NAPOLÉON

 

CHAPITRE XX. — LE ROI DE ROME.

 

 

Une série de scènes toutes faites pour la légende, c'est la vie de Napoléon. Voici, en 1811, le héros triomphateur au berceau de l'enfant-roi. Ce père heureux, l'an d'après le verra marchant sous la neige, un bâton à la main. Quel artiste, au mur de l'histoire, a disposé ces tableaux ?

L'homme sur qui plane une grande infortune attendrit. On se représente Bonaparte, à l'approche des mauvais jours, engourdi dans la satisfaction du mariage, amoureux de sa femme, amoureux de l'Autriche, et même, comme le disaient de niaises feuilles d'Allemagne qui le mettaient en fureur, amoureux de la pantoufle de Marie-Louise. On se le représente enivré de paternité, rêvant d'un empire qui ne sera jamais trop grand pour son fils. Et lui-même, il s'est souvenu de ce bref paradis, dans un soupir : Ne m'était-il donc pas permis, à moi aussi, de me livrer à quelques instants de bonheur ? Peut-être en avait-il goûté les minutes parce qu'il avait le cœur lourd. Pendant ces mois où la catastrophe se prépare, on cherche à voir l'empereur, à le pénétrer, à lever son masque de convention. Et peu d'hommes l'ont observé de sang-froid à ce moment où chacun commençait à penser à soi-même, où beaucoup lui en voulaient de risquer sa fortune et la leur. Toujours appliqué à montrer un front serein, à ne pas répandre le trouble qu'il ressent, il fait encore illusion pour la postérité. Ses réflexions intérieures n'ont laissé que de faibles traces. Il faut aller tout au fond pour découvrir ses hésitations, ses anxiétés, le combat qui se livre en lui avant de suivre son destin ou plutôt d'y courir, comme s'il savait que le désastre ne peut pas être évité et comme s'il était pressé de voir la fin.

C'est l'homme qui a le plus réfléchi sur les pourquoi qui régissent les actions humaines. Il n'a jamais pu concevoir, ajoute Mme de Rémusat, que les autres agissent sans projet et sans but, ayant, pour sa part, toujours eu une raison. Dans chacun de ses mouvements, on découvre un motif, et la funeste campagne de Russie il l'a discutée avec lui-même aussi longuement que la funeste affaire d'Espagne. Toute l'année 1811 est pleine de cette délibération.

Depuis Trafalgar, Napoléon cherche le moyen de vaincre la mer par la puissance de terre. Il n'en a pas trouvé d'autre que de fermer l'Europe aux Anglais et de l'unir contre eux. Le blocus continental, c'est le système qui commande tout. L'alliance avec la Russie en est la base. Que faire si cette alliance vient à manquer ? Attendre ? Mais quoi ? Que les choses s'arrangent toutes seules ? Et combien de jours, de mois, d'années ? Dans le silence du cabinet, devant Méneval, l'empereur exhale sa préoccupation : L'arc est trop longtemps tendu. Une autre fois, il murmure : Du temps ? Toujours du temps ? J'en ai trop perdu. Si l'Angleterre renoue avec la Russie, la fédération européenne s'en ira en morceaux. La tapisserie que Napoléon a tissée depuis Tilsit se défera point par point et la France sera ramenée à la même situation qu'avant Austerlitz. Alors, que dit le raisonnement ? Qu'il avait fallu Friedland pour fonder l'alliance. Recommencer Friedland, ou menacer seulement de le recommencer afin d'obtenir un nouveau Tilsit, profiter, pour intimider Alexandre, de la soumission de la Prusse, de la lune de miel avec l'Autriche, telle est l'idée qui germe dans l'esprit de Bonaparte, qu'il pèse longuement parce qu'il en mesure les risques. Elle lui est apparue de bonne heure. C'est même la première qui lui est venue dès qu'il a soupçonné les mauvais desseins du tsar. Il faisait dire à Caulaincourt, le 1er juillet 1810 : La Russie veut-elle me préparer à sa défection ? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera la paix avec l'Angleterre. Il ajoutait, répétant qu'il ne songeait pas à rétablir la Pologne : Je ne veux pas aller finir mes destinées dans le sable de ses déserts. Il a, il gardera longtemps devant les yeux et l'image de Charles XII allant finir aux marais de Poltava, et sa propre image devant le charnier d'Eylau.

Napoléon convenait un jour qu'en Espagne, il avait commis une sottise. De la Russie, il n'en dira jamais autant. Il ne se sentira pas en faute contre son système en allant à Moscou, encore moins qu'en allant à Madrid. À ceux qui auraient voulu qu'il arrêtât son cheval, il répondait : Je n'ai pas de brides pour arrêter les voiles anglaises, et c'est là que gît tout le mal. Comment n'a-t-on pas l'esprit de le sentir ? Mais le système entraîne toujours plus loin. Il n'y en a pas pour le remplacer et il faut l'appliquer jusqu'au bout, jusqu'aux conséquences dernières, à quelque prix que ce soit. Ou bien le blocus, idée grandiose, conception épique, consacrée par un décret comme loi fondamentale de l'Empire, exécutée depuis cinq ans sans défaillance, ne sera plus qu'une idée vide et l'Angleterre aura gagné la partie par endurance et obstination.

