Lauzun cul, la sottise de ne pas savoir se taire. Louvois, averti, fit de fortes représentations au roi, qui se piqua, et le favori n'entendit plus parler de rien. Dans son inquiétude, il s'adressa à Mme de Montespan. Elle était sa grande amie et lui promit son aide ; mais il se défiait et voulait en avoir le cœur net ; d'où une scène qui dépassa l'imagination de Saint-Simon lui-même, lorsqu'elle lui fut contée longtemps après. Il avoue dans ses Mémoires qu'elle aurait été incroyable, si elle n'avait été attestée de toute la cour d'alors.

Louis XIV, comme la plupart des grands travailleurs, était ordonné et méthodique en tout. Il avait des heures fixes pour ses ministres et d'autres pour la représentation, des heures pour sa femme et d'autres pour ses maîtresses. On savait toujours où il était et ce qu'il faisait. L'heure de Mme de Montespan était dans l'après-midi. Lauzun s'introduisit chez elle avec la complicité d'une femme de chambre, se cacha sous le lit, attendit, écouta, et en eut promptement le cœur net. Mme de Montespan ne l'oublia point dans la conversation, mais ce fut pour le draper, n'en finissant plus d'appuyer sur son mauvais caractère, son peu de sûreté, son arrogance envers Louvois, et le tout avec tant d'esprit, tant de drôlerie, que le roi, entraîné, lui répondait avec presque aussi peu de charité. L'autre, sous son lit, suait à grosses gouttes, de rage et de contrainte. Enfin le roi retourna à ses affaires, et Mme de Montespan aux siennes, qui étaient de s'habiller pour assister à un ballet.

Au sortir de sa toilette, elle trouva Lauzun à sa porte : Il lui présenta la main et lui demanda s'il osait se flatter d'avoir eu quelque part en son souvenir auprès du roi. Elle lui répondit qu'elle n'avait eu garde d'y manquer, et lui étala tous les services qu'elle venait de lui rendre. M. de Lauzun lui laissa tout dire, ayant soin seulement de la faire marcher à petits pas, puis lui dit, doux et bas, mot pour mot, tout ce qui s'était passé entre eux, sans y manquer d'une syllabe ; et de là, toujours doux et bas, l'appelle par tous les noms les plus infâmes, l'assure qu'il lui coupera le visage, et la conduit, quoi qu'elle pût faire, jusque dans le ballet où elle arriva plus morte que vive, se trouvant mal et ayant presque perdu toute connaissance.... Le roi et elle crurent que ce ne pouvait are que le diable, qui lui eût rendu un compte si prompt et si fidèle de ce qui s'était passé[6]. Fort en peine l'un et l'autre, et dans une colère horrible, ils n'avaient pas eu le temps de s'en remettre que le favori faisait de nouveau des siennes. Deux jours après cet événement inexplicable, il vint casser son épée devant le roi, en criant qu'il ne voulait plus servir un prince qui lui manquait de parole pour une... — le mot ne peut se répéter. La conduite de Louis XIV dans cette conjoncture est restée célèbre. Il ouvrit la fenêtre et jeta sa canne, en disant qu'il serait fâché d'avoir frappé un gentilhomme.

Le lendemain Lauzun était à la Bastille, et il semblait que ce fût pour longtemps, avec un monarque qui n'avait de sa vie, même enfant, pardonné un manque de respect. Mais le public n'était pas au bout de ses étonnements. A la fin du second mois c'était le Roi qui tâchait de se faire pardonner, et Lauzun qui le prenait de haut, refusant les dédommagements et préférant sa prison à la cour. On se représente ce que durent éprouver Louvois et bien d'autres devant cet étrange marchandage, ces allées et venues entre Saint-Germain et la Bastille, pour obtenir de ce dangereux personnage qu'il daignât accepter l'une des charges, si recherchées, et par les plus grands seigneurs, de capitaine des gardes du corps. On juge de leurs alarmes à son retour si prompt[7] et suivi d'un redoublement de faveur. D'où lui venait son crédit auprès d'un prince si peu accessible aux influences, et qui s'était toujours prétendu aussi contraire aux favoris qu'aux premiers ministres ? En quoi ce petit Lauzun le méritait-il ? Et en quoi méritait-il d'être la coqueluche des femmes, qui couraient toutes après lui et se l'arrachaient à force d'avances et de cadeaux, tout petit Poucet qu'il fût ?

Car il n'avait pas grandi. C'est, écrivait Bussy-Rabutin[8], un des plus petits hommes... que Dieu ait jamais faits. Il n'avait pas non plus embelli. Nous pouvons, là-dessus, en croire Mademoiselle. Au plus fort de sa passion, voici comment elle dépeignait Lauzun à Mme de Noailles : C'est un petit homme ; personne ne saurait dire qu'il n'ait pas la taille la plus droite, la plus jolie et la plus agréable. Les jambes sont belles ; un bon air à tout ce qu'il fait ; peu de cheveux, blonds mais fort mêlés de gris, mal peignés et souvent gras ; de beaux yeux bleus, mais quasi toujours rouges ; un air lin ; une jolie mine. Son sourire plaît. Le bout du nez pointu, rouge ; quelque chose d'élevé dans la physionomie ; fort négligé ; quand il lui plaît d'igue ajusté, il est fort bien. Voilà l'homme. Ce n'est pas séduisant ; il n'y avait pas de quoi le mettre aux enchères. On murmurait qu'il avait des secrets pour se faire aimer.

Pour son humeur et ses manières, continuait Mademoiselle, je défie de les connaitre, de les dire ni de les copier. Le monde n'était pas entièrement de cet avis. Il croyait savoir, tout au moins, que M. de Lauzun était le plus insolent petit homme qu'on eût vu depuis un siècle[9], et le plus malicieux. On citait de lui bien (les traits sanglants, et l'on connaissait sa façon de pirouetter sur ses talons et (le plonger dans la foule, avant que sa victime eût recouvré ses esprits. Le inonde avait aussi la certitude que le favori était un intrigant. Lauzun machinait toujours quelque chose, fût-ce contre des indifférents : cela lui faisait la main. Pour le reste, Mademoiselle avait raison : on s'y perdait.

Il avait beaucoup d'esprit. On se répétait ses mots, par exemple sa réponse à une femme de ministre, qui lui disait assez sottement, pour faire valoir la peine que se donnait son mari : Il n'y en a point de plus embarrassés que celui qui tient la queue de la poêle, n'est-il pas vrai ?Pardonnez-moi, madame, ce sont ceux qui sont dedans. Mais il aimait à faire l'imbécile et à débiter d'un ton mais des choses n'ayant aucun sens ; il s'abandonnait à ce goût singulier même devant le roi. Le contraste n'était pas moins grand entre ses prétentions à avoir grand air, son désir d'en imposer, et l'habitude de se composer des accoutrements grotesques, pour voir si quelqu'un oserait rire de M. de Lauzun. On le trouvait chez lui en robe de chambre et grande perruque, son manteau par-dessus sa robe de chambre, un bonnet de nuit sur sa perruque et un chapeau à plumes sur le tout. Ainsi affublé, il se promenait de long en large en dévisageant ses domestiques, et malheur à qui ne gardait pas son sérieux.

Il était en même temps avare et libéral, ingrat et reconnaissant, méchant avec délices et toutefois bon ami, très bon parent, sans jamais cesser d'être dangereux. Il entreprit une fois de pousser dans le monde un sien neveu, frais émoulu du Périgord. Il l'équipa de sa bourse et se donna la peine d'aller le présenter à la cour, où leur apparition fit événement. On se les montrait du doigt, et personne, pas même le roi, impassible par métier, ne pouvait s'empêcher de rire : Lauzun avait eu la fantaisie de faire habiller son neveu à la mode de son grand-père. Le pauvre garçon se sentait si ridicule qu'il en mourait de honte, et qu'il s'enfuit de Paris sans plus oser se montrer. Son oncle n'y avait certainement pas mis de malice. Il ne s'était pas rendu compte ; il avait un grain de folie.

Ce grain-là, quand il n'est pas trop gros, peut donner aux gens une saveur particulière. Il avait séduit Mademoiselle, qui essayait vainement de le définir à propos de Lauzun, et se rabattait à conclure : Enfin il m'a plu ; je l'aime passionnément. Le roi n'avait peut-être pas été insensible non plus à ce je ne sais quoi ; mais la vérité oblige à dire qu'il avait été séduit surtout par rame de parfait courtisan de ce demi-fou. La cour de France ne possédait pas plus servile devant le maure que le plus insolent petit homme qu'on eut vu depuis un siècle. Ce Gascon jouait à Louis XIV des comédies de dévouement et d'admiration absolument éhontées, et qui réussissaient tout de méfie. Le roi s'était laissé persuader que M. de Lauzun n'aimait que lui, ne vivait que pour lui, s'absorbait en lui, pour ainsi parler, et le roi en avait été touché. Il trouvait, cela bien. Il était prêt à beaucoup pardonner à l'homme qui donnait un si bon exemple aux autres courtisans.

Lorsqu'on avait. fait la part de l'originalité et celle de la bassesse dans la faveur de Lauzun auprès du prince ; lorsqu'on s'était rendu compte, d'autre part, que Louis XIV n'échappait pas entièrement à la crainte inspirée par son favori ; on continuait à se demander la cause d'une fortune si disproportionnée au mérite. Lauzun était en passe d'arriver à tout, quand le grain de folie le perdit.

 

II

 

Une fois décidée, Mademoiselle n'avait plus songé qu'au moyen de venir il bout de son dessein. Le premier pas lui paraissait l'un des plus difficiles. C'était à elle, vu la disproportion des rangs, à faire les avances et à demander la main de M. de Lauzun. Mademoiselle y était toute préparée ; elle ne redoutait pas un refus. Mais il ne lui suffisait pas d'être épousée ; elle voulait avoir son roman, être aimée et se l'entendre dire, et c'était cela qui n'était pas tout simple : — Je ne sais, dit-elle, s'il voyait ce que j'avais dans le cœur. Je mourais d'envie de lui donner occasion de me dire ce que le sien sentait pour moi. Je ne savais comment faire. Il n'y avait que la Grande Mademoiselle, dans toute la cour de France, pour être aussi novice aux manèges d'amoureux. Après y avoir bien pensé, elle s'arrêta à un expédient classique : ce sont les meilleurs. Elle résolut de dire à Lauzun qu'il était question de la marier, et qu'elle voulait en avoir son avis. S'il l'aimait, il se trahirait.

Elle se mit incontinent à sa recherche, ce même 2 mars où elle s'était éveillée si gaie, et le trouva chez la reine, à l'heure où cette princesse s'enfermait dans son oratoire pour prier Dieu. Marie-Thérèse prolongeait pieusement ces séances, pendant lesquelles il s'établissait quelque liberté dans sa chambre. Je m'en allai à lui et le menai dans une fenêtre. A sa fierté et à son air, il me parut l'empereur de tout le monde. Je commençai : — Vous m'avez tant témoigné d'amitié depuis quelque temps, que cela me donne la dernière confiance en vous, et que je ne veux plus rien faire sans votre avis. Lauzun protesta, ainsi qu'il convenait, de sa reconnaissance et de son dévouement, et elle reprit : On dit dans le monde que le roi me veut marier au prince de Lorraine ; en avez-vous ouï parler ? Non, il n'en avait pas ouï parler. Mademoiselle enfila des explications confuses sur ce qu'elle voulait rester en France, et trouver enfin le bonheur. Pour moi, conclut-elle, je ne saurais aimer ce que je n'estime pas. Lauzun approuva tout et demanda : Songeriez-vous à vous marier ? Elle répondit naïvement : J'enrage quand j'entends compter les gens qui aspirent à ma succession. — Ah ! dit-il... rien ne me donnerait, tant d'envie que cela de me marier ! A cet endroit, la reine sortit de son oratoire, et il fallut se quitter. Lauzun ne s'était pas trahi. Mademoiselle se sentait néanmoins très heureuse. — Je songeais : voilà un grand pas de fait, et il ne peut plus douter de mes sentiments ; à la première occasion, je connaîtrai les siens. J'étais bien contente de moi et de ce que j'avais fait.

