MADAME, MÈRE DU RÉGENT

 

CHAPITRE TROISIÈME

Le budget d'une princesse. — La famille d'Allemagne. — Années heureuses. — La cour de France en 1679.

 

 

MADAME répétait souvent à ses parents d'Allemagne, enclins à demander des services, qu'elle ne se mêlait de rien et n'avait ni argent, ni influence. Elle disait vrai pour l'influence ; elle n'avait même pas essayé de recueillir l'héritage politique de sa devancière, Henriette d'Angleterre. La première Madame s'était haussée à l'emploi d'agent diplomatique du roi de France ; la seconde bornait ses ambitions à le faire rire par ses drôleries. L'une s'était mise à l'école des grandes affaires, l'autre luttait d'esprit avec Bricmini, le petit fou de la reine Marie-Thérèse. Il ne faut pas compter sur la princesse Liselotte pour nous renseigner sur les dessous de la politique.

Les services que l'histoire générale lui devra sont indirects. En dehors des douze in-octavo de sa correspondance personnelle, on possède dès à présent plus d'un millier de lettres écrites par les siens, et renfermant de précieuses indications sur la tentative de pénétration pacifique de l'Allemagne par la France, aux approches de la guerre de Hollande. On voit, alors la correspondance de l'Électeur Charles-Louis, père de Madame, avec sa sœur Sophie, duchesse de Hanovre, changer de ton sous l'empire de l'inquiétude et des soucis. Plutôt futile dans les premières années, ou restreinte aux événements de famille, elle prend du sérieux, et parfois de l'ampleur, quand éclate la nouvelle crise qui met en question l'intégrité de l'Allemagne. Les lettres de Charles-Louis, en particulier, disent éloquemment la misère morale de la patrie germanique, son abaissement et ses dangers, alors qu'un Louis XIV ne s'y heurtait pas à un sentiment national fort et discipliné.

Madame, dans son palais de Saint-Cloud, ou dans sa chambre de Saint-Germain, chez le roi, recevait les contre-coups des agitations paternelles. On lui reprochait à Heidelberg, et aussi à Osnabrück, de ne pas prendre assez à cœur les difficultés de son pays d'origine, de ne jamais lui venir en aide, et d'oublier dans les plaisirs les souffrances du Palatinat. On lui en voulait peut-être plus encore de ne pas faire profiter ceux des siens qui étaient pauvres des richesses qu'on lui supposait. Pour ces diverses raisons, l'Électeur palatin, mécontent de sa fille Liselotte, et ne lui en faisant point mystère, représentait dans sa vie l'élément maussade et grondeur, tandis que la joie l'attendait dans nos forêts des environs de Paris, à galoper, vive et légère, aux côtés d'un grand roi qui ne pouvait plus se passer d'elle. L'Allemagne, c'était les demandes importunes et les reproches, la France, la faveur et les éclats de rire. lie sorte que, tout en adorant sa patrie avec orgueil, Madame ne pouvait pas s'empêcher d'être heureuse chez ce peuple inférieur qu'une bonne Allemande a en mépris et en haine. La preuve s'en trouve dans de nombreux documents qui ne sauraient être récusés par ses compatriotes, car la plupart nous viennent d'outre-Rhin, ou sont des pièces officielles conservées dans nos Archives nationales.

Voyons d'abord s'il était vrai que Madame fût dans la misère, ainsi qu'elle se plaisait à le répéter.

 

Nous nous bornerons ici à étudier le budget de la princesse Liselotte avant son veuvage en 1701. Après, tout sera changé, les besoins et les arrangements d'argent. — Au commencement de leur mariage, Monsieur et Madame disposaient chaque année, entre les pensions du roi et ce que rapportait l'apanage de Monsieur, d'une somme de plus de 1.200.000 livres, soit quatre ou cinq millions de notre monnaie. Leur situation financière ne tarda pas à s'agrandir encore par la naissance d'un fils, Alexandre-Louis, duc de Valois. L'enfant était venu au monde le 2 juin 1673. Le 28 octobre suivant, Louis XIV signait un acte ainsi conçu : Nous avons à notre neveu le duc de Valois accordé et fait don, accordons et faisons don par ces présentes signées de notre main, de 150.000 livres de pension par chacun an[1].... Le duc de Valois mourut le 16 mars 1676, tué par les médecins, criait Madame dans sa douleur, et avec de grandes apparences de raison ; mais il avait un frère, Philippe, duc de Chartres, né le 2 août 1674, qui hérita des 150.000 livres[2], et celui-là vécut : ce fut le Régent.

A ces revenus officiels venait s'ajouter une juste part de la pluie d'or que le roi éparpillait sur sa Cour et qui faisait dire à Mme de Sévigné, dans un passage fameux où elle résume en quatre lignes tout un système de gouvernement : Le roi fait des libéralités immenses... quoiqu'on ne soit pas son valet de chambre, il peut arriver qu'en faisant sa cour, on se trouvera sous ce qu'il jette. Ce qui est certain, c'est que loin de lui tous les services sont perdus, c'était autrefois le contraire[3]. On aimerait à pouvoir calculer le chiffre des libéralités de Louis XIV. Quiconque a feuilleté le Journal de Dangeau ou les Mémoires du marquis de Sourches, a été frappé de l'abondance monotone, tout du long de l'année, des mentions de ce genre : Le roi a donné au comte de Roye 9.000 francs de gratification, et 4.000 au comte de Rebenac.... Le roi donna 500 écus de pension à Vertillac.... M. de Frontenac eut 3.500 francs du roi par gratification.... Le roi (a) donné à Mme la princesse d'Harcourt une pension de 2.000 écus.... Le roi a donné — à M. de la Chaise — 100.000 francs pour lui aider à payer sa (charge).... Le roi a donné à Mme la comtesse de Beuvron 4.000 francs de pension.... Le roi a donné à Mlle d'Aumale.... 40.000 livres en fonds et 2.000 livres de pension.... Ainsi de suite ; il faut que la France soit aux abois, et l'argent introuvable, pour que Louis XIV renonce momentanément à être pour ses sujets l'incarnation visible de la Providence, et à rétablir leurs affaires privées aux dépens des finances publiques.

Le Duc et la Duchesse d'Orléans vivaient trop près du trône pour ne pas se trouver souvent sous la pluie d'or. Il est constant que les cadeaux d'argent à Monsieur furent répétés et considérables ; quand ce prince boudait, parce que son grand frère l'avait fâché, celui-ci savait le consoler avec des espèces sonnantes qui servaient aux embellissements de Saint-Cloud. Madame assurait ne pas avoir eu part au gâteau du vivat, de Monsieur, qui tirait tout à lui ; mais c'étaient des façons de parler, car elle avait aussi ses aubaines. Nous l'avons vue recevoir 30.000 pistoles de Louis XIV en cadeau de noces. Elle dit dans une lettre de 1675 : nous jouons toute la journée à un jeu qu'on appelle le hoca.... Et, comme ma bourse n'était pas trop bien garnie, Sa Majesté le roi m'a donné 2.000 pistoles. Je suis si malheureuse au jeu, qu'en quatorze jours j'en ai déjà perdu 1.700[4]. Elle mentionne ailleurs un autre don de 1.000 pistoles. Le jeu de la famille royale était une sorte de dépense d'État, dans laquelle le roi se faisait un devoir d'entrer, et ce n'était que justice, puisque c'était une corvée à laquelle on n'osait pas se soustraire, à moins d'être la princesse Liselotte, qui osait tout. Les princes et princesses servaient à entraîner les courtisans à jouer gros jeu, apparemment pour que ces désœuvrés, aux journées si vides, eussent au moins une occupation capable de les passionner. Ils oubliaient tout, en effet, à la table de hoca, ou de lansquenet, témoin de tant de ruines pendant un demi-siècle : on joue ici des sommes effrayantes, écrivait Madame[5], et les joueurs sont comme des insensés ; l'un hurle, l'autre frappe si fort la table du poing que toute la salle en retentit ; le troisième blasphème d'une façon qui fait dresser les cheveux sur la tête ; tous paraissent hors d'eux-mêmes et sont effrayants à voir. Elle-même ne tarda pas à fuir le jeu dans la mesure du possible.

Les étrennes étaient une autre de ses aubaines[6]. Le matin du 1er janvier, le trésor royal apportait à son maître des cassettes bondées de pièces d'or et de bourses de jetons d'or ou d'argent. Dans la journée, ou le lendemain, s'il avait été trop occupé, le roi présidait au partage, n'oubliant jamais rien ni personne, et augmentant l'un, diminuant l'autre, selon les besoins des gens et selon leur conduite. Il arriva une fois à Madame, alors en disgrâce, d'être privée d'étrennes : on m'a punie, disait-elle. Le roi lui en redonna dès l'année suivante, quoiqu'elle laisse entendre le contraire dans une lettre[7] ; la princesse Liselotte était franche ; elle n'était pas toujours vraie.

Les cassettes du trésor contenaient invariablement trois cents bourses de jetons d'argent[8] et neuf de jetons d'or. Les premières étaient distribuées aux grands officiers de la maison du roi et des maisons des princes. Les jetons d'or étaient réservés à la famille royale, et à quelques grands personnages tels que le chancelier de France et le contrôleur général des finances. L'argent comptant se montait avant nos revers à 80.000 pistoles et davantage, sur lesquelles le roi en gardait 40.000 pour lui[9] et distribuait l'autre moitié. Le grand Dauphin recevait 5.000 pistoles, Monsieur et Madame 3.000 chacun, pour ne nommer que les principaux. Les économies forcées commencèrent en 1693 par Madame, qui fut mise à 2.000 pistoles. Dans les années qui suivirent, tout le monde fut rogné, et, après un relèvement éphémère, les étrennes royales furent supprimées en 1710 : le trésor royal était vide[10].

Pour la partie féminine de la Cour, la pluie d'or prenait aussi la forme d'objets de toilette : bijoux, étoffes, rubans, dentelles, colifichets et fanfreluches, qui arrivaient à leur adresse d'une façon galante et impersonnelle. Tantôt le roi offrait aux dames une loterie où tout le monde gagnait. Tantôt c'était un bazar, dont les boutiques étaient tenues par des princesses, par une Mme de Montespan ou une Mme de Maintenon, qui savaient ce qu'elles avaient à faire et vendaient tout pour rien, à chacune selon son rang. A la belle époque du règne, il y eut des soirées qui coûtèrent gros à la France en chiffons : il fallait bien que le cercle de la reine fût éblouissant. Nous ne ferons pas à Madame l'injure de supposer qu'elle pût s'intéresser à des chiffons ; mais, tout de même, une pièce d'étoffe, représentait une jupe, ou un habit de cheval, et c'était autant de moins à acheter.

Avec les idées d'à présent sur l'hospitalité, il y aurait eu encore, pour Monsieur et Madame, l'avantage considérable d'être hébergés par le roi, eux, leur suite et leur valetaille, pendant les trois quarts de l'année. Au XVIIe siècle, à peine pouvait-on dire que ce fût un avantage. A Saint-Germain, — jusqu'en 1682, par conséquent, — Louis XIV n'offrait à ses hôtes que les quatre murs ; ils apportaient leurs meubles et se défrayaient eux-mêmes de tout, conformément à un vieil usage que Colbert approuvait beaucoup et cherchait à perpétuer. On possède un État[11] de ce que le ménage de Madame lui coûtait par année, du temps de Saint-Germain, pour elle et cent sept personnes[12], le surplus de sa maison étant compris dans d'autres arrangements, et Monsieur ayant sa maison et son budget a part, de même que le petit duc de Chartres. Il ressort avec évidence de ces vieilles paperasses que Madame et ses gens n'avaient à attendre du roi ni un morceau de pain, ni un bout de chandelle.