Ceux qui conduisent ces événements, ce ne sont pas les deux amis de Tilsit. L'un a du génie. L'autre est un politique assez subtil. Pourtant une volonté qui n'est pas la leur les pousse chacun dans sa voie. Il faut regarder où se portent leurs regards. À la fin, l'impassibilité du cabinet de Londres a quelque chose de fascinant. Le roi est fou. Le régent sans autorité. Le gouvernement, composé d'hommes sans prestige, n'est qu'un conseil d'administration. C'est une machine à calculer et, parce qu'elle est insensible, d'autant plus opiniâtre. Rien ne lui fait. Un moment, la crise de ses finances a été si grave qu'on a pu croire l'Angleterre à bout. Elle a tenu. Et nul succès de Bonaparte ne la trouble. Il peut épouser la fille des Césars, menacer de réunir la Hollande, puis exécuter la menace, rétablir pour quelque temps ses affaires en Espagne et en Portugal. L'automate ne change pas un de ses mouvements. Napoléon annexe toujours. Albion a l'air de lui dire : Tant qu'il vous plaira. Cependant Alexandre est fortifié dans son dessein de rompre par les tentacules que l'Empire napoléonien pousse maintenant vers les rivages baltiques. Il ne l'est pas moins par le flegme prodigieux que l'Angleterre oppose à ces agrandissements. Comme il faut qu'elle soit sûre d'elle-même, de son triomphe final ! Par cette confiance dans le résultat dernier, elle aimante le tsar, fatigué de la loi du blocus, inquiet du mécontentement que le système cause à ses sujets. Quel intérêt a-t-il à continuer cette lutte contre l'Angleterre ? Pour la Russie, la liberté des mers, la tyrannie navale, ce sont des mots. Bien plus gênante est la règle que Napoléon lui impose. Alexandre n'a conclu l'alliance, après Friedland, que pour sortir d'embarras. Il l'a enveloppée de réticences à Erfurt. L'heure pour laquelle il se réservait lui semble venue. Rira bien qui rira le dernier.

Nous avons peine à nous représenter un temps, encore si près du nôtre, où les nouvelles n'arrivaient que par courriers, où les communications n'étaient guère plus rapides qu'au siècle de Jules César. Il fallait bien deux semaines pour que l'on sût à Paris ce qui se passait à Pétersbourg. Aux actes d'un gouvernement, l'autre ne pouvait répondre qu'avec lenteur et rien ne serait plus faux que d'imaginer Napoléon et Alexandre échangeant des cartels, se donnant la réplique, les précautions réciproques prises coup sur coup devenant des provocations. L'âge de l'ultimatum télégraphique, des mobilisations instantanées, de l'irréparable créé en quelques heures n'était pas encore venu. Chacun des empereurs poursuivait son évolution loin de l'autre et, tout bien compté, il fallut, avant le choc, près de deux ans.

Le système continental n'est efficace que s'il est établi partout. Proposition évidente. Axiome qui a déjà mis sur les bras de Napoléon les affaires d'Espagne, de Portugal, de Rome, de Hollande. Ce n'est pas l'imagination, ce n'est pas le démon de la conquête ou de la gloire qui l'entraîne, c'est l'esprit de déduction. La réunion des villes hanséatiques a été annoncée au Sénat le 13 décembre 1810. Brême, Hambourg, Lubeck continueront la Hollande. Le royaume de Westphalie est amputé de ses rivages, le grand-duché d'Oldenbourg saute. Les embouchures de l'Escaut, de la Meuse, du Rhin, de l'Ems, du Weser et de l'Elbe sont de nouvelles garanties devenues nécessaires. Napoléon expliquera encore, la chose faite : Ce n'est pas mon territoire que j'ai voulu accroître, mais bien mes moyens maritimes. Il ferme d'autres portes d'entrée. C'est d'une logique irréprochable. Seulement il faudrait aussi fermer, au sud, la brèche turque, par laquelle des marchandises anglaises pénètrent en Europe centrale ; au nord la brèche suédoise et c'est ainsi que Bernadotte, prince royal de Suède, plutôt que de se soumettre, passera au camp ennemi. Sans compter maintenant la Russie qui, non seulement ne respecte plus le blocus, mais se plaint de la dépossession du grand-duc d'Oldenbourg, parent du tsar, indemnisé ou plutôt déplacé à l'intérieur de l'Allemagne comme un militaire est l'objet d'une mutation. Le système continental taille dans la chair vivante. Il y a des cris.

Cependant, que fait Alexandre ? L'Oldenbourg ni son duc n'étaient en cause lorsque, l'été précédent, il avait songé à une attaque brusquée pour en finir en une fois, l'Allemagne n'étant plus occupée que par Davout. Seulement il fallait au tsar le concours des Polonais et celui des Prussiens. Il a promis monts et merveilles aux premiers qui n'ont pas eu confiance en sa parole et qui ont tout fait savoir à Napoléon. Il a sondé les dispositions de la Prusse qui s'est excusée, ne tenant pas à revoir Iéna ni à être châtiée la première. Alors Alexandre a pensé que Bonaparte n'était pas encore si bas. Il a renvoyé ses desseins d'agression à des temps meilleurs. Mais enfin il a bien fait des préparatifs de guerre, et il les continue. Il a bien médité d'attaquer son ami de Tilsit à qui la vérité s'est découverte peu à peu. Obligé de se mettre lui-même sur ses gardes, ayant toujours à craindre le retour d'une coalition, Napoléon prend quelques mesures de précaution dont Alexandre se plaint d'autant plus fort que sa conscience est moins bonne. C'est lui qui se dit menacé, attaqué, victime, et l'Europe le croit parce qu'elle est lasse. De là date, comme le remarque Albert Sorel, l'opinion qu'on s'est si longtemps repassée, selon laquelle Napoléon se serait jeté sur la Russie par un délire de domination et d'orgueil.

