NAPOLÉON

 

CHAPITRE VIII. — ITINÉRAIRE DES PYRAMIDES AU LUXEMBOURG.

 

 

Bien habile qui eût deviné ce que pensait Bonaparte lorsqu'il revint à Paris, en décembre 1797, après vingt et un mois d'absence. Au fait que savait-il lui-même ? Pour les royalistes, les clichyens, les gens de droite qu'il a canonnés en vendémiaire, il a toujours le même mépris. Il ne travaille pas pour eux. Mais en passant par Genève pour aller au Congrès de Rastadt, averti que le châtelain de Coppet l'attendait sur la route pour le saluer, il a refusé de s'arrêter. C'est que, dit son aide de camp Marmont, il avait une prévention tenant de la haine contre M. Necker et l'accusait d'avoir plus qu'aucun autre préparé la Révolution. Il n'aimera pas plus la fille que le père et Mme de Staël sera une de ses bêtes noires. Pour le coup de fructidor, il a prêté Augereau, payé de ses services politiques par le commandement de l'armée du Rhin. Mais, toujours sur la route de Rastadt, Bonaparte évite la rencontre de cet exécuteur des œuvres jacobines. Pourtant, au cours de ce même voyage, traversant la Suisse, il a excité les cantons démocrates contre l'aristocratie de Berne comme il s'était vanté d'avoir détruit l'oligarchie vénitienne au nom des principes de la Révolution.

Le général Bonaparte est une énigme. A Paris, reçu solennellement par le Directoire, il est conduit à l'autel de la patrie par Talleyrand qui ne dit plus que des messes laïques. Il écoute sérieusement l'Hymne à la liberté chanté par les élèves du Conservatoire. Puis, aux félicitations des Directeurs, le proconsul d'Italie répond par des phrases brèves et vagues, des maximes générales où chacun peut comprendre ce qu'il lui plan. Il est, au choix, le héros d'Arcole ou le pacificateur de Campo-Formio. Il est celui qui arrête la guerre ou qui la poursuit pour donner à jamais à la République les frontières que la nature a elle-même posées, comme il est celui qui continue la Révolution ou qui en fixe le terme.

Ses attitudes, ses costumes entretiennent cette équivoque. La Cour de Cassation donne une audience en son honneur. Il s'y rond accompagné d'un seul aide de camp, tous deux en civil. Il est élu membre de l'institut, section de mathématiques. Il ne manque pas une séance. Il recherche, il fréquente, il séduit les savants, les gons de lettres, les idéologues, et l'uniforme académique est celui qu'il revêt de préférence pour les cérémonies officielles. Guerrier, diplomate, savant, législateur, il est tout cola à la fois, comme il l'était à sa cour de Mombello. C'est à la gloire des armes qu'il semble le moins tenir. Les honneurs militaires ne lui viennent-ils pas comme par surcroît ? Le département de la Seine débaptise la rue Chantereine où il habite avec Joséphine pour l'appeler rue de la Victoire. Le vainqueur de l'Autriche, de ses armées, de ses vieux maréchaux, met une sorte d'élégance à laisser dire par les autres qu'il est un grand capitaine.

C'est moins affectation, et même, peut-être, est-ce moins calcul que sentiment de sa supériorité. Avec les avocats du Directoire, il n'est ni rampant ni arrogant. Il leur voue un dédain tranquille et secret. Il évite de se faire des affaires avec eux. Il ne recherche la faveur d'aucun d'eux. Hoche, qui vient de mourir, intriguait avec Barras. Joubert est l'homme de Sieyès. Pichegru, Moreau peut-être, ont des attaches avec les royalistes comme Augereau avec les Jacobins. Bonaparte est seul. Il est lui-même. Il est au-dessus des partis, à la fois dans la Révolution et hors de la Révolution, sans rancune ni amour. C'est sa position naturelle. On peut dire qu'il l'a eue depuis qu'il a mis pour la première fois le pied en France et qu'il est entré à l'école de Brienne. C'est une position d'indifférence, une position insulaire, une position très forte et qui n'appartient qu'à lui, celle d'un arbitre et déjà presque d'un souverain. Le 21 janvier 1798, on célèbre, comme tous les ans, l'anniversaire de la mort de Louis XVI. Bonaparte, l'homme de la République, attirerait l'attention s'il s'abstenait d'assister à cette cérémonie révolutionnaire. Il refuse pourtant de s'y rendre en qualité de général et, s'il ÿ va, c'est confondu dans les rangs de ses collègues de l'Institut. Ce n'est pas qu'il cherche à ménager les royalistes, mais il n'aime pas, il n'approuve pas le régicide. Cette politique de célébrer la mort d'un homme ne pouvait jamais être, disait-il, l'acte d'un gouvernement mais seulement celui d'une faction. C'est un souvenir qui divise les Français quand ils auraient tant besoin d'être unis. Enfin, ce n'est pas national. Déjà il songe à réconcilier, à fondre l'ancienne  France et la nouvelle, ce qui sera l'esprit de son Consulat.

