NAPOLÉON

 

CHAPITRE XVII. — LE PREMIER NUAGE VIENT D'ESPAGNE.

 

 

Pour comprendre l'affaire espagnole sous le règne de Napoléon, il suffit de se rappeler les affaires grecques pendant la guerre européenne. Les Alliés, en 1917, avaient besoin, pour l'expédition de Salonique, des ports, des côtes, des routes, des ressources de la Grèce. Il fallait que ce pays ne fût pas toujours sur le point de passer du côté de l'ennemi et de frapper les Alliés dans le dos. Pour que la Grèce fût sûre, il fallait être sûr de son gouvernement. C'est pourquoi, à la fin, le roi Constantin fut sommé d'abdiquer. De même, pour la guerre avec les Anglais, pour l'expédition de Portugal, Napoléon avait besoin que l'Espagne fût entre des mains non seulement amies et fidèles, mais fermes. Toutefois, Charles IV était son allié. Le seul crime de ce roi, c'était sa faiblesse, ses trahisons, celles de Godoy, ses intrigues, celle du prince des Asturies. Lui-même ne donnait pas de sujet de plainte. Le déposer par la force était difficile. C'eût été odieux. Napoléon en était réduit à temporiser et à ruser. Il crut avoir fait un coup de maître lorsque, les événements aidant et ne le servant que trop bien, il eut obtenu que Charles IV lui cédât ses droits au trône et que le prince des Asturies en fît autant. Alors la satisfaction d'avoir trouvé la solution la moins brutale et la moins coûteuse lui inspira une confiance qui succéda d'une manière funeste à de longues précautions.

Comme s'il avait le pressentiment d'un danger, on le voit encore, aux deux premiers mois de 1808, hésitant et perplexe, partagé entre plusieurs desseins. Il est loin d'avoir arrêté sa décision. Le 25 février, il écrit de nouveau à Charles IV pour lui demander où en est le projet de mariage du prince des Asturies avec une princesse française. Il y revient parce que ce mariage arrangerait tout, si seulement on avait la princesse capable de tenir ce grand emploi. Par elle, l'Espagne serait placée sous l'influence directe de la France. Alors il deviendrait possible d'avoir à Madrid un gouvernement actif, soustrait aux tentatives de séduction des Anglais, sans avoir à renverser ni à remplacer les Bourbons. Mais comme il serait plus simple d'en finir avec eux, leurs drames de famille, la double politique de leur ministre, en mettant tout de suite à Madrid, au lieu d'une princesse française, qu'on ne trouve pas, un Bonaparte, un prince français ! Serait-ce donc si difficile ? Le peuple espagnol n'est-il pas fatigué de la honteuse domination de Godoy ? Le passage à travers l'Espagne de l'armée de Junot en marche pour la conquête du Portugal a été. On accourait de vingt-cinq lieues pour voir nos troupes, dit Thiébault ; dans les villes et villages, les rues ne suffisaient plus aux hommes et les croisées aux femmes. Et l'occupation du Portugal, qui rencontre à ce moment si peu d'obstacles, fait elle-même illusion. À l'approche de Junot, le prince-régent s'est embarqué pour le Brési1 avec la famille royale des Bragance. Il suffirait qu'à son exemple Charles IV, la reine et leur inséparable Godoy se rendissent au Mexique, et la question dynastique serait tranchée toute seule, le trône d'Espagne serait vide sans que la France s'en fût mêlée ni que l'empereur se fût sali les mains. Qui sait même si une simple tentative de départ n'aurait pas le même effet que l'affaire de Varennes et ne suffirait pas à disqualifier les Bourbons ? En ce cas, il faut avoir quelqu'un sous la main pour les remplacer. Napoléon songe à Joseph ou à Louis, bien qu'il ne soit pas plus content de l'un à Naples que de l'autre à La Haye. Mais son esprit flotte entre plusieurs combinaisons sans se fixer encore sur aucune. Toujours pour avoir la certitude que l'Espagne ne se livrera pas aux Anglais, un de ses projets consiste même à l'occuper jusqu'à l'Ebre, à former avec les provinces espagnoles du Nord des marches suivant le modèle que Charlemagne avait donné... Il y aura un Roncevaux.

Désormais, quelque parti qu'il doive prendre, Napoléon ne peut plus se dispenser d'intervenir dans les affaires de cette péninsule. Depuis que Junot est à Lisbonne, l'empereur s'aperçoit qu'il serait absurde de partager le Portugal avec une Espagne qui collabore à peine à l'expédition et dont le gouvernement n'est pas sûr. Les hésitations de Napoléon, les ménagements qu'il garde malgré tout pour ces Bourbons de Madrid qu'il méprise, ont alors cet effet de le pousser aux manœuvres obliques, de le rendre suspect aux Espagnols, de prêter aux accusations de fourberie. À tout événement, il accroît le nombre de ses troupes en Espagne, comme un allié, sans doute, mais aussi comme un tuteur, et cette invasion pacifique fait murmurer le peuple espagnol. Ce n'est pas tout. Afin de surveiller de plus près Charles IV et Godoy, il délègue auprès d'eux Murat avec l'ordre d'observer, d'attendre, d'être prudent, sans lui dévoiler ses projets, pour la raison qu'il n'en a encore arrêté aucun. Mais cette mission de Murat sera le principe d'une autre faute de jugement qui ouvrira un cortège de méprises funestes.

Avec ce tour littéraire dont il avait le goût, Napoléon écrivait un jour à Talleyrand : Vous savez qu'il est assez dans mes principes de suivre la marche que tiennent les poètes pour arriver au développement d'une action dramatique, car ce qui est brusque ne porte pas à vrai. Dans ces affaires d'Espagne où l'attend son premier échec, cette loi du théâtre joue contre lui. Tel un héros de tragédie qu'entraîne le destin et que le spectateur voudrait retenir au bord de l'abîme, tout conspire à l'aveugler, tout se réunit pour l'abuser et l'engager sans retour dans l'erreur.

Ni le beau-frère de l'empereur ni sa sœur Caroline ne sont satisfaits de leur grand-duché de Berg. Comme les autres, ils désirent de l'avancement, toujours de l'avancement. Lieutenant général en Espagne, Murat caresse l'idée d'y régner. Il croit comprendre le peuple espagnol, il croit aussi lui plaire, il croit et il travaille à faire croire ce qu'il désire. Alors ses lettres persuadent Napoléon que rien ne serait plus facile que de placer un de ses proches sur le trône de ces Bourbons en décrépitude, que la masse l'espère, y compte, accueillera avec enthousiasme le nouveau souverain qui lui sera donné par son puissant protecteur. Jusqu'au dernier moment, Murat affirme, répond de tout : Votre Majesté est attendue comme le Messie, ses décisions, quelles qu'elles soient, seront des oracles et seront regardées comme l'assurance du bonheur futur ; toute l'Espagne sait qu'il n'y a qu'un gouvernement de votre façon qui puisse la sauver. L'intérêt et l'ambition de Murat l'aveuglent. Mais ses illusions se rencontrent avec celles de Napoléon. Elles les flattent, les accroissent. Pourquoi l'empereur ne serait-il pas admiré et adoré dans toute l'Espagne ? Il vaut faire le bonheur de la nation espagnole selon la recette qu'il a donnée aux rois ses frères, lui apporter les lumières, l'affranchissement, l'égalité, le Code civil. Homme du XVIIIe siècle, idéologue malgré lui, il croit à l'influence irrésistible de la raison et il se fait du pays des autodafés la même idée que Voltaire. Il est convaincu qu'il ralliera l'Espagne en lui annonçant qu'il vient abolir la féodalité et l'Inquisition. Si quelques fanatiques résistent, des châtiments soudains et terribles les calmeront, selon la méthode qu'il a appliquée aux barbets d'Italie, qu'il a recommandée à Joseph contre les brigands de Calabre, qu'il conseille à l'occasion au vice-roi Eugène. Les Espagnols sont comme les autres peuples et ne forment pas une classe à part, écrit-il au maréchal Bessières. C'est là qu'il se trompe. Les Espagnols, il ne les connaît pas. N'est-il pas curieux que, des lectures, des griffonnages de sa jeunesse, où l'on trouve de tout, où il s'est formé des idées justes sur tant de races, de religions, de pays, l'Espagne soit absente ? Il semble que sur elle il n'ait jamais rien lu, peut-être parce qu'il n'y avait rien à lire. Il y va à tâtons comme il fût allé en Égypte s'il n'avait annoté tant de livres sur l'Orient et l'Islam. Dans l'immense savoir de Bonaparte, qui l'a si bien servi, dans les bibliothèques qu'il a dévorées, il y a cette lacune, par hasard. Quand il n'a pas appris, il est au niveau des autres, dans le vague, et, ce qui est pire, faute de connaissances positives, dans le préjugé. Alors les informations manquant au jugement, les fatalités viennent s'enchaîner aux erreurs.