Tout montre, au contraire, qu'il voyait avec une violente contrariété venir un conflit qui était l'échec de sa politique, par qui tout rentrait en problème, expression qui dans sa bouche revenait si souvent. En janvier et février 1811, la Russie l'occupe déjà, il tourne et retourne les mêmes pensées. Si les puissances du Nord ne se joignent pas au blocus, le système continental n'existe plus. Si la Russie fait sa paix avec le cabinet de Londres, Napoléon peut être attaqué par elle comme il l'a été par la Prusse en 1806, par l'Autriche en 1809. Il est en tout cas évident qu'elle échappe, qu'elle n'accepte plus cette dure loi du blocus, comme rêvent de s'en affranchir les autres peuples qui la subissent parce qu'une main de fer pèse sur eux. Mais leur impatience grandit et ils s'entendent déjà sans se parler. Napoléon est respecté parce qu'on lui croit une force irrésistible. S'il donne l'impression d'une faiblesse, il sera traité comme un petit garçon. La Russie est encore occupée par sa guerre avec les Turcs. Lorsque, de ce côté-là, il aura les mains libres, Alexandre deviendra plus agressif. Peut-être suffirait-il de lui montrer la pointe, de lui faire peur pour le ramener à la pratique complète et sincère de l'alliance, à la grande fédération européenne, pour rendre la Russie soumise et docile, comme le sont l'Autriche et la Prusse. Est-ce donc impossible ? En paraissant sur la Vistule avec de grandes forces, on obtiendrait le résultat de Friedland sans avoir à risquer de bataille... Il en est de l'expédition de Russie comme il en a été de l'affaire d'Espagne. On voit l'idée naître, grandir, s'emparer de l'esprit de l'empereur jusqu'à ce que, selon un penchant qui s'aggrave chez lui, il regarde comme fait ce qui peut et doit se faire, puisque sa raison l'a conçu.

Et pourtant il n'en viendra pas à l'action sans avoir passé par de plus longues perplexités que pour l'Espagne. Je n'étais pas d'aplomb, dira-t-il plus tard à Gourgaud en parlant de cette année 1811. Ses incertitudes, ses anxiétés secrètes, il ne les avoue pas. Et peut-être cherche-t-il à se tromper lui-même comme il en impose aux peuples le jour où il leur présente l'héritier qui naît à l'Empire.

Que les présages sont menteurs ! Cette naissance il semble qu'elle apporte à Napoléon la seule chose qui manque encore à son immense pouvoir. Sa succession est assurée. Il voulait un enfant. Le voici. Et, Ce 20 mars, à cette date du renouveau, cent un coups de canon annoncent que c'est un fils. Comment douter de l'étoile de Bonaparte ? Tout ce qu'il désire, tout ce qu'il calcule arrive. Et Savary traduit avec lourdeur mais avec clarté le soulagement de ceux qui pensaient à l'avenir : La fortune qui nous avait été si constamment fidèle semblait nous combler en nous donnant un héritier d'un pouvoir que tant d'efforts avaient élevé et qui, faute de cet enfant, ne nous laissait apercevoir de tous côtés que des abîmes. On espérait de bonne foi une paix profonde, on n'admettait plus parmi les idées raisonnables aucune guerre ni occupations de cette espèce. La Révolution, qui s'était réfugiée dans le principe héréditaire, se réjouissait de voir la descendance de l'homme à qui le droit d'hérédité avait été donné comme un bouclier. Et c'étaient des milliers de serments, dont pas un n'a été à l'épreuve du malheur.

Frapper les imaginations, c'est l'art où Napoléon excelle toujours. Le berceau du roi de Rome, il l'a entouré de magnificence, mais le destin a rivalisé avec lui. Rien, pour la rendre parfaite, ne manquera à cette histoire, le père expirant sur son rocher, le fils, dans sa prison princière, mourant comme un autre Marcellus. De cet enfant, on a fait d'abord l'idole de la monarchie. Au sein de sa nourrice il est Majesté. Roi au maillot, on lui doit des révérences, un culte presque asiatique, auquel l'ancienne royauté n'avait jamais pensé pour les dauphins. La solennité des bulletins de santé du nourrisson répond à l'emphase du père annonçant au Sénat qu'un héritier est né au trône : Les grandes destinées de mon fils s'accompliront. Près de l'enfant qui aurait dû être Napoléon II, quels rêves l'empereur a-t-il faits ?

C'est la même énigme. Croyait-il léguer à son fils l'Empire d'Occident, tel qu'il était en ce printemps de 1811, c'est-à-dire un monstre, un État difforme, cent trente départements, depuis celui du Tibre jusqu'à celui des Bouches-de-l'Elbe, auxquels s'ajoutait la masse des États vassaux ? Cet Empire, dont Napoléon lui-même a peine à tenir les morceaux rassemblés, il n'a pas d'avenir. Il a été constitué par une idée directrice qui était une idée de circonstance. C'est une carte de guerre. Royaume non de lisières, comme disait jadis du sien un roi de Prusse, mais de rivages, tout en côtes, en ports, en embouchures, une configuration ordonnée par les besoins du blocus continental. Réunissant encore le Valais, le département du Simplon, passage vers 1'Italie, comme le Directoire avait annexé Genève à la République, l'empereur annonçait en outre un canal qui, avant cinq ans, réunirait la Baltique à la Seine, et après avoir dit que les Anglais, eux, avaient déchiré le droit public de l'Europe, il ajoutait cette phrase étrange : La nature est changée. A-t-il cru vraiment qu'on pouvait gouverner, régner contre la nature, la changer et la contraindre durablement ? A-t-il cru surtout qu'après lui ce défi pourrait être soutenu ? Lui-même reconnaît que l'Empire est trop grand, trop distendu lorsqu'il écrit à son ministre de la Guerre : Les ordres ne s'exécutent pas parce qu'on les donne indistinctement à des hommes qui sont au fond de l'Italie et à d'autres qui sont au fond de l'Allemagne. L'Empire est devenu tellement grand qu'il faut mettre tout autre soin pour réussir. Quelle apparence y avait-il que, le nouveau Charlemagne disparu, son héritier réussirait ?