Mais s'il a l'ambition naturelle d'être le mettre à Paris comme il l'i5stait à Milan, de protéger la République française comme il était protecteur des Républiques transpadane et cispadane, la conquête du pouvoir est une tentation qu'il écarte. Il est l'homme qui s'instruit toujours et dont le coup d'œil est sûr. L'impression qu'on Italie il avait déjà sur l'état moral et politique de la France, tout ce qu'il observe la confirme. Il n'y avait pas assez de maux présents pour justifier, aux yeux de la multitude, une action dont l'objet aurait été de s'emparer violemment de l'autorité, dit l'aide de camp Marmont, qui ajoute : S'il avait tenté un coup de force, les neuf dixièmes des citoyens se seraient retirés de lui. Pour être le syndic des mécontents, il faut qu'il y ait assez de mécontentement. Il faut aussi, pour réussir, avoir trouvé le point de rencontre des idées et le point de conciliation des intérêts. Bref il ne faut pas se tromper d'heure et il faut frapper juste. Le temps est le grand art de l'homme, écrivait-il plus tard à son frère Joseph. La fibre gauloise ne s'accoutume pas à ce grand calcul du temps ; c'est pourtant par cette seule considération que j'ai réussi dans tout ce que j'ai fait.

Au commencement de l'année 1798, le Directoire, malgré fructidor, est encore assez modéré et n'alarme pas sérieusement. Il semble que la détente thermidorienne continue. Il serait donc inévitable qu'un coup de force fût dirigé dans le sens de la contre-révolution et s'appuyât sur les éléments réactionnaires, ce que Bonaparte ne veut à aucun prix. Et les éléments réactionnaires, c'est la faction des anciennes limites, alors que les Français sont, pour le plus grand nombre, à la joie des limites naturelles qu'ils croient acquises, alors qu'ils sont résolus à briser la puissance hostile qui s'obstine, la dernière, à ne pas reconnaître ces frontières. Cobourg est abattu. L'opinion publique demande qu'on renverse Pitt, la perfide Albion, et non le Directoire.

D'ailleurs Bonaparte sait depuis longtemps que le gouvernement se méfie de lui et le surveille, que, dans l'armée, il a des jaloux. Il sait aussi que, s'il est populaire, la popularité est femme. Une renommée on remplace une autre ; on ne m'aura pas vu trois fois au spectacle que l'on ne me regardera plus. On croirait qu'il a lu les lettres où Mallet du Pan, l'informateur des princes, écrit à ce moment-là : Ce Scaramouche à tête sulfureuse n'a eu qu'un succès de curiosité. C'est un homme fini. Selon Sandoz, ministre de Prusse, les Parisiens commençaient à murmurer : Que fait-il ici ? Pourquoi n'a-t-il pas encore débarqué en Angleterre ? Bonaparte disait lui-même : Si je reste longtemps rien en faire, je suis perdu. Il craignait d'être oublié comme à l'époque, si proche encore, où, d'Avignon à Nice, il menait des convois. Il regrettait l'Italie. Il avait besoin de faire quelque chose et quelque chose d'aussi grand.