Lauzun avait en effet compris sur-le-champ que la Grande Mademoiselle se jetait à sa tête, et il était bien décidé à entrer dans le jeu, à tout hasard, pour en tirer ce qu'il pourrait. Sans aller jusqu'au mariage, l'amour d'une grande princesse peut être avantageux de bien des façons. Il se prêta donc à renouer l'entretien et mit tout son art, fout son esprit, à défaut du moindre sentiment, à échauffer la passion de cette vieille fille, et à flatter les faiblesses qui se joignaient au mouvement de son cœur pour lui faire souhaiter de se marier.

Elle ne pouvait pas supporter la vision de ses héritiers aux aguets : Lauzun appuya sur le chagrin... d'entendre dire : un tel aura une terre ; l'autre une autre. Je le trouve très juste, continuait-il ; car il faut vivre tant que l'on peut, et n'aimer point ceux qui souhaitent notre mort.

Elle ne se résignait pas à vieillir. Ce n'était pas coquetterie ; Mademoiselle n'en avait jamais eu ; c'était conviction qu'elle devait à sa haute naissance d'être une créature privilégiée. Elle disait très sérieusement : Les gens de ma qualité sont toujours jeunes, et elle s'habillait comme à vingt ans et continuait à danser. Lauzun la mit sur ce sujet délicat, et ne lui ménagea point les vérités désobligeantes, avant d'en arriver au baume qu'il tenait en réserve. Il entrait dans ses habitudes de brutaliser les femmes éprises de lui, pour se les soumettre, et il en avait ici deux raisons pour une. Sa maxime, rapporte Saint-Simon, était que les Bourbons voulaient être rudoyés et menés le bâton haut, sans quoi on ne pouvait se conserver sur eux aucun empire. Le système ne lui avait pas mal réussi avec Louis XIV. Lauzun put croire dans ces premiers temps qu'il réussirait aussi avec Mademoiselle, tant celle-ci acceptait humblement ses duretés.

Il lui disait : Je trouve que vous avez raison de prendre un parti, rien au monde n'étant si ridicule, de quelque qualité que l'on soit, que de voir une fille de quarante ans habillée dans les plaisirs, dans le monde, comme une de quinze qui ne songe à rien. quand l'on est à cet âge, il faut ou se faire religieuse ou dévote, ou, habillée modestement, n'aller à rien. Il accordait que Mademoiselle, par exception, à cause de sa qualité, pourrait se permettre, de loin en loin, un acte ou deux d'opéra ; mais son lot de vieille fille était d'aller à vêpres, au sermon, au salut, aux assemblées des pauvres, aux hôpitaux. Ou bien, alors, se marier : c'était l'alternative qu'il lui avait ménagée. Car l'étant, poursuivait-il, à tous les âges on va partout ; on est habillée comme les autres, pour plaire à son mari. On va aux plaisirs parce qu'il veut que l'on fasse comme les autres.

Chacune de ses paroles s'imprimait dans l'esprit de l'amoureuse princesse. Quand Saint-Simon, qui avait connu intimement Lauzun, eut lu les Mémoires de Mademoiselle, il renonça à conter après elle leur aventure, tant son récit était exact et vivant : Qui a un peu connu M. de Lauzun, écrivait-il[10], le reconnaîtra en tout ce que Mademoiselle en raconte, et jusqu'à croire l'entendre parler.

Par une contradiction très naturelle, Mademoiselle, au milieu de son ivresse, conservait du regret de n'être pas reine dans des pays étrangers. Lauzun s'efforça de l'en guérir. Il lui représentait que la peine aurait passé le plaisir. Si vous aviez été reine, impératrice, vous vous seriez fort ennuyée.... Demeurez donc, toute votre vie, ici.... Si vous avez envie de vous marier, vous avez de quoi faire un homme égal en grandeur et en puissance aux souverains. Il saura par-dessus que vous aurez le plaisir de l'avoir fait ; il vous en aura obligation.... Il ne faut point dire comme il faut qu'il soit fait pour posséder un tel honneur ; car, en vous plaisant et étant choisi par vous, ce sera un homme admirable. Rien ne lui manquera ; mais où est-il ? Ce langage, qui nous parait si clair, ne l'était pas encore assez au gré de Mademoiselle. Cette princesse attendait toujours nu aveu, des douceurs, qui ne venaient jamais. Lauzun faisait l'ami désintéressé, celui qui est entièrement hors de cause, et il étalait à Mademoiselle toutes les raisons qui devaient la dégoûter d'un mariage inégal. Bien loin de chercher à lui parler, il se tenait respectueusement à distance lorsqu'il la rencontrait. C'était moi, dit-elle, qui allais à lui. Sa réserve et ses réticences attisaient le feu, et cela le divertissait, mais il n'osait pas, pour le moment, s'en promettre autre chose que plus de crédit encore à la cour.

Sur ces entrefaites, la duchesse de Longueville[11] voulut établir le comte de Saint-Paul, celui de ses fils qui ressemblait infiniment à La Rochefoucauld. Malgré l'énorme différence d'âge — son fils n'avait que vingt ans — elle songea à Mademoiselle, qui était toujours le plus grand parti du royaume, et lui fit porter des ouvertures qui furent éludées, mais avec une douceur dont le inonde s'étonna. Mademoiselle avait ses raisons : Pour moi qui avais mon dessein dans la tête, je n'étais pas fâchée que le bruit courût que l'on parlait de me marier à M. de Longueville[12] ; il me semblait que c'était, en quelque façon, accoutumer les gens à ce que je voulais faire. Pour une fois que Mademoiselle se mêlait de faire de la diplomatie, son calcul se trouva juste. A quelques jours de là, comme l'on causait de cette affaire devant Lauzun, l'un de ses amis, auquel n'avait pas échappé que Mademoiselle l'écoutait avec plaisir, lui demanda pourquoi il ne tenterait pas la fortune[13]. D'autres seigneurs se joignirent au premier, et tous ensemble lui assurèrent que rien n'était impossible à un homme aussi avant dans les bonnes grâces du roi. Lauzun se défendit avec chaleur de penser seulement à épouser Mademoiselle ; mais, rentré au logis, il rumina toute la nuit cette conversation, et commença dès lors à ne plus trouver l'idée aussi chimérique. Il fallut remettre à plus trouver tard à s'en assurer ; le roi emmenait la Cour en Flandre, et il avait donné le commandement de l'escorte à son favori.

C'était un voyage politique. L'Espagne venait d'are vaincue presque sans résistance dans la guerre de Dévolution (1667-1668). Louis XIV jugeait utile de montrer la royauté française dans toute sa pompe aux populations devenues nôtres par le traité d'Aix-la-Chapelle (2 mai 1668), et chacun se préparait à faire bonne figure dans un spectacle dont l'étrangeté n'a plus d'analogue dans notre vie moderne. En 1658, Loret, le gazetier, avait évalué à près de 12.000 âmes, non compris les marmitons, le convoi formé par la cour à son départ pour Lyon. Ce chiffre fut certainement dépassé en 1670, où la seule famille royale, plus qu'au complet, puisqu'elle comprenait Mme de Montespan et Mlle de La Vallière, !rainait une suite de plusieurs milliers de personnes — non compris l'armée d'escorte — en dames ou filles d'honneur, gentilshommes, pages, domestiques de tout ordre et des deux sexes, valetaille et valets des valets. Le Roi emmenait jusqu'à sa nourrice. La noblesse, d'autre part, était plus disciplinée qu'au temps de Mazarin et d'Anne d'Autriche, et nul n'avait osé rester en arrière. Le départ se fit de Saint-Germain, le 28 avril. Pellisson écrivait le surlendemain à son amie Mlle de Scudéry : Il n'est pas possible de vous dire combien la cour est grosse ; elle n'est point telle à Saint-Germain ni à Paris. Tout le monde a suivi[14].

La quantité des bagages donnait à cette foule l'aspect d'une tribu nomade en déplacement. Tous les hauts personnages emportaient des mobiliers complets. Louis XIV avait dans ce voyage une Chambre de damas cramoisi, pour l'usage ordinaire, et une autre très magnifique pour les endroits où l'on avait de la place. Le lit de cette dernière était de velours vert en broderie d'or et d'une grandeur immense... qui passait celle de beaucoup de petites chambres. Il était accompagné de toute la suite d'ameublements qu'il faut, quand — le roi — est logé à l'aise, et pour la reine de même ; ce sont de très belles tapisseries des Gobelins... quantité de plaques[15], bras et chandeliers d'argent, et autres pièces. Le service de la bouche emportait une batterie de cuisine monstre, et les ustensiles nécessaires pour servir matin et soir en vaisselle plate plusieurs tables immenses. Quand tout cela était déballé, Leurs Majestés étaient comme au palais des Tuileries, ou à peu près.

Monsieur ne pouvait se passer d'être entouré de jolies choses, ni de varier ses toilettes à l'infini ; il était encombrant en voyage. Mademoiselle, peu exigeante, avait néanmoins son rang à garder, et sa chambre de campagne était imposante ; à un voyage, où elle logea dix jours dans une maison de paysan, basse de plafond, il fallut creuser le sol pour faire tenir son lit à pavillon. Parmi les courtisans, plusieurs des principaux, obligés par leurs charges d'avoir table ouverte, menaient avec eux un personnel et un matériel de cabaret ambulant. D'autres voulaient se faire remarquer par la galanterie de leur équipage ; celui de Lauzun avait été extrêmement admiré à sa sortie de Paris : Il tenait toute la rue Saint-Honoré, écrit Mademoiselle qui l'avait croisé par hasard ; il était très beau et magnifique. Les gens modestes emportaient au moins un lit de camp, sous peine de coucher par terre pendant tout le voyage.

On se représente le train de chariots, fourgons et chevaux ou mulets de bât qui se déroula sur la route de Flandre, en 1670 ; la difficulté de faire arriver le soir à chacun ses bagages, quand la couchée s'éparpillait sur une ville entière ou sur un archipel de villages : les accidents de toute sorte qui attendaient la caravane, dans des chemins presque toujours effroyables et au passage de rivières presque toujours sans ponts ; l'affairement des uns, l'impatience des autres et le désordre universel ; l'angoisse d'avoir perdu ses cuisiniers, si l'on était Marie-Thérèse, la désolation de ne plus retrouver son rouge et sa poudre, si l'on était Monsieur ou quelque jolie femme ; enfin, l'épreuve ou, étaient mis les caractères, et l'espèce de gloire assurée à qui gardait sa bonne humeur, au travers de fatigues souvent excessives et de contretemps perpétuels.