On hésite à prêter des plans d'un lointain avenir à l'homme dont les aides de camp disaient, écho de ce qu'il disait lui-même et ce qui a été vrai de son règne tout entier : Est-ce que l'empereur sait ce qu'il fera demain ? Cela dépendra des circonstances. En effet, tout est mouvant et quand une lézarde est bouchée au Nord, il en apparaît une au Midi. Au moment même où le roi de Rome venait de naître, on avait à se demander dans quels rapports il vivrait avec son voisin le roi de Naples. Le mois d'avril 1811 est celui où la défection de Murat s'annonce. Avec lui, avec Caroline, Napoléon sera encore moins heureux qu'avec ses frères. Murat aussi voudrait affermir son trône. Il cherche une consécration auprès des puissances, ne pouvant, lui, épouser d'archiduchesse et craignant l'ancienne reine de Naples, une Autrichienne, à cause de Marie-Louise. Il intrigue même avec l'Angleterre, parce que ses sujets, comme les autres, se fatiguent d'être astreints au blocus. Il va jusqu'à renvoyer les Français qui sont à son service s'ils ne se font pas naturaliser Napolitains. L'empereur se fâche. Il gronde : Lorsqu'on s'est éloigné du système continental, je n'ai pas même épargné mes propres frères et je l'épargnerai encore moins. C'est le 2 avril et le roi de Rome a treize jours. L'Empire démesuré dont il hériterait a ces tares. Pourtant Napoléon pardonnera, fermera les yeux, non pas même à cause de Caroline, non pas seulement parce qu'il aura peut-être bientôt besoin de Murat, cet entraîneur d'hommes, mais parce qu'il craint, en le poussant à bout, que le roi de Naples ne se livre aux Anglais.

Angleterre, Russie, Espagne, obsèdent la pensée de l'empereur. Quelques jours de sa correspondance donnent le compte de ses soucis. Le 2 avril, il explique au roi de Wurtemberg son attitude à l'égard d'Alexandre : J'ai la guerre d'Espagne et de Portugal qui, s'étendant sur un pays plus grand que la France, m'occupe assez d'hommes et de moyens ; je ne puis pas vouloir d'autre guerre... Mais si je ne veux pas la guerre et surtout si je suis très loin de vouloir être le Don Quichotte de la Pologne, j'ai du moins le droit d'exiger que la Russie reste fidèle à l'alliance. Et les jours suivants, instructions à Lauriston son nouvel ambassadeur à Saint-Pétersbourg : Employer toutes les formes pour prouver que la politique de la France n'est pas en Pologne et a pour but unique l'Angleterre... Il est probable que la moindre apparence d'une paix (de la Russie) avec l'Angleterre sera le signal de la guerre. Puis, dans une lettre à Alexandre lui-même, après lui avoir rappelé l'esprit de l'alliance, les mesures de précaution auxquelles l'a obligé le tsar : Mes troupes ne s'armeront que lorsque Votre Majesté aura déchiré le traité de Tilsit.

En être à recommencer Tilsit, à l'obtenir par la crainte, calculer les moyens d'intimider Alexandre sans se laisser soi-même entraîner trop loin, produire l'effet et ne pas courir de risques ; considérer cependant que, si l'on ne fait rien, on se laissera devancer par le tsar, ce sont les idées que Napoléon agite sans cesse. Si seulement, pour faire face aux dangers de l'Est, il était tranquille de l'autre côté ! Toujours cette Espagne et à quel point elle l'ennuie ! Il faudrait qu'il s'y rendît en personne, comme il l'a promis, comme il l'annonce par trois fois. Ses chevaux l'attendent à Bayonne et maintenant il semble qu'il n'ose plus sortir de France, à peine quitter Paris, comme s'il craignait d'être encore rappelé par de mauvaises nouvelles. Et rien ne va dans la péninsule, après un mieux. Ses meilleurs généraux, Napoléon les y a essayés. Maintenant, c'est en Masséna qu'il a mis sa confiance et le défenseur de Gênes, le prince d'Essling, après qu'il s'est ouvert la route du Portugal, est arrêté devant les lignes anglaises de Torres-Vedras. Il faudrait du monde, plus de troupes que Napoléon n'en peut donner. Les 60.000 hommes que le général Foy vient lui demander, il les refuse. Il en reprendrait plutôt, pour refaire l'unité de la Grande Armée, pensant au danger de Russie. Chancre ou boulet, jamais l'Espagne ne lui a été si lourde, si importune. N'en finira-t-on pas ? Mais sans donner à ses lieutenants les moyens d'en finir, il voudrait qu'ils fussent vainqueurs partout. La raison lui dit que toutes les forces dont il dispose au-delà des Pyrénées, il faudrait, sacrifiant le reste, les jeter contre Wellington. Mais la politique ne permet pas les sacrifices. Il ne faut pas qu'il soit dit en Europe qu'on n'est pas maître de l'Espagne, ce qui ferait douter qu'on pût longtemps dominer ailleurs. Pénible, coûteuse nécessité d'en imposer, de maintenir le prestige sans pouvoir y mettre le prix. Le résultat de cette dispersion des efforts, c'est que Soult est en échec devant Cadix, Suchet en Aragon, que Masséna lui-même livre à Wellington une bataille sanglante et qui ne décide rien, celle de Fuentès d'Onoro. On en est là au mois de mai 1811. Napoléon s'irrite. Il s'en prend aux hommes, aux choses, met en disgrâce Masséna. L'Espagne, il ne sait qu'en faire ni comment s'en débarrasser. L'évacuer tout à fait ? Rendre le trône à Ferdinand ? Se retirer sur l'Ebre et incorporer les provinces du Nord à l'Empire ? Aucun de ces partis dont l'effet moral n'ait des inconvénients puisqu'ils impliquent tous un aveu d'impuissance. Alors l'Espagne lui devient insupportable. Il ne veut plus y penser. Parfois il reste trois jours sans regarder les dépêches, en demande des résumés, les trouve encore trop longs et les laisse sur sa table sans les lire. Pensait-il, avec le gigantesque et difforme Empire, léguer aussi le boulet espagnol à Napoléon II ?