Cependant les Directeurs n'aimaient pas à le sentir près d'eux. Si Bonaparte trouvait que sa renommée était en baisse, ils l'estimaient, quant à eux, excessive et inopportune. Le moyen de l'éloigner de Paris, c'était de lui donner un emploi assez élevé pour que ni lui ni le public n'eussent à se plaindre d'un déni de justice. Le gouvernement lui confia le commandement de l'armée d'Angleterre.

En finir avec les Anglais par l'invasion de leur île, ce n'était pas une idée nouvelle. La Révolution y avait pensé bien avant le camp de Boulogne. Il faudra voir comment l'Angleterre supportera un débarquement de deux cent mille hommes sur ses côtes, disait Carnot. Hoche avait été chargé d'une descente en friande au moment où Bonaparte était envoyé en Italie. Hoche avait perdu un an à organiser cette expédition chimérique. En moins de trois semaines, après une tournée d'inspection à Calais et à Ostende et sur le rapport de Desaix envoyé on Bretagne, Bonaparte se rend compte de l'inanité de ce vaste projet au succès duquel manque la première condition, une flotte capable de se mesurer avec la flotte anglaise, au moins de surprendre comme Humbert le passage, ce qui sera l'idée de Boulogne. Pour le moment, ses conclusions sont négatives. II abandonne le plan et, avec lui, le titre de commandant en chef ide l'armée d'Angleterre. Titre ridicule. Co n'est pas lui, du moins ; qui se l'est donné. Ii prétendait d'ailleurs, causant à Sainte-Hélène avec O'Meara, que c'était une simple diversion, un moyen de tromper les Anglais, l'expédition d'Égypte étant déjà résolue par le Directoire.

Voici le moment de réaliser l'idée qui l'occupe depuis longtemps, qui a failli l'engager au service des Turcs, qu'il ne cesse d'étudier et de mettre au peint depuis son retour d'Italie. La séduction de l'Orient remonte pour lui à ses premières lectures. C'est là que son imagination le porte. Junot racontait à sa femme : Lorsque nous étions à Paris, malheureux, sans emploi, eh ! bien, alors le premier consul me parlait de l'Orient, de l'Égypte, du mont Liban, des Druses. Il se mêle de la littérature, de la féerie, Antoine et Cléopâtre, les Mille et une nuits revues par Voltaire et Zadig, des souvenirs de l'abbé Raynal et de l'Histoire philosophique des Indes à une idée qui n'est pas neuve non plus, qui a déjà eu des partisans avant la Révolution, pendant les guerres franco-anglaises, celle d'atteindre les tyrans des mers par le chemin de l'Asie, en s'emparant de la clef de Suez, pour tendre la main, dans l'Inde, à Tippo-Sahib. Depuis que la lutte a repris avec les Anglais, Magallon, consul de France à Alexandrie, presse le gouvernement révolutionnaire de s'emparer de l'Egypte dont Leibnitz avait déjà conseillé la conquête à Louis XIV. Delacroix, ministre des affaires étrangères, avait répondu que le Directoire y songeait mais voulait d'abord connaître l'issue de l'expédition d'Irlande. Et puis, l'homme assez aventureux et assez hardi pour conquérir l'Égypte manquait. Mais les rapports étaient au ministère. Talleyrand en avait demandé d'autres. Lorsque Bonaparte, renonçant commet Hoche à descendre dans les îles britanniques, parla d'attaquer l'Angleterre et son commerce des Indes par l'Égypte et la Perse, ce ne fut pas une surprise pour les Directeurs.

Et sa proposition fut accueillie avec un empressement où n'entrait que pour bien faible part, si elle y entrait, l'intention de se débarrasser d'un militaire gênant. Du reste, on courait le risque de le grandir par l'éloignement, et Bonaparte, de son côté, ne pensait peut-être pas tant à amené sa gloire par une campagne qui frapperait les esprits qu'à s'installer dans un proconsulat d'Orient qui remplacerait celui d'Italie. Il n'y a pas de gouvernement, si détestable soit-il, qui expose quarante mille hommes et sa dernière flotte pour se défaire d'un général ambitieux. Le Directoire se décida à la conquête de l'Egypte par d'autres raisons.