Napoléon se propose de passer bientôt les Pyrénées pour éclaircir lui-même ce qui se complique dans la péninsule, drame de famille des Bourbons, conflit de Charles IV et du prince des Asturies, politique tortueuse de Godoy, révision du traité de Fontainebleau. En attendant qu'il soit sur place, ses recommandations à Murat sont toujours les mêmes. Soyez prudent, circonspect. Évitez les heurts, les hostilités. Rassurez. Dites que je viens seulement pour régler l'ordre de succession, que j'arrive en conciliateur, que je ne resterai pas à Madrid, que ce sont Gibraltar et l'Afrique du Nord qui m'intéressent. Continuez à tenir de bons propos... Il serait dangereux de trop effaroucher ces gens-là.

Ce sage conseil est du 16 mars. Ce qu'il fera, Napoléon ne le sait toujours pas. Il espère que tout peut s'arranger, que tout s'arrangera à la vue de ses troupes et à la nouvelle de son arrivée, que, dans un sens ou dans l'autre, la question dynastique se résoudra d'elle-même, sans violence. Réservant sa liberté de décision, il n'a pris parti ni pour Charles IV ni pour Ferdinand, les tranquillise tous deux, ne s'engage pas plus avec le père qu'avec le fils, au fond assez embarrassé parce que le gouvernement espagnol ne lui donne pas de griefs et que Godoy lui-même affecte la fidélité à l'alliance et l'obéissance aux volontés de l'empereur. Comment, sous quel prétexte détrôner un roi qui prodigue les marques d'amitié et même de soumission ? Car, chez Napoléon, l'idée grandit qu'il est temps d'en finir avec cette famille divisée contre elle-même, qui corrompt l'Espagne et la paralyse, d'en finir avec ce favori dont la servilité inspire la méfiance et laisse craindre de nouvelles trahisons. Le jeu de l'empereur, à ce moment-là, est d'effrayer Godoy par son silence, par ses intentions impénétrables, par l'avance continue et inexpliquée des troupes françaises, de telle sorte que le ministre prenne le parti de fuir en Amérique avec toute la cour, avec Ferdinand lui-même, laissant la place libre. Mais à mesure qu'il sent que cette fuite, suggérée par son attitude ténébreuse, approche, la tentation grandit aussi chez l'empereur. Là-bas, régnant sur l'autre continent, comme les Bragance au Brésil, les Bourbons seraient encore une gêne. L'Espagne, privée de ses colonies, perdrait la moitié de sa valeur dans l'association contre l'Angleterre. Et quel avènement pour le nouveau roi s'il se présente devant ses sujets sans leurs domaines d'outre-mer ! Alors, un autre dessein — une première ruse — sort de ces réflexions. Les restes de la flotte française battue à Trafalgar sont encore immobilisés à Cadix. L'amiral qui les commande reçoit l'instruction secrète de retenir Charles IV s'il vient s'embarquer dans ce port.

Dans la complexité de ses combinaisons, il n'y a qu'un élément que Napoléon omette, le peuple espagnol lui-même. Par un mouvement soudain et spontané, ce peuple renverse ses calculs. Le lendemain du jour où l'empereur a écrit à Murat que l'essentiel était de rassurer tout le monde, d'éviter les violences, une émeute éclate à Aranjuez. Il est bien arrivé, comme Napoléon l'espérait, que Godoy a préparé sa fuite et celle de la cour. Mais quand ces préparatifs deviennent évidents, la foule se soulève pour empêcher le départ du prince royal, qu'elle aime contre le favori. L'émeute éclate et Charles IV, épouvanté, abdique pour éviter une révolution.

La nouvelle erreur de Napoléon, entretenue par Murat, fut de croire que cet événement imprévu résolvait tout quand il aggravait les choses et les embrouillait sans remède. Murat, joyeux, croit que le trône d'Espagne est vide. Il se garde, Charles IV ayant abdiqué, de reconnaître le prince des Asturies, alors que les Espagnols comprennent que Ferdinand VII a régulièrement et légitimement succédé à son père et qu'il est désormais leur roi. Cependant le vieux Charles IV, revenu de ses frayeurs, peut-être excité en sous-main, rétracte sa renonciation au trône, prétend qu'elle lui a été arrachée par la contrainte. La querelle du père et du fils renaît. Murat, subtilement, leur conseille de prendre Napoléon pour arbitre et d'aller plaider chacun sa cause auprès de lui. Ainsi le piège de Bayonne est déjà prêt lorsque la nouvelle des événements d'Aranjuez décide Napoléon à en finir. Le stratagème du départ ayant fait long feu, il adopte celui que Murat suggère. Par une singulière rencontre, l'instrument, le factotum qu'on emploie pour ce guet-apens tendu à d'autres Bourbons, c'est encore Savary. Homme de confiance au jugement sommaire de Vincennes, Savary reçoit la mission de surveiller Charles IV et Ferdinand, de leur faire passer les Pyrénées, de les conduire à l'antre du lion, comme il avait reçu la mission de ne pas lâcher le duc d'Enghien avant de l'avoir conduit au fossé de Vincennes. Alors, en donnant à l'Espagne un prince de sa race -il aimait à dire la quatrième race — Napoléon n'imiterait plus que de loin Louis XIV. Au lieu de l'acceptation solennelle du testament, ce serait une comédie, un tour de Scapin magistral.

Il était entré dans une aventure. Il le regrettera amèrement. Il est faux de se le représenter tout d'une pièce, inaccessible au doute, avec une âme d'airain. C'est son style, si tranchant, qui abuse. Le 27 mars, tirant la conséquence de l'événement d'Aranjuez, il offre l'Espagne à son frère Louis : Jusqu'à cette heure, le peuple (espagnol) m'appelle à grands cris. Certain que je n'aurai de paix solide avec l'Angleterre qu'en donnant un grand mouvement au continent, j'ai résolu de mettre un prince français sur le trône d'Espagne. C'est le système. Napoléon, au fond de lui-même, est-il si sûr que ce soit le bon ? Ici se place un étrange épisode, encore mal éclairci. Las Cases et Montholon ont inséré dans leurs souvenirs, à la suite d'un périodique parisien de 1819, une lettre dont la Correspondance fait état, dont la minute n'a pu être retrouvée, que Méneval, le secrétaire de l'empereur, ne se souvenait pas d'avoir écrite, que le destinataire n'avait jamais reçue, et qui, avec vraisemblance, a été arguée de faux. Datée du 29 mars 1808 et adressée à Murat, cette lettre aurait dit : Je crains que vous ne me trompiez sur la situation de l'Espagne et que vous ne vous trompiez vous-même... Je reste dans une grande perplexité... Vous avez affaire à un peuple neuf ; il a tout le courage et il aura tout l'enthousiasme que l'on rencontre chez des hommes que n'ont point usés les passions politiques. L'aristocratie et le clergé sont les maîtres de l'Espagne... Ils feront contre nous des levées en masse qui pourront éterniser la guerre. J'ai des partisans ; si je me présente en conquérant je n'en aurai plus... Le prince des Asturies n'a aucune des qualités qui sont nécessaires au chef d'une nation, cela n'empêchera pas que, pour nous l'opposer, on en fasse, un héros... Il n'est jamais utile de se rendre odieux et d'enflammer les haines... Je vous présente l'ensemble des obstacles qui sont inévitables ; il en est d'autres que vous sentirez : l'Angleterre ne manquera pas l'occasion de multiplier nos embarras. Tout y est, et même trop. C'est la prescience du passé. Ayant annoncé l'avenir avec une lucidité aussi extraordinaire, Napoléon serait impardonnable de ne pas s'être arrêté avant le pas fatal. On a cru qu'il avait lui-même forgé ce document suspect. N'est-ce pas la traduction de quelque entretien de Sainte-Hélène où l'empereur avait rappelé ses doutes du dernier moment ? Même apocryphe, la lettre contestée offre un mot que pouvaient inventer peu de personnes, un aveu que Napoléon seul était capable de faire. Il avait eu une grande perplexité. Plus tard, sachant comment avait tourné l'affaire d'Espagne, il s'en souvenait encore.