La disposition de l'État est curieuse. Il ne s'agit pas là dedans de dépenses faites, mais de dépenses prévues. Les gens d'affaires de Madame, dont elle parle dans ses lettres parce qu'ils venaient la déranger pendant qu'elle écrivait, dressaient des tableaux de tout ce qu'ils estimaient devoir être consommé chez elle en l'espace d'un an, depuis le pain jusqu'aux balais et à la ficelle. Chaque fourniture était évaluée au prix courant, le total arrêté, et il fallait s'y tenir, au moins en principe. Trente et une personnes, sur les cent sept, recevaient leur nourriture en argent et s'arrangeaient comme elles pouvaient. Les soixante-quinze autres, désignées par leur emploi, reviennent à la file sur chaque tableau.

Dans celui du pain, Madame et les soixante-quinze sont rationnées, avec une égalité démocratique, à deux pains par tête et par jour, pour le diner[13] et le souper. Le pain du déjeuner, au contraire, se mesure à l'importance du titulaire ; le gentilhomme servant a un pain tout entier, le chapelain n'en a que la moitié.

Les tableaux du vin, du bois, et de la chandelle consacrent le principe de l'inégalité. Le chapelain reçoit une pinte par jour de vin de table ; l'aumônier du commun, c'est-à-dire de la basse domesticité, n'a que du vin d'office. Dans le tableau du bois, l'année est divisée en six mois d'été, à commencer au 1er avril et finir au dernier de septembre, et six mois d'hiver. En été, quelques privilégiés avaient seuls le droit d'avoir froid. Pendant les six mois d'hiver, les rangs étaient marqués par le nombre de bûches et de fagots alloués à chacun, en commençant par Madame : Chambre, antichambre, cabinet, salle où Madame mangera[14] : 35 bûches, 20 fagots. A la garde-robe, 6 bûches, 6 fagots. A la chambre des six filles d'honneur et de leur gouvernante : 20 bûches, 20 fagots. A la sous-gouvernante, 3 bûches, 3 fagots. Aux femmes de chambre des filles d'honneur : 0 bûche, 3 fagots. Il est impossible de tout citer. Le tableau se terminait par une récapitulation : Nombre par jour, 134 bûches, à 3 sols 6 derniers la bûche, valant par jour 23 livres 6 sols, et 620 fagots à 1 sol 6 deniers valant par jour 9 livres, et les cieux sommes ensemble 32 livres 9 sols, et pour 182 jours 5.905 livres 18 sols.

Les flambeaux[15] de cire blanche coûtaient 27 sols la livre, les bougies de cire jaune 24 sols la livre, et la chandelle 8 sols. Aussi n'y avait-il que Madame qui s'éclairât avec de la cire blanche. Encore n'était-ce qu'en partie ; elle brêlait aussi de la cire jaune, et même de la chandelle : Cire blanche : pour la chambre de Madame, 6 flambeaux de demi-livre : 3 livres. — Bougie : 1 livre. — Cire jaune : pour la chambre de Madame, trois bougies d'un quarteron chacune, ci, trois quarterons. Chandelle : A la garde-robe, une demi-livre. Toute la suite de Madame s'éclairait avec des chandelles, relevées de quelques bougies de cire jaune, ou de cire tout court, pour les filles d'honneur et les autres personnes en contact avec la Cour, les huissiers par exemple. Rappelons en passant que Mlle de Fontanges avait été fille d'honneur de Madame, obligée de compter ses fagots et de ménager sa chandelle, quand Louis XIV s'éprit d'elle et mit des trésors à ses pieds.

Les gens nourris par les cuisines de Madame étaient répartis en tables, pour chacune desquelles l'État contenait chaque année deux menus, l'un gras, l'autre maigre, et toujours les mêmes à ce qu'il semble[16]. Ces menus-types servaient de mémento aux officiers de cuisine pour le nombre des plats à apprêter, leur nature, et leur juste prix, d'après les cours des marchés de Paris, dont une copie était annexée à l'État.

Il avait été prévu que Madame ne mangerait jamais tout, et l'État désignait les seize personnes qui auraient l'honneur, et le plaisir, de se régaler de la desserte de Son Altesse Royale.

La série des menus maigres débute ainsi : Viande Bouche à jour maigre : une entrée d'une longe de veau, etc. Madame faisait toujours gras ; elle avait une dispense : Je n'ai pas fait la bonne œuvre d'observer le maigre, écrivait-elle à sa sœur Amélise pendant un carême ; je ne supporte pas le poisson, et je suis bien persuadée que l'on peut faire des œuvres plus méritoires que de s'abîmer l'estomac en mangeant trop de poisson[17]. Quelques semaines plus tard, elle lui répondait : Vous n'avez pas besoin d'avoir peur de me donner des scrupules ; avec moi, ça ne prend pas. Louise et Amélise étaient alors deux vieilles filles très dévotes et très formalistes, qui, bien que protestantes, étaient choquées des libertés que prenait Liselotte avec sa nouvelle religion.

Nous citerons en son entier, pour sa curiosité, et parce qu'il n'est pas long, le tableau de la paille.

PAILLE

Une prise par mois.

Aux filles (d'honneur), gouvernante et sous-gouvernante

20

bottes.

Aux quatre officiers

12

Aux cuisines

12

A la première femme de chambre

10

Nombre par mois : 54 bottes à 3 sols la botte, 8 livres 2 sols. Et pour 12 mois, 97 livres 4 sols.

A quoi servait cette paille ? Sans doute à tenir lieu de tapis. En remontant le cours des siècles, on trouve des rois et des reines de France qui emploient à cet usage des charretées de paille fournies par leurs vassaux.

Suivent encore plusieurs colonnes d'articles variés tels que 2 sols par jour au garçon du garde-vaisselle pour du son à nettoyer la vaisselle, et 6 livres par mois aux marmitons à charge de fournir la cuisine de lardoirs et de ficelle. Le total se monte à 117.836 livres 18 sols 4 deniers : Fait et arrêté par Madame à Saint-Germain-en-Laye, ce deuxième jour de janvier 1682. Signé : Élisabeth Charlotte.

Il devait y avoir un second État pour les dépenses de ménage de Monsieur, qui avait ses cuisines et son personnel à part. Comment s'arrangeaient ensemble ces deux ménages ? Monsieur et Madame dînaient en tête à tête : leur servait-on à chacun son dîner ? ou leurs deux dîners réunis, au risque d'avoir des plats de deux cochons et de douze poulets ?

Ce fut justement en 1682 que la Cour de France abandonna pour toujours Saint-Germain. A Versailles, le roi meublait, les invités de marque, il chauffait et éclairait tout le monde ; il ne nourrissait pas. L'économie était donc mince. D'ailleurs elle regardait Monsieur, car c'était lui qui payait le mobilier, l'écurie et le linge ; nous le savons par Madame, qui l'accuse de lésiner dès qu'il s'agit de sa femme : Quand j'ai besoin de chemises et de draps, je suis obligée de les mendier pendant une éternité, dans le même temps qu'il donne 10.000 thalers à La Carte pour acheter son linge en Flandre[18]. Elle se plaint dans une autre lettre de ne plus avoir que de vieux chevaux. Quand le Conseil des finances avait approuvé le projet de budget dont l'État de tout à l'heure n'était qu'un chapitre, le chevalier de Lorraine lui-rhème n'aurait pu y changer une virgule. De façon que Madame, si elle n'avait pas la libre disposition de ses revenus, y gagnait d'être protégée contre la voracité des favoris de Monsieur.

Il en coûtait beaucoup de paperasseries et de formalités, qui n'étaient pas une nouveauté, el que M. Louis Batiffol a très clairement exposées dans un livre récent[19], à propos des dépenses de ménage de la reine Marie de Médicis : En décembre, les bureaux préparaient les éléments du budget de l'année suivante. L'état, vu et signé de la reine, était porté au Conseil des finances qui le révisait avec soin, équilibrait l'ensemble, s'assurait de la sincérité de chaque article, faisait telle modification qu'il jugeait utile, puis le tout soumis au roi et approuvé par lui était renvoyé au trésorier de l'Épargne, lequel était chargé de faire porter, à la fin de chaque mois, au maître de la Chambre aux deniers de la reine (le caissier), le douzième voulu. Chaque chef de service recevait alors copie sur parchemin du chapitre du budget le concernant, et son devoir était de s'y conformer étroitement.... La marche était la même pour Madame, et son trésorier, toujours comme celui de la reine de France, payait les fournisseurs directement, sans que l'argent eût passé par les mains de sa maîtresse. Ces détails expliquent que la princesse Liselotte, avec ses énormes revenus, fût strictement limitée pour ses menus plaisirs.

Marie de Médicis avait aussi été limitée, et en avait aussi gémi. Henri IV lui allouait, 36.000 livres par an d'argent de poche, plus, disait-il, que n'en avait jamais eu reine de France, et elle faisait des dettes. Monsieur donnait à sa femme 12.000 livres, somme insuffisante pour une princesse aussi libérale, déclarait le marquis de Sourches[20], grand admirateur de Madame et disposé à prendre son parti en tout. Elle-même jurait que c'était la misère : Je n'ai que 100 pistoles par mois[21], je ne peux jamais donner moins qu'une pistole ; en huit jours, tout mon argent est passé en fruits, en port de lettres et en fleurs.... Si je veux acheter la moindre bagatelle, il faut que j'emprunte : il m'est donc absolument impossible de faire des cadeaux. Cette fin est à l'adresse des parents d'Allemagne qui s'entêtaient à la croire riche et en situation de les aider. Les 12.000 livres furent portées à 25.000 dans la suite des années, je ne saurais dire à quelle date : peut-être au même temps où Monsieur doubla ce qu'il donnait d'autre part pour le jeu de Madame : Je n'ai eu que cent louis d'argent[22] pour le jeu jusqu'à la mort de ma mère[23]. Lorsque feu Monsieur a reçu l'argent du Palatinat, il m'en a donné le double[24].

En résumé, soit cadeaux du roi, soit allocations de Monsieur, Madame avait, bon an, mal an, environ 40000 livres d'argent de poche, qui font 200.000 francs de notre monnaie, et qui sont plus que n'avaient les reines de France avant Henri IV. De sorte qu'elle serait parfaitement ridicule faisant la pauvresse, si elle n'avait point ses raisons, que l'on verra tout à l'heure.

 

Nous avons laissé l'Électeur Charles-Louis tout heureux du mariage de Liselotte, et escomptant en imagination, à la façon de Perrette, ce que ses bâtards et le Palatinat y gagneraient. La France entretenait avec soin ces rêves riants. La guerre de Hollande était résolue. Notre diplomatie travaillait à isoler l'ennemie de demain, et tous les princes allemands étaient devenus des gens importants. La plupart étaient déjà acquis à la France, les uns contre argent, les autres gratuitement, fait remarquer Hausser, l'historien du Palatinat, et cela est en effet très curieux, puisqu'il ne saurait y avoir de meilleure preuve de l'existence d'un parti français dans l'Allemagne d'alors. Il fallait même que ce parti eût un certain poids pour que la Bavière eût promis, par un traité du 17 février 1670, d'aider le roi de France à se faire élire empereur d'Allemagne à la mort de Léopold. Nous promettions de notre côté de marier un jour le Grand Dauphin, âgé à cette époque de huit ans, à la fille de l'Électeur de Bavière, laquelle en avait neuf. Cette clause aura son contre-coup sur les tribulations de la princesse Liselotte.