Louis XIV était bon voyageur, s'arrangeait de tout et exigeait que l'on en fit autant ; il détestait les gémissements, les femmes qui ont peur et celles qui tiennent à coucher dans un lit. La reine Marie-Thérèse commençait à gémir avant d'être montée en voiture, et c'était une nouvelle publique que de l'avoir vue de bonne humeur pendant un voyage. Les soupers de famine et les nuits passées en carrosse, ri attendre un chariot qui s'était trompé do chemin, lui paraissaient d'effroyables calamités. Les mauvaises routes la faisaient pleurer, et elle jetait les hauts cris en traversant les gués ; on la trouva une fois tout en larmes, arrêtée en rase campagne el refusant obstinément d'avancer on de reculer. Ses peines étaient sans compensation, car elle n'avait pas de curiosité. Les conférences dont le roi régalait les dames, tout le long, du chemin, sur la tactique el les fortifications, ennuyaient mortellement la pauvre reine, et elle ne savait même pas le cacher. A dire, le vrai, de toutes ces femmes qui s'empressaient derrière le roi, sur les remparts des villes ou les anciens champs de bataille, en ayant l'air de boire ses paroles, la seule Mademoiselle l'écoutait avec plaisir ; depuis ses exploits de la Fronde, elle s'était toujours crue du métier.

Monsieur était d'une grande ressource en voyage. Lorsqu'il choisissait d'être avec le roi, Monsieur savait toujours tant de nouvelles, que toute la carrossée s'animait à l'instant. Le soir, quand les lits se faisaient attendre, il mettait des jeux en train, ou bien il mandait les violons du roi et donnait le bal ; faute de mieux, on dansait dans une grange. Il n'était sensible qu'aux accidents de toilette ; mais, pour ceux-là, il ne concevait pas que l'on pût les prendre légèrement. Le voyage de 1670 fut contrarié par des pluies torrentielles, et le plus mouillé était toujours le commandant en chef des troupes, obligé de prendre tête nue les ordres du roi. Monsieur considérait avec une espèce d'indignation la mine piteuse de Lauzun, ruisselant et défrisé, et il disait ensuite : Pour rien je ne me montrerais à tous comme était M. de Lauzun tantôt : il n'avait pas bon air avec ses cheveux mouillés ; jamais je n'ai vu un homme si affreux[16].

Mademoiselle était encore plus indignée que Monsieur ; mais c'était que l'on pût trouver M. de Lauzun laid, en quelque état qu'il fût, et que le roi l'exposât de gaieté de cœur à s'enrhumer : M. de Lauzun était à tout moment sans chapeau et se mouillait fort la tête. Je disais au Roi : Sire, commandez-lui de mettre son chapeau ; cela le fera malade. Enfin je le dis si souvent, que j'eus peur que l'on le remarquât. Mademoiselle s'inquiétait peu pour elle-même des misères de la route. Aucune femme ne faisait moins de grimaces pour manger un mauvais souper, pour coucher dans sa voiture ou dormir sur une chaise. Elle n'avait cependant pas la réputation d'être bonne voyageuse, à cause de la frayeur insurmontable que lui inspirait l'eau. Dans un gué, elle criait autant que la reine ; les marques d'impatience du roi n'y pouvaient rien : Dès que je la vois, disait-elle de l'eau, je ne sais plus ce que je fais.

Le reste de la caravane était résigné à camper à la grâce de Dieu. On savait qu'il fallait être content, sous peine de déplaire, et l'on était accoutumé à être mal ; il en était de même dans tous les voyages. En 1667, la cour avait passé une nuit au château de Mailly, près d'Amiens. L'abbé de Montigny, aumônier de la Reine, écrivait le lendemain à des amies Mailly, mesdames, est une chahuanterie.... Tout le monde y était tellement entassé que Mme de Montausier coucha sur un tas de paille dans un cabinet, les filles de la reine dans un grenier sur un tas de blé et votre serviteur sur un tas de charbon[17]. En 1670, la nuit du 3 au 4 mai défraya longtemps les correspondances.

La journée du 3 avait, été pénible. L'immense convoi était parti de Saint-Quentin pour Landrecies de très bonne heure, par une pluie battante qui faisait grossir à vue d'œil les cours d'eau et les marais. D'heure en heure, on enfonçait davantage dans les boues, et la route s'encombrait de chevaux et de mulets morts ou abattus, de charrettes embourbées et de bagages déchargés. Les carrosses ne tardèrent pas à se mettre de la partie. Le maréchal de Bellefonds abandonna le sien dans une fondrière et fil le reste de l'étape à pied avec Benserade et deux autres. M. de Crussol[18] eut de l'eau par-dessus les portières en traversant la Sambre, et M. de Bouligneux[19], qui le suivait, fut contraint de dételer au milieu de la rivière et de se sauver sur l'un des chevaux. Quand ce vint à la reine et à Mademoiselle, on eut beau les conduire à un autre gué fort sûr, leurs cris et leur agitation furent tels, que l'on renonça à les faire passer. Elles allèrent chercher un abri dans la seule habitation du rivage. C'était une pauvre maison, composée de cieux pièces se commandant, et n'ayant que la terre pour plancher ; Mademoiselle y enfonça jusqu'au genou dans un trou boueux. Landrecies était sur l'autre bord, la nuit tombait et chacun mourait de faim, car l'on n'avait presque rien eu à manger depuis Saint-Quentin. Le roi, très mécontent, déclara que tout le monde resterait là, et que l'on attendrait le jour dans les carrosses.

Mademoiselle remonta dans le sien, mit son bonnet de nuit, sa robe de chambre et se délaça en dessous, mais elle ne put fermer l'œil, car c'était un bruit effroyable. Quelqu'un lui dit : Voilà le roi et la reine qui vont manger. Elle se fit porter telle quelle, à travers les bourbiers, dans la petite maison, et trouva la reine fort maussade. Marie-Thérèse n'avait pas de lit, et elle se lamentait, disant qu'elle serait malade si elle ne dormait point, et demandant où était le plaisir de voyages pareils ? Louis XIV mit le comble à son chagrin en proposant, de coucher toute la famille royale et quelques familières dans la plus grande des deux pièces, l'autre devant servir de quartier général à Lauzun : Voilà, disait le Roi, qu'on vient d'apporter des matelas ; Romecourt[20] a un lit tout neuf sur quoi vous pourrez dormir. Quoi ! se récriait la reine, coucher tous ensemble, cela serait horrible !Quoi ! reprenait le roi, être sur des matelas tout habillés, il y a du mal ? Je n'y en trouve point. Mademoiselle, prise pour arbitre, n'y en trouva point non plus, et la reine céda.

Cependant la ville de Landrecies avait envoyé à ses souverains un bouillon fort maigre, dont la mauvaise mine consterna Marie-Thérèse. Elle le refusa avec dépit. Quand il fut bien entendu qu'elle n'en voulait point, le roi et Mademoiselle, aidés de Monsieur et de Madame, l'expédièrent en un instant, et, dès qu'il n'y eut plus rien, la reine dit : J'en voulais, et l'on a tout mangé ! On allait rire, au mépris de l'étiquette, sans un grand plat venu aussi de Landrecies, et sur lequel on se jeta. Il y avait dedans, raconte Mademoiselle, des viandes si dures, que l'on prenait un poulet à deux par chaque cuisse et on avait peine en le tirant de toute sa force d'en venir à bout. Puis l'on se coucha. Ceux qui n'avaient pas encore leur bonnet de nuit et leur robe de chambre les mirent[21], et c'est dans l'appareil d'Argan qu'il faut se représenter la royauté française pendant cette nuit mémorable.

Au coin de la cheminée, sur le lit de Romecourt, était la reine, tournée de manière à regarder ce qui se passait : — Vous n'avez qu'à tenir votre rideau ouvert, disait le roi, vous nous verrez tous. Auprès de la reine, sur un matelas, étaient Mme de Béthune, sa dame d'atour, et Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan. Venaient ensuite, sur trois matelas se touchant faute de place, Monsieur et Madame, Louis XIV et la Grande Mademoiselle, Mlle de La Vallière et Mme de Montespan. Une duchesse, une marquise et une fille d'honneur se serraient sur un dernier matelas, placé en équerre, et des plus gênants pour le va-et-vient des officiers ayant affaire au quartier général, dans la pièce du fond. Par bonheur pour tout le inonde, le roi finit par faire dire à Lauzun de pratiquer un trou dans le mur extérieur de sa chambre et de donner ses ordres par là. Le dortoir royal eut ainsi quelque tranquillité, et l'on put s'endormir.

A quatre heures du matin, Louvois vint avertir que l'on avait fait un pont. Mademoiselle éveilla le roi, et chacun se leva. Ce ne fut pas un beau coup d'œil. Les cheveux étaient pendants et les visages fripés. Mademoiselle se croyait moins défigurée que les autres, parce qu'elle se sentait très rouge, et elle s'en réjouissait, ne pouvant éviter d'être vue par Lauzun. La famille royale remonta en carrosse et s'en alla tout droit entendre la messe à Landrecies, après quoi ces augustes personnes se couchèrent, et dormirent une partie de la journée.

Le soir même, à peine levée, Mademoiselle fut très grondée par Lauzun de ses peurs ridicules de l'eau. Cela lui fut très doux : c'était la première fois qu'il s'arrogeait pareille liberté, et les femmes très amoureuses commencent toujours par aimer le ton de maître. Ils se voyaient moins souvent qu'à Saint-Germain, mais avec plus de liberté. Les hasards des voyages leur valaient çà et là de longs tête-à-tête, qu'ils mettaient à profit, elle pour devenir pressante, lui pour se faire désirer. Il lui dit un jour qu'il pensait il quitter le monde : J'y entrevois, continua-t-il, de si belles et de si grandes espérances ! et si elles me manquent, je mourrai de douleur. — Mais, fit Mademoiselle, ne songerez-vous jamais à vous marier ?La seule chose, répondit-il, à quoi je songerais si je me voulais marier, ce serait à la vertu de la demoiselle : car s'il y avait la moindre faute, je n'en voudrais pas ; fût-ce vous, qui êtes au-dessus de tout. Il disait cela parce que le bruit courait que le roi voulait marier son favori avec Mlle de La Vallière. Mademoiselle s'écria ingénument : Mais vous voudriez bien de moi ; car je suis sage. — Ne faisons point de contes de Peau d'Ane quand nous parlons sérieusement. — Mais revenons donc à moi.... C'était justement ce qu'il ne voulait point. Il se rappela tout d'un coup que l'ambassadeur de Venise l'attendait.

Une autre fois, Mademoiselle lui dit en l'abordant qu'elle était toute résolue de se marier et que son choix était fait. Elle ajouta : J'en veux parler au roi et me marier en Flandre ; cela fera moins de bruit qu'à Paris. — Ah ! gardez-vous-en bien, s'écria Lauzun alarmé, car il ne jugeait pas le terrain assez préparé ; je ne le veux pas... je m'y oppose. Quelques jours après, ils regardaient ensemble par une fenêtre et échangeaient leurs impressions sur les gens de qualité qui venaient à passer, leur taille, leur air, leur mine, leur esprit. Au bout de quelque temps, Lauzun dit : Par ce que je vois, ce n'est pas un de ceux-là que vous choisirez. — Non, assurément, répliqua Mademoiselle. Je voudrais qu'il passât, et vous le pouvoir montrer. Comme on avait beau passer, elle reprit : il faut chercher : il y en a encore quelque autre. — Sur cela, rapportent ses Mémoires, il sourit, et nous parlâmes d'autre chose. Ils avaient maintenant de ces sourires d'intelligence.