C'est que les hommes et les choses se conjuraient pour tromper Napoléon, le convaincre que ces Bourbons étaient une race finie. De lui-même, Ferdinand a pris le chemin de Bayonne. Il a hâte d'être reconnu roi par l'empereur des Français. Mais quand Charles IV et la reine apprennent que leur fils est parti, ils s'empressent de marcher sur ses pas pour plaider leur cause, se concilier le puissant allié, se placer sous sa protection. Ferdinand, à son tour, n'en est que plus pressé d'arriver le premier. Il trouve la route trop longue. Au moment de franchir la frontière, il hésite pourtant, les adjurations de quelques Espagnols clairvoyants le troublent. Il n'est pas moins troublé quand l'astucieux Savary lui fait entendre qu'il compromet tout s'il ne vient pas à Bayonne, le laisse à ses réflexions et lui rapporte de l'empereur une lettre captieuse, subtilement perfide. Maintenant le parti de Napoléon est bien pris. Il tend ses filets et Ferdinand, par peur de son père, y tombe, se décide brusquement à continuer le voyage, apaisant et rassurant la foule qui cherche à le retenir. Que Ferdinand restât en Espagne, les choses prenaient encore une fois un autre cours et la difficulté eût peut-être fait réfléchir l'empereur. Ce sont, au contraire, des facilités que la destinée lui offre comme si elle voulait à tout prix que la fortune de Napoléon allât se perdre en Espagne. Et puis, désormais, il le veut lui-même. Ordre est donné à Bessières qui commande l'armée française d'Espagne d'arrêter le prince des Asturies s'il rebrousse chemin, car il est certain qu'il se mettra sous la protection de l'Angleterre s'il refuse de venir à Bayonne, puisqu'il n'aura plus refusé que par méfiance. Le sort, cette fois, en est jeté.

Ferdinand passe enfin la Bidassoa. Il n'abandonne son royaume, ses sujets dont il est l'idole, que pour apprendre qu'il ne régnera pas et s'apercevoir qu'il est prisonnier.

Après des calculs, une longue pesée du pour et du contre, les perplexités qu'on avoue, l'occasion s'est enfin présentée. L'empereur, comme toujours, l'a saisie. Selon sa méthode, en politique et à la guerre, il a agi vite et à fond depuis que sa décision est prise. Il pense désormais que les affaires de cette dynastie l'ont trop occupé, qu'il faut qu'elle disparaisse, sinon tout se gâtera. Junot n'est-il pas en danger à Lisbonne, alors qu'il a déjà fallu aller jusque-là pour soustraire le Portugal aux Anglais ? Tout se présente maintenant à l'esprit de Napoléon comme une succession d'événements nécessaires et d'une nécessité qui impose les solutions rapides, donc brutales, extrêmes, à tous risques, parce que l'attente aussi en est un.

Cette jouissance était réservée à Bonaparte de tenir à sa discrétion les descendants de Louis XIV, de les voir s'avilit devant lui. Quand Charles IV arrive, il se jette dans les bras du grand ami, l'appelle son sauveur, et, quand il comprend que les prières sont vaines, que le parti de l'empereur est inébranlable, il joue, devant cet amateur de Corneille, le dernier acte d'une tragédie de palais. Au prix de sa propre couronne, le père se venge du fils. Il cède ses droits à Napoléon et Ferdinand, qui s'est livré lui-même, qui s'est mis stupidement à la discrétion de l'arbitre, abdique et renonce au trône à son tour. Après quoi ces deux rois s'humilient encore en acceptant les terres, les rentes que Napoléon leur offre avec l'hospitalité, Talleyrand étant chargé, pour occuper ses propres loisirs, d'héberger et d'amuser à Valençay Ferdinand et son jeune frère. Vous pourriez y amener Mme de Talleyrand avec quatre ou cinq dames. Si le prince des Asturies s'attachait à quelque jolie femme, cela n'aurait aucun inconvénient. Impassible, le prince de Bénévent accepta encore ce rôle. Il attendait son heure, il pressentait la fin. Talleyrand dédaignait. Napoléon méprisait. À quelle hauteur s'élevait son mépris lorsque, sur son ordre, l'ancien évêque d'Autun se faisait l'amuseur de princes du sang le plus noble qui venaient de s'humilier et de se dégrader devant 1'usurpateur et le parvenu ? Mais il trouvait, là aussi, une excuse devant lui-même et devant l'histoire. Ce qu'il avait fait n'était pas bien. La politique ne le commandait-elle pas ? Et ces Bourbons méritaient-ils de régner ? L'intérêt de la France et de l'Europe, la conduite de la guerre contre les Anglais, est-ce que cela ne passait pas avant tout et ne faisait pas taire les scrupules ?

À cette date, un rapport de Champigny, mémoire justificatif corrigé de la main de Napoléon, présente l'affaire d'Espagne sous la forme d'un raisonnement serré, la met en syllogismes. Après un historique des infidélités de l'Espagne et de ses intelligences avec l'ennemi, un tableau de son gouvernement débile et de son administration arriérée, un rappel du principe de la politique française, invariable depuis un siècle, qui était d'avoir une sécurité complète du côté des Pyrénées, le mémoire disait : L'objet le plus pressant est la guerre contre l'Angleterre. L'Angleterre annonce ne vouloir se prêter à aucun accommodement. L'impuissance de faire la guerre la déterminera seule à conclure la paix. La guerre contre elle ne peut donc être poussée avec trop de vigueur. L'Espagne a des ressources maritimes qui sont perdues pour elle et pour la France. Il faut qu'un bon gouvernement les fasse renaître, les améliore par une judicieuse organisation et que Votre Majesté les dirige contre l'ennemi commun pour arriver enfin à cette paix que l'humanité réclame, dont l'Europe entière a si grand besoin. Tout ce qui conduit à ce but est légitime. Telles sont, pour conclure, les circonstances qui ont obligé l'empereur à prendre sa grande détermination. La politique la conseille, la justice l'autorise, les troubles de l'Espagne en imposent la nécessité. Votre Majesté doit pourvoir à la sécurité de son Empire et sauver l'Espagne de l'influence de l'Angleterre.

Et que telles soient les raisons par lesquelles Napoléon s'est déterminé, on n'en doute plus quand on le voit, de Bayonne même, dès que la double abdication est acquise, s'occuper de tirer parti des ressources de l'Espagne et de lui refaire une marine afin de ranimer la guerre navale contre l'Angleterre, quand on lit les instructions à Decrès aussi nombreuses, aussi pressantes qu'au temps de Boulogne. Tout est tendu vers la reprise des opérations de mer, tout est expliqué, et, pour l'Empereur, justifié par là. Sur les chantiers de France, d'Espagne, d'Italie, de Hollande, des navires seront construits. Il faut aller vite. Napoléon calcule que, d'ici un an, en comprenant la flotte russe, il disposera de 130 vaisseaux de ligne, une force capable de venir à bout des Anglais.

Il ne manque à tout cela que le consentement de la nation espagnole. L'empereur ne doute pas de l'avoir. N'a-t-il pas dit : Quand j'apporterai sur ma bannière les mots liberté, affranchissement de la superstition, destruction de la noblesse, je serai reçu comme je le fus en Italie et toutes les classes vraiment nationales seront avec moi. Vous verrez qu'on me regardera comme le libérateur de l'Espagne. C'était la doctrine de la Convention, au temps des guerres de propagande. C'en était le style et jamais l'effet n'en fut plus manqué. Les proclamations de l'empereur, l'assurance solennelle que les couronnes de France et d'Espagne demeureraient à jamais distinctes, que la religion catholique resterait la seule religion, ces promesses ne portèrent pas davantage. Pourtant Napoléon se flattait d'acquérir des titres éternels à l'amour et à la reconnaissance de l'Espagne et ces mots, que l'histoire rend cruellement ironiques, furent affichés sur les murs : Je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir en disant : il est le régénérateur de notre patrie !

Jamais encore Napoléon ne s'est aussi gravement abusé et il s'est abusé comme un idéologue. Il se savait sujet à l'erreur. Je me suis si souvent trompé que je n'en rougis pas, avait-il dit un jour à Talleyrand avec le sentiment que sa supériorité lui permettait un tel aveu. Ici, l'erreur est totale et, par elle, il est dit que tout conspirera à lui nuire, que les moindres circonstances tourneront contre lui.