L'année suivante, l'empereur justifia le mépris qu'il inspirait généralement en se laissant gagner par nous. Quinze jours avant le mariage de Madame, le chef de l'Empire germanique signa un traité (1er nov. 1671) où il s'engageait à ne pas aider les ennemis de la France. D'avoir manqué à ses engagements ne saurait lui être une excuse devant l'Allemagne.

Les petits princes avaient imité les grands princes. Ernest-Auguste, le mari de la duchesse Sophie, nous avait vendu sa neutralité et s'en frottait, les mains. Ceux qui en avaient fait autant étaient légion. On ose à peine les blâmer, tant paraissait banal au XVIIe siècle le crime de lèse-patrie ; il n'y avait que vingt ans que le grand Condé s'était battu contre son pays. Charles-Louis, grisé par la splendeur et la faveur de sa fille, comptant sur elle pour raisonner Louis XIV en cas de besoin, fut l'un des plus faciles à circonvenir. On lui conta que le roi de France avait l'intention de rétablir le royaume d'Austrasie, fondé à la mort de Clovis, et qu'il lui en destinait la couronne[25]. L'Électeur le crut. L'idée de succéder à Pépin le Bref lui plaisait. Il fit frapper une monnaie qui était une allusion à la couronne espérée, et correspondit sur l'Austrasie avec son futur suzerain de Saint-Germain. L'histoire de Sancho et de son île n'est pas plus folle. Les conseillers de Charles-Louis eurent grand'peine à le ramener à la réalité, et il prit alors, de tous les partis, le plus impolitique. La guerre de Hollande avait éclaté, et l'Allemagne, alarmée de ses succès, se retournait rapidement contre nous : Charles-Louis résolut de n'être ni pour le roi de France, ni pour l'empereur, et se mit tout le monde à dos.

Le Palatinat paya les fautes de son maître. Quatre ans de suite il fut piétiné, pillé, pressuré, incendié, par l'un, par l'autre, par tous, sans ménagements et sans pitié. Qu'un corps de troupes se présentât en ami ou en ennemi, c'était tout comme ; et, sans doute, les mœurs inhumaines de ce temps y étaient pour beaucoup, mais la conduite double de Charles-Louis y était aussi pour quelque chose. II se croyait très habile d'agir en dessous, de feindre la fidélité à la France tandis qu'il négociait secrètement avec l'empereur, mais il n'était pas de taille à tromper l'univers, et n'aboutissait qu'à des équivoques : Je souffre, écrivait-il à sa sœur le 21 mars 1674, pour avoir fait une alliance avec l'empereur, et je n'en ai point conclu encore[26], mais j'en suis en bon chemin. J'en suis assisté, mais non pas secouru. Je commande des troupes et ne les commande pas. Je suis marié, et je ne le suis pas. Je suis maitre en ma maison. et je ne le suis pas. J'ai des amis qui me plaignent et qui ne, m'assistent pas. J'ai des ennemis qui me souffrent, des parents qui me négligent et des indifférents qui me soulagent.

Les parents qui le négligent, c'est d'abord Ernest-Auguste, à qui la neutralité avait réussi et qui vivait tranquille et heureux dans son évêché, plus occupé du passage des canards sauvages que de celui des soldats français : Ernest-Auguste se divertit à la chasse, annonçait sa femme, et moi, je travaille à des meubles.... Jusqu'à cette heure, tout ce qui appartient à Ernest-Auguste a été fort respecté[27].

C'est aussi, c'est surtout Liselotte, dont la conduite décevait l'Électeur. Qu'avait-elle fait pour lui depuis son mariage ? Rien. Elle était continuellement avec le roi, et pas une fois elle n'avait glissé un mot utile, provoqué un conseil salutaire. Il semblait que ce fût un parti pris. La duchesse Sophie s'étonnait aussi de la trouver si peu secourable. Mieux renseignés sur Louis XIV, le frère et la sœur auraient compris la réserve de Madame. Le roi n'entendait pas que les femmes se mêlassent d'affaires. Il avait gardé un trop mauvais souvenir de leur entrée tapageuse dans la politique au temps de sa jeunesse, alors que le bataillon des Frondeuses poussait à la guerre civile pour le plaisir, pour avoir des aventures. Louis XIV était capable de faire des exceptions ; il en avait fait une pour sa première belle-sœur, et Mme de Maintenon en sera une autre ; mais il n'avait pas de raison d'en faire pour la seconde Madame, qui ne comprenait goutte à aucune espèce d'affaire, et ne s'en cachait pas. Liselotte aurait été très mal venue à se montrer curieuse des projets du roi de France. Elle le sentait et, prudemment, s'abstenait de déplaire, mais les siens la trouvaient trop précautionneuse.

Elle se faisait si mal juger d'eux, sur ce point particulier des services à rendre, que sa chère tante Sophie n'essayait pas de la défendre vis-à-vis de son père et jetait plutôt de l'huile sur le feu, contrairement à ses habitudes : (9 nov. 1679.) Liselotte... vit avec beaucoup de liberté... sa gaieté divertit le roi ; je n'ai pas remarqué que son pouvoir va[28] plus loin qu'à le faire rire ni qu'elle fasse des efforts pour le pousser plus avant. — (1er février 1680.) Liselotte n'est pas trop capable de faire grand bien à ses amis ; elle se contente des bonnes grâces du roi pour pouvoir aller avec Sa Majesté à la chasse, et craindrait de lui déplaire si elle lui demandait aucune faveur. —(29 février.) Liselotte a si peur de se mettre mal avec le roi son beau-frère, qu'elle n'ose lui parler que de choses pour le faire rire, quand même ce ne serait que l'histoire d'un p... ; pour des autres il me semble qu'elle n'ose s'émanciper de lui parler. La duchesse et Charles-Louis étaient convaincus qu'elle y mettait de la mauvaise volonté.

Ils l'avaient trouvée aussi bien indifférente aux souffrances de son pays durant ces années d'invasions répétées. Elle s'en était montrée affectée au début. Dans l'été de 1674 où le Palatinat fut ravagé par Turenne[29], il y eut échange de lettres amicales entre Saint-Cloud et Heidelberg. — De Charles-Louis à Louise de Degenfeld, le 30 septembre : J'ai reçu par le dernier courrier une lettre de Liselotte, m'assurant affectueusement de son devoir filial, quoi qu'il arrive[30]. Monsieur n'était pas resté en arrière. Il avait intercédé deux fois auprès du roi, m'étant une chose fort fâcheuse, écrivait-il à son beau-père, que la guerre continue dans votre pays comme elle y est..., vous étant ce que je vous suis, et plus encore Madame et moi étant ensemble aussi bien que nous sommes, et qui sait bien l'envie que j'ai de vous rendre service[31]. Louis XIV ne s'était pas refusé à une réconciliation ; ce fut Charles-Louis qui rejeta bien loin tout rapprochement avec la France, d'un ton aussi fier que si la correspondance sur l'Austrasie n'avait pas été dans ses archives. Sa réponse à Monsieur fut néanmoins gracieuse ; celle à Madame beaucoup moins. Il se défiait, et non sans raison cette fois. Liselotte était trop heureuse, et s'amusait trop, pour penser longtemps aux peines des autres ; ce sera pour plus tard, quand elle-même, connaîtra le chagrin.

Dans ce même été de 1674, voulant parler à sa tante des ravages de Turenne, voici tout ce qu'elle trouva à lui dire : (22 août.) Souhaitons que Dieu nous accorde la paix, car la bouillie deviendrait bien chère dans le bon Palatinat, si M. de Turenne prenait encore des vaches. C'était sec. La joie de vivre était trop forte ; elle étouffait tous les autres sentiments. La duchesse Sophie à Charles-Louis : (25 août 1674.) Mme de Maubuisson[32] me mande que Madame a été avec elle et qu'elle est extraordinairement gaie, et qu'elle est engraissée et embellie.... — (21 octobre 1677.) Madame me fait l'honneur de m'écrire les plus plaisantes lettres du monde, ce qui marque bien qu'elle est contente ; elle va à la chasse et à la comédie avec autant de plaisir que la feue reine notre mère le faisait autrefois.... — (14 avril 1678.) Il n'y a rien de plus réjouissant que les lettres de Liselotte.... Elle est bien heureuse d'avoir le cœur si tranquille. Les esprits n'étaient plus au même diapason à Saint-Cloud et à Osnabrück ou Heidelberg.

Charles-Louis avait encore un autre grief, le plus cuisant de tous, contre Madame : elle ne faisait rien non plus pour les raugraves. Pas un pauvre petit service, pas un liard pour leur faciliter quoi que ce soit. L'aîné, Carl-Lutz, lui avait été expédié dès 1673. Il n'avait que quinze ans, et la lettre où il raconte à son père son arrivée chez Madame est enfantine. Nous y gagnons un tableau naïf de Liselotte dans son intérieur, à Saint-Cloud, en compagnie de son premier-né et de ses deux petites belles-filles[33], dont elle s'était fait adorer : (Paris, 1er juillet 1673.) Sérénissime Électeur, Gracieux Seigneur, je donne humblement avis à Votre Altesse Électorale que je suis heureusement arrivé ici avant-hier, et que je suis allé hier chez Liselotte[34]. M. M*** est entré le premier, et a dit qu'il y avait là quelqu'un qui voudrait bien baiser respectueusement la main de Liselotte. Alors il est venu me chercher, et quand je suis entré, Mme M*** était là. Alors Liselotte a crié : Ô noiraud, c'est vous ? Ô mon petit homme, c'est vous ? Et elle m'a bien embrassé vingt fois. Ensuite, elle nous a montré ses chambres, à M. M*** et à moi, qui sont très belles. Ensuite, la petite Mademoiselle et Mlle de Valois sont entrées.... Ensuite, Liselotte nous a menés, M. M*** et moi, voir emmailloter le Duc de Valois, qui sera bientôt aussi grand que Carl-Auguste[35]. Liselotte m'a dit aussi qu'il y avait déjà dix jours qu'elle se levait, et que tout le monde avait dit qu'elle aurait de mauvaises couches et que l'enfant serait malingre parce qu'elle n'avait pas voulu boire de bouillon. Dieu merci, l'enfant se porte très bien, et il rit quand il voit sa gouvernante, la maréchale de Clérembault. La petite Mlle de Valois est jalouse quand elle voit Liselotte jouer avec le petit prince ; elle arrive en courant et se met à embrasser Liselotte.... Carl-Lutz fut comblé de caresses, fit de bonnes parties de jeu avec sa sœur, et s'en retourna Gros-Jean comme devant.

Six ans plus lard, il revenait. Il avait bon air à cheval, s'était exercé au métier des armes et ambitionnait d'acheter un régiment en France. Monsieur le présenta au roi, qui le remarqua, Madame chanta ses louanges, et ce fut tout : Car-Lutz, écrivit la duchesse Sophie[36], n'a reçu que de l'encens mais pas d'argent. Charles-Louis s'impatienta : Car-Lutz, pour n'être pas oisif, va en Angleterre pour tâcher de faire un voyage par mer avec la flotte de ce roi-là... Car aussi bien Liselotte fait aussi peu pour lui que pour moi auprès du roi très-chrétien[37]... Une troisième expérience ne fut pas plus heureuse, et Madame découragea d'avance la quatrième : Je crois, écrivait-elle[38], que Carl-Lutz n'aurait pas d'avantage à épouser une riche veuve française et à changer de religion, car on ne tient pas du tout ici, à voir des étrangers se faire catholiques, pourvu que les sujets du roi se convertissent. Carl-Lutz était cependant son favori. Elle lui disait : Je vous aime autant qu'on peut aimer un frère, et je voudrais du fond de mon âme trouver l'occasion de vous le persuader par des effets plus solides que de simples paroles[39]. Il existe même une lettre où, malgré sa misère, elle lui promet 800 pistoles : C'est ce qui me reste de l'argent que le roi m'a donné au jour de l'an. Si j'en avais davantage, je vous l'enverrais de grand cœur[40]. On regrette de ne pas avoir la preuve qu'elle tint sa parole. Quoi qu'il en soit, Carl-Lutz finit par comprendre que Liselotte aimait mieux le chérir de loin. Il alla guerroyer contre les Turcs et mourut misérablement de la fièvre au siège de Négrepont (1688). Madame le pleura abondamment.