Cependant la cour revint à Saint-Germain (le 7 juin) sans que Mademoiselle eût obtenu la parole décisive qu'elle ne cessait de mendier. Lauzun opposait des atermoiements à toutes ses avances. Calcul ou excès de prudence, il allait avoir à s'en applaudir.

III

 

Quinze jours s'étaient encore passés dans les détours et les faux-fuyants. Mademoiselle en était excédée. Tout en comprenant qu'un cadet de Gascogne ne pouvait pas lui dire : Prenez-moi, il était si peu dans son caractère de jouer au plus fin, qu'elle trouvait les manières de M. de Lauzun à son égard... extraordinaires. Lauzun était, trop compliqué pour une personne qui l'était si peu. La Bruyère lui-même allait renoncer à le pénétrer, et l'avouer dans le passage où il le peint sous le nom de Straton : Caractère équivoque, mêlé, enveloppé ; une énigme ; une question presque indécise. Persuadée qu'il ne se dérobait que par respect, Mademoiselle résolut de brusquer les choses.

Le 20 juin, la cour alla, prendre les divertissements de la belle saison[22] à Versailles. Monsieur et Madame s'en furent à leur château de Saint-Cloud, Mademoiselle suivit la cour. Lauzun s'était absenté, mais il avait soin de venir, de temps à autre, faire des apparitions chez la reine. Un soir qu'il y avait rencontré Mademoiselle et qu'il la plaisantait au sujet du duc de Longueville, cette princesse lui dit vivement : — Assurément, je me marierai ; mais ce ne sera pas à lui. Je vous prie que je vous parle demain ; car je suis déterminée, résolue de parler au roi, et je voudrais bien que tout ceci fût fini devant le 1er juillet. Il répondit : — Je m'en vais demain à Paris, et dimanche, sans faute, je serai ici, et nous causerons de toute chose ; je commence à avoir aussi envie que vous de voir tout ceci fini.

Le dimanche (29 juin), vers le soir, Lauzun n'était pas encore arrivé. On vint à la chambre de Mademoiselle l'avertir que la reine l'attendait pour la promenade. Elle sortit en courant et croisa le comte d'Ayen[23], l'air très pressé aussi, qui lui dit en passant : Madame se meurt ! Je cherche M. Vallot[24], que le roi m'a commandé d'y mener. En bas, la reine conta dans son carrosse l'histoire du verre d'eau de chicorée, et que Madame se croyait empoisonnée. On s'étonnait, on s'exclamait : Ah ! quelle horreur ! on se regardait et l'on ne savait que faire ; Marie-Thérèse était descendue de voiture et se promenait en bateau, très paisiblement, sur le grand canal. Survint précipitamment un gentilhomme : Madame était à l'extrémité et faisait dire à la reine de ne point tarder, si elle voulait la voir. On regagna fort vite le château, où l'embarras recommença. La reine demandait à chaque instant : Que ferai-je ?... Que ferai-je ? ne se décidait point et empêchait Mademoiselle de partir sans elle. Enfin le roi parut. Il prit la reine dans son carrosse, avec Mademoiselle et la comtesse de Soissons. Mme de Montespan et Mlle de La Vallière suivirent. Il était onze heures quand la famille royale mit pied à terre à la porte du château de Saint-Cloud.

Le spectacle qui l'attendait a été redit cent fois. C'était, sur un lit, une pauvre petite figure échevelée, pathétique de souffrance, et déjà tirée par l'approche de l'agonie. Sa chemise dénouée laissait voir sa maigreur, et elle était si pale que, sans ses cris, on l'aurait crue expirée. Nous savons par Mme de La Fayette[25] que les premiers sentiments de l'entourage avaient été la pitié et l'attendrissement, naturels en pareil cas, et redoublés ici par les douleurs effroyables et la douceur devant la mort de cet être jeune et charmant. L'état de Madame avait touché jusqu'à Monsieur, si dur pour elle depuis qu'elle l'avait blessé par ses légèretés, de sorte qu'on n'entendait plus — dans sa chambre — que le bruit que font des personnes qui pleurent.

L'entrée des souverains avec leur suite changea soudain les dispositions de cette chambre, Louis X1V, cependant, était sincèrement affligé, Mademoiselle sincèrement émue, et le reste sentait qu'on perdait avec — Madame — toute la joie, tout l'agrément et tous les plaisirs de la cour[26] ; mais l'égoïsme et l'intrigue marchaient sur les talons des Majestés. Tout en pleurant, chacun se mit à songer aux conséquences de cette mort. Qui hériterait du grand crédit de Madame ? Oui Monsieur allait-il épouser ? Serait-ce Mademoiselle ? Comment s'en trouveraient les intérêts de tel ou tel ? La mourante sentait autour d'elle comme un refroidissement : Elle voyait la tranquillité de tout le monde avec peine, rapporte Mademoiselle ; car je n'ai jamais rien vu de si pitoyable que l'état où elle était, et celui où elle voyait les autres.... On causait dans la chambre ; on allait et venait ; on riait quasi. Monsieur n'était plus qu'étonné de ce qui lui arrivait. Mademoiselle l'ayant engagé à faire appeler un prêtre, il lui dit : Qui enverrons-nous chercher qui eût un bon air à mettre dans la Gazette ? Monsieur est tout entier dans cette question.

Après le départ du roi, qui en entraina d'autres, la scène changea encore. Monsieur avait envoyé chercher Bossuet, qui a raconté sa course à Saint-Cloud dans une lettre à l'un de ses frères. Il semble, à le lire, que sa présence chez Madame ait purifié les esprits des préoccupations terrestres, pour n'y souffrir d'autre pensée que celle de la grandeur de la mort. En tout cas, Madame donna l'exemple, en prouvant de toutes les manières, et jusqu'à son dernier soupir, qu'elle se savait en train d'accomplir la plus importante action de notre vie[27]. — Je la trouvai avec une pleine connaissance, dit Bossuet, parlant et faisant toutes choses sans trouble, sans ostentation, sans effort et sans violence, mais si bien et si à propos, avec tant de courage et de piété que j'en suis hors de moi ! Dieu eut ainsi le dernier mot.

A Versailles, la reine s'était mise à souper en rentrant. Mademoiselle apercevait Lauzun parmi les assistants. En sortant de table, je lui dis : Voici ce qui nous déconcerte. Il me dit : Beaucoup, et j'ai peur que ceci ne rompe tous nos projets. Je lui dis : Ah ! non, quoi qu'il puisse arriver. Elle ne put dormir de la nuit : comment se débarrasser de Monsieur, si le roi voulait ce mariage. A six heures du matin, on vint de Saint-Cloud annoncer la mort de Madame. A cette nouvelle, le roi, continue Mademoiselle... résolut de prendre médecine, et cette princesse, survenant avec la reine, le trouva en robe de chambre, qui pleurait, Madame de bon cœur et s'attendrissait sur lui-même. Il dit à Mademoiselle : Venez me voir prendre médecine, afin de ne plus faire de façons et de faire comme moi. Après avoir bu, il alla se recoucher, et la matinée se passa autour de son lit, à parler de la morte. Dans l'après-midi, le roi s'habilla, et vint causer des funérailles avec Mademoiselle, la grande autorité de la cour en matière d'étiquette. Dès que tout fut réglé, il lui dit la parole qu'elle attendait et qu'elle redoutait : Ma cousine, voilà une place vacante : la voulez-vous remplir ? Je devins pâle comme la mort, et je lui dis : Vous êtes le maître, je n'aurai jamais de volonté que la vôtre. Il me pressa ; je lui dis : Je n'ai rien à dire que cela. — Mais y avez-vous de l'aversion ? Je ne dis rien ; il me dit : J'y travaillerai et je vous en rendrai compte. Dans les salons, la foule remariait Monsieur tout haut. On disait : A qui ? et l'on regardait Mademoiselle.

Lauzun prit la chose en homme d'esprit, sans s'attarder à d'inutiles regrets, ni feindre un désespoir amoureux qui était fort loin de lui. Ce fut d'un air très dégagé, et très gai, trop même au gré de Mademoiselle, qu'il la félicita et qu'il refusa d'écouter ses protestations que cela ne se ferait point. Le roi, lui disait-il, veut que vous épousiez Monsieur ; il lui faut obéir. Il l'objurguait de ne pas hésiter, et lui dépeignait les joies des grandeurs et le bonheur d'être toujours en fête avec Monsieur. Elle répondait : Songez que j'ai plus de quinze ans, et que vous me proposez des choses propres aux enfants. De tous les honneurs attachés au rang de belle-sœur du roi, un seul la touchait : c'était que l'on avait une bonne place dans le carrosse royal, au lieu d'être toujours sur le strapontin, et elle représentait à Lauzun que la bonne place ne durerait pas ; il faudrait la rendre aux enfants du roi dès qu'ils seraient grands. Il répliquait à tout qu'il fallait obéir. Une fois, il ajouta : Il faut oublier le passé. Pour moi, je ne sais plus rien de ce que vous m'avez conté : depuis quelque temps, j'ai tout oublié. Une autre fois, il laissa voir qu'il n'ignorait pas ce qu'il perdait. Elle venait de répéter : Ah ! cela ne se fera point. — Ah ! si, repartit Lauzun, et j'en serai bien aise ; car je préfère votre grandeur à ma joie et à ma fortune ; je vous suis trop obligé pour avoir d'autres sentiments. — Il ne m'en avait jamais tant dit, fait remarquer Mademoiselle. Après ces entretiens, elle allait s'enfermer pour pleurer. L'idée d'épouser Monsieur lui était odieuse, pour d'autres raisons encore que sa passion.

Non pas qu'elle le soupçonnât d'avoir empoisonné sa femme ; Mademoiselle l'en croyait incapable ; mais elle ne pouvait se faire à l'idée des favoris de Monsieur et de leur toute-puissance dans la maison. L'un d'eux, M. de Beuvron[28], l'avait confirmée dans ses répugnances, en venant insolemment, et maladroitement, l'assurer de sa protection et de celle du chevalier de Lorraine. Il lui avait dit en propres termes : J'aurais plus d'avantage que ce fût vous qu'une de ces princesses d'Allemagne, qui n'aurait pas un sou de bien, qui fera de la dépense ; et vous, vous en avez beaucoup. Ce que le roi donne, Monsieur en pourra faire des libéralités ; ainsi nous y trouverons bien mieux notre compte. Adressé à une princesse aimant autant son argent, ce discours n'était pas habile. La suite le fut encore moins : Quand nous aurons fait votre mariage, vous nous en aurez l'obligation ; car vous savez bien que nous le pouvons. Mademoiselle le laissa dire et conta la scène au roi : Il vous a parlé comme un sot, fit Louis XIV avec son bon sens ordinaire.

Elle ne pouvait pas se résigner, et Lauzun tremblait qu'on ne l'en rendît responsable. Il vint une dernière fois trouver Mademoiselle chez la reine, et lui dit : Je viens vous supplier très humblement de ne me plus parler. Je suis assez malheureux pour déplaire à Monsieur.... Il croirait que toutes les difficultés que vous pourriez faire... viendraient de moi. Ainsi... je n'aurai plus l'honneur de parler à vous. Ne m'appelez point en lieu du monde ; car je ne répondrais pas. Ne m'écrivez ni m'envoyez. Je suis au désespoir d'être obligé d'en user ainsi ; mais c'est une chose que je dois faire pour l'amour de vous. Elle ergotait, essayait de le retenir : il lui répéta son refrain accoutumé, qu'il fallait obéir, et prit froidement congé tandis qu'elle s'écriait : Mais ne vous en allez pas. Quoi ! je ne vous parlerai plus ! A partir de ce jour, Lauzun l'évita soigneusement. Un soir que cette princesse lui avait commandé de renouer son ruban de manchette, il répondit qu'il n'était pas assez adroit, et céda la place à Mlle de La Vallière. Il évitait même de regarder du côté de Mademoiselle.