Devenu le maitre absolu, Napoléon n'a rien entrepris de plus aventureux ni de plus extravagant, pas même la campagne de Russie. Chimères lointaines pour lesquelles ne comptent ni l'espace ni les difficultés, projets gigantesques, vues sur Constantinople, partages, échanges, remaniements, recès, il a tout trouvé dans l'héritage du Directoire, comme le Directoire tenait déjà tout, par le Comité de salut public, du premier Pyrrhus, le girondin Brissot qui, la tête pleine de brochures, rêvait une immense refonte de l'Europe et du monde. Les illusions qui avaient lancé la Révolution dans la guerre servaient maintenant à poursuivre une paix insaisissable. Albert Sorel montre très bien que l'expédition d'Egypte apparut, à des hommes qui se croyaient raisonnables, comme le moyen d'arriver It la pacification générale par le démembrement de l'Empire ottoman. Un seul détail dira à quelle ivresse de la force, à quelle débauche guerrière on en était. L'expédition d'Égypte fut financée par le trésor, — trente millions, — que Brune venait d'enlever à l'aristocratie bernoise, et ce brigandage, destiné à nourrir la guerre, était opéré au nom de la République et de la liberté. L'entraînement aux violences a, commencé avant l'Empire napoléonien.

Lorsque l'expédition eut mal tourné, Bonaparte ne fut pas fâché de laisser croire qu'il avait été déporté en Egypte avec ses soldats, et ce fut un des griefs qu'il mit en réserve contre le Directoire. De leur côté, les Directeurs ont prétendu que le général factieux avait arraché leur autorisation. La vérité est quel s'il y eut de part et d'autre des calculs et des arrières pensées, on fut d'accord pour croire au succès, d'accord pour courir la chance de mettre l'Angleterre à genoux.

Que cette chance était faible ! Peut-être n'y en avait-il pas une sur cent pour que le corps expéditionnaire arrivât seulement au but. Ce n'était pas la Manche, comme pour dicter la paix à Londres, mais la Méditerranée tout entière qu'il fallait traverser par surprise. Cela se fit par un hasard prodigieux, presque inconcevable. Quelques précautions qu'on eût prises pour cacher les préparatifs et pour donner le change sur la destination des troupes qui étaient rassemblées à Toulon, les Anglais furent avertis. Nelson accourait avec ses meilleurs vaisseaux. Bonaparte, à bord de l'Orient, posant avec l'amiral Brueys les risques d'une rencontre, n'estimait pas que la flotte encombrée de convois, les unités de combat elles-mêmes, surchargées d'hommes et de matériel, fussent en état de vaincre. Il n'y avait qu'à aller en avant.

On avait mis à la voile le 19 mai 1798. Au passage, prise de Malte, comme les instructions le recommandaient, car on s'emparerait d'un des points stratégiques de la Méditerranée. En même temps on forait œuvre révolutionnaire, œuvre pie, en délivrant l'île de l'Ordre fameux, institution d'un autre âge. Si les chevaliers de Malte étaient restés derrière leurs murailles, le siège aurait pu s'éterniser. Leur imprudence abrégea tout. Quelques jours seront à Bonaparte pour organiser la nouvelle conquête de la République. Le 19 juin, la flotte cinglait vers Alexandrie.

Nelson, qui la cherche fébrilement, le manque partout. Il est arrivé trop tard à Malte, elle lui échappe par hasard à Candie. Il fait force de voiles vers Alexandrie et cette ville encore lui est funeste. Il ne trouve pas l'escadre française, il croit qu'elle se dirige vers la Syrie, quitte le port pour la poursuivre et la croise de nuit à cinq lieues de distance. Qu'il fit jour ou que Nelson eût pris sa route un peu plus à gauche, et le désastre d'Aboukir avait lieu avant que l'armée eût débarqué.