Son cadet, Carl-Édouard, essaya aussi d'un voyage à Paris ; mais Liselotte ne fit que le gronder, et elle était terrible quand elle s'y mettait. On se racontait qu'une Allemande, à qui elle avait fait une sortie dans le parterre de Versailles, pour avoir osé se dire sa parente, en était morte de saisissement. Carl-Édouard n'en mourut pas, mais il restait pétrifié, sans parole, et elle l'accusait alors d'être impoli. Il repassa le Rhin et fut tué à la guerre.

Le troisième raugrave, Carl-Moritz, était un vilain avorton et un ivrogne, plein d'esprit toutefois, et très instruit. Sa tante Sophie avait rêvé pour lui une conversion fructueuse sous les auspices de Liselotte. Celle-ci répondit à la première ouverture : (20 mai 1689.) Si je faisais venir Carl-Moritz pour en faire un abbé, il n'obtiendrait pas de bénéfice. Ils deviennent rares, et Mme de Maintenon ne protégera jamais quelqu'un m'appartenant. Carl-Moritz mourut d'ivrognerie, et les deux plus jeunes frères[41] n'importunèrent personne pour leur carrière ; ils se firent tuer avant vingt ans. On verra en son lieu que Madame ne fit pas plus pour les filles que pour les garçons. Le parti pris, cette fois, était éclatant, et le désir de se délivrer des importunités en faveur des pauvres innocents entrait certainement pour une forte part dans les doléances de Liselotte sur sa pauvreté. Comme, d'autre part, elle ne pouvait pas s'empêcher de raconter qu'elle avait reçu en une seule fois, pour son jeu ou son argent de poche, plus que Charles-Louis ne donnait en un an à tous les raugraves, ses gémissements ne trompaient personne, et elle n'était pas populaire parmi ses frères et sœurs.

On le sent à la peine que prend la duchesse Sophie, dans sa correspondance avec les raugraves après la mort de leur père, pour justifier Liselotte des reproches de mauvais vouloir et de ladrerie. Sans cesse elle explique que la chère Madame a peu de crédit, et qu'elle n'est pas riche ; aussi ne devez-vous pas trouver étonnant qu'elle ne fasse rien pour vous. Si Madame ne répond pas quand on lui demande un service, c'est sans doute qu'elle a honte de ne rien pouvoir pour eux, mais son cœur n'a pas changé : Je sais... qu'elle a toujours de l'affection pour tous les raugraves[42].

Madame renchérissait, en toute sincérité, sur les protestations de sa tante, et cependant se dérobait à chaque mise en demeure, parce qu'elle avait un peu de l'avarice de son père, un peu de son égoïsme, un peu de la vanité de sa mère, et qu'elle avait plus envie de garder son argent, de ne pas faire de démarches ennuyeuses, et de ne pas s'embâter d'une famille peu reluisante, qu'elle n'avait envie de voir le très cher Carl-Lutz ou la bien-aimée Louisse et de contribuer à leur prospérité. Son père lui ressemblait trop pour ne pas la comprendre, et il se mangeait le cœur[43] en pensant à ce qui attendait après lui les enfants de Mlle de Degenfeld.

Il était trop évident que ce n'était rien de bon. Le prince héritier[44], celui qui ressemblait à Thomas Diafoirus, voyait sans plaisir grossir ce régiment de raugraves qui était déjà une charge et pouvait devenir un danger. Sa femme Willielmine-Ernestine, que la duchesse Sophie, en la proposant pour son neveu, avait garantie indolente et sans volonté, s'était au contraire déclarée fort rudement contre la bigamie de son beau-père, et n'avait même pas été désarmée par la mort de Mlle de Degenfeld, survenue en 1677, à la naissance d'un quatorzième enfant. Quand la douce Louise avait senti la vie l'abandonner, elle avait fait ses adieux avec sa résignation et sa modestie accoutumées. Elle avait demandé pardon au prince Charles, fait écrire à la duchesse Sophie pour recommander... ses pauvres enfants... à sa compassion[45], et à Madame pour la supplier de marier l'aînée de ses demi-sœurs en France, sous son aile. Ayant ainsi rempli ses devoirs de politesse et fait ce qu'elle pouvait pour les raugraves, Louise de Degenfeld expira en paix, confiante en la miséricorde divine. Elle avait expié sa faute d'avance, car elle avait bien souffert par Charles-Louis.

Celui-ci la pleura beaucoup et se consola vite ; c'était l'usage du temps. Six semaines après l'enterrement, il discutait paisiblement s'il serait sage de divorcer avec Charlotte, sa femme légitime, et de se remarier, comme la duchesse Sophie lui en donnait le conseil. Il s'occupait en outre d'une intérimaire, en attendant mieux, et n'avait point de peine à la trouver. Ce fut une Suissesse, nommée Mlle Berau, qui avait été au service de Louise de Degenfeld. Dès le 17 juin, sa sœur put se réjouir avec lui de ce qu'il avait trouvé une personne sociable pour se délasser de toutes ses peines et fatigues.

La duchesse Sophie parlait librement à son frère de sa Suissesse. — C'est signe de santé[46], disait-elle avec satisfaction. Elle jugea cependant inutile de donner cette bonne nouvelle à Liselotte, et se contenta de lui mander les projets de divorce et de remariage. Madame prit très mal la chose : (4 nov. 1677.) Dieu veuille que nous nous soyons trompés... et que cela mette fin à tous les discours sur la proposition que Sa Grâce l'Électeur a fait faire à Sa Grâce Madame ma mère. Au commencement, je n'avais pas pu y croire, parce qu'on ne m'en avait pas dit un seul mot de la maison ; mais, à présent, je ne peux plus en douter, puisque Votre Dilection me l'écrit. Cela fait ici le plus grand tort[47] à sa Grâce l'Électeur, et on dit aussi que Sa Grâce ne peut pas divorcer avec Sa Grâce Madame ma mère sans nous faire du tort et un affront, à mon frère et à moi. Aussi ai-je trouvé Monsieur très alarmé de cette affaire. Il m'a dit que le roi la trouvait fort singulière, mais j'ai prié Monsieur d'avoir patience jusqu'à ce que je sache ce qu'il en est, car j'ai peine à croire que Sa Grâce l'Électeur veuille nous faire une injustice, à mon frère et à moi ; d'abord à cause de l'affection paternelle que Sa Grâce nous a toujours témoignée, et ensuite, parce qu'il m'est encore plus difficile de croire que Sa Grâce veuille nous faire un affront, car, lui étant aussi proches que nous le sommes, l'affront retomberait sur Sa Grâce ; sans compter que papa sait bien que je suis dans un lieu où on ne le supporterait pas. Je souhaite clone de tout mon cœur que Sa Grâce l'Électeur ne pense plus à cette proposition.

Cette espèce de sommation et son ton menaçant mirent Charles-Louis en colère. De lui à la duchesse Sophie : (24 novembre 1677.) .... Je voudrais bien savoir quel ignorant ou malicieux a persuadé Monsieur et Liselotte que ce serait un tort pour eux ou pour le prince Électoral que je me remarie. Vous lui avez fort bien répondu.... Mais je voudrais que Liselotte se mêlât de ce qu'elle entend mieux que cette matière, et que, si elle ne peut rien contribuer à mon repos, qu'elle s'abstienne à me faire des fâcheries.... — La duchesse Sophie à Charles-Louis : (5 janvier 1678.) Liselotte ne m'a point écrit depuis ma réponse sur votre sujet ; je ne sais si c'est un signe de conversion ou perversion ; peut-être n'a-t-elle le loisir de penser à l'un ni à l'autre, par les divertissements continuels de la Cour. Madame à la duchesse Sophie : (11 janvier 1678.) Il n'y a pas de jours que l'on ne m'entreprenne sur l'histoire du divorce. Votre Dilection et l'oncle[48] se moquent de ce que je suis devenue si bonne catholique que d'attacher tant d'importance au sacrement de mariage. C'est que ce sacrement-là fait si bien mon affaire, que je voudrais qu'il durât éternellement, et qu'il n'y eût pas moyen de le rompre, car celui qui voudrait me divorcer d'avec Monsieur ne me ferait aucun plaisir. Votre Dilection peut être sûre que si la mode du divorce venait à s'établir, cela me déplairait beaucoup ; et que, s'il fallait trois abjurations comme celle que j'ai faite à Metz pour convaincre les gens que le mariage est un sacrement, et que, par conséquent, il est indissoluble, Votre Dilection recevrait trois promesses cachetées au lieu d'une. Je voudrais de tout mon cœur que Sa Grâce l'Électeur fût de mon avis, et, de plus, je voudrais que Sa Grâce fût aussi heureuse que moi.

A quelques mois de là l'Allemagne et la France avaient fait la paix. Madame proposa à son père et à sa tante de lui donner rendez-vous en Alsace. L'Électeur demanda du temps pour réfléchir, et finalement refusa. Liselotte et le mariage de Liselotte avaient été de trop grandes déceptions ; il n'était pas pressé de revoir sa fille.

 

Nous sommes obligé de retourner un instant en arrière. Depuis tantôt huit ans que Madame était mariée, il y avait eu bien peu d'événements dans sa vie ; mais encore faut-il les connaître. Les plus importants avaient été la naissance de ses trois enfants[49] et la mort de l'aîné, le Duc de Valois. Ainsi qu'on s'y attend sans doute, Liselotte se montra mère passionnée, adorant ses petits et les défendant comme une lionne, contre les médecins d'abord, puis, quand ils furent plus grands, contre les mauvais conseils et les mauvais exemples. La mort du Duc de Valois, qu'elle attribua sans hésitation aux médecins, lui causa un chagrin affreux. Il est cependant à remarquer qu'elle n'aimait pas ses enfants d'avance ; aucun d'eux n'avait été désiré, au contraire, et ce n'était point du tout rancune contre un monde mauvais : Liselotte n'avait pas des sentiments aussi philosophiques ; c'était terreur des grossesses et du reste. La première grossesse l'avait fort contrariée : (23 novembre 1672.) Ô ma chère mademoiselle d'Uffeln ! combien il paraît extraordinaire à une gamine de mon espèce de ne plus avoir le droit de courir et de sauter, ni même d'aller en carrosse, et de ne plus circuler qu'en chaise à porteurs. Si encore c'était bientôt fini, on en prendrait son parti ; mais en avoir pour neuf mois, ça n'est pas gai, et je vous dirais volontiers, comme autrefois le prince Gustien à Heidelberg : Grande-maîtresse[50], je voudrais bien de la patience. Voudriez-vous m'en donner ? C'est de quoi j'ai le plus besoin en ce moment. Liselotte n'avait pas commencé à monter à cheval lorsqu'elle écrivit cette lettre. La seconde grossesse la désola en coupant court aux chasses avec le roi. De la duchesse Sophie à Charles-Louis : (28 décembre 1673.) Madame fait merveille, car elle est encore grosse, dont elle est, bien fâchée, puisque cela l'empêche d'aller à cheval.

Madame s'accusait aussi d'être lâche devant la souffrance : J'avoue que je suis alors un grand poltron[51]. Bref, elle avait la maternité en abomination : C'est d'un bout à l'autre, depuis le commencement jusqu'à la fin, un très vilain métier, dangereux et sale, qui ne m'a jamais plu[52]. Opinion que Madame n'eut pas la sagesse de garder pour soi. On disait à la Cour : quand on veut dégoûter quelqu'un du mariage, il faut mettre Madame sur ce sujet-là.