Peut-être, après tout, dans le premier moment de la surprise, devant le trône vide, l'Espagne eût-elle accepté un roi de la main de Napoléon. Murat lui plaisait assez. Napoléon l'a écarté, trouvant plus digne de la nation espagnole de lui donner Louis ou Joseph. Mais Louis, pressenti le premier, répond par un refus. Joseph fait des difficultés. Temps perdu pendant lequel les Espagnols se disent ou se laissent dire que Napoléon veut régner lui-même, les conquérir, les annexer. La mauvaise volonté des frères est une nouvelle complication et il sera dit que toujours la famille, en desservant celui auquel elle doit tout, se sera desservie elle-même.

Il y a aussi, pour achever l'illusion de l'empereur, la journée d'émeute qu'il a prévue, qu'il eût mieux aimé éviter (il l'avait assez dit à Murat), mais qui, si elle se produisait, entrait tout de même dans ses calculs comme une occasion de démontrer à l'Espagne la vanité de la résistance. Le 2 mai, le peuple de Madrid s'est soulevé pour s'opposer au départ des enfants qui vont rejoindre la famille royale à Bayonne, quelques soldats français ont été tués et, en peu d'heures, Murat a rétabli l'ordre à coups de mitraille. Non seulement l'empereur se sert de cet événement pour effrayer Ferdinand, l'accusant d'avoir fomenté l'insurrection, le rendant responsable du sang versé afin d'obtenir sa renonciation plus vite, mais il se flatte que les mutins, s'il y en a dans le reste de l'Espagne, se le tiendront pour dit après une répression énergique et rapide. La sédition de Madrid eut bien un effet. Pour comble d'infortune, cet effet acheva de tromper l'empereur. La bourgeoisie madrilène avait eu peur des sanglantes manifestations de la populace et souhaité qu'une autorité établie par les soins des Français en prévînt le retour. Elle pesa sur la junte pour qu'une délégation se rendît à Bayonne et offrît le trône à Joseph. La mitraille de Murat, les têtes coupées au vol par les terribles mamelouks lancés au galop sur la foule, cette correction semblait avoir été bienfaisante, tandis que la nouvelle, propagée à travers l'Espagne, allumait l'insurrection et l'esprit de vengeance. Supposons qu'après le guet-apens du Zappeïon et, en représailles, la déposition du roi Constantin, la Grèce tout entière eût pris les armes et qu'il eût fallu, village par village, la conquérir jusqu'au fond du Péloponnèse. Les Alliés de 1917 eussent été moins étonnés que l'empereur quand il vit l'Espagne entière soulevée.

C'était encore un de ses principes que les hommes supportent le mal lorsqu'on n'y joint pas l'insulte. Il voulait le bien et le progrès de la nation espagnole, il lui apportait l'ordre et les lumières et il croyait avoir assez ménagé l'orgueil castillan en sollicitant avec adresse la double renonciation du roi et de son fils, en leur rendant des honneurs royaux, en leur assurant une retraite dorée, en témoignant des égards particuliers à celui qu'il appelait l'infortuné Charles IV. L'insulte, à ses yeux, eût été de renverser brutalement cette dynastie, ce qu'il se félicitait d'avoir évité. Il n'imaginait pas que l'Espagne dût prendre fait et cause pour la légitimité, alors qu'il s'agissait d'une famille qui ne régnait pas depuis plus d'un siècle, et nul ne paraissait moins digne d'amour que Ferdinand VII dont il venait de voir de près la triste figure et le caractère sans grandeur. Quand il pensait que les Français avaient guillotiné l'excellent Louis XVI, il ne lui venait pas à l'idée que les Espagnols se sacrifieraient pour ce mauvais fils, bête au point que je n'ai pu en tirer un mot... indifférent à tout, très matériel, qui mange quatre fois par jour et n'a idée de rien. Comme beaucoup d'hommes très intelligents, l'empereur, toujours prompt à trouver que les autres étaient des bêtes, n'en calculait pas moins comme si l'espèce humaine se décidait par la raison. Le fanatisme le déconcertait.

Tandis que le peuple espagnol, en haine de l'étranger et par entêtement d'indépendance, prenait Ferdinand VII pour drapeau et pour idole, Joseph, quittant avec regret Naples qui passait à Murat, faisait une entrée mélancolique et de mauvais augure dans son nouveau royaume. Il y trouvait çà et là quelques grands seigneurs pour le servir, pas un palefrenier. Avec clairvoyance, il écrivait à son frère, dès le lendemain de son installation, à l'Escurial : Vous vous persuaderez que les dispositions de la nation sont unanimes contre tout ce qui a été fait à Bayonne. Éclairé lui-même, sans convenir de l'erreur — et puis il est trop tard pour reculer — Napoléon a déjà pris ses mesures pour inonder l'Espagne de ses troupes, ne doutant pas d'étouffer les insurrections qui éclatent, estimant impossible que des bandes de fanatiques fussent capables de tenir en échec les soldats qui avaient battu tous ceux de l'Europe. Un accident, une première trahison de la fortune décideraient autrement. L'Espagne qui, sous un roi français, devait être une auxiliaire, deviendra un boulet. Tout ce qui a été fait pour interdire la péninsule à introduira les Anglais qui prendront pied sur le continent. Chose pire, quoique moins visible, l'instrument de la puissance, celui qui permet d'imposer à l'Europe la dure loi du blocus, la Grande Armée, cette phalange invincible, sera désormais coupée en deux. Comme la Convention avait eu contre elle l'Europe et les Vendéens, l'empereur aura aussi l'Espagne, plus grande Vendée.

Le fanatisme, Bonaparte l'a déjà rencontré en Egypte, où il a déployé sa virtuosité de manieur d'hommes. En Espagne, l'exaltation nationale et religieuse lui prépare une guerre épuisante et des difficultés inconnues. Et à quel moment ? Lorsque l'empereur, pour les mêmes raisons qui ont déterminé son intervention à Lisbonne et à Madrid, vient de se mettre en conflit avec la papauté.

Pourquoi Napoléon qui, dès la campagne d'Italie, ménageait Rome, qui avait compris l'importance de l'Eglise catholique, qui en avait recherché l'appui et la bénédiction, s'est-il laissé entraîner contre le pontife à des violences qui détruisaient l'effet moral du sacre ? La cause ne change pas. Souverain temporel, Pie VII refusait de rompre avec l'Angleterre, invoquant les intérêts spirituels dont il avait la charge. L'empereur s'adressait au chef des Etats pontificaux, le sommait de prendre les mesures commandées par le blocus continental, lui représentait que Rome ne pouvait rester, entre le royaume d'Italie et le royaume de Naples, comme une enclave ouverte aux Anglais. Pie VII répondait que, père de tous les fidèles, toutes les nations étaient égales pour lui, et que, pour protéger les intérêts catholiques, où qu'ils fussent, il avait le devoir de rester en communication avec les gouvernements. La politique de l'empereur exigeait. Le devoir du pape aussi. La querelle, qui était sans issue, durait depuis longtemps. Toutefois, comme pour l'Espagne, c'est seulement après Tilsit, qui semblait lui permettre tout, que Napoléon s'occupa de l'affaire romaine avec la volonté d'en finit et de ne plus souffrir au blocus cette autre fissure pour que le blocus fût efficace. Mis en demeure d'entrer dans la confédération italienne et de faire cause commune avec elle et avec la France, Pie VII refuse encore de prendre une attitude qui l'eût rendu belligérant. Une partie de ses Etats était déjà occupée par les troupes françaises. Le 2 février 1808, l'empereur exécute sa menace. Le général Miollis prend possession de Rome.