Cette fortune, qui ne devait pas être la dernière, a fait croire à l'étoile de Bonaparte. Il s'est servi de cette croyance. Il ne l'a que faiblement partagée. Quand Letizia, bonne mère, disait à l'empereur : Tu travailles trop ! il répondit : Est-ce que je suis un fils de la poule blanche ? C'est une expression corse qui équivaut être né coiffé. Nous sommes trop portés à croire, nous qui connaissons la suite, que Bonaparte lisait dans l'avenir à livre ouvert. Il n'avait pas plus de certitudes que les autres hommes. Et la prodigieuse aventure d'Egypte n'était pas propre à convaincre un esprit comme le sien que, quoiqu'il fit, le succès lui fût assuré. Le désastre naval d'Aboukir, l'échec devant Saint-Jean-d'Acre, comme les mauvaises heures qu'il avait passées en Italie avant Castiglione, l'eussent averti, à défaut de l'instinct, que son astre n'était pas infaillible. Allez donc voir les Pyramides. On ne sait pas ce qui peut arriver, avait-il dit à Vivant-Donon le lendemain du débarquement d'Alexandrie. Mais cette expédition fantastique, dont il se tira à son avantage et contre toute raison, fit grandir chez les Français cette impression, née des évènements extraordinaires que l'on avait déjà vus, que tout était possible. Impression plus forte encore lorsqu'on aura mesuré l'ascension prodigieuse du général et de ceux qui, à sa suite, seront devenus princes et rois, quand rien ne semblera plus invraisemblable puisque tout aura été vrai.

Parmi ces possibilités indéfinies dont la perspective dérange l'ordre ordinaire des choses, il y a jusqu'au pouvoir suprême. Alors, à chaque pas qui le rapproche de la couronne, nous voyons pourquoi, si elle devait aller à quelqu'un, c'était à Napoléon. Il est toujours celui qui voit grand, celui qui a l'horizon le plus large. Il part pour l'Égypte avec des soldats et aussi avec des savants, des artistes, des ingénieurs, des naturalistes, des juristes, de quoi composer une administration, fonder un Etat, rendre à la lumière ce qui dort sous la terre des Pharaons, mettre en valeur les richesses du pays, préparer le percement de l'isthme de Suez. Il a emmené jusqu'à un poète pour chanter ses exploits. Et sans doute ce poète officiel s'appelle Parme, Grandmaison. Ce n'est pas la faute de Bonaparte, c'est la faute du siècle s'il n'a pas trouvé mieux.

En Égypte comme en Italie, il a des idées de gouvernement, il crée. Et c'est lui qui aura fondé l'Égypte moderne, la délivrant d'abord, par ses victoires, de l'oppression des Mamelouks, un boni comme il avait délivré la Lombardie des Autrichiens, ensuite lui donnant l'empreinte occidentale et française, telle que les Égyptiens étaient capables de la recevoir et dans une mesure si juste qu'elle a duré. Car, ici encore, c'est l'intelligence qui domine et qui rend compte de son succès. L'Islam, il le connaît déjà, il l'a étudié. Il sait parler à des musulmans et les comprendre. Il s'intéresse à leur religion, à leur histoire, à leurs mœurs. Il s'entretient avec les ulémas, il se montre respectueux de leurs personnes et de leurs croyances. Il ordonne même que les fêtes de la naissance du Prophète soient célébrées. Il y a là une part de comédie. Un autre tomberait dans la mascarade. Nous trompons les Égyptiens par notre simili-attachement à leur religion, à laquelle Bonaparte et nous ne croyons pas plus qu'à celle de Pie le défunt, transcrivait en vulgaire le général Duruy. Mais le premier Consul dira à Rœderer : C'est en me faisant catholique que j'ai fini la guerre de Vendée ; en me faisant musulman que je me suis établi en Egypte ; en me faisant ultramontain que j'ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirais le temple de Salomon. Après lui, Kléber, son successeur, soldat magnifique mais soldat seulement, paraîtra distant, brutal. Il sera assassiné tandis qu'on aura respecté le sultan Bonaparte. La révolte du Caire elle-même, accident du fanatisme, ne l'avait pas troublé. Il fit des exemples, et terribles. Mais il continua de marier le croissant et le bonnet rouge, les Droits de l'Homme et le Coran, la formule, somme toute, qu'il appliquera en France par la fusion.