Les campagnes de Monsieur pendant la guerre de Hollande furent d'autres événements de marque dans la vie de Liselotte. Elle était, dans ses premières années, aussi épouse que mère ; on arrangera cela comme on pourra avec l'opinion de tout à l'heure. Absent, Monsieur lui manquait jusqu'à tomber malade d'ennui et d'inquiétude[53]. Il revenait : c'était une fête : Madame est transportée du retour de Monsieur, écrivait Mme de Sévigné le 8 juillet 1676. L'amour-propre s'en mêlait, car on avait vu le miracle de 1667 se renouveler, et l'armée s'ébahir à nouveau des brillantes qualités militaires d'un prince aussi efféminé. Jusqu'à quel point il commanda réellement, ou ne fut que le porte-paroles de ses généraux, on ne le saura jamais avec précision ; mais pour l'intrépidité, le sang-froid dans une tranchée ou au milieu d'une mêlée, il avait des milliers de témoins, et tous unanimes. A la bataille de Cassel[54], qu'il gagna le 11 avril 1677 sur Guillaume d'Orange, il entraîna lui-même ses soldats, les ramena trois fois à la charge, et fut si grandement loué de tous qu'il ne fut pas douteux pour les courtisans que le roi en prendrait ombrage. En effet, Louis XIV ne lui confia plus jamais d'armée ; aidé ou non, Monsieur s'en servait trop bien pour un cadet royal.

Dans l'intervalle de ses deux campagnes, Monsieur avait proposé à sa femme un arrangement intime qui la combla de joie. En réalité, c'était la première fêlure (l'un bonheur rendu fragile par l'opposition des caractères ; mais Madame ne le devina point : elle était de ces gens d'esprit qui manquent de finesse : je fus enchantée lorsque, après la naissance de ma fille, feu mon époux fit lit à part[55], car je n'aimais pas le métier de faire des enfants. Quand Son Altesse Royale m'en fit, la proposition, je lui répondis : Oui, de bon cœur, Monsieur, et j'en serai très contente pourvu que vous ne me haïssiez pas et que vous continuiez à avoir un peu de bonté pour moi. Il me le promit, et nous demeurâmes très satisfaits l'un de l'autre.... Il était extrêmement désagréable de dormir avec Monsieur : il ne pouvait pas souffrir qu'on le touchât pendant son sommeil, de sorte que j'étais obligée de me mettre tout au bord, et qu'il m'est arrivé bien des fois de tomber comme un sac. J'ai été franchement contente quand Monsieur, en bonne amitié et sans être fâché, m'a proposé de coucher chacun dans son appariement[56]. On l'entend tomber comme un sac. Quand il m'arrivait par hasard d'étendre un pied en dormant et de le toucher, il m'éveillait, et me chapitrait une demi-heure de suite. J'ai eu une vraie joie... de pouvoir me coucher sans avoir peur d'être grondée ou de tomber de mon lit. Elle disait encore, sur sa joie sans mélange, beaucoup de choses trop difficiles à répéter.

Un an plus tard une lettre à la duchesse Sophie nous laisse entrevoir l'effort ininterrompu des favoris de Monsieur pour le brouiller avec sa femme. La cabale dont il va être question, c'est le groupe du chevalier de Lorraine, de sa maîtresse la maréchale de Grancey, de leur digne acolyte le marquis d'Effiat, et de comparses, mâles et femelles, de la même farine : (14 novembre 1678.) Quant au souhait que forme Votre Dilection pour que le diable emporte toute la cabale, j'ignore ce qu'il en adviendra, mais je sais bien qu'en ce moment, elle est déchaînée. Je crois qu'au lieu de les emporter dans l'enfer, le Diable a fait d'eux sa demeure, et qu'ils sont tous possédés ; je n'ose pas en dire davantage. Je suis très fière que Votre Dilection me trouve mieux que le portrait que j'ai envoyé à Mme de Harling, mais il y a sept ans que Votre Dilection ne m'a vue, et elle serait peut-être d'un autre avis si elle me revoyait. C'est moins la chasse que la cabale qui me vieillit et m'enlaidit ; depuis sept ans que je suis ici, elle m'a fait venir tant de rides, que j'en ai la figure pleine. Cette plainte resta isolée un assez long temps ; la Liselotte des temps heureux ne se laissait pas absorber par les contrariétés, elle avait trop de quoi se consoler.

L'année 1679 fut fertile pour elle en événements heureux. A la fin de juin, le roi déclara le mariage de Mademoiselle, fille aînée de Monsieur et de sa première femme, avec Charles II d'Espagne, l'un des plus grands partis de l'Europe. Chacun savait que le bonheur n'habitait pas les palais espagnols ; mais c'était là de ces considérations bourgeoises qui n'entraient pas en ligne de compte pour les princesses, et Monsieur fut tout à la joie d'avoir à combiner plusieurs douzaines de robes pour le trousseau d'une Majesté. Madame n'était pas moins satisfaite, et par des raisons plus sérieuses. Elle avait une filleule, la princesse Sophie-Charlotte, fille de la duchesse Sophie, qu'elle rêvait de marier au Grand Dauphin, et elle avait cru s'apercevoir que Mademoiselle pourrait bien se trouver en travers de son projet. Le mariage d'Espagne déblayait le terrain.

En partie du moins. Deux gros obstacles séparaient encore Sophie-Charlotte du trône de France. L'un était la princesse bavaroise du traité de 1670 ; mais la nature avait l'air de se charger d'en débarrasser Madame : on dit qu'elle est si effroyablement laide, qu'on ne peut pas croire qu'on en veuille[57]. L'autre obstacle était l'âge de Sophie-Charlotte ; elle n'avait que dix ans, le Dauphin en avait dix-sept[58], et une grande hâte de se marier. La difficulté ne parut pourtant pas insurmontable, même à la duchesse Sophie, femme d'expérience, d'où une résolution dont Madame eut la tête tournée de joie, et à laquelle nous devons les tableaux les plus vivants que nous possédions, et les moins connus, sur la cour de Louis X1V pendant la maturité du monarque, après Mlle de La Vallière et, avant Mme de Maintenon et Saint-Simon. La duchesse Sophie avait toujours désiré revoir Liselotte. Un vague espoir de faire prendre patience au Dauphin en lui montrant sa fille, qui était délicieuse, acheva de la résoudre à l'effort d'un voyage en France, et elle se mit en roule le ter août 1679 pour l'abbaye de Maubuisson, près Pontoise, dont l'abbesse était sa sœur, et on elle avait donné rendez-vous à Madame. Une lettre de cette dernière, reçue en chemin, avertit Sa Dilection que Liselotte s'attendait à s'évanouir pour le moins de joie en l'apercevant, et qu'elle aurait certainement eu un coup de sang si Sa Dilection était arrivée en surprise. Les choses se passèrent moins tragiquement.

Sa Dilection voyageait incognito. Le 22 août, vers la fin de l'après-midi, les trois carrosses portant Mme d'Osnabrück et sa suite parurent en vue de Maubuisson. Depuis si longtemps que l'on cheminait, chacun se sentait très sale : J'étais toute couverte de poussière, dans un habit qui avait servi tout le voyage[59] ; mais l'on s'attendait à ne voir personne ce premier soir, que l'abbesse et ses religieuses, et grand fut l'émoi d'apprendre que Monsieur et Madame se trouvaient au couvent, avec Mademoiselle et toute leur cour. Il y eut quelque désarroi parmi les dames à l'idée d'are vues de Monsieur clans l'état où elles étaient, mais il fut impossible de l'éviter : Comme nous entrâmes dans la basse-cour, je vis Mme la duchesse d'Orléans courir de toute sa force,... en sautant à son ordinaire,... et Mademoiselle après elle, pour me venir recevoir.... La bonne princesse en m'embrassant pleura de joie de me revoir et me tenait toujours entre ses bras. Elle ne me quitta qu'un moment pour me donner le temps de saluer Mademoiselle, pendant qu'elle baisa fort tendrement Mme de Harling.... Après cela, elle me reprit....

Monsieur attendait avec l'abbesse à la porte du couvent. Mme d'Osnabrück fut frappée de sa haute mine : C'est un beau prince, très bien fait, qui a fort l'air de ce qu'il est.... Il me fit un accueil le plus obligeant du monde, et vivait avec moi comme s'il m'eut connue toute sa vie. Pendant que j'embrassais ma sœur, il monta dans le parloir avec Mademoiselle sa fille, et je suivis quelque temps après avec Madame, qui me tenait toujours embrassée du côté du cœur. On bavarda, on tira des plans pour le lendemain, et Monsieur s'en retourna à Paris avec la reine d'Espagne ; Madame demeura ici, et perdit une chasse qu'elle devait faire avec le roi ; c'étaient deux marques d'amitié pour moi, car elle hait fort le couvent.... Je la trouve engraissée et d'une humeur la plus agréable du monde ; son habit de chasse lui va mieux que les autres ; car elle n'aime pas trop à se mettre d'une autre manière, quoiqu'on en fasse une affaire ici.

Le lendemain fut la journée de Monsieur. On se retrouva au Palais-Royal, où il avait fait étaler, dans une grande galerie, tous les habits de noces de Mademoiselle. Monsieur en fit lui-même les honneurs à ses visiteuses ; il n'avait rien trouvé de mieux pour amuser des étrangères n'ayant jamais vu Paris. Après les robes vinrent les pierreries, celles de Monsieur d'abord, qui s'étaient augmentées peu à peu de toutes les 'plus belles de Madame, qu'elle avait eu le bon sens de lui laisser prendre pour éviter les jalousies à propos de perles et de diamants. Il montra ensuite les joyaux qu'il donnait à la reine d'Espagne, et qui parurent peu de chose en comparaison des siens, puis il procéda à l'examen des pierreries que la duchesse Sophie avait apportées avec elle. Monsieur ne se souciait pas de produire à la Cour une tante à la mode d'Osnabrück, et il donna des instructions détaillées pour que toutes les pierres fussent remontées au goût du jour. Le reste de l'après-midi fut consacré à une longue consultation sur les toilettes qu'il fallait commander pour Fontainebleau, où le roi invitait Mme d'Osnabrück au mariage par procuration de Mademoiselle. Le temps pressait ; la cérémonie était fixée au 31 août. En cinq jours, un tailleur parisien et la bonne faiseuse de mouches eurent transformé la duchesse Sophie et sa fille : elles se sentirent faites comme les autres.

Elles se mirent aussitôt en route avec leur suite : Je me rendis avec ma fille le 30 d'août à Fontainebleau.... Arrivant, je montai d'abord chez Madame, où je trouvai Monsieur et une fort grande foule de monde. Monsieur me fit d'abord entrer dans un petit cabinet pour me montrer son justaucorps, qu'il faisait broder avec (des) diamants pour les noces de Mademoiselle. Il me mena ensuite dans ma chambre.... Après un court repos, le marquis d'Effiat conduisit la duchesse clans le cabinet du roi, où avait lieu la signature du contrat, et elle eut sa première impression, très impatiemment attendue, de la tant fameuse Cour de France : Je vis Sa Majesté à l'entour d'une table avec la reine et tous les princes et princesses du sang.... La Grande Mademoiselle de Montpensier sortit de son rang, sitôt qu'elle m'aperçut, pour m'embrasser en me disant que j'étais sa parente, et puis se remit dans sa place. On lut cependant le contrat de mariage que le roi et la reine signèrent, ensuite tous les princes et princesses du sang, male les enfants de La Vallière et Montespan. Le duc de los Balbasos signa de la part du roi d'Espagne, et tout cela se fit avec plusieurs révérences, ce qui était la beauté de la cérémonie.