Louis XIV avait trouvé son frère tout endoctriné sur les avantages d'épouser beaucoup de millions ; Monsieur demandait seulement un délai, ne voulant pas, avec les bruits qui couraient, paraître trop pressé de remplacer la morte. Mademoiselle s'étudiait de son côté à traîner les choses en longueur. De l'un à l'autre, le mois de septembre s'avançait, lorsque le roi dit à sa cousine en présence de la reine : Mon frère m'a parlé ; il souhaite qu'au cas que vous n'eussiez point d'enfants, vous donniez tout votre bien à sa fille[29], et il dit qu'il souhaite fort de n'en point avoir, pourvu qu'il soit sûr que ma fille épouse son fils. Je lui ai dit que je lui conseillais d'avoir des enfants, parce que ce n'était pas une chose sûre.

Monsieur avait treize ans de moins que Mademoiselle, et celle-ci savait ce que parler veut dire. Elle se mit néanmoins à rire : Jamais en se mariant on n'a dit que l'on souhaite de n'avoir point d'enfants. Je ne sais si ce propos est obligeant ; qu'en dit Votre Majesté ? Le roi riait aussi : Il a dit bien d'autres choses sur ce chapitre, plus ridicules, que je lui ai conseillé de ne pas dire, pour son honneur. La plaisanterie se prolongea malgré la reine, qui s'écriait : Cela est bien vilain ! Enfin, Mademoiselle conclut d'un ton sérieux Quoique je ne sois pas jeune, je ne suis pas d'un âge à ne pouvoir avoir d'enfants. A une créature fort inférieure on fait de ces propositions ; ainsi Votre Majesté veut bien que je dise qu'elles ne me sont pas agréables. Le roi reprit aussi son sérieux pour prévenir sa cousine qu'il ne donnerait jamais à son frère ni gouvernement, ni rien de ce qui procure la puissance, mais seulement des pierreries, meubles et autres jouets. C'était encore l'une des leçons de la Fronde, et Louis XIV insiste sur cette résolution dans ses Mémoires[30]. Mademoiselle le remercia ironiquement de tout faire pour lui rendre Monsieur souhaitable, et, voyant aux questions du roi qu'il avait eu vent de quelque chose, elle dépeignit à mots couverts l'avenir qu'elle entrevoyait. La reine demandait ce que cela voulait dire. Louis XIV se taisait : J'ose espérer, fit Mademoiselle en terminant, que je ferai ce que je voudrai et que — le roi — ne me contraindra pas. — Non, sûrement, répliqua-t-il ; je vous laisserai faire tout ce que vous voudrez et je ne contraindrai jamais personne. Il ajouta un instant après : Allons dîner, et l'on se sépara.

Des semaines s'écoulèrent encore. Les favoris de Monsieur s'étaient refroidis sur une alliance où, à la réflexion, l'humeur de Mademoiselle leur faisait craindre de ne pas trouver leur compte[31]. Les choses se passèrent avec beaucoup de douceur quand cette princesse, un soir d'octobre, supplia le roi qu'il n'en fût plus question. Louis XIV parut indifférent. Monsieur se fâcha un instant et n'y pensa plus. La seule Marie-Thérèse, qui ne s'intéressait ni à son beau-frère, ni à sa cousine, fut au désespoir, raconte Mademoiselle, car elle veut que l'on se marie et que l'on ait des enfants. Mais nul ne s'occupait des désespoirs de Marie-Thérèse.

Lauzun approuva Mademoiselle et cessa de la fuir. Ce fut tout. Pour un grand ambitieux, il n'était pas assez beau joueur avec la fortune ; il avait trop peur d'être dupe. Il avait repris son attitude revêche, et refusait toujours d'écouter le nom de celui que Mademoiselle avait choisi. Certain jeudi soir, qu'elle l'avait menacé de souffler contre le miroir et de l'écrire, minuit sonna pendant leur contestation : Il n'y a plus moyen de le dire, fit Mademoiselle, car il serait vendredi. Elle croyait au vendredi. Le lendemain, elle prit une feuille de papier, écrivit tout en haut : C'est vous, et cacheta. Ce jour-là je ne le vis qu'en allant souper. Je lui dis : J'ai le nom dans ma poche ; mais je ne vous le veux pas donner le vendredi. Il me dit : Donnez-le moi ; je vous promets que je le mettrai sous le chevet de mon lit, et que je ne l'ouvrirai pas que minuit soit sonné. Elle n'avait pas confiance, et lui ne songeait même pas à sacrifier une course arrangée pour le samedi. Eh bien ! j'attendrai à dimanche, dit Mademoiselle avec une patience inconcevable, et sa seule vengeance fut de se faire prier, le dimanche, avant de donner son papier. Ils étaient seuls au coin du feu, chez la reine : Je tirai cette feuille, où il n'y avait qu'un mot qui en disait beaucoup ; je la lui montrai ; je la remettais dans ma poche ; je la mettais dans mon manchon. Il me pressait fort de la lui donner, en disant que le cœur lui battait.... Avant que de lui donner je lui dis : Vous répondrez dans la même feuille... Le soir, alors qu'elle n'osait lever les yeux sur lui, il lui déclara qu'elle se moquait de lui, qu'il n'était pas assez sot pour y donner, et ce fut aussi le thème de la lettre qu'il lui remit. En même temps, il commençait à être ému de sentir à portée de sa main une élévation aussi prodigieuse, et il ne pouvait toujours se défendre de répondre sérieusement à Mademoiselle.

Elle lui parlait du bonheur qui les attendait, et de ses projets pour faire de lui le plus grand seigneur du royaume. Il lui déconseillait toujours de s'abaisser de la sorte, mais un jour il ajouta : Quand on se marie, il faut connaître l'humeur des gens. Je vous veux dire la mienne. Il se peignit alors au naturel, bizarre et insociable, et ne pouvant vivre que dans le sillage du roi : — Ainsi je serais un mari que l'on ne verrait guère, et, quand on le verrait, qui ne serait pas divertissant. Ensuite il broda, affirmant qu'il était corrigé des femmes et qu'il n'avait aucune ambition : Quand on me voudrait donner un gouvernement, je n'en voudrais point. Après tout cela, me voudriez-vous ?Oui, je vous veux.... — Ne trouvez-vous rien à ma personne qui vous dégoûte ? Cette question avait sa raison d'être ; Lauzun était malpropre[32] ; mais elle indigna Mademoiselle : Quand vous avez peur de ne pas plaire, c'est que vous vous moquez des gens : vous n'avez que trop plu, dans votre vie ; mais moi ! Ne trouvez-vous rien en ma figure de déplaisant ? Je crois n'avoir nul défaut extérieur que les dents, que je n'ai pas belles : mais c'est un défaut de race, et cette race en peut faire passer quelques-uns. — Assurément, fit-il, et elle n'en put tirer un compliment.

Sur ces entrefaites, la cour rentra au Louvre et aux Tuileries, Mademoiselle au Luxembourg. Après mainte hésitation, Lauzun consentit qu'elle écrivit une lettre où elle suppliait le roi d'oublier tout ce qu'il lui avait toujours entendu dire contre les mariages inégaux, et de lui permettre d'être heureuse. L'opinion des contemporains fut que Lauzun avait pris les devants. Le chargé d'affaires d'Espagne écrivait, de Paris le 21 décembre[33] : Il est certain, à ce que l'on dit, qu'il en est venu là avec l'autorisation et la permission du roi. La voix publique, dont les nouvellistes du temps nous ont conservé l'écho, ajoutait que Mme de Montespan avait été très mêlée à toute cette affaire, version que confirment deux de ses lettres à Lauzun[34], et qu'elle avait enlevé le consentement du roi en lui disant : Hé ! Sire, laissez-le faire, il a assez de mérite pour cela[35]. Il y avait entre elle et Lauzun quelque chose que l'on ne sait pas, et qui les rapprochait toujours, quelque mal qu'ils se fussent fait.

Le roi avait répondu à Mademoiselle, sans dire ni oui ni non, que sa lettre l'avait étonné, et qu'il lui demandait d'y mieux penser. Il lui redonna le même avis, trois jours après, dans un tête-à-tête qui eut lieu entre deux portes et à cieux heures du matin : Je ne vous le conseille pas ; je ne vous le défends point ; mais je vous prie d'y songer. Il ajouta que Von commençait à en parler et que bien des gens n'aimaient pas M. de Lauzun : Prenez là-dessus vos mesures. Ils firent leur profit de l'avertissement. Le lundi 15 décembre 1670, dans l'après-midi, les ducs de Montausier et de Créquy, le maréchal d'Albret et le marquis de Guitry se présentèrent ensemble devant Louis XIV et lui demandèrent la main de Mademoiselle pour M. de Lauzun, comme députés, pour ainsi dire, de la noblesse de France, qui recevrait à grand honneur et à grande grâce que le roi voulût permettre qu'un simple gentilhomme qualifié épousât une princesse de ce rang[36]. Cette démarche était une idée de Lauzun. Elle réussit auprès du roi, el, après qu'il eut été remercié au nom de toute la noblesse de sou royaume, Mademoiselle, qui faisait semblant d'écouter un sermon derrière la reine, fut avertie que M. de Montausier la demandait. Il lui conta le bon accueil qu'ils avaient reçu et finit en ces termes : Voilà une affaire faite ; mais je vous conseille de la laisser le moins trainer que vous pourrez, et si vous me croyez, vous vous marierez cette nuit. — Je trouvai qu'il avait raison, ajoute Mademoiselle, et je le priai de le dire à M. de Lauzun, s'il le voyait avant moi.

 

IV

 

Il n'y a pas de meilleure leçon d'histoire que l'émoi de toute la France en apprenant que la duchesse de Montpensier, petite-fille d'Henri IV, épousait le comte de Lauzun, simple gentilhomme qualifié. Un mariage de ce genre, à moins qu'il ne s'agisse de l'héritier du trône, n'est aujourd'hui qu'une simple nouvelle mondaine, même dans les pays restés de sentiment monarchique. Au XVIIe siècle, c'était une telle atteinte à la hiérarchie sociale, sur laquelle tout reposait, que Mademoiselle parut avoir manqué gravement à soit devoir de princesse en brouillant ainsi les rangs, Louis XIV à son devoir de roi en ne s'y opposant, point. On leur en voulut d'autant plus que les mœurs, encouragées par d'illustres exemples, offraient aux amants séparés par la naissance un moyen facile de concilier leur bonheur privé avec l'ordre public. Les mariages de conscience avaient été inventés pour ces sortes de cas : pourquoi ne pas s'y tenir ? Paris cherchait la réponse, et il avait pris cet air bourdonnant et affairé que n'oublièrent jamais ceux qui en avaient été les témoins et qui faisait écrire à Mme de Sévigné au bout de dix ans, lorsque l'affaire des poisons éclata : — Il y a deux jours que l'on est assez comme le jour de Mademoiselle et de M. de Lauzun : on est dans une agitation, on envoie aux nouvelles, on va dans les maisons pour en apprendre, on est curieux[37].