Du moins faut-il que la naissance de ce fils soit le prétexte de fêtes, de réjouissances, de cérémonies qui maintiennent très haut le prestige. Napoléon appuie sur la note dynastique. Garantie de durée, de continuité, de sécurité au-dedans pour les intérêts qui se sont attachés à l'Empire, cet esprit répond au-dehors à l'utilité du mariage autrichien. L'Empire devient légitimiste et conservateur. Une Montesquiou a été nommée gouvernante des Enfants de France. La duchesse d'Orléans, la duchesse de Bourbon, le prince de Conti, réfugiés en Catalogne, reçoivent des pensions. On ne dira plus, dans les vieilles cours, que Napoléon est la Révolution bottée. Il fait un pas au-delà de son idée primitive qui était la réconciliation des Français, la fusion. Il voudrait être encore plus légitime que Louis XVI. Il voit que Marie-Louise appelle son père Sa Sacrée Majesté Impériale. Ce titre le fait rêver : Le pouvoir vient de Dieu et c'est par là seulement qu'il peut se trouver placé hors de l'atteinte des hommes. Jamais il n'y aura assez de consécrations. Et le roi de Rome est porté à Notre-Dame pour confirmer le sacre par un baptême solennel.

Ce jour-là vit un Paris silencieux, sans chaleur d'enthousiasme. Il y eut même des coups de sifflet au Carrousel. La guerre qui va recommencer, que l'on sent venir, attriste ou irrite. Le commerce va mal, la rente est bas. Et encore, si l'on savait tout, si l'on connaissait l'anxiété de l'empereur, si l'on pouvait lire dans sa pensée, le voir dans son cabinet ! Il lui échappait de dire que si les Anglais tenaient encore quelque temps, il ne savait plus ce que cela deviendrait, ni que faire. Que faire surtout ? Le blocus continental l'oblige à se disperser, la menace de la Russie à se concentrer. Doit-il attendre d'être attaqué par le tsar ? Il suppute les dangers de l'inaction et les dangers de l'action. Pour que la paix soit possible et durable, il faut que l'Angleterre soit convaincue qu'elle ne retrouvera plus d'auxiliaire sur le continent. Par conséquent, il faut aussi qu'Alexandre soit soumis si on ne le retrouve plus loyal. Pour le soumettre, il n'y a d'autre moyen que la menace et l'on ne menace pas avec efficacité si l'on ne donne la conviction qu'on ira jusqu'à la guerre et qu'on est décidé à aller jusque-là. Une guerre de Russie, Napoléon ne pouvait s'y résoudre sans d'intimes agitations et de cruels tourments d'esprit. C'était l'ouvrage de Tilsit à refaire. Il en revenait toujours là. Parfois il en était découragé, quelques observateurs ont dit le mot.

Il faut lire ici une page qui montre l'envers d'une gloire et d'une puissance auxquelles il semble qu'il ne manque rien, alors qu'il leur manque la confiance de celui qui marche sur ces sommets vertigineux : J'ai ouï raconter à M. Mounier quel trouble, quelles soucieuses méditations possédaient l'empereur sans qu'il les confiât à personne, disait Barante. Napoléon ne méconnaît pas les hasards d'une guerre dans un pays inconnu, à sept cents lieues de la France, tandis qu'il laisserait derrière lui, en Espagne, une armée anglaise et une nation soulevée, et l'Allemagne toute prête à le briser au premier revers de fortune. En France même, sans illusion sur les peuples, il discerne une obéissance fatiguée, un besoin de repos, les dévouements qui se relâchent, les hommes de guerre rassasiés. Pour qui vivait dans son intérieur et l'observait avec attention, il était évident que ces pensées l'assiégeaient ; de longues insomnies troublaient souvent ses nuits ; il passait des heures entières sur un canapé, livré à ses réflexions. Elles finissaient par l'accabler et il s'endormait d'un mauvais sommeil. On touche ici la vérité. Souvent l'empereur est bizarre, distrait, étrangement rêveur. Thiébault raconte la scène dont la cour, les invités, dix princes furent étonnés, un soir de grande réception à Compiègne où on le vit soudain immobile, les yeux fixés sur le parquet, comme s'il eût été ailleurs, et, à Masséna qui, le croyant pris de malaise, s'était approché de lui, jetant d'une voix de colère et comme s'il eût été tiré de sommeil : De quoi vous mêlez-vous ? On le dit atteint dans sa santé, peut-être épileptique. Il est incertain, inquiet, tourmenté.

L'idée lui revient de prendre à bras-le-corps le principal ennemi plutôt que d'aller le frapper dans ses auxiliaires. Un camp de Boulogne, il y pense dans l'été de 1811. Monsieur Decrès, faites-moi un rapport sur ce qui convient mieux de Brest ou de Cherbourg pour y réunir une expédition dont le but est de menacer l'Angleterre. Cette menace serait peut-être un moyen de hâter la paix. Il reprend intérêt à la marine et, visitant la Hollande, s'arrête à Flessingue, passe deux jours à bord du Charlemagne. Prépare-t-il le coup de tonnerre mystérieux dont il avait parlé dix semaines plus tôt au Corps législatif et qui mettrait fin à cette seconde guerre punique ? Mais une expédition sérieuse ne peut être prête avant deux ans. Il faut des résultats moins lointains. L'empereur songe à un débarquement en Irlande, ou bien, encore plus modestement, à Jersey, puis n'en parle plus. Il sait la vanité de ces diversions, de ces vieux projets. S'il les ranime un instant, comme il ranime, pour l'abandonner aussitôt, l'idée d'une nouvelle campagne d'Egypte, c'est parce que son esprit travaille à trouver une issue.