Cette fois encore, au bord du Nil, il était souverain ; despote éclairé et réformateur, comme à Mombello, tout à fait à l'aise à ces confins de l'Afrique et de l'Asie, ranimant par un langage imagé ses soldats, vite désenchantés et que des fatigues, des souffrances inconnues, un ennemi barbare, la soif, les ophtalmies, la poste poussaient parfois au suicide. Les quarante siècles en contemplation du haut des Pyramides appartiennent à ce genre sublime qui n'échappe au ridicule que par l'accent épique. Telle est bien la manière de dire de Napoléon, à la fois orientale et bourgeoise, avec des effets de style agréable au Joseph Prudhomme qui habite tout Français sans faire tort à l'amateur d'aventures et de romanesque exotique. L'Egypte, dans la carrière du général, c'est Atala dans la carrière de Chateaubriand. Et, des bords du Nil, Bonaparte rapportera, avec des originalités frappantes pour les badauds de Paris, avec le sabre turc attaché à sa redingote et le mamelouk Roustan, des tournures de phrase et de pensée, un élément décoratif qui se plaquera sur la légende comme les sphinx aux tables et aux fauteuils du style Empire.

Dans le fond de son cœur, il emportera autre chose de cette expérience nouvelle. Je suis surtout dégoûté de Rousseau depuis que j'ai vu l'Orient, disait-il ; l'homme sauvage est un chien. Comment appellera-t-il la femme civilisée qui n'a ni loyauté ni foi ? Il y a de l'amertume dans cette parole. En Egypte, Bonaparte apprendra que Joséphine l'a trompé, qu'elle le trompe encore, qu'elle rend ridicule, à Paris, le héros qui naguère marchait à la conquête de l'Italie en marquant chacune de ses victoires par une lettre d'amour. Alors il eut dans la bouche l'Acreté de la trahison. J'ai beaucoup de chagrin domestique car le voile est entièrement lové, écrivait-il du Caire à Joseph. Et il ajoutait, comme un René, comme un Manfred romantiques : J'ai besoin de solitude et d'isolement. Les grandeurs m'ennuient, le sentiment est desséché, la gloire est fade. A vingt-neuf ans, j'ai tout épuisé. Pas tellement que chez lui la nature, la volonté, l'ambition ne se rebellent. Il croit qu'il souffre et il est irrité. Au fait, Joséphine infidèle le libère. Il prend une maîtresse, la femme d'un de ses officiers. Misanthrope, il devient un peu pacha.

Qu'on lui parle donc moins que jamais de la bonté naturelle de l'homme. Co n'est pas le principe sur lequel il fonde son système de gouvernement. Car il gouverne, en Egypte, il organise, il légifère. Il s'installe dans le provisoire, le fragile, le précaire, ce qui sera jusqu'au bout sa destinée. Après coup seulement il a représenté son séjour près du Nil comme une position d'attente. Là comme ailleurs, il est tout entier à ce qu'il fait dans le moment présent, sans perdre son temps à supputer cc qui peut se produire demain, quitte, dès la première occasion, à se tourner d'un côté nouveau.

Il y avait un mois que l'armée avait débarqué à Alexandrie, les Mamelouks avaient été battus à Chebreiss et aux Pyramides, leur domination brisée, leurs restes poursuivis dans le désert, lorsque le désastre auquel on avait échappé par miracle depuis le départ de Toutou s'accomplit. Le 1er août, Nelson attaquait et détruisait la flotte française en rade d'Aboukir. Tout avait coulé ou sauté, l'amiral Brueys lui-même disparu avec l'Orient. A peine quelques frégates tenues hors du combat avaient été épargnées. Une mémorable défaite navale, une débâcle dont l'achèvement sera Trafalgar. Après cette journée, l'armée était séparée de la France, bloquée en Egypte, sans espoir de retour, car la République perdait sa dernière escadre. Une catastrophe dont le retentissement fut immense. L'Angleterre était vraiment la reine des mers. Elle n'eut plus de peine à coaliser l'Europe contre la Révolution conquérante.

Il est frappant de voir comme ce désastre affecte peu Bonaparte. L'expédition n'a plus de vaisseaux. Elle s'en passera. Elle n'a plus à compter sur un ravitaillement du dehors. Elle s'organisera pour vivre sur le pays et pour y produire cd qui lui est nécessaire. Le général en chef n'a pas un moment de trouble. On dirait que la difficulté le stimule. Huit jours après avoir appris la fatale nouvelle, il fonde l'institut d'Egypte, de même qu'il signera le statut