Ici, il ne faut rien exagérer ni croire qu'un cri de réprobation s'éleva en Europe. Le scandale de la profanation fut peut-être encore moins grave qu'il ne devait l'être, soixante-deux ans plus tard, quand le nouveau royaume d'Italie s'emparerait à son tour de la cité pontificale. Les démêlés du Saint-Siège avec les gouvernements n'étaient pas nouveaux. Napoléon rappelait avec complaisance que saint Louis n'avait rien cédé sur ses droits, ce qui, ajoutait-il ironiquement, ne l'a pas empêché d'être béatifié. Il s'autorisait encore de Louis XIV, bien qu'il s'abstînt toujours de nommer Philippe le Bel. Le fait est que l'Europe se tut, laissa faire, tandis que l'empereur comptait que la présence à Rome de quelques régiments suffirait, qu'elle imposerait au pape et viendrait vite à bout de sa résistance. Comme dans l'affaire d'Espagne, son erreur est de croire à un arrangement rapide, par des combinaisons de force et d'habileté, persuadé qu'il a tout prévu. Sans doute il va, dès ce moment, jusqu'à envisager la réunion pure et simple des États pontificaux à l'Empire, si, par hasard, la cour de Rome ne cède pas, mais en se flattant que tout cela se fera insensiblement et sans qu'on s'en soit aperçu. Et comme pour l'Espagne encore, ce n'est pas seulement à l'excellence de ses calculs qu'il se fie. Il se croit bien renseigné. À Rome l'entourage du pape, la plus grande partie du Sacré-Collège pense qu'il faut à tout prix éviter une rupture. De Paris, le légat Caprara, fort effrayé, fait dire qu'il serait insensé de résister à l'empereur et de lui refuser la chose à laquelle il tient, qui est essentielle à sa politique, l'entrée du Saint Siège dans un système fédératif avec la France contre les Anglais, système qui ne serait en rien contraire aux devoirs du père commun des fidèles et aux traditions de la cour de Rome.

Napoléon fut gravement désappointé et irrité quand il apprit que, loin de céder, Pie VII protestait contre l'occupation, rappelait le légat de Paris, ne s'effrayait pas d'une rupture. Par surcroît, ces nouvelles lui arrivèrent à Bayonne, au moment de la grande incertitude que lui donnait le règlement espagnol. Il vit très bien que, détrôner à la fois le roi d'Espagne et le pape, c'était multiplier les difficultés et qu'il n'était pas opportun de se mettre à la fois sur les bras une guerre religieuse de l'autre côté des Alpes et une guerre politique par-delà les Pyrénées. Et il comprenait que, dans l'instant où il s'efforçait de rassurer l'Espagne catholique, où il lui promettait que sa foi serait respectée, un conflit avec l'Eglise serait désastreux. Il était donc d'avis de temporiser et de s'en tenir, pour ne pas avoir l'air de reculer, à quelques mesures d'intimidation, lorsque Pie VII, après avoir obéi à sa conscience, se laissa emporter lui-même par la lutte. Le pontife qui avait été heureux de signer le Concordat, qui avait regardé Bonaparte comme le restaurateur de la religion, qui lui avait apporté l'onction du sacre, dénonçait maintenant l'indifférentisme de l'empereur, protecteur de toutes les sectes et de tous les cultes. Il mettait à nu, devant les fidèles, ce système qui ne suppose aucune religion et avec lequel la religion catholique ne pouvait faire alliance, de même que le Christ ne peut s'allier avec Bélial. Enfin, il était interdit aux sujets du Souverain Pontife, tant ecclésiastiques que laïques, de prêter serment aux autorités françaises, de servir, d'aider et d'appuyer ce gouvernement intrus.

C'est le temps où Joseph, venant prendre possession de son trône, est appelé, aussi, roi intrus, où le clergé espagnol soulève le peuple, où l'Espagne s'insurge, où, de jour en jour, Napoléon doit découvrir qu'il ne s'agit pas d'une poignée de fanatiques à réduire, de quelques bandes de brigands à disperser, mais d'une conquête difficile qui commence. Les affaires romaines ajoutent à sa mauvaise humeur. Il n'en parle pas, elles l'ennuient, et il affecte de s'en désintéresser, de laisser aller les choses, ne pouvant plus battre en retraite. Quand le général Miollis, contraint de faire respecter son autorité et de prévenir des troubles, prend des mesures de rigueur, Napoléon n'approuve ni ne blâme. Il se contente de recommander le silence. Un jour Miollis, craignant une révolte des Etats romains, a résolu de frapper un coup, et, dans le propre palais de Pie VII, fait arrêter son premier ministre, le cardinal Gabrielli. Instruit de l'événement, Napoléon se hâte d'écrire au vice-roi Eugène : Ayez soin qu'il ne soit question de cela dans aucune gazette et que cela ne fasse aucune espèce de bruit. C'était le 17 juillet. Deux jours plus tard un autre événement survenait, qu'il serait impossible de dissimuler à l'Europe, le désastre de Baylen, premier échec militaire de l'Empire, premier ébranlement de l'édifice.

Un seul homme a reçu de Napoléon des injures aussi violentes que l'amiral Villeneuve. C'est le général Dupont. Depuis que le monde existe, il n'y a rien eu de si bête, de si inepte, de si lâche... Dupont a flétri nos drapeaux. Quelle ineptie ! Quelle bassesse ! Dupont avait un bon passé militaire. Il comptait dans sa carrière plusieurs actions d'éclat. On le donnait pour un futur maréchal. Une défaillance le fit capituler devant les insurgés espagnols, anéantissant les résultats de la journée de Medina de Rio Seco, où Bessières venait de remporter une victoire qui semblait assurer le trône à Joseph comme la victoire de Villaviciosa l'avait assuré au petit-fils de Louis XIV, Baylen. C'est un Trafalgar terrestre, mais un Trafalgar honteux puisque Dupont, démoralisé après de fausses manœuvres et des combats malheureux, s'est rendu en rase campagne, sans avoir tenté un dernier effort pour culbuter l'ennemi qui, on le sut ensuite, manquait de munitions, et puisque au lieu d'une lutte inégale contre la première marine du monde, c'était à de mauvaises troupes espagnoles aidées par des bandes de paysans que 20.000 soldats français d'élite avaient été livrés. Et ce n'est pas par un rapprochement arbitraire que Trafalgar est nommé ici. Un désastre en appelait un autre. Sans doute, Dupont était aventuré en Andalousie et, de loin, Napoléon suivait sa marche avec une certaine anxiété. Mais il fallait arriver rapidement à Cadix, où les restes de l'escadre française, réfugiés là depuis la défaite de Villeneuve, étaient en péril. Les secours n'arrivant pas, l'amiral Rosily et ses marins durent se rendre à la Junte de Cadix. Ainsi tournaient les espérances de Napoléon qui, six semaines plus tôt, grâce à l'Espagne régénérée, se voyait à la tête d'une flotte égale à celle de l'Angleterre.

Horrible catastrophe... événement extraordinaire.... coup du sort... résultat de la plus inconcevable ineptie... ce qui pouvait arriver de pire... L'empereur aperçut, dès l'instant où lui arriva la funeste nouvelle, les conséquences de Baylen. Elles devaient dépasser ses craintes. Ce n'était rien que 20.000 hommes perdus. Il en était encore, au temps où il avait 100.000 hommes de rente, et, comme disait Thiébault, ce qu'il venait de perdre en Andalousie n'équivalait pas à deux mois de ses revenus. Après avoir exhalé sa colère, menacé Dupont et ses lieutenants du peloton d'exécution, il affecta de ne plus penser à ces imbéciles. Mais les Espagnols étaient exaltés d'un succès aussi prodigieux remporté sur la première armée du monde par des troupes sans réputation et des chefs sans nom. L'effet moral était immense, décuplait la force de l'insurrection, humiliait et décourageait les Français.

En peu de jours, c'est une débâcle. Joseph, à peine entré à Madrid, et regrettant amèrement son royaume de Naples, prend, à la nouvelle de Baylen, le parti de laisser là son trône et de se rapprocher de la France. Il ne me reste pas un seul Espagnol qui soit attaché à ma cause, écrit-il à son frère. Et par une comparaison humiliante pour la quatrième race : Philippe V n'avait qu'un compétiteur à vaincre, moi j'ai une nation tout entière. Bessières lui-même, le vainqueur de Medina de Rio Seco, se replie vers les Pyrénées. L'empereur adjure tout le monde de tenir, annonce des renforts quand déjà l'Espagne n'est plus occupée que jusqu'à l'Ebre. Et de ces premières conséquences, il en sort d'autres. Les Anglais mettent le pied dans la péninsule sous un chef qui s'appelle Sir Arthur Wellesley et qui s'appellera Wellington. Les communications sont coupées avec le Portugal, qui se soulève à son tour, tandis que les Anglais y débarquent également. Junot, dans cet isolement, perd la tête, se fait battre à Vimeiro. Un mois après Baylen, le duc tout frais d'Abrantès capitule à son tour, bien que, du moins, l'honorable convention de Cintra assure à son armée ce retour en France que les soldats de Dupont n'ont pas obtenu. Mais la flotte russe, appoint sur lequel, pour la guerre navale, Napoléon a tant compté, est prise à Lisbonne et conduite en Angleterre. Ainsi s'effondre l'entreprise politique qui, sortie du décret de Berlin et de la paix de Tilsit, a commencé par le traité de Fontainebleau.