Napoléon n'en trouve pas parce qu'il a déjà épuisé les combinaisons qui sont à sa portée. Faute de moyens maritimes, il doit en revenir à la conception de Tilsit, à l'union de l'Europe contre l'Angleterre, ennemie commune, ennemie du continent. Si la Russie reste en dehors de cette ligue, elle deviendra l'alliée des Anglais, elle débauchera pour leur compte les autres pays européens. Déjà le tsar, au moment où il pensait à une attaque brusquée en Allemagne contre le corps d'occupation de Davout, a essayé d'entraîner la Prusse, d'en faire sa complice, de renouer le pacte de 1806, le serment de Potsdam, devant le tombeau de Frédéric. Le gouvernement prussien a résisté à la tentation parce qu'il a eu peur et que le moment ne lui semble pas encore venu. La régénération à laquelle travaille Stein n'est pas au point et Frédéric-Guillaume, se souvenant de la leçon d'Iéna, ne veut plus rien risquer. Mais qu'une alliance active se reforme entre la Prusse et la Russie, c'est une probabilité ; ce n'est même plus qu'une affaire de temps. Dès lors, la conviction s'empare de l'esprit de Bonaparte qu'il doit devancer cette coalition, répéter Friedland, Tilsit et 1807 avant de s'exposer lui-même à une agression comme en 1805 et en 1806 et d'avoir à recommencer Austerlitz et Iéna.

À l'alliance russe, Napoléon avait sacrifié la Suède, la Turquie, la Pologne, anciennes amies de la France. Alexandre y avait gagné la Finlande, les provinces moldo-valaques, l'engagement que l'indépendance polonaise ne serait pas rétablie. Et maintenant, les mains pleines, Alexandre menace. Il y avait de quoi douter de l'ouvrage de Tilsit, et pourtant Napoléon emploie tout l'été de 1811 à négocier. Il faut dire et redire à Saint-Pétersbourg que, seuls, les préparatifs de la Russie obligent la France à se mettre sur le pied de guerre. Si ces armements sont la suite d'un malentendu, que le tsar s'explique, la paix durera. La Russie a armé en secret ; la France a armé publiquement et lorsque la Russie était prête. Qui viole l'alliance ? La Russie. Cent cinquante bâtiments portant pavillon américain, en réalité anglais, viennent encore d'entrer dans les ports russes. Faites comprendre à Lauriston que je désire la paix et qu'il est bien temps que tout cela finisse promptement. Le conflit armé sera la dernière ressource. L'empereur ne dissimule pas à ceux qui l'approchent qu'il en est contrarié au dernier point et que celui qui lui épargnerait cette guerre lui rendrait un grand service. Mais sa pensée s'y habitue comme à une chose inévitable, et, par les forces imposantes qu'il possède encore, par l'organisation de l'immense armée qu'il prépare, par les mesures qu'il prend dans toutes les parties de son empire, il s'entretient davantage dans l'idée qu'Alexandre effrayé cédera à l'approche de ces légions et qu'en mettant tout au pis une seule bataille suffira à renouer l'amitié des deux plus grands souverains du siècle.

Cependant Alexandre avait écrit confidentiellement au roi de Prusse, dès le mois de mai : Le système qui a rendu victorieux Wellington en épuisant les armées françaises est celui que je suis résolu à suivre. Son plan est fait. Il ne donnera aucune prise à Bonaparte. Il se laissera attaquer et lui ménagera en Russie une nouvelle Espagne. Dans sa grande conversation du mois de juin, Caulaincourt avertit l'empereur. On ne parle pas d'autre chose à Saint-Pétersbourg. On est résolu à livrer l'entrée de la Russie à Napoléon, à l'attirer le plus loin possible en lui refusant le combat, après quoi le climat aura raison de la Grande Armée. Caulaincourt connaît la Russie, mais, comme il arrive aux ambassadeurs, il a trop plaidé la cause du pays où il était envoyé. Il répond trop de la sincérité, des bonnes intentions d'Alexandre. Il donne l'impression d'être endoctriné. Napoléon reste incrédule et même impatienté. La bataille ? Il saura bien contraindre les généraux russes à la livrer. La rigueur de l'hiver ? Mais toute l'Europe a le même climat. Il le disait déjà à Varsovie en 1806 et quand les Polonais répondaient : Sire, nous le voudrions bien, il l'affirmait encore parce qu'il avait besoin de l'affirmer. Il faut que les choses soient comme il veut parce que, comme il le dit pour résumer le parti extrême qu'il a pris, n'en trouvant plus d'autre : Il faut s'en tirer, et ne pas attendre que sa fédération européenne, qui se défait par où elle a commencé, reflue en armes sur le Rhin.

Mais il n'ira pas courir le risque sans l'avoir pesé, sans avoir mis de son côté autant de chances qu'il peut en réunir, sans essayer d'avoir tout prévu. Et rien ne manque à son dessein, sauf l'hypothèse où il serait surpris par l'hiver en Russie, car son dessein exclut précisément cette hypothèse et serait absurde s'il l'admettait. Il prévoit tout, sauf les fourrures pour les soldats et les fers à glace pour les chevaux. Il prévoit en politique, en chef de gouvernement. Tandis qu'il sera au loin, il importe que tout soit calme dans l'Empire. Grandes recommandations à ses ministres de veiller aux approvisionnements, au prix des vivres, de ne pas faire de mécontents, d'éviter les arrestations arbitraires. Une chose le préoccupe, les affaires religieuses, les suites de sa rupture avec Pie VII, les diocèses sans évêques, le pape refusant d'instituer ceux que nomme l'empereur, le murmure des fidèles, en Belgique surtout, cette Belgique pour qui, en somme, on va encore aller jusqu'au Kremlin, où l'esprit devient mauvais. Le concile du mois de juillet 1811, c'était, dans la pensée de Napoléon, une tentative d'accommodement avec l'opinion catholique. Elle ne tourna pas bien. Tout lui devenait difficile, tant il avait compliqué sa situation, ou plutôt tant elle se compliquait d'elle-même. Les évêques réunis lui résistèrent. Pour les rendre dociles, il simula une colère, envoya les plus récalcitrants à Vincennes et il se trouva que deux d'entre eux avaient des évêchés belges. Le projet de transporter le Saint-Siège de Rome à Avignon fut repoussé. Résolu néanmoins à mettre le pape en France, à ne pas le laisser à Savone d'où, par accident, les Anglais dont les vaisseaux croisent devant le port pourraient le délivrer, l'empereur, à peine parti pour la Russie, fera venir Pie VII, sorte d'otage, à Fontainebleau. Il se lance dans une grande aventure, il le sait, il reste méfiant. Il ne sera pas dit qu'il y est entré à la légère. Il demande à son bibliothécaire ce que nous avons en français de plus détaillé sur la campagne de Charles XII en Pologne et en Russie.