Au moment où la duchesse Sophie se préparait à sortir, Monsieur la retint, lui disant qu'il fallait encore voir la fin... Cette fin était que toutes ces princesses défilèrent l'une après l'autre en faisant de grandes révérences au roi et à la reine ; enfin la reine se tourna aussi vers le roi, et lui fit une grande révérence et s'en alla. Comme elle était partie, le roi se tourna vers moi et me fit un compliment le plus obligeant du monde, me faisant connaître la considération qu'il avait pour la maison de Brunswick et particulièrement pour M. le duc mon mari.... Il me dit aussi qu'il pouvait donner ce témoignage à Madame, qu'elle m'aimait passionnément, qu'il avait voulu lui rendre ce bon office de me le dire. Après quelques autres compliments, le roi la salua et la quitta : Il s'en alla d'un côté et moi de l'autre.

On fut ensuite à la comédie. La maison royale... était assise en bas, vis-à-vis du théâtre. Mme d'Osnabrück fut placée sur une estrade d'où elle découvrait toute la salle : Je trouvai tant de gens à considérer, que je ne prenais pas garde aux comédiens. La presse était fort grande et la chaleur épouvantable, et je trouvais que les plaisirs de la cour de France sont mêlés de beaucoup d'incommodité. On buvait de la limonade pour se rafraîchir. La représentation terminée, la duchesse Sophie soupa, non point chez sa nièce, ainsi qu'il eût été naturel, mais dans sa chambre, loin de tout le monde. L'impossibilité de concilier le protocole allemand et le protocole français avait abouti à cette sorte de mise en pénitence.

Elle avait à peine entrevu Madame. Malgré l'heure avancée, la duchesse se rendit chez sa nièce au sortir de table, et fut ainsi l'occasion d'une scène de haute comédie, qui achève de fixer la physionomie de Monsieur : Je la trouvai en robe de chambre, et Monsieur aussi, avec un bonnet de nuit attaché (par) un ruban couleur de feu, qui accommodait des pierreries pour Madame, pour lui-même et pour ses deux filles. Etre vu en bonnet de nuit était un horrible malheur pour Monsieur, et il ne sut point le cacher : Il était fort honteux de se montrer en cet état devant moi, et tournait toujours la tête de l'autre côté, mais je l'apprivoisai en l'aidant à ajuster ses pierreries, et je lui accommodai une attache pour son chapeau, dont il parut fort content. Après avoir fait un ouvrage de cette conséquence, je pouvais dormir en repos, et je me retirai pour m'aller coucher. Si Madame avait prévu que sa tante écrirait ses Mémoires, elle ne se serait pas tant vantée de n'avoir, de sa vie, porté une robe de chambre[60]. C'était l'une de ses prétentions, bien innocente du reste, mais qui nous montre combien il faut se défier des petites histoires de Liselotte.

Le lendemain était le jour des noces : On me fit passer par une grande presse pour entrer dans la chapelle cil la cérémonie du mariage se devait faire, où le roi avait commandé qu'on me devait donner une tribune pour la voir. La duchesse Sophie s'empressa de chercher dans l'assistance les acteurs d'une pièce qui intéressait infiniment plus le public que le mariage de Mademoiselle. Trois femmes, sans compter la reine, se disputaient alors le roi : Mme de Montespan, Mlle de Fontanges et Mme de Maintenon, et chacun aurait voulu lire sur leurs visages où en étaient leurs affaires. Celles de Mme de Montespan allaient évidemment mal, car elle avait couvert sa jolie tête, non pas des cendres de la pénitence, mais de la coiffure de modestie des dévotes[61]. La duchesse Sophie l'aperçut au premier rang d'une tribune dans un fort grand négligé avec des coiffes brodées, dans un morne chagrin de voir triompher une plus jeune qu'elle. Cette plus jeune paraissait au contraire des plus gaies : Au même rang, assez éloignée d'elle, je vis Mlle de Fontanges, fort avantageusement mise, avec son bréviaire à la main qui lui servait de contenance pour jeter les yeux en bas sur le roi, qu'elle aimait sans doute plus que le roi des rois ; ce qui n'est pas étonnant, car il est fort aimable. Louis XIV ne demeurait pas en reste. Il levait la tête à tout instant, et regardait Mlle de Fontanges avec plus de dévotion que l'autel. Le nez baissé il s'ennuyait, et alors il ouvrait la bouche et fermait les yeux. Cependant la bonne Marie-Thérèse suait à grosses gouttes clans une robe d'une broderie plus pesante que celle qu'on met sur les housses des chevaux, et Mme de Maintenon, — en supposant qu'elle y fût, — avait pris ses mesures pour passer inaperçue.

Dans l'après-midi, la duchesse eut la visite du roi. Ce ne fui pas leur seul entretien, et la tante fut séduite, comme l'avait été la nièce, par un charme auquel nous sommes obligés de croire, puisque l'une et l'autre le subirent, mais que l'on n'aurait jamais deviné d'après les portraits officiels de Versailles, ni d'après Saint-Simon, qui n'a connu Louis XIV qu'édenté et dévot. Le roi de 1679 était encore beau ; il savait dire aux femmes des choses parfaitement aimables, sa voix était prenante et il voulait plaire ; il plaisait.

On n'en saurait dire autant de la reine, dont la bêtise décourageait les mieux disposés. Il avait été convenu que Mme d'Osnabrück l'irait voir dans son cabinet : Monsieur m'y mena, et prit la chandelle pour me faire bien considérer les admirables pierreries dont elle était chargée. J'ôtai la chandelle des mains de Monsieur, pour bien considérer celle qui les portait, par-devant et par derrière. La bonne reine lui montrait ses pierreries en disant : Il faut regarder là, et ajoutant en montrant son visage : et, non pas là. Cependant elle se prêta avec complaisance à l'examen de toute sa personne une chandelle à la main, et n'en fut pas trop récompensée par le compte rendu : Je lui trouvai une fort grande blancheur, et qu'elle était bien plus belle de près que de loin. Car sa taille n'était pas avantageuse, son dos avait trop d'embonpoint, et elle avait le col trop court, ce qui la rendait engoncée. Sa bouche était vermeille, mais ses dents étaient toutes noires et gâtées. La conversation s'engagea sur la France et Marie-Thés se parla du bonheur qu'elle y avait trouvé : Le roi m'aime tant, répétait-elle avec son à-propos accoutumé ; je lui suis obligée.

Le même jour, Mme d'Osnabrück alla chez la belle reine d'Espagne. Marie-Louise était à sa toilette, au milieu d'un cercle énorme de curieuses, et considérait avec mélancolie un portrait que Monsieur venait de lui remettre. C'était celui de son époux, et il n'était pas beau. La duchesse Sophie essaya de lui persuader que c'était la faute du peintre : Oui, répondait la pauvre Majesté, mais savez-vous bien qu'on dit qu'il ressemble à ce vilain magot le duc de Wolfenbuttel ? Le vilain magot était un prince allemand qui assistait aux fêtes de Fontainebleau et qui n'avait pas de succès. Mais qu'importe la personne dans un mariage princier ? La duchesse Sophie venait de faire la connaissance du Grand Dauphin et l'avait trouvé insipide, incapable de dire deux mots : elle n'en avait pas pour cela moins d'envie que sa fille fût reine de France.

 

Quand elle eut tout vu, le palais, les jardins, un feu d'artifice, un grand bal, la comédie française et la comédie italienne, le départ du roi pour la chasse, avec Madame et dans une calèche qu'il menait lui-même, elle retourna à Maubuisson prendre un peu de repos. Elle emportait de la cour de France le souvenir d'un lieu extrêmement fatigant, à cause de la foule épouvantable qu'il y avait partout, du tapage que faisait cette foule, de la peine qu'on se donnait pour se divertir et du nombre extraordinaire dos révérences : au roi, à la reine, à Paillet de la chapelle, à toute la famille royale, au monde entier et à toute heure du jour. Il lui semblait en outre, et elle voyait juste, que la situation faite à la noblesse française par la nouvelle royauté manquait de dignité ; elle écrivit à son frère : La vie que les courtisans mènent ne serait pas mon fait : leur nécessité les rend esclaves, et pour avoir une garniture[62] plus magnifique que son camarade, toutes les souplesses et lâchetés sont permises ; on brigue la faveur par mille intrigues pour nourrir la vanité.

Monsieur et Madame avaient ramené la nouvelle reine à Saint-Cloud et organisaient son départ pour l'Espagne. La duchesse Sophie vint les rejoindre : Notre entrée à Saint-Cloud fut assez extraordinaire, car le cocher nous versa devant la porte du palais. La reine d'Espagne, Monsieur, Madame et Mademoiselle, avec toute la Cour, accoururent à notre secours, et Monsieur nous régala de pots de chambre, pour que l'épouvante ne fît pas de mal. Madame de Mecklembourg[63] en avait plus besoin que les autres, car elle était plus effrayée. L'accident n'eut pas d'autres suites, et Monsieur se mit en devoir de montrer Saint-Cloud à sa tante : ... Son palais est beau et magnifique. Quasi tous les appartements répondent au plus beau jardin du monde, tout orné de fontaines et de cascades, ce qui fait un très bel effet. Sa galerie est admirable et très bien entendue. J'ai vu dans un des cabinets votre portrait[64] de Van Dyck, très bien fait, et plusieurs portraits du même maître. Je regrettais en voyant tout cela que vous ne puissiez pas être si heureux que moi, de voir le bonheur de Madame votre fille dans un lieu si agréable. Je croyais qu'on ne pouvait rien voir de plus beau en France, mais je. fus bien détrompée comme je vis Versailles[65], qui passe tout ce qu'on peut imaginer de beau et de magnifique ; tout ce que l'homme dans Les Visionnaires[66] dit de son palais n'en approche pas. On y eut un dîner admirable, surtout pour le fruit, qui était une chose à peindre, car je n'en ai jamais vu de plus beau.

Cette lettre familière est devenue un document historique depuis que Versailles n'est plus qu'un tombeau et que Saint-Cloud a été détruit. Elle nous rend l'admiration des étrangers, dans le dernier tiers du XVIIe siècle, devant les chefs-d'œuvre de l'art français contemporain. La civilisation qui produisait Versailles était aux yeux de l'Europe une très grande chose, que l'on s'ingéniait à imiter. Combien de princes allemands ont voulu avoir leur petit Versailles !

De Saint-Cloud, la duchesse Sophie accompagna Monsieur et Madame au Palais-Royal, où la reine d'Espagne prit congé d'eux en jetant mille larmes.... Il y avait un hurlement de cris et de pleurs par toute la cour, et je crois que plusieurs pleurèrent en ce jour parce que c'était à la mode, et qui n'avaient jamais vu la reine. La duchesse avait deviné juste. Affligés ou non, les spectateurs accomplissaient un rite, qui rappelle les vocifératrices à gages de certaines contrées, et auquel personne n'aurait osé manquer. Pour une mort, un simple départ, les demeures des princes s'emplissaient d'un hurlement de cris et de pleurs, accompagné de gesticulations violentes. L'ensemble de ces manifestations de commande formait des tableaux étrangement barbares pour une société aussi policée.