Devant ce revers, dont il mesure d'autant mieux l'étendue qu'il est encore tout près de ses perplexités de Bayonne, quelle est l'attitude de Bonaparte ? Ce n'est plus Madrid, c'est Paris d'abord, et puis Berlin, Vienne, Rome, Pétersbourg qu'il regarde. Avant de penser de nouveau à l'Espagne, il pense à la France, à l'Europe. Il écrit à Joseph, le jour même où il apprend la catastrophe de Baylen : Des événements d'une telle nature exigent ma présence à Paris. L'Allemagne, la Pologne, l'Italie, etc., tout se lie. Ma douleur est vraiment forte lorsque je pense que je ne puis être en ce moment avec vous et au milieu de mes soldats. C'est son premier échec. Il est anxieux, pressé de connaître l'état de l'opinion. Il peut maintenant se réjouit d'avoir supprimé le Tribunat qui eût peut-être critiqué, blâmé, demandé des comptes. Mais il doit s'assurer que son autorité, si neuve encore, n'est pas ébranlée, que son prestige reste intact, que le grand empire ne vacille pas. Bien qu'il ait hâte de rentrer dans sa capitale, il fait un détour par les départements de l'Ouest. Il tient à ne pas manquer la visite qu'il leur a promise, à connaître l'esprit du peuple de la Vendée, s'en dit à plusieurs reprises extrêmement satisfait parce qu'il a craint, sans doute, que le soulèvement de l'Espagne, cette Vendée agrandie, et le conflit avec le Saint-Siège n'eussent là du retentissement.

Toute petite chose, minime satisfaction. Ses inquiétudes vont bien plus loin. Si l'affaire de Bayonne avait réussi, l'abdication forcée des Bourbons d'Espagne passerait comme l'exécution du duc d'Enghien a passé. Mais l'armée française bat en retraite, Joseph a évacué Madrid où Ferdinand VII est proclamé seul et vrai roi de la nation espagnole. Alors, pour l'Europe, Bayonne n'est plus qu'un guet-apens, un attentat dont on rapproche, par une indignation qui retarde, le rapt d'Ettenheim et le drame de Vincennes. Telle est la justice du monde. Napoléon en raisonnera très bien à Sainte-Hélène : Le tout demeure fort vilain puisque j'ai succombé. Son premier échec détermine un accès de vertu. Dans une Europe qui en a vu, fait, accepté bien d'autres — à commencer par les partages de la Pologne — on se met à parler avec pudibonderie des violences de Napoléon. Après Vincennes, la cour de Vienne avait fait savoir qu'elle comprenait les nécessités de la politique. Après l'entrée du général Miollis à Rome, elle avait répondu à la protestation du pape que sa lettre circulaire n'était bonne qu'à lui attirer de nouveaux désagréments. Depuis que les affaires d'Espagne se gâtent, l'Autriche arme, bien pourvue d'argent anglais, et prétend qu'il n'y a plus de sécurité pour aucun trône après l'abdication trop bien provoquée de Charles IV. Ces armements, la guerre qu'ils annoncent, Napoléon veut en avoir le cœur net. Dès le lendemain de son retour à Paris, le 15 août, jour de sa fête, à l'audience du corps diplomatique, grande scène à Metternich, mais point d'orage, une discussion ferme et courtoise, une tentative pacifique, un effort pour renouer. On dirait qu'il cherche à convaincre plutôt qu'à intimider, tout en montrant qu'il n'est pas intimidé lui-même : L'Autriche veut donc nous faire la guerre ou elle veut nous faire peur ? Et puis : Vous avez levé 400.000 hommes ; je vais en lever 200.000. Bientôt il faudra armer jusqu'aux femmes. C'est vrai qu'il va, de son côté, pour être prêt à tout, appeler encore 80.000 conscrits. Il faut que l'Autriche sache bien ce qu'elle risque en le provoquant. Il y a l'alliance russe. Napoléon se croit sûr d'Alexandre. L'empereur de Russie sera contre vous. En disant ces mots, Napoléon regardait, pour provoquer son assentiment, l'ambassadeur Tolstoï dont le visage restait de glace. Il poursuivait néanmoins, essayant de séduire l'Autriche en l'associant à un partage de la Turquie, aux grands projets, toujours si brumeux, sur l'Orient. À la fin, comme dans la grande scène de 1803 à Lord Whitworth, radouci, presque bonhomme, cherchant la réconciliation, la confiance : Justifiez vos dispositions pacifiques par vos actes comme par vos discours. De mon côté, je vous donnerai toute la sécurité que vous pouvez désirer. Une nouvelle guerre avec l'Autriche, c'est, dans l'instant surtout, la complication la moins souhaitable. Napoléon se sert de tous les arguments pour l'écarter.

Il voit, en France, l'opinion troublée, mauvaise, l'Espagne à soumettre, l'Anglais encouragé, une nouvelle révolution de palais à Constantinople. S'il faut ajouter un conflit avec la cour de Vienne, que deviendra ce qu'il avait conçu comme le résultat de Tilsit ? Est-ce que le grand ouvrage de sa politique ne sera pas remis en question ? Pourtant, c'est encore sur l'alliance russe qu'il se repose, par elle que, dans cette heure d'alarme et de doute, il réconforte les Français. Mon alliance avec l'empereur de Russie ne laisse à l'Angleterre aucun espoir dans ses projets, dit son message au Sénat. S'il est rentré à Paris au lieu de se porter de sa personne au secours de Joseph pour réprimer l'insurrection espagnole, c'est qu'il a besoin de tranquillité en Europe pour ramener, depuis les bords de l'Elbe, les soldats dont il inondera l'Espagne. La sécurité qu'il vient de promettre à l'Autriche, c'est à lui qu'elle est nécessaire. Il la cherche toujours auprès d'Alexandre, après quoi seulement il pourra se retourner du côté de Madrid avec un esprit libre d'inquiétude. Et, pensant tout haut devant Savary : Si je laisse mon armée en Allemagne, je n'aurai pas la guerre ; mais comme je suis dans l'obligation de la retirer presque en totalité, aurai-je pour cela la guerre ? Il ajoutait : Voilà le moment de juger de la solidité de mon ouvrage de Tilsit.

Affirmer devant l'Europe l'amitié inaltérable des deux empereurs, l'affirmer avec un éclat qui impose, et puis me donner le temps de finir avec cette Espagne, c'est l'idée d'Erfurt et de son parterre de rois, où l'empereur François manque seul. Celui-là n'a pas été invité parce que Napoléon se propose de demander à Alexandre l'engagement de ne pas laisser impunies les menaces de l'Autriche, mais la Cour de Vienne n'a pas manqué d'envoyer ses meilleurs diplomates à ce congrès. Dix-huit jours d'un théâtre prestigieux, de galas, d'une mise en scène somptueuse autant que le décor de Tilsit était nature, moins sincère encore. Les figurants d'Erfurt, ce sont les vassaux de la Confédération germanique dont trois doivent leur couronne à Napoléon. À l'un, pour étonner la table où il nourrit tout ce monde, il lance une fois le fameux : Taisez-vous, roi de Bavière, regardez l'homme vivant avant de vous occuper de ses ancêtres, qui est du théâtre aussi, mais non de Corneille, de Victor Hugo. Et de même, il se plaît à dire devant ces princes, à la façon d'un Ruy Blas : Quand j'étais lieutenant d'artillerie... Il a mobilisé Talma ; la levée en masse de la tragédie, disait en se moquant Metternich. Il se sert de tout et de tous, Comédie-Française, cuisine française, grands noms de la noblesse française, la vieille, admirable pour représenter dans une cour, et non la nouvelle : L'imbécile qui ne sait pas faire la différence entre une duchesse de Montmorency et une duchesse de Montebello ! L'empereur a la virtuosité d'un impresario. Il n'oublie ni Gœthe ni Wieland, les convoque pour rendre hommage aux lettres, à cette culture dont les Allemands sont fiers, et il importe de plaire à l'Allemagne. Il déploie tous ses dons de séduction, toutes les ressources, force, richesse, intelligence. Erfurt doit être un Camp du Drap d'Or plus parfait, pour faire oublier, là-bas, les échecs, Baylen et Cintra, la fuite inglorieuse du roi intrus, l'abandon du premier siège de Saragosse, et cette autre levée en masse, celle des Espagnols, de leurs moines et de leurs crucifix.

L'esprit d'Erfurt n'était déjà plus celui de Tilsit. Alexandre s'est ressaisi, le charme agit moins parce que le tsar n'a plus le même intérêt à le laisser agir. Lui aussi, à sa manière, il fait du théâtre. Lorsque, devant le royal parterre, Talma déclame : L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux, Alexandre serre la main de Napoléon, il lui dit : Je m'en aperçois tous les jours. Mot qui n'engage à rien, à moins qu'il ne soit à double sens, avec une allusion ironique à l'autre ami, Charles IV.

En famille, Alexandre s'épanchait. Il confiait à sa sœur Catherine, en a parte, comme sur la scène aussi : Bonaparte me prend pour un sot. Rira bien qui rira le dernier. Dans une autre lettre, à sa mère, il explique qu'il a fallu, après Friedland, entrer pour quelque temps dans les vues de la France afin de pouvoir respirer librement et augmenter nos forces pendant ce temps précieux.

Napoléon n'a pas subi, en Espagne, un revers assez grave, il est encore trop puissant pour qu'il soit prudent de rompre avec lui. Le tsar calcule qu'il vaut mieux l'entretenir dans son illusion et se faire payer, par le droit d'occuper la Finlande et les principautés roumaines, cette alliance qui est, pour l'un des empereurs, la pièce essentielle de son système, pour l'autre un moyen de gagner des provinces et du temps. Il y a aussi, pour Napoléon, la question du divorce avec Joséphine et du mariage avec une grande-duchesse, du lien de famille à créer avec Alexandre pour sceller cette amitié, bienfait des dieux. Laquelle des sœurs du tsar demander ? Catherine, ou la petite Anne ? Mais Napoléon craint de s'exposer à un refus. Et comme il évite ce sujet de conversation, Talleyrand et Caulaincourt en étant chargés, Alexandre se garde de l'aborder lui-même, se tient sur une prudente réserve. Tout cela fait beaucoup de réticences qui rendent le tsar différent de ce qu'il était à Tilsit. Et surtout il se refuse à menacer l'Autriche, qu'il ménage, tandis que, pour lui plaire, Napoléon évacue une partie de la Prusse dont il réduit la contribution de guerre. C'est qu'il poursuit son idée, la fédération du continent. L'alliance prussienne jointe à l'alliance russe, la France ne craindrait vraiment plus rien et l'Angleterre aurait tout à craindre si Erfurt n'était pas du théâtre, même aux heures où ne joue pas Talma.

Napoléon sera la dupe d'Erfurt. Et d'abord, pourquoi, après avoir écarté Talleyrand des affaires, l'a-t-il rappelé à l'activité ? C'est qu'à l'empereur, toujours variable parce qu'il se sent mal assis, et changeant parce que les circonstances changent sans cesse, il faut, cette fois, pour cette opération de consolidation diplomatique, un homme subtil et d'entregent, un diplomate d'ancien régime et de grand nom. Talleyrand, à Erfurt, passe pour avoir trahi. Sa trahison a consisté à faire une autre politique que celle de son maître et à révéler aux puissances étrangères les instructions qu'il avait reçues. En réalité, c'est un jeu très complexe. Tout en prenant pour lui-même des garanties d'avenir, Talleyrand s'imagine que, plus perspicace et plus raisonnable que Napoléon, il le sert. Alarmé de l'extension des conquêtes, il veut appliquer sa loi du possible à ce qui n'est depuis longtemps, à ce qui n'était déjà, avant le consulat, que la recherche de l'impossible. Il pense que tout cela, étant démesuré, doit mal finir et il tente de rappeler Napoléon à la mesure, comme s'il dépendait de Napoléon de se modérer. Ne pouvant le convaincre, il en est venu à cette idée dangereuse de l'y contraindre. Il le calmerait en poussant la Russie et l'Autriche à la résistance. La pénétration de Talleyrand lui faisait comprendre que l'empereur s'aveuglait sur l'alliance russe et craindre que, par la confiance qu'il en tirait, il n'allât s'égarer encore plus loin, par un partage de la Turquie, dans des aventures orientales. Que le tsar lui tînt tête, et Napoléon serait arrêté, immobilisé pour son propre bien. Talleyrand était pourtant le plus aveugle des deux quand il croyait à la possibilité de conserver les conquêtes en les limitant. Il méconnaissait à la fois les exigences d'une lutte inégale contre 1'Angleterre et la résolution avouée ou secrète des grandes puissances de ramener la France à ses anciennes frontières et de ne lui laisser aucune de ses annexions. Alors le jeu que Talleyrand croyait subtil devenait naïf. Lorsqu'il conseillait à Alexandre de tenir tête à Napoléon, c'était pour que, l'alliance étant ébranlée, Napoléon cessât de croire que tout lui était permis. Lorsqu'il informait Metternich des projets de l'empereur sur l'Orient et suggérait à la cour de Vienne de surveiller à la fois Alexandre et Napoléon et de jouer le rôle d'arbitre, il croyait continuer la politique d'équilibre qui, avant la Révolution, avait été celle de la France. Il ne voyait pas que les circonstances avaient changé aux yeux des autres puissances et que l'équilibre avait été rompu par la réunion de la Belgique et de la rive gauche du Rhin. Alors Alexandre et Metternich accueillent et encouragent les confidences de Talleyrand. Ils s'en servent pour leurs propres fins, concluant que la confiance en Bonaparte a baissé, puisque, dans son entourage même, un homme investi de hauts pouvoirs ne craint pas d'avoir avec eux des intelligences, enveloppées, eût dit Bossuet, dans l'obscurité d'une intrigue impénétrable et qui, à ce prévoyant du lendemain, assurent déjà une place au congrès de la paix future.

Napoléon quitte Erfurt trompé, trahi, ne s'avouant pas que l'esprit de Tilsit s'évapore, triste pourtant comme après une fête manquée. Ayant, le jour du départ, cheminé quelque temps avec Alexandre, on le vit, après les adieux, revenir muet et pensif. Jamais plus les deux empereurs ne se reverraient. Ces diables d'affaires d'Espagne me coûtent cher, disait Napoléon dressant le bilan d'Erfurt. Et pourtant il a obtenu ce qui, dans l'immédiat, lui importe. Il a renouvelé l'alliance russe à un prix qui n'est pas trop élevé, puisque, moins imprudent que Talleyrand ne le pense, il a encore écarté le partage de la Turquie, réservé Constantinople. S'il se méfie de l'Autriche, il se croit assuré qu'elle ne l'attaquera pas tout de suite. Il a carte blanche et, pendant trois mois, les mains libres pour rétablir ses affaires en Espagne. Il n'en demande pas plus, et c'est ce qu'il s'était dit, devant Savary, avec un doute : En retirant l'armée de Prusse, je vais faire rapidement l'affaire d'Espagne. Mais aussi, qui me garantira de l'Allemagne ? Nous allons le voir.

Il n'espère pas de réponse de l'Angleterre à l'offre de paix qu'il lui a adressé de concert avec Alexandre. C'est un rite. Pour l'opinion, en France et en Europe, il faut toujours établir ce qui est vrai, c'est-à-dire que l'Angleterre est cause de la continuation des hostilités. Et la réponse négative de Canning exprime le sentiment du peuple anglais qui en est à reprocher à ses généraux de l'avoir humilié en ne retenant pas l'armée de Junot prisonnière à Cintra comme celle de Dupont l'a été à Baylen. Le gouvernement britannique met cette condition, qu'il sait d'avance inacceptable — et, à défaut de celle-là, il en mettrait une autre — qu'à tous les pourparlers de paix les insurgés espagnols prendront part. Il ne reconnaît pour roi d'Espagne que Ferdinand VII et il affecte toujours d'ignorer qu'il y a un empereur en France. Ainsi il existe au moins un lieu où Erfurt n'éblouit pas, où l'alliance russe n'en impose pas. C'est Londres.

Maintenant il ne s'agit plus de passer la Manche et de faire bivouaquer devant Westminster les grenadiers de la Garde. Grave déclin depuis les vastes espérances de Boulogne. Il faut rentrer à Madrid et jeter à la mer l'armée anglaise qui est venue donner la main à l'Espagne insurgée.

De retour à Saint-Cloud le 18 octobre, Napoléon, dès le 29, reprend sans goût, sans entrain, la route des Pyrénées. Cette Espagne l'ennuie. Tout y a tourné contre ses calculs, elle s'est mise à la traverse de ses projets, elle lui a valu son premier revers depuis Saint-Jean-d'Acre, son premier déboire. C'est un boulet qu'il traînera et il l'appellera un chancre. D'avance cette campagne le rebute, bien qu'il la prépare méthodiquement, avec le même soin que les autres. Se battre contre des bandes de paysans, dans un pays de fanatiques où un ennemi s'embusque derrière chaque rocher, mais où il n'y a plus de gouvernement ni d'Etat, où, par conséquent, il est impossible d'en finir par quelques marches foudroyantes, c'est une corvée qui l'irrite. À Joséphine qui lui demande : Tu ne cesseras donc pas de faire la guerre ? il répond avec mauvaise humeur : Est-ce que tu crois que ça m'amuse ? Va, je sais faire autre chose que la guerre, mais je me dois à la nécessité et ce n'est pas moi qui dispose des événements : j'y obéis. Et les hommes le mécontentent encore plus que les choses. Il s'aperçoit encore que, là où il n'est pas, on ne commet que des fautes, que ses ordres sont mal exécutés, que ses instructions mêmes ne sont pas suivies ou ne sont pas comprises et qu'il faudrait qu'il fût partout alors que les événements étendent le nombre des difficultés auxquelles il doit faire face.

Les difficultés, on ne peut pas dire qu'il les aime ni qu'il les cherche. Elles sortent toutes seules des solutions qu'il croit avoir trouvées. Et pourtant elles ne le prennent jamais sans une idée qui s'applique à la situation. Avec rapidité et sang-froid, il résout toujours les problèmes. Tandis qu'il traverse les Landes à franc étrier pour prendre le commandement de l'armée d'Espagne, il a tout présent à l'esprit, le problème militaire, le problème politique aussi bien que les besoins du soldat et les détails de l'équipement pour une campagne d'hiver en Aragon et en Castille. Des idées, il faut qu'il en ait pour tout le monde, pour ses lieutenants, pour Joseph, pour l'intendance. Lui seul voit ce qu'il y a à faire, le moyen de battre et de disperser les bandes que les insurgés lui opposent, comment rétablir son frère sur le trône. Qu'il se soit trompé, qu'il ait commis une faute à Bayonne, il y a six mois, c'est possible. Il s'agit maintenant de procéder avec réflexion et méthode, d'être sage, comme il l'a écrit à Cambacérès, puisqu'il est encore devant la nécessité.

Un mois après qu'il a quitté la France, le 2 décembre, jour de ses grands anniversaires, il arrive devant Madrid, n'y entre qu'un instant pour se montrer, mais sans Joseph, qu'il a tenu loin de lui pendant cette campagne. Tandis que l'empereur des Français vient en punisseur, en gendarme, en justicier, il ne faut pas que Joseph soit compromis aux yeux de ses sujets et il lui est même donné des occasions d'obtenir des pardons et d'exercer sa clémence. Il n'y a plus à compter que les Espagnols se donneront de bon cœur à la royauté nouvelle. Il ne reste qu'à leur faire souhaiter Joseph pour échapper à la conquête et à la domination de Napoléon lui-même. Puisqu'il n'a pas réussi en promettant à l'Espagne de la régénérer, il prend le rôle d'épouvantail, laissant à Joseph celui d'intercesseur et de protecteur, lui interdit même de s'installer à Madrid avant qu'on le lui ait demandé, comme il lui a défendu de paraître à ses côtés tandis que les bandes de Palafox et de Castanos étaient sabrées sans merci. À la fin, en effet, la bourgeoisie de Madrid acceptera Joseph, effrayée d'abord par la menace d'un bombardement, puis par les atrocités de la canaille qui s'est opposée à la reddition de la ville, entièrement résignée en apprenant la défaite de l'armée anglaise de secours.

Battre les Anglais et vite, c'était la seconde tâche que Napoléon s'était donnée. Avec la quarantaine, il s'est peut-être engraissé, alourdi. C'est toujours l'homme d'action, l'entraîneur qui ne marchande ni sa fatigue, ni sa peine, qui franchit à pied, sous la neige, en des journées qui font déjà penser à la retraite de Moscou, le massif du Guadarrama, tandis que le soldat murmure. Passant la nuit dans une misérable maison de poste, il devise avec les officiers, parle avec eux, en camarade, de ces aventures extraordinaires qui l'ont conduit de l'école de Brienne dans cette masure espagnole. Et demain, qui sait où ?

Napoléon poursuit le général Moore, qui bat en retraite. Il compte l'atteindre bientôt et infliger une sévère défaite aux Anglais puisqu'il les tiendra enfin sur la terre, son élément à lui. Dans la nuit du 12 janvier 1809, il est rejoint par un courrier de France. Il lit les dépêches à la clarté d'un feu de bivouac et, dit Savary qui l'observait, quoique sa figure ne changeât presque jamais, je crus cependant que ce qu'il venait de lire lui donnait à penser. Ces dépêches lui apprennent que l'Autriche a repris ses armements et se prépare à l'attaquer tandis qu'il est au fond de l'Espagne. Elles confirment aussi les nouvelles qui lui sont déjà venues de Paris et c'est ce qui contribue le plus à cet assombrissement qu'il n'est pas maître de dissimuler. Comme toutes les fois qu'il est au loin, on a, à Paris, calculé sa mort. Quels risques ne courait-il pas dans cette Espagne où, à toute heure, de chaque buisson, pouvait partir une escopette ? Cette expédition même, tous les hommes raisonnables la trouvaient insensée, jugeaient que Napoléon ne pouvait manquer de s'y perdre. Alors on songe, comme toujours, à ce qui arrivera en cas d'accident ou de désastre. Les prévoyants de l'avenir veulent avoir prévu. Talleyrand et Fouché se sont rapprochés et montrés en public, se tenant par le bras, comme s'ils étaient déjà le gouvernement provisoire. On a, enfin, averti l'empereur qu'ils ont pensé à son remplaçant, jeté les yeux sur Murat, avec l'assentiment de Caroline, encore plus aigrie que son mari depuis que le trône d'Espagne leur a échappé. Ces renseignements, en rappelant à Bonaparte la fragilité de sa monarchie, l'inquiètent d'autant plus que, six mois avant, un complot lui a été révélé, complot sur la consistance duquel il n'a pu obtenir de précisions. C'était un complot républicain celui-là, où paraissait déjà le général Malet, un des fidèles de Moreau, dans lequel on nommait La Fayette, Lanjuinais, les libéraux du Sénat, l'ancien ministre girondin Servan, au total quelque chose d'obscur. Dubois, le préfet de police, ayant d'abord affirmé que la conspiration était sérieuse pour se rétracter ensuite, tandis que Fouché, ministre de la Police, avait réduit l'affaire à rien, quoique le bruit courût qu'il y était lui-même compromis. Cette incertitude avait troublé l'empereur. Ce trouble le poursuivait. Le courrier qu'il recevait renouvelait ses soupçons et ses alarmes. Aussitôt son parti fut pris de revenir. Laissant à Soult le soin de jeter le général Moore à la mer, il s'établit pour quelques jours à Valladolid, d'où il était plus aisé de communiquer à la fois avec la France et avec Madrid et il rédigea ses instructions avant de quitter l'Espagne.

On le vit là irritable, courroucé, et une occasion singulière lui fut donnée de montrer le fond de son cœur. Passant une revue à Valladolid, il se trouve en présence du général Legendre, un de ceux qui, avec Dupont, avaient capitulé à Baylen. Scène effroyable où, d'une voix tonnante, sur le front des troupes, Napoléon ne se contente pas de lancer de sanglants reproches à l'un des responsables de la catastrophe. Baylen, c'est pour lui un fer rouge, comme Trafalgar. Et sans penser que le dernier soldat de sa garde l'entend, il soulage sa colère, il passe ses nerfs sur l'homme qui est devant lui, il déroule les conséquences du désastre, Madrid évacué, l'insurrection de l'Espagne exaltée, les Anglais dans la péninsule, tous les événements changés, la destinée du monde peut-être aussi !

Abandonnant l'Espagne à ses lieutenants, quoiqu'il annonçât que son absence serait brève, Napoléon, quelques jours plus tard, regagne Paris à cheval. À des vœux de Joseph pour l'année nouvelle, il a répondu avec une sécheresse qui vaut un haussement d'épaules : Je n'espère pas que l'Europe soit pacifiée cette année. Je l'espère si peu que je viens de rendre un décret pour lever cent mille hommes. Il ajoutait, et il disait bien : L'heure du repos et de la tranquillité n'est pas encore sonnée !