Le même jour, 19 décembre, apporte le décret par lequel Napoléon touche sa rente d'hommes, la levée des conscrits de l'an qui vient. Personne ne se trompe à ce signe trop connu et quel triste 1er janvier, chargé de pressentiments, que celui de 1812 ! L'âme est malade, écrit Marie-Louise à son père. C'est dit un peu à l'allemande, mais c'est juste. On est anxieux à Paris. Les préparatifs immenses dont le bruit revient de tous côtés annoncent une guerre plus grande que les autres et si, dès le temps d'Iéna, on était fatigué des miracles on l'était bien plus d'attendre encore de grands événements. Alors l'empereur décrète qu'on va s'amuser. Il faut des fêtes et des bals partout. Quant à lui, il garde son labeur écrasant, son secret et malgré lui se laisse surprendre absorbé, parfois chantonnant, comme un homme qui ne voudrait pas qu'on le crût soucieux.

Il a pourtant des sujets de l'être. Toujours tel qu'à trente ans, il veut tout voir, tout connaître, tout contrôler par lui-même. Mais la machine de l'Empire est lourde à manier. Il ne peut tout faire à lui seul, bien qu'il n'ignore aucun métier, et l'exécution est confiée à des hommes qui pensent avoir rempli leur tâche en écrivant une lettre à quelqu'un qui en écrivait une à un autre et ainsi de suite. C'est une vaste bureaucratie, militaire et civile, qui ne l'aide pas de la moindre idée, qui ne signale même pas un oubli, qui obéit le plus souvent mais qui commence à trop bien connaître sa curiosité du détail et sa passion du contrôle et, comme il ne peut aller partout, le trompe parfois par de faux rapports. Il se plaint de n'avoir ni ministres, ni généraux ; et pourtant comme il aurait besoin de ne pas être seul à donner l'impulsion !

L'organisation de cette Grande Armée qui, de tous les points de l'Empire, se met en marche pour se rassembler sur la Vistule est une conception nouvelle de Bonaparte ; plus extraordinaire que les autres, l'Europe en mouvement, une pensée exprimée par la bigarrure des effectifs. Les auxiliaires étrangers ne servent pas seulement à grossir les forces de la France, à porter à plus de six cent mille hommes cette foule suivie de ses convois comme les migrations des anciens âges. Ces légions qui comprennent des hommes du Nord et des hommes du Midi, des Latins, des Germains, des Slaves, c'est la fédération continentale en marche pour contraindre la Russie à rentrer dans le devoir de l'alliance. En même temps, c'est une précaution calculée. La Prusse a longtemps inquiété l'empereur. Il l'a sentie tout près de passer au tsar. Il a effrayé Frédéric-Guillaume, obtenu le renvoi des ministres patriotes et antifrançais les plus marquants, un traité d'alliance offensive et défensive, et 20.000 hommes pour participer à la campagne, en cas de guerre avec la Russie. L'Autriche, elle, en donnera 30.000 et recevra quelques territoires en échange. Napoléon n'a jamais douté de ce concours dont il fait honneur à la pensée de son mariage. Les Prussiens du général York et les Autrichiens de Schwarzenberg répondront en outre de la fidélité et de la tranquillité de 1'Allemagne. L'empereur se flatte d'avoir songé à tout dans ses profondes combinaisons. Pourtant Frédéric-Guillaume écrit en secret à Alexandre. Il s'excuse. Il a cédé à une force et à une fatalité irrésistibles. Si la guerre éclate, nous ne nous ferons de mal que ce qui sera nécessité stricte, nous nous rappellerons toujours que nous sommes unis, que nous devons un jour redevenir alliés. Metternich, de son côté, communique au tsar le traité qu'il vient de signer avec la France et qui n'empêche pas la Russie et l'Autriche de continuer à s'entendre en secret relativement à leurs vues politiques. La garantie, la caution, c'est l'intérêt de la monarchie autrichienne. La coalition de 1813 n'aura pas de peine à se nouer. Dans l'ombre elle existe déjà. Pas plus que l'Angleterre, la Russie, l'Autriche ni la Prusse n'ont jamais reconnu les conquêtes essentielles de la Révolution qu'aucune paix générale, aucun Congrès n'ont ratifiées. Les traités, les alliances, les concours militaires qu'obtient Napoléon ne sont encore que des mesures de circonstance comme le mariage autrichien lui-même. On lui cède parce qu'on le craint. Mais l'hypothèse d'un grand revers de Bonaparte est toujours réservée.

Et parce qu'il le sent toujours redoutable, Alexandre a renoncé à son projet d'agression. Il dit maintenant qu'il se retirera au Kamtchatka plutôt que de signer, fût-ce dans sa capitale conquise, une autre paix qui ne serait encore qu'une trêve. Bien que Napoléon n'ignore pas le nouveau dessein d'Alexandre, il reste persuadé qu'une bonne bataille fera raison de ses déterminations. Ils savent tous les deux que le conflit ne peut pas être évité. Mais ni l'un ni l'autre ils ne veulent être l'agresseur.