Le reste du séjour de la duchesse Sophie fut consacré à sa sœur l'abbesse, à quelques visites et à Madame, qui revint la voir à Maubuisson. Si Liselotte avait été malheureuse en ménage, l'occasion était belle pour se décharger le cœur dans le tête-à-tête, et elle n'était pas femme à la laisser échapper ; elle aimait à se plaindre, comme elle aimait à conter ses joies, et l'on trouverait alors des traces de ces confidences dans les lettres de sa tante à son père. La duchesse Sophie aurait seulement attendu d'avoir repassé la frontière, à cause du cabinet noir, pour aborder un sujet aussi délicat. Un billet d'elle à Charles-Louis, daté de Paris, contient ce post-scriptum en allemand : On dit que toutes les lettres sont vues avant d'être expédiées. Elle avait profité de l'avis pour elle-même, et il est aisé de s'apercevoir, en lisant la suite de sa correspondance, qu'elle avait ajourné certaines questions à son retour en Allemagne. Mais celles qui regardaient l'intérieur de Liselotte n'étaient point du nombre. Elle n'avait rien eu à cacher. Elle n'avait rien dissimulé de ses impressions sur Monsieur ; c'était en toute sincérité qu'elle s'était exprimée sur son compte, à chaque occasion, avec une bienveillance qui ne laissera pas de surprendre en France, où ce personnage équivoque a toujours rencontré peu de sympathie. Jamais, non plus, dans ses lettres à son frère, elle n'a varié sur le parfait bonheur de Liselotte. Au surplus, voici les textes.

En revenant de Fontainebleau, où elle a vu la famille royale de prés, la duchesse écrit : (4 septembre). Je vous puis assurer que Madame votre fille occupe un poste bien agréable et dont elle est fort contente. Du 13 : Si je me voulais mettre sur les louanges de (Monsieur), je n'aurais jamais fait ; je trouve Madame une des plus heureuses femmes du monde. Elle passait clans la même lettre à Louis XIV, qui l'avait rendue si contente de lui, et ajoutait : C'est effectivement un roi qui est singulier de toutes les manières et qu'on ne saurait voir sans l'admirer beaucoup. Il a beaucoup d'amitié pour Madame, et vous devez être bien persuadé, Monsieur, qu'elle s'attire l'estime du roi par sa conduite. car elle n'est infectée d'aucune coquetterie, et je puis vous assurer qu'elle me fait grand honneur, quand elle dit que je l'ai élevée. Ce passage est à retenir. Il avait pour objet de rassurer Charles-Louis, qui s'effarouchait, en père prudent[67], de l'étroite camaraderie de Madame avec un monarque galant et de bonne mine. La duchesse Sophie répondait du roi, et elle avait raison ; sa chère Liselotte, qui ne se regardait jamais dans une glace par amour-propre, n'était pas faite pour inspirer un sentiment plus vif que l'amitié ; mais la duchesse répondait aussi de sa nièce et elle avait tort : ce n'était plus du tout la même chose.

Le 16 septembre, elle résume ses impressions sur Louis XIV et Monsieur : Le roi est sans flatterie l'homme de son royaume le plus agréable et le plus honnête ; sa manière de parler est charmante ; il n'oublie rien d'honnête et d'obligeant, jusqu'à se vouloir souvenir de la bataille de Trèves[68], pour faire valoir Ernest-Auguste et pour me plaire ; il y a bien réussi, car effectivement il me plaît beaucoup. Monsieur est fort beau aussi, son visage est plus long que celui du roi ; c'est un des meilleurs princes du monde ; je lui ai mille obligations de toutes les bontés qu'il a eues pour moi. Je crois qu'il ne fera point de désordre dans l'État, comme a fait feu M. d'Orléans[69] ; le roi est heureux d'avoir un frère comme lui. Mais je vous dis peut-être bien des choses que vous savez déjà.

Le 28 septembre, la duchesse repart pour l'Allemagne. Avant même d'être arrivée à Osnabrück, elle aborde dans ses lettres.les sujets ajournés. Le plus épineux était le dénuement où Charles-Louis laissait sa femme légitime, cette terrible Charlotte, mère de Madame et du prince héritier, que l'Électeur avait chassée parce qu'elle le faisait enrager. Il avait obtenu son éloignement en lui promettant une pension qu'il s'était bien gardé de lui payer[70], moitié avarice, moitié rancune, et la misère où elle était tombée devenait un scandale. Monsieur en avait parlé à la duchesse Sophie, d'où la lettre suivante : (En bateau en allant à Coblentz, le 10 d'octobre 1679.) Monsieur m'a donné une vilaine commission : de vous parler pour Charlotte, qui se plaint que vous la laissez mourir de faim, ce qu'il dit être honteux pour vous et pour vos enfants. Je répliquai que la guerre avait ruiné votre pays, que vous aviez fort besoin de ce qui vous restait. Il dit que vous deviez au moins lui donner quelque chose, si vous ne lui pouviez pas donner tant que par le passé. Je disais que vous lui aviez donné des assignations ; dont il se mit à rire, mais il trouve la chose trop dure. Vous me ferez bien la grâce de me mettre un de vos impromptus par écrit que je lui pourrai envoyer en original, car je n'ai osé lui refuser de vous en parler.

Cette lettre causa une vive irritation à Charles-Louis. On remarquera dans sa réponse l'allusion à Marie de Médicis : (4 octobre 1679.) Pour mon impromptu que vous croyez nécessaire pour excuser à Monsieur que je ne donne point d'argent comptant à Charlotte pour sa subsistance, je crois que vous n'en avez pas besoin, à cause que vous êtes assez informée de ses comportements envers moi, qui sont assez publies, ont duré plus de vingt ans, dont on pourrait remplir des cahiers, lorsqu'on me demanderait de bon escient avec quel fondement de droit, d'équité et de bienséance, je lui en devrais donner ; Monsieur se pourra aussi souvenir, puisqu'il n'est pas hors de la mémoire d'homme, que d'autres princes chrétiens en ont usé de même envers des proches, auxquels naturellement ils devaient plus de respect et de tendresse que (je) n'en dois à Charlotte, pour s'en être rendue indigne....

De la duchesse Sophie : (Osnabrück, 15 octobre.) La réponse que vous dites que je devais faire à Monsieur touchant Charlotte n'est pas valable en France. M. de Colonna[71], Mazarin et le Grand-Duc de Toscane ne sont pas mieux en femmes que vous et ne laissent pas pourtant de les entretenir. Il (Monsieur) est assez bien informé de son humeur (l'humeur de Charlotte), mais il dit que cela ne l'empêche pas d'être Électrice et mère de vos enfants. Je sais bien que la grand'mère de Monsieur n'était pas plus heureuse, mais si l'on en doit croire l'histoire, elle avait fait de plus grands crimes.

Une autre question, également désagréable à Charles-Louis, parce qu'il s'agissait aussi de délier les cordons de sa bourse, était venue se greffer sur celle de Charlotte. Il n'avait point payé la dot de Madame, et il est certain qu'il devait en avoir moins envie que jamais, ayant été maltraité par la France. La duchesse Sophie y voyait des inconvénients pour Madame. Elle écrivit le 23 novembre à son frère : J'ai vu fort amplement qu'il n'a pas tenu à vous de payer la dot de Liselotte, mais peut-être que Monsieur n'appellera pas cela grand'chose, quoique cela l'empêchera de dire qu'il n'a pas eu un son. Il voulait bien que je... remarque la splendeur où il fait vivre Liselotte, et la beauté de ses appartements, pour que je visse qu'elle a raison d'être contente et qu'il ne la traite point à proportion de ce qu'il avait eu avec elle. Mais comme vous dites très bien, il n'y a point de comparaison à faire entre la mère et la fille, et je ne dois point m'intéresser pour celle-là ; ayant fait ma commission, j'en suis quitte. Mais je crois qu'on appréhende qu'elle[72] aille en France, où Liselotte ne serait pas bien aise de la voir.

C'était Monsieur qui, avec plus de générosité que de prudence, avait proposé de faire venir Charlotte, et de lui arranger en France une retraite décente. Madame s'y opposait, par des raisons qui ne sont pas à son honneur ; elle redoutait la dépense et les ennuis d'une pareille charge. A défaut de tendresse, Liselotte ne s'était pas trouvé le moindre grain de pitié pour cette malheureuse qui était sa mère, qui lui avait été bonne dans son enfance, et à qui, en définitive, on ne pouvait reprocher que d'être devenue ce que nous appelons une neurasthénique, par l'effet de l'humeur insupportable de Charles-Louis. On sut que le roi ferait une pension à la mère de Madame, et Madame ne désarma point ; elle alléguait maintenant les difficultés d'étiquette. Reprenons les textes.

Charles-Louis à la duchesse Sophie, le 29 novembre 1679 : La question n'était pas de la somme de la dot, mais s'il tenait à moi qu'elle n'ait été payée, que Monsieur l'appelle grande ou petite chose. Je n'ai jamais douté que Liselotte n'eût raison d'être contente, mais pour ce qui est de la splendeur de ses appartements, je crois qu'il y a des banquiers à Gènes qui en ont qui ne leur céderaient guère, et pour le reste de son vivre, il est établi dès longtemps comment les femmes des frères du roi doivent être servies, de quoi, comme l'on m'a dit pour certain, Monsieur ne peut autrement disposer. La duchesse Sophie répondit en personne piquée : (21 décembre.) Il parait bien que vous n'avez pas vu la splendeur, comme vous l'appelez, des banquiers de Gênes, pour la comparer à celle de M. le Duc d'Orléans, qui n'est pas à la marchande. Pour moi qui trouve que c'est une grande partie de la douceur de la vie d'être bien logée et d'avoir un beau jardin, comme aussi d'être bien servie, que ce soit par règle ou non, j'ai cru que Liselotte avait lieu de se croire foie, heureuse.

Quatre jours plus tard, elle apprenait que Charles-Louis s'était décidé à payer la dot de sa fille, et elle s'empressait de l'en féliciter : (25 décembre.) Je ne m'étonne pas que votre argent[73] ait été bienvenu auprès de Monsieur, frère du roi, car l'argent comptant est aussi rare en France, ou plutôt dans ses coffres, qu'ailleurs. Je ne l'avais pas sollicité de sa part ; il ne m'en a parlé que pour me faire remarquer qu'il faisait tout pour Liselotte sans avoir eu un sol avec elle. Celle-ci appréhendait, comme j'étais avec elle, que Charlotte la vint trouver pour subsister, et disait qu'il y avait des gens qui, par pitié, lui avaient offert de l'argent pour Madame sa mère, sachant bien qu'elle n'en avait point pour lui donner. Que voudriez-vous que Charlotte fit, dans le pitoyable état où elle est ? car à Cassel[74], elle n'a qu'a manger : on garde ses mille écus par an.... Il ne saurait être agréable à ses enfants de la voir en cette nécessité, et cela leur donnera de la haine pour ceux[75] qu'ils croiront qui emportent ce que l'autre pourrait avoir.... Cette allusion à ses bâtards mit Charles-Louis hors de lui : Je ne sais pourquoi Charlotte doit passer pour un si grand sujet de pitié.... Suivaient de longues récriminations. Il écrivit aussi à Liselotte, et la discussion tournait à l'aigre quand Charlotte y mit fin par un coup de théâtre : elle avait changé d'idée et renonçait à la France. Ni Charles-Louis, ni Monsieur, ne surent jamais pourquoi. La duchesse Sophie le sut au bout de trente ans, quand les autres étaient morts.