Les princes et princesses du sang se jugèrent outragés et se rebellèrent, événement si en dehors de toutes les prévisions, avec leurs habitudes de soumission passive, que Louis XIV ne laissa pas d'en être ému. La timide Marie-Thérèse donna l'exemple. Mademoiselle était allée lui annoncer son mariage : Je désapprouve fort cela, ma cousine, fit la reine d'un ton fort aigre, et le roi ne l'approuvera jamais. — Il l'approuve, Madame, et c'est chose résolue. — Vous feriez bien mieux de ne vous marier jamais et de garder votre bien pour mon fils d'Anjou[38]. La colère lui donna le courage de parler au roi, qui se fâcha, d'où scène, larmes, nuit de désespoir, mais refus de céder, et, finalement, déclaration publique qu'elle ne signerait pas au contrat.

Monsieur criait du haut de sa tête. Il chanta pouilles aux députés de la noblesse de France, traita Mademoiselle, en présence du roi, de sans cœur et de personne à mettre aux Petites-Maisons[39], et déclara aussi qu'il ne signerait pas au contrat. Le plus grave fut qu'il accusa sa cousine de répéter à tout venant que son mariage lui avait été conseillé par le roi. Mademoiselle eut beau jurer qu'elle n'avait jamais rien dit de pareil, le mot lit une grande impression sur Louis XIV ; il lui donna son premier regret.

Le prince de Condé, tant accusé d'être devenu sur le tard un plat courtisan, fit respectueusement au roi des remontrances très fermes. Il n'y eut pas jusqu'à la vieille Madame, si profondément oubliée dans son coin du Luxembourg, qui se réveilla de son apathie pour signer une lettre au roi, écrite en son nom par M. Le Pelletier, président aux Enquêtes.

En dehors de la famille royale, Louis XIV sentait le blâme monter vers lui de toutes les classes de la population. La noblesse se refusait généralement ratifier le mandat que les députés s'étaient donné en son nom. Sans doute, l'honneur de ce mariage était grand, et très inattendu de la part d'un monarque qui avait travaillé aussi résolument à rogner la puissance de l'aristocratie ; mais la plupart des gens de qualité en étaient moins touchés que de l'espèce d'abaissement infligé à la royauté, et, à travers elle, à l'idée monarchique, par un acte qui, pour cette même raison, soulevait une réprobation universelle dans le reste de la nation. Le monde des Parlementaires et de la haute bourgeoisie était outré ; on y était convaincu que l'affaire n'avait pu être entreprise que du consentement du roi, et l'on trouvait cela une honte pour lui. Les classes moyennes étaient dans une irritation inconcevable, Segrais entendit Guilloire, intendant de Mademoiselle, dire à sa maîtresse d'un ton très excité, sachant fort bien qu'il risquait sa place : Vous êtes la risée et l'opprobre de toute l'Europe. Quant au peuple, son attitude fut touchante : il était, rapporte un témoin[40], dans une dernière consternation. Le peuple avait du chagrin, comme si son prince lui avait causé une grande déception.

Les ennemis de Lauzun attisaient le mécontentement et Nichaient de gagner du temps. Louvois passa pour avoir obtenu de l'archevêque de Paris qu'il retardât, les bans. Le ministre se sentait directement menacé, et c'était aussi l'avis du inonde politique, où beaucoup de gens crurent toujours que le mariage de Mademoiselle avait été un coup monté contre M. de Louvois, ennemi de M. de Lauzun[41], par Colbert et Mme de Montespan.

Tandis que ronge s'amassait, les amis des deux amants les pressaient d'en finir au plus tôt. Au nom de Dieu, leur disait Rochefort, capitaine des gardes comme Lauzun, mariez-vous plutôt aujourd'hui que demain. Montausier les grondait de lanterner. Mme de Sévigné représentait à Mademoiselle que c'était tenter Dieu et le Roi[42]. Rien n'y faisait avec des gens qui marchaient sur les nuées. Lauzun enivré de vanité[43] se croyait au port et à l'abri de tout, avant le roi et Mme de Montespan pour lui. Mademoiselle enivrée d'amour se laissait guider. Son premier avis avait été de se marier le soir même de la députation, sans le dire à personne, mais Lauzun s'y était refusé : Il était si persuadé que — Mme de Montespan — ne lui manquerait pas et que rien ne pourrait changer le roi pour lui, qu'il se tenait sûr de tout et me disait : Je ne me défie que de vous. Se marier ainsi en tapinois ne contentait point sa vanité. Il voulait que cela se fit de couronne à couronne[44], en plein jour et dans toutes les formes. Il voulait la chapelle des Tuileries, du faste, de la foule, une haie de visages étonnés et envieux. Il voulait la riche livrée[45] qu'il s'était hâté de commander pour la circonstance. Bref il voulait la lune, et cela ne réussit jamais.

Le mardi 16 décembre se passa à parler, à s'étonner, à complimenter[46]. Il vint au Luxembourg un monde infini, dont l'archevêque de Reims, frère de Louvois, qui dit à Mademoiselle : Me feriez-vous le tort de choisir un autre que moi pour vous marier ?Un autre avait déjà sollicité cet honneur, preuve que l'on n'envisageait pas alors la possibilité d'une rupture, et Mademoiselle répliqua : — M. l'archevêque de Paris a dit qu'il voulait que ce fût lui. Le mercredi, nouvelle cohue, Louvois en personne, tous les ministres ; mais le ton n'était déjà plus le même, et Mademoiselle s'en aperçut bien : On me faisait de grandes révérences : on causait et on ne parlait point de l'affaire. Le soir de ce même jour, elle fit donation à Lauzun, en attendant mieux, disait Mme de Sévigné, du comté d'Eu, qui était la première pairie de France, donnant le premier rang, de la principauté de Dombes et du duché de Montpensier, dont il prit aussitôt le titre et le nom. Ils convinrent ensuite de se marier le lendemain à midi.

Le jeudi 18, il se trouva que le contrat n'était pas prêt ; les hommes d'affaires l'avaient fait exprès. Vers le soir, Lauzun, qui perdait sa belle assurance, offrit à Mademoiselle de rompre. Elle s'en offensa, et essaya une fois de plus de lui faire dire qu'il l'aimait, mais il répondit : C'est ce que je ne dirai qu'en sortant de l'église. Il n'était plus question de la chapelle des Tuileries, ni d'éblouir les Parisiens, et le vendredi obligeait à un nouveau retard, Mademoiselle ayant écarté ce jour-là. Tout considéré, rendez-vous fut pris à Charenton, dans une maison amie, pour se marier à la dérobée, le lendemain soir après minuit, sans archevêque, car celui de Paris commençait à inspirer de la défiance : Le curé du lieu nous parut bon pour cela. Lorsqu'ils furent bien convenus de leurs faits, Mademoiselle s'amusa à montrer à ses familiers la chambre qu'elle venait de faire arranger pour le futur duc de Montpensier : Elle était magnifiquement meublée, raconte l'abbé de Choisy. Ne trouvez-vous pas, nous dit-elle, qu'un cadet de Gascogne sera assez bien logé ? Lauzun prit congé de bonne heure. Il voulait, selon l'usage du temps, aller coucher chez des baigneurs ; Mademoiselle s'y opposa, parce qu'il était fort enrhumé. Il avait aussi fort mal aux yeux. Je lui disais : Vous avez les yeux bien rouges. Il me répondit : Vous font-ils mal au cœur ?Non, car ils ne sont nullement dégoûtants. On a déjà pu remarquer que ces illustres amants ne possédaient ni l'un ni l'autre les grâces légères de la conversation ; ils avaient le mot singulièrement appuyé. Ces dames se moquèrent de nous, poursuit la princesse. On était fort gai. Je ne sais pourtant quel pressentiment j'avais. Je me mis à pleurer en le voyant partir ; il fut triste ; on se moqua de nous. Toutes ces darnes s'en allèrent aussi ; il ne resta que Mme de Nogent. C'était la sœur de Lauzun, et Mademoiselle s'était fort liée avec elle dans les derniers mois.

Tandis que l'on perdait du temps au Luxembourg, Louis XIV subissait une sorte d'assaut général pour obtenir qu'il retirât son autorisation : La reine et les princes du sang redoublaient leurs instances. Le maréchal de Villeroy[47] se jeta à ses genoux, les larmes aux yeux ; les ministres, à la fin tous ceux qui approchent de la personne du roi, lui font entendre la voix du peuple.... Enfin Dieu toucha tout à coup le cœur du roi[48].... Dieu, non, mais une créature de chair : Mme de Montespan trahissait une seconde fois Lauzun.

La Fare affirme que ce fut sur le conseil de Mme de Maintenon, qui n'était encore que Mme Scarron, gagnant péniblement son pain à élever dans l'ombre les enfants du roi et de Mme de Montespan. Mme Scarron avait infiniment d'esprit, infiniment de prudence, et elle était alors bien loin de toute pensée de rivalité : le roi ne la pouvait souffrir. Elle racontait plus tard qu'il l'avait prise pour un bel esprit n'aimant que les choses sublimes[49], et Louis XIV redoutait les Philamintes. Ce fut donc en amie désintéressée qu'elle fit voir à Mme de Montespan l'orage qu'elle s'attirait, en soutenant Lauzun dans cette affaire, que la famille royale, et le roi lui-même lui reprocherait le pas qu'elle lui faisait faire. Enfin elle fit si bien, que celle qui avait fait cette affaire la rompit[50], Louis XIV céda aux instances de Mme de Montespan, et envoya chercher Mademoiselle au Luxembourg.

Il était huit heures du soir. Mademoiselle eut un cri en apprenant que le roi la demandait : Je suis au désespoir ; mon affaire est rompue. Arrivée aux Tuileries, on la fit entrer chez le roi par les derrières, et elle s'aperçut qu'on lui dissimulait quelque chose. En effet, Louis XIV faisait cacher Condé derrière une porte, afin qu'il les écoutât et lui servît de garant : On ferma la porte sur moi. Je trouvai le roi tout seul, ému, triste, qui me dit : Je suis au désespoir de ce que j'ai à vous dire. On m'a dit que l'on disait dans le monde que je vous sacrifiais pour faire la fortune de M. de Lauzun ; que cela me nuirait dans les pays étrangers, et que je ne devais point souffrir que cette affaire s'achevât. Vous avez raison de vous plaindre de moi ; battez-moi, si vous voulez. Il n'y a emportement que vous puissiez avoir, que je ne souffre et que je ne mérite. — Ah ! m'écriai-je, Sire, que me dites-vous ? Quelle cruauté ! Elle mêlait les protestations de respect et les reproches, criait son désespoir et s'informait avec angoisse, à deux genoux, du sort de Lauzun : Où est-il, Sire, M. de Lauzun ?Ne vous mettez point en peine ; on ne lui fera rien.

Les vraies douleurs sont toujours éloquentes. Louis XIV laissa voir sans fausse honte son émotion : Il se jeta à genoux en même temps que moi et m'embrassa. Nous fûmes trois quarts d'heure embrassés, sa joue contre la mienne ; il pleurait aussi fort que moi :Ah ! pourquoi avez-vous donné le temps de faire des réflexions ? Que ne vous hâtiez-vous ?Hélas Sire, qui se serait méfié de la parole de Votre Majesté ? Vous n'en avez jamais manqué à personne, et vous commencez par moi et par M. de Lauzun ! je mourrai, et je serai trop heureuse de mourir. Je n'avais jamais rien aimé de ma vie ; j'aime, et aime, passionnément et de bonne foi, le plus honnête homme de votre royaume. Je faisais mon plaisir et la joie de ma vie de son élévation. Je croyais passer ce qui m'en reste agréablement avec lui, à vous honorer, à vous aimer autant que lui. Vous me l'aviez donné, vous me l'ôtez, c'est m'arracher le cœur.

On avait toussé derrière la porte. A qui me sacrifiez-vous là, Sire ? Serait-ce à M. le Prince ? Mademoiselle devenait amère et le roi avait envie que ce fût fini ; mais elle continuait à le supplier : Quoi ! Sire, ne vous rendrez-vous pas à mes larmes ? Il répondit en élevant la voix, afin que l'on l'entendit : Les rois doivent satisfaire le public. Un instant après, il lui dit : Il est tard. Je n'en dirais pas davantage ni autrement, quand vous seriez ici plus longtemps. Il m'embrassa, et me mena à la porte....

Tel est, le récit de Mademoiselle. Il en existe un autre, dicté le soir même par Louis XIV à son ministre des Affaires étrangères, ainsi qu'en témoigne la lettre suivante de M. de Lyonne, écrite le lendemain matin, avant que le roi fût levé, et expédiée en hâte à M. de Pomponne r, notre ambassadeur en Hollande :

Je suis accablé d'affaires et n'ai le temps de vous dire autre chose si ce n'est que, comme je ne doute pas que tontes les lettres de Paris ne portent en vos quartiers la nouvelle du mariage de Mademoiselle avec M. le comte de Lauzun, je dois vous avertir que le roi le rompit hier à onze heures du soir, ce que peu de personnes auront pu apprendre avant le départ de l'ordinaire. J'ai déjà minuté une lettre circulaire de Sa Majesté à tous messieurs ses ministres qui la servent au dehors, pour les informer de tout ce qui s'est passé depuis sept ou huit jours en cette affaire ; mais comme le roi ne s'éveille qu'après neuf heures, et qu'alors le courrier sera parti, Sa Majesté ne pourra la signer assez à temps pour vous are envoyée aujourd'hui et vous vous contenterez, s'il vous plaît, de savoir que le mariage est rompu. Je vous prie d'envoyer la copie du billet à M. le chevalier de Terlon et au sieur Rousseau[51], et de leur marquer que je vous en ai prié[52].

Avant de faire connaître la lettre circulaire de sa Majesté sur les cris et les larmes de sa pauvre cousine, il est à noter que le pays trouva parfaitement naturel, à en juger par les écrits du temps, ce faire-part officiel aux puissances étrangères de choses qui les regardaient si peu. Tant l'homme était inséparable du souverain dans l'opinion du XVIIe siècle, et tant la France était pénétrée de l'importance universelle de Louis XIV et des obligations qui en découlaient pour lui ! Il devait compte de ses actions à toute l'Europe, dit, à propos de l'affaire Lauzun, une relation déjà citée[53].

Il est bon aussi de rappeler, pour l'intelligence du texte, que l'une des demi-sœurs de Mademoiselle avait épousé un duc de Guise, cadet de la maison de Lorraine ; mariage qui n'avait pas semblé moins inégal à l'aristocratie française que celui de Lauzun avec Mademoiselle. On n'y avait pas fait grande attention sur le moment, parce que, entre Mlle d'Alençon et la Grande Mademoiselle, l'habitude mettait un abîme ; mais les députés de la noblesse de France n'avaient pas manqué de faire valoir au roi que les grands de son royaume et les officiers de sa couronne valaient bien les princes étrangers, et en particulier les Lorrains, malgré les prétentions de ces derniers. Cela dit, voici l'essentiel de la longue dépêche adressée à tous nos ambassadeurs.

Elle débutait en ces termes : Comme ce qui s'est passé depuis cinq ou six jours sur un dessein que ma cousine avait formé d'épouser le comte de Lauzun, l'un des capitaines des gardes de mon corps, fera sans doute grand éclat partout, et que la conduite que j'y ai tenue pourrait être malignement interprétée et blâmée par ceux qui n'en seraient pas bien informés, j'ai cru en devoir instruire tous mes ministres qui nie servent au dehors. Le roi exposait ensuite par le menu les incidents de l'affaire, et c'est exactement le récit de Mademoiselle, sauf que Louis XIV se dépeint très opposé dès le début à ce mariage, et n'ayant cédé que de guerre lasse, à force d'être harcelé par sa cousine et les députés de la noblesse : Elle continua... par de nouveaux billets, et par toutes les autres voies qui lui purent tomber dans l'esprit, à me presser vivement de donner ce consentement qu'elle me demandait, comme la seule chose qui pouvait, disait-elle, faire tout le bonheur et le repos de sa vie. D'autre part, les députés lui représentèrent que si, après avoir consenti au mariage de ma cousine de Guise, non seulement sans y faire la moindre difficulté, mais avec plaisir, je résistais à celui-ci, que sa sœur souhaitait si ardemment, je ferais connaître évidemment au monde que je mettais une très grande différence entre des Cadets issus de maisons souveraines et les officiers de ma couronne, ce que l'Espagne ne faisait point, et, au contraire, préférait ses Grands à tous les Princes étrangers, et qu'il était impossible que cette différence ne mortifiât extraordinairement toute la noblesse de mon royaume.... Pour conclusion, les instances de ces quatre personnes furent si pressantes, ou leurs raisons si persuasives, sur le principe de ne pas désobliger sensiblement toute la noblesse française, que je me rendis à la fin à donner un consentement au moins tacite à ce mariage, haussant les épaules d'étonnement sur l'emportement de ma cousine, et disant seulement qu'elle avait quarante-trois ans et qu'elle pouvait faire ce qui lui plairait.

Il continuait : Dès ce moment-là, l'affaire fut tenue pour conclue. Suivaient les détails que l'on connaît : préparatifs du mariage, foule au Luxembourg, bruits fort, injurieux que le roi avait arrangé la chose en dessous pour favoriser Lauzun, et, finalement, résolution de rompre l'affaire. C'est le seul endroit où Louis XIV ait cru devoir borner ses confidences à l'univers : il passe sous silence Mme de Montespan suppliante et Condé derrière sa porte : J'envoyai appeler ma cousine. Je lui déclarai que je ne souffrirais point qu'elle passât outre à ce mariage, que je ne consentirais pas non plus qu'elle épousât aucun prince de mes sujets, mais qu'elle pouvait choisir dans toute la noblesse qualifiée de France qui elle voudrait, hors le seul comte de Lauzun, et que je la mènerais moi-même à l'église. Il est superflu de vous dire avec quelle douleur elle reçut la chose, combien elle répandit de larmes et poussa de sanglots. Elle se jeta à genoux. Je lui avais donné cent coups de poignard dans le cœur. Elle voulait mourir. Je résistai à tout.... Le roi ajoute qu'il fit ensuite la même communication à Lauzun, et je puis dire qu'il la reçut avec toute la constance, la soumission et la résignation que je pouvais désirer[54]. C'est sur cette comparaison, défavorable à Mademoiselle, que se termine ce curieux document, si peu généreux en présence d'un chagrin si vrai et si profond.

Cette princesse était remontée en carrosse dans un état à faire pitié. Elle y eut une attaque de nerfs et cassa en route les glaces de la voiture. Au Luxembourg, sa chambre s'était remplie de gens qui attendaient, son retour : Deux de ses valets de pied, raconte l'abbé de Choisy, entrèrent dans sa chambre en disant tout haut : Sortez vite par le degré. Tout le monde sortit en foule ; mais je demeurai des derniers, et vis la princesse venir du bout de la salle des gardes comme une furie, échevelée, et menaçant des bras le ciel et la terre. Elle avait à peine eu le temps de se calmer, que Lauzun entra, accompagné de MM. de Montausier, Créqui et Guitry : En le voyant, je criai les hauts cris, et, lui, eut beaucoup de peine à s'empêcher de pleurer. La noblesse de France venait, sur l'ordre du roi, remercier la petite-fille d'Henri IV de l'honneur qu'elle avait voulu lui faire. M. de Montausier porta la parole. Mademoiselle sanglotait, Lauzun avait pris l'attitude, qui devait lui être comptée, et il le savait bien, d'un homme qui bénit les coups les plus cruels, partant de la main de son roi. M. de Lauzun, écrivait Mme de Sévigné[55], a joué son personnage en perfection ; il a soutenu ce malheur avec une fermeté, un courage, et pourtant une douleur mêlée d'un profond respect, qui l'ont fait admirer de tout le monde. La princesse l'aurait souhaité moins admirable. Elle lui disait : Vous avez cette force d'esprit que tout le monde vous croira indifférent pour moi. Que dites-vous ? et je sanglotais à chaque parole. Il me dit d'un grand sang-froid : Si vous croyez mon conseil, vous irez demain dîner aux Tuileries et remercier le roi de l'honneur qu'il vous a fait d'avoir empêché une chose, dont vous vous seriez repentie toute votre vie. Elle l'emmena à l'écart et eut enfin le plaisir de le voir pleurer : Il ne me sut jamais parler, ni moi non plus. Je lui dis seulement : Quoi ! je ne vous verrai plus ? Si cela est, je mourrai. Puis nous retournâmes. Ces messieurs s'en allèrent... je me couchai ; je fus vingt-quatre heures... quasi sans connaissance.

Elle avait défendu de recevoir personne. Sa porte s'ouvrit cependant, le vendredi matin, pour Mme de Sévigné. Il y avait juste vingt-quatre heures que Mademoiselle avait débordé de joie devant elle et méprisé ses avertissements : Je la trouvai dans son lit[56] ; elle redoubla ses cris en me voyant ; elle m'appela, m'embrassa, et me mouilla toute de ses larmes. Elle me dit : Hélas ! vous souvient-il de ce que vous me dites hier ? Ah ! quelle cruelle prudence ! ah ! la prudence ! Elle me fit pleurer à force de pleurer. Un peu plus tard, on lui annonça le roi. Quand il entra, rapporte Mademoiselle, je me mis à crier de toute ma force ; il m'embrassa encore et fut toujours sa joue contre la mienne. Je lui disais : Votre Majesté me fait comme les singes qui étouffent leurs enfants en les embrassant. Comme il lui promettait merveilles pour la consoler, entre autres ferait des choses admirables pour M. de Lauzun, elle eut la présence d'esprit, immigré son trouble, de demander s'il lui faudrait ne plus voir son ami ? La réponse du roi est à retenir, car elle eut de grandes suites pour sa cousine. Il me dit : Je ne vous défends point de le voir... et assurément vous ne sauriez prendre avis d'un plus honnête homme, ni plus habile en tout ce que vous aurez à faire, que de lui. Elle se hâta de prendre acte de la permission. C'est mon intention, Sire, et je suis trop heureuse que vous vouliez bien que ce soit mon meilleur ami... mais au moins, Sire, ne changerez-vous pas, comme vous avez fait ? Je ne puis m'empêcher de vous faire ce reproche.

Les jours suivants, elle dut rouvrir sa porte, et la même foule qui avait fait semblant de se réjouir avec elle revint faire semblant de la plaindre. Il fallut revoir tous les mêmes visages, subir les regards curieux, les regards railleurs, et répondre aux banalités. On fit de grandes plaisanteries dans Paris de ce qu'elle recevait les condoléances sur son lit, à la mode des veuves. J'ai ouï dire à Mme de Maintenon, raconte Mme de Caylus[57], qu'elle s'écriait dans son désespoir : Il serait là ! Il serait là ! c'est-à-dire, il serait dans mon lit ; car elle montrait la place vide. Une grande princesse amoureuse à en mourir, et d'en simple cadet de Gascogne, presque un croquant, c'était un spectacle si nouveau, qui choquait tellement toutes les idées sur ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, que le public, dans le fond, ne prenait pas au sérieux ce chagrin légèrement théâtral. On prétendait que Louis XIV avait dit : C'est une fantaisie qui lui a prise en trois jours, el dans trois elle en sera consolée.

Vrai ou faux, — le roi le niait, — le propos avait l'approbation générale ; il dispensait de s'apitoyer sur cette malheureuse qui se dévorait, et dépérissait à vue d'œil : J'étais maigre, les joues creuses, comme une personne qui ne mangeait ni ne dormait, et je pleurais, dès que j'étais toute seule, ou que je voyais des amis de M. de Lauzun, que l'on parlait de choses qui avaient relation à lui ; j'en voulais tout jours parler. L'espoir d'une prompte mort était sa seule consolation, car personne, elle en était sûre, n'avait jamais autant souffert : Mon état était pitoyable, et il faut l'avoir senti pour le comprendre, et ce sont de ces choses que l'on ne saurait exprimer. Il faudrait les connaitre soi-même, pour en juger, et personne ne saurait avoir senti une douleur comparable à la mienne ; il n'y a rien à quoi on la puisse comparer. C'est l'éternel langage des amoureux déçus ; mais le mot que voici n'est pas à la portée de toutes les âmes. Il s'applique aux moments où l'excès de la douleur la rendait presque inconsciente : A force de trop sentir, je ne sentais plus rien.

Le cinquième jour, l'étiquette exigea qu'elle fût consolée. On lui rappela ses devoirs de princesse, qu'il fallait aller à la Cour ; que cela était bien  là d'être huit jours sans voir le roi. Elle eut beau se débattre contre ces exigences cruelles, force lui fut de se donner en spectacle avec son visage défait, ses yeux rouges et gros comme le poing, ses perpétuelles crises de larmes, à tort et à travers, ses cris aigus dès qu'elle apercevait Lauzun. Ce dernier lui faisait de gros yeux, comme à une enfant, et lui adressait des menaces terribles : Si vous faites de ces vies-là, je ne me trouverai jamais où vous serez. Mais elle ne venait pas à bout de se dominer. Un soir, à un grand bal de cour, elle s'arrêta au milieu d'une danse et se mil à pleurer. Le roi se leva et vint mettre son chapeau devant la figure de Mademoiselle. Il l'emmena en disant : Ma cousine a des vapeurs.

Le public ne la plaignait pas. Il aurait plutôt fait des feux de joie. Tout le monde a loué le roi de cette action, écrivait Olivier d'Ormesson. Louis XIV en redevint populaire pendant quelques jours, lui qui ne l'était déjà plus qu'à l'occasion : On ne peut dire la joie que non seulement toute la Cour, mais que tout le royaume a eue de celle rupture de mariage[58]. C'était l'impression unanime. Quant à la princesse coupable d'avoir cru au droit au bonheur, l'opinion la jugeait très sévèrement ; le XVIIe siècle, on l'a déjà vu, n'admettait pas que l'on fit prédominer les sentiments individuels ou les intérêts du cœur sur les exigences du rang ou de la situation sociale. L'âge des amoureux et l'aspect comique de ce couple mal assorti, elle si grande, lui presque nain, venant s'ajouter aux côtés sérieux de l'affaire, la Grande Mademoiselle tomba brusquement dans le mépris. Car, dit La Fare, si ce mariage avait paru extraordinaire dès qu'il fut publié, sitôt qu'il fut rompu, il devint ridicule.

Il est agréable de rencontrer un bon Samaritain parmi tous ces gens qui ont raison avec trop peu de charité. Tandis que Mme de Sévigné écrivait gaiement : Voilà qui est fini[59], les larmes de Mademoiselle inspiraient de bonnes et courageuses paroles à une personne parfaitement obscure, et qui se défendait toujours d'écrire aux gens parce qu'elle ne se trouvait pas assez d'esprit. On lit dans une lettre adressée le 21 janvier 1671 à Bussy-Rabutin par Mme de Scudéry, belle-sœur de l'illustre Madeleine : Je ne vous dirai rien de l'affaire de Mademoiselle ; vous aurez su sans doute tout ce qui s'est passé ; j'ajouterai seulement que, si vous saviez ce que c'est qu'une grande passion dans le cœur d'une honnête personne comme elle, vous vous en étonneriez et vous en auriez pitié. Pour moi, qui ne connais point l'amour par mon expérience, je comprends pourtant que Mademoiselle est fort à plaindre ; car elle ne dort pas la nuit, elle s'agite tout le jour, elle pleure ; et enfin elle fait la plus misérable vie du monde[60].

Bussy-Rabutin répondit : (A Chaseu, ce 29 janvier 1671)... Je comprends bien ce que c'est qu'une passion dans un cœur neuf comme celui de Mademoiselle, de son tempérament et de son âge, et je vous avoue que cela me fait pitié ! Il me semble que l'amour est une maladie comme la petite vérole : plus on l'a tard et plus on est malade. Il avait bien compris en effet, mais seulement le côté déplaisant de cette passion tardive, et presque tout le monde en était là, ce qui achevait de détourner l'intérêt de Mademoiselle. La chute de cette princesse fut ainsi définitive. L'héroïne de la Fronde s'effaça aux yeux des contemporains, et il ne resta qu'une vieille fille ridicule, dont les infortunes amusèrent la galerie.

 

 

 



[1] Le grand écuyer, Louis de Lorraine, comte d'Armagnac.

[2] Le marquis de Puyguilhem (on écrivait Péguilin), comme l'on prononçait, ayant pris le nom de comte de Lauzun au mois de janvier suivant, nous le lui donnerons dès à présent pour la clarté du récit.

[3] Voir le portrait de Straton, au chapitre intitulé : De la Cour.

[4] Saint-Simon, Écrits inédits.

[5] Saint-Simon, Écrits inédits.

[6] Saint-Simon, Ecrits inédits.

[7] Lauzun devint capitaine des gardes du corps en juillet 1669.

[8] Lettre à Mme de Sévigné, du 2 février 1669.

[9] Mémoires et Réflexions du marquis de La Fare.

[10] Écrits inédits.

[11] La sœur du Grand Condé. Sur son rôle pendant la Fronde, voir la Jeunesse de la Grande Mademoiselle, p. 284 et suivantes.

[12] M. de Saint-Paul commença vers ce même temps à porter le nom de Longueville.

[13] Cette conversation, qui donne la clef de la conduite de Lauzun, est rapportée dans le Perroquet, ou les Amours de Mademoiselle, récit anonyme imprimé par M. Livet à la suite de l'Histoire amoureuse des Gaules (Paris, Jannet, 1857) ; et dans l'Histoire de Mademoiselle et du comte de Losun (Bibl. Sainte-Geneviève, Ms. 3 208). Ce ne sont pas toujours des sources sûres ; mais je crois que l'on peut s'y fier ici.

[14] Lettres historiques. Pellisson accompagnait la Cour en qualité d'historiographe.

[15] Plaque : pièce d'argenterie ouvragée, au bas de laquelle se trouvait un chandelier.

[16] Mémoires de Mademoiselle.

[17] De La Vallière à Montespan, par Jean Lemoine et André Lichtenberger.

[18] Emmanuel II de Crussol, duc d'Uzès. Il avait épousé la fille du duc de Montausier et de Julie d'Angennes.

[19] Probablement l'oncle par alliance de Bussy-Rabutin.

[20] Romecourt était lieutenant des gardes du roi.

[21] Il est évident qu'on les avait avec soi dans sa voiture, à tout événement.

[22] Gazette de Renaudot.

[23] Capitaine des gardes du corps. Il fut depuis duc de Noailles et maréchal de France.

[24] Premier médecin du Roi.

[25] Histoire de Madame Henriette d'Angleterre.

[26] Mme de Sévigné à Russe-Rabutin, Lettre du 6 juillet 1670.

[27] Mme de Sévigné à Bussy-Rabutin (Lettre du 15 janvier 1687) à propos de la mort de Condé.

[28] Charles d'Harcourt, chevalier, puis comte de Beuvron, était l'un de ceux que le bruit public accusa d'avoir contribué à la mort de Madame.

[29] Monsieur avait deux filles de son premier mariage : Marie-Louise d'Orléans, qui épousa, en 1679, Charles II, roi d'Espagne, et Anne-Marie de Valois, mariée, en 1684, à Victor-Amédée duc de Savoie.

[30] Cf. Mémoires de Louis XIV pour l'année 1666. Édition Charles Dreyss.

[31] Cf. Segraisiana.

[32] Mémoires de l'abbé de Choisy.

[33] Don Miguel de Iturrieta à don Diego de la Torre (Archives de la Bastille).

[34] Madame de Montespan et Louis XIV, par P. Clément, p. 218.

[35] Histoire, etc. (Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 3208). La même version se retrouve, avec de légères variantes, dans le Perroquet, etc.

[36] Mémoires de La Fare.

[37] Lettre du 26 janvier 1680.

[38] Second fils de Louis XIV, mort en bas âge.

[39] Cf., pour ce chapitre, les Mélanges de Philibert Delamare (Bibl. nationale, ms. français, 23 251), le Journal d'Ormesson, et, en général, tous les mémoires, correspondances, pamphlets et chansons de l'époque.

[40] Philibert Delamare, loc. cit.

[41] Journal d'Olivier d'Ormesson.

[42] Lettre à Coulanges, du 31 décembre. La lettre où elle annonce le mariage, trop connue pour qu'on l'ose citer, est du 15.

[43] Mémoires de La Fare.

[44] Mémoires de Mme de Caylus.

[45] Saint-Simon, Écrits inédits.

[46] Mme de Sévigné, lettre du 19 décembre.

[47] Ancien gouverneur du roi, qui lui avait conservé beaucoup d'affection.

[48] Philibert Delamare, loc. cit.

[49] Mme de Maintenon, Lettres historiques et édifiantes. Cf. Mémoire de Mlle d'Aumale, publié par M. le comte d'Haussonville.

[50] L'abbé de Choisy raconte la même scène, mais en l'attribuant à la princesse de Carignan (Marie de Bourbon-Soissons, 1666-1692).

[51] Nos chargés d'affaires en Suède et en Allemagne.

[52] Archives de la Bastille.

[53] Philibert Delamare, loc. cit.

[54] La Correspondance de Pomponne (Bibl. de l'Arsenal, 4 712 (398, H. F.), fol. 373. M. Chéruel, dans l'appendice au vol. IV des Mémoires de Mademoiselle, et M. Livet, dans l'Histoire amoureuse des Gaules, ont publié cette lettre d'après une copie légèrement inexacte.

[55] Lettre du 24 décembre 1670.

[56] Lettre du 31 décembre.

[57] Souvenirs et Correspondance.

[58] Philibert Delamare, loc. cit.

[59] Lettre du 24 décembre 1670.

[60] Correspondance de Bussy-Rabutin, publiée par Ludovic Lalanne.