Napoléon croit si bien qu'une bonne bataille remettra tout en place, lui ramènera le tsar repentant, qu'il ménage la réconciliation future. Il persiste même à espérer que l'approche de la Grande Armée suffira. Alors pas de guerre à outrance, pas de guerre inexpiable, pas de ces moyens qui rendent impossibles les négociations et les rapprochements, pas plus de résurrection de la Pologne que de promesse d'affranchissement aux moujiks. L'empereur a besoin des Polonais. Il est nécessaire de les encourager, mais pas trop, car il se peut qu'il les laisse là et il faut qu'il y en ait de moins possible de pendus. Au mois de mars 1812, Napoléon croit encore que, dès qu'il aura paru sur l'Oder ou sur la Vistule, Alexandre voudra négocier. Il entend faire à la Russie une guerre politique et même diplomatique. Il y trouvera une guerre nationale.

Et peut-être le tsar, malgré sa menace de se retirer jusqu'au Kamtchatka, eût-il faibli dans la résolution grave, et qui lui coûtait, de laisser entrer l'adversaire et de tout dévaster devant lui, peut-être eût-il livré la bataille que désirait Napoléon s'il n'eût su qu'il n'avait à compter ni sur la Prusse ni sur l'Autriche. Cependant la Grande Armée inondait l'Allemagne, en marche vers le Nord. La France et la Russie étaient toujours sous le simulacre de l'alliance et de la paix. Ce fut Alexandre qui prit 1'initiative d'un ultimatum, sommant Napoléon de ne pas dépasser l'Elbe afin de l'obliger à découvrir ses intentions. On était au mois d'avril et l'empereur n'avait calculé l'ouverture des hostilités que pour le mois de juin.

Un moment encore, car ses prévisions étaient dérangées, il évita de relever le gant, se rassura quand il vit que le tsar ne prenait pas l'offensive, se figurant que la mise en demeure n'était qu'une tentative d'entrer en négociations. Saris ralentir d'une étape la marche de l'immense armée, il en appelle toujours à l'alliance, affirme son désir d'éviter la guerre, sa constance dans les sentiments de Tilsit et d'Erfurt. C'est la lettre datée du 25 avril, rédigée en vue de la paix prochaine, et qui, dans le style de Tilsit, en souvenir du radeau et des accolades, se termine par ces mots : Si la fatalité devait rendre la guerre inévitable entre nous, elle ne changerait en rien les sentiments que Votre Majesté m'a inspirés et qui sont à l'abri de toute vicissitude et de toute altération.

Également convaincus de l'inévitable, les deux empereurs rusaient encore avec cette fatalité. Un incident fortuit hâta la rupture. L'ambassadeur d'Alexandre avait déjà à Paris une situation difficile depuis qu'un procès d'espionnage avait mis en cause l'attaché Tchernitchef. Ne recevant pas de réponse à l'ultimatum, ne recevant pas davantage d'instructions de Saint-Pétersbourg, Kourakine perdit la tête, demanda ses passeports. Maret ne se décida à les lui envoyer qu'un mois plus tard. Mais, de lui-même, l'ambassadeur russe avait mis fin aux temporisations de son maître aussi bien qu'à celles de Napoléon.

On était le 7 mai. L'empereur part de Saint-Cloud le 9. Ce n'est pas sans des inquiétudes, des pressentiments. Ce n'est pas sans avoir jeté un coup d'œil sur ce qu'il laisse derrière lui. Le 17 avril, il a adressé au gouvernement britannique une offre de paix, la quatrième. Évacuation par les troupes anglaises et françaises de l'Espagne, du Portugal et de la Sicile ; l'intégrité de l'Espagne, du Portugal et de la Sicile ; l'intégrité de l'Espagne, avec une Constitution nationale, sera garantie, les Bragance rappelés à Lisbonne. Castlereagh laissa tomber ces propositions comme les autres. Si l'empereur a voulu attester que le cabinet de Londres était responsable du sang qui pourrait couler encore, il montre un peu trop son désir d'être soulagé du côté où le bât le gêne. Dans son cœur, il a déjà renoncé à cette nuisible Espagne, à ce détestable Portugal. Il en parle avec ironie, avec amertume, comparant à ce qu'il va faire en Russie ce que ses lieutenants font là-bas. Marmont réclame des troupes, de l'argent, des vivres pour la péninsule. L'empereur répond à l'aide de camp du duc de Raguse : Et moi qui vais m'enfoncer au milieu d'un pays qui ne produit rien. Puis, comme s'il sortait d'une méditation profonde, comme s'il parlait pour lui-même devant cet officier : Mais comment tout ceci finira-t-il ?

Et le jour d'avant son départ, il fait ses dernières recommandations au préfet de police. Pasquier ne dissimule pas les dangers qu'il entrevoit, les conséquences d'un mouvement insurrectionnel de quelque étendue, s'il vient à s'en produire un à cause de la cherté des vivres ou pour toute autre raison. L'empereur écoute, garde le silence, se promène de la fenêtre à la cheminée, les mains derrière le dos, comme un homme qui réfléchit profondément. Et brusquement il pense tout haut devant Pasquier de même qu'il avait pensé tout haut devant l'aide de camp de Marmont :

C'est une difficulté de plus ajoutée à toutes celles que je dois rencontrer dans l'entreprise la plus grande, la plus difficile que j'aie encore tentée. Mais il faut bien achever ce qui est commencé. Adieu, monsieur le préfet.

Pasquier ajoute : Il avait la conscience des périls dans lesquels il allait se jeter. Mais tant de fois déjà il s'était demandé comment finirait ceci ! Jamais il n'a disposé d'une armée aussi puissante. Jamais il n'a compté tant d'auxiliaires. Ses plans stratégiques, il les a mûris, et ce sont peut-être les plus beaux qu'il ait conçus. Il a évité avec soin ce qui peut lui donner l'air 'être l'agresseur. Il s'est ménagé les moyens de négocier avec Alexandre. À quoi bon revenir aux premières perplexités ? Ce n'est plus l'alternative de l'alliance ou de la guerre. C'est l'indispensable alliance russe à refaire par le moyen de la guerre, comme elle s'était déjà créée. Bonaparte ne regrettera rien parce qu'il savait que, dans l'inaction, dans une attente oisive, il eût encore tout perdu.