Le coup de théâtre avait été provoqué par une lettre de Madame, où celle-ci traçait à sa mère un tableau si décourageant des déboires et des avanies qui l'attendaient en France, que la pauvre femme avait jugé inutile de s'expatrier pour échanger un calvaire contre un autre. Personne n'avait eu vent de cette manœuvre sournoise, dont Liselotte ne se confessa à sa tante qu'en 1709 : ... Feu Monsieur était tout disposé à avoir ici Sa Grâce Madame ma mère ; mais moi, qui sais et qui vois comment les choses se passent ici, et combien de chagrins[76] feue Sa Grâce se serait mis sur les bras, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de le déconseiller à Sa Grâce. Elle ne m'a jamais fait sentir qu'elle eût mal pris mon sincère conseil. Elle n'aurait eu ici que du malheur, du chagrin et des indignités, cela est certain, et c'est pourquoi j'ai cru de mon devoir d'avertir Sa Grâce. On ne peut pas rester toute sa vie incognito. Si l'Électrice avait vu du monde et qu'on ne l'eût pas traitée comme on le devait, elle en aurait eu du dépit. Ne voir personne, elle n'aurait pu s'y résoudre. Tous les bâtards d'ici auraient voulu avoir le pas sur elle ; j'en aurais eu tous les jours de nouveaux chagrins, et il aurait fallu me chamailler que c'eût été une misère. Sans compter les maladies et les jours de mauvaise humeur. Certes, Liselotte avait agi avec prudence. Reste à savoir si ce n'est pas l'un de ces cas où prudence est synonyme d'égoïsme.

Ces tiraillements, dont la source était invariablement à Heidelberg, n'empêchaient pas la duchesse Sophie d'être parfaitement contente de son voyage de France, et parfaitement tranquille sur l'avenir de sa nièce favorite.

Elle avait trouvé Liselotte épanouie par le bonheur et la prospérité ; en très bons termes avec Monsieur, malgré la cabale et ses intrigues ; au mieux avec le roi, et attentive à ménager sa faveur ; entourée de dévouements et d'amitiés dont elle sentait le prix ; gémissant sur son esclavage et vivant en fantaisiste ; criant contre la représentation et ne pouvant déjà plus s'en passer ; contre l'étiquette, et se montrant jalouse de son dû ; fidèle au Palatinat et prenant part à ses malheurs, mais sans eu perdre ni une chasse avec le roi, ni une représentation de Molière ; heureuse de s'amuser, heureuse d'être jeune et gaie, heureuse en France et malgré la France, heureuse par la France et la détestant quand même, parce qu'elle était Allemande et ne pouvait l'oublier, mais commençant pourtant à s'en souvenir moins souvent. Devant ce spectacle, la pénétration de la duchesse Sophie avait été mise en défaut. L'orage qui s'amassait en Liselotte et autour d'elle était près d'éclater, et sa tante n'avait rien deviné ; son excuse est que Liselotte elle-même ne le sentait pas venir, et vivait, elle aussi, clans la sécurité.

 

 

 



[1] Archives nationales, K. 542.

[2] Par lettres patentes du 25 mars 1676.

[3] Lettre du 12 janvier 1680.

[4] Du 22 août, à la duchesse Sophie.

[5] Du 14 mai 1695, à la raugrave Louise, traduction Brunet.

[6] Madame dit quelque part, sans autre explication, ne pas avoir eu d'étrennes du roi dans les cinq ou six premières années de son mariage. Sans doute, la distribution n'était pas alors générale, comme elle le devint plus tard.

[7] Lettre du 27 janvier 1700, à l'Électrice Sophie.

[8] Cf. le Journal de Dangeau pour les deux premiers jours de chaque année, de 1685 à 1715 (Paris, 1851-1860, 19 vol. in-8°).

[9] Au tome XVIII, p. 431 de l'édition de Boislisle de ses Mémoires, Saint-Simon confirme le chiffre de 40.000 pistoles. Tome XIV, p. 245, il dit 35.000 louis d'or, de quelque valeur qu'ils fussent. Au taux qu'avait alors le louis d'or, cela revenait à peu près de même.

[10] Furent-elles rétablies avant la fin du règne ? Je ne saurais l'affirmer : Dangeau n'en parle qu'une seule fois, le 1er janvier 1714 : Le roi avait accoutumé de donner des étrennes à la famille royale, mais il n'en a point donné cette année. On peut comprendre qu'il en avait redonné, bien que Dangeau n'en eut rien dit.

[11] État de la dépense que Madame, duchesse d'Orléans veut et ordonne être faite en la chambre aux deniers de la maison pendant l'année (1682). Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 5 754, f° 815. L'État est du 2 janvier ; la Cour devait quitter définitivement Saint-Germain au mois de mai.

[12] L'État ne mentionne ni les dames d'honneur de Madame, ni les pages, laquais et valets de pied, ni bien d'autres encore.

[13] L'État spécifie que les gens de Madame huent à midi et soupent à huit heures. Le déjeuner était notre petit déjeuner.

[14] Il n'existait pas alors de salles à manger proprement dites. On dressait la table ici ou là, selon les circonstances et le caprice.

[15] Flambeau, bougie et cire de trois pieds de long.

[16] L'État que nous citons est de 1582. Dans celui de 1693, dont nous ne connaissons, à la vérité, que le commencement, le menu débute exactement de meule. Cf. Traité de matériaux manuscrits, etc., par A.-A. Monteil, Paris, 2 vol., 1836.

[17] Lettre à Amélise, du 30 mars 1704. La lettre suivante est du 29 juin.

[18] Lettre du 7 mars 1690, à l'Électrice Sophie. La Carte était l'un des favoris du moment.

[19] La Vie intime d'une reine de France au XVIIe siècle, p. 470.

[20] Cf. les Mémoires pour le 5 janvier 1690.

[21] Du 20 mai 1689, à l'Électrice Sophie.

[22] Le louis d'argent est plus connu sous le nom d'écu de six livres.

[23] Charlotte de Hesse mourut le 16 mars 1686. A cette époque, Madame avait déjà perdu son père et son frère. Elle héritait, et Monsieur lui en tenait compte.

[24] Du 11 juin 1717, à la raugrave Louise.

[25] Geschichte der Rheinischen Pfalz, par L. Haüsser, II, 627.

[26] Le traité est du 18 mai 1674.

[27] A Charles-Louis, lettres du 7 novembre 1674 et du 19 juin 1675.

[28] Nous rappelons que la correspondance de la duchesse Sophie et de Charles-Louis est en français.

[29] Turenne brûla vingt-sept villages pour venger des soldats français, atrocement torturés par les paysans du Palatinat. Ce n'est pourtant pas encore l'exécution connue sous le nom d'Incendie du Palatinat.

[30] Schreiben des Kurfürsten, etc., p. 246.

[31] Publié, avec les réponses à Monsieur et à Madame, dans la Correspondance de la duchesse Sophie et de Charles-Louis, p. 197, note 7.

[32] L'abbesse de Maubuisson, près de Pontoise.

[33] Monsieur avait eu deux filles de son premier mariage avec Henriette d'Angleterre : Marie-Louise d'Orléans, mariée le 19 novembre 1679 à Charles II d'Espagne ; et Anne-Marie, d'Orléans, dite Mademoiselle de Valois, qui épousa, le 10 avril 1684, le Duc Victor-Amédée II de Savoie, et fut mère de la Duchesse de Bourgogne.

[34] Madame était accouchée à Saint-Cloud, le 2 juin, du Duc de Valois.

[35] L'un des raugraves, né le 9 octobre 1672.

[36] Lettre à Charles-Louis, du 9 novembre 1679.

[37] A la duchesse Sophie, du 10 janvier 1680.

[38] A la duchesse Sophie, du 27 septembre 1687.

[39] De Madame, le 4 août 1654.

[40] De Madame, le 25 avril 1631. Jaéglé, I. 1, p. 25. Cette lettre ne se trouve pas dans l'édition allemande.

[41] Des quatorze enfants de Louise de Degenfeld, huit seulement avaient survécu : cinq fils et trois filles.

[42] Briefe der Kurfürstin Sophie, etc., an die Baugräfinnen, etc. Lettres du 24 novembre 1697, du 23 octobre 1638, du 20 janvier 1689 et du 11 octobre 1691.

[43] Lettre de Charles-Louis à la duchesse Sophie, du 23 février 1674.

[44] Charles, fils de Charles-Louis et de sa femme légitime.

[45] Lettres de Charles-Louis à la duchesse Sophie, des 7 avril et 10 mars 1677.

[46] Lettre du 27 mai 1680, à Charles-Louis.

[47] Les mots en italiques sont en français dans l'original.

[48] Ernest-Auguste, époux de la duchesse Sophie.

[49] Le troisième était une fille, Élisabeth-Charlotte, née le 13 septembre 1676.

[50] Mlle d'Uffeln était devenue grande-maîtresse de la Cour chez la duchesse Sophie.

[51] Du 9 mars 1721, à M. de Darling.

[52] Du 30 juin 1718, à la raugrave Louise.

[53] Cf. la lettre de la duchesse Sophie à Charles-Louis, du 23 mai 1674.

[54] Cassel, ou Mont-Cassel, à quelques lieues de Hazebrouck.

[55] Les mots en italiques sont en français dans l'original.

[56] Fragments de lettres originales, etc., II, 47 (Hambourg, 1788, 2 vol.). Le même texte, plus complet, est donné en note dans les Lettres à l'Électrice Sophie, II, 57. Nous nous en sommes servi pour compléter la citation.

[57] Lettre à la duchesse Sophie, du 5 juillet 1679.

[58] Sophie-Charlotte était née le 2 octobre 1668, le Grand Dauphin le 1er novembre 1661.

[59] Pour toute cette partie, cf. les Mémoires de la duchesse Sophie. p. 111 et suivantes, et ses lettres à Charles-Louis, p. 371 et suivantes. Les deux récits se complètent l'un l'autre.

[60] Lettre du 5 mars 1693 à la raugrave Louise. Trad. Brunet.

[61] Note de M. A. Boislisle au mot coiffe. Mémoires de Saint-Simon, XII. 43.

[62] Il y avait tes garnitures de rubans et les garnitures de pierreries. Le lecteur peut choisir.

[63] Isabelle-Angélique, fille de François III de Montmorency, avait épousé le duc Christian-Louis de Mecklembourg-Schwerin. Elle accompagnait la duchesse Sophie pendant son voyage de France.

[64] La duchesse Sophie écrivait à son frère Charles-Louis, le père de Madame.

[65] Le roi, qui était resté à Fontainebleau, avait fixé le jour où Mme d'Osnabrück visiterait Versailles, et donné des ordres pour qu'on fit jouer les eaux en son honneur.

[66] Comédie de Desmarets de Saint-Sorlin (1595-1676).

[67] Voyez, entre autres, une lettre que Charles-Louis écrivait à sa sœur le 23 septembre 1675, et la réponse de la duchesse Sophie, le 15 octobre suivant.

[68] Il s'agit de la prise de Trèves sur le maréchal de Créqui, le 3 septembre 1675, par le duc de Lorraine. Le duc Ernest-Auguste, mari de la duchesse Sophie, venait de se détacher de la France et se trouvait parmi les assiégeants.

[69] Gaston, frère de Louis XIII.

[70] Il l'avait mal payée des le début, puis plus du tout.

[71] Le connétable Colonna, marié à Marie Mancini. Le due de Mazarin avait épousé Hortense Mancini, sœur de la précédente. Cosme de Médicis, grand-duc, de Toscane, avait épousé Mlle d'Orléans, demi-sueur de la Grande Mademoiselle. Tous les trois avaient été malheureux en ménage.

[72] Charlotte, mère de Madame.

[73] L'Électeur n'avait probablement envoyé qu'un acompte, car la quittance de la dot, signée de Monsieur et Madame et conservée aux Archives nationales (K. 512, n° 14), porte la date du 24 novembre 1550. Il y avait alors trois mois que Charles-Louis était mort.

[74] A Cassel, c'est-à-dire dans sa famille.

[75] Les raugraves, pour lesquels Charles-Louis avait toujours de l'argent.

[76] Les mots en italiques sont en français dans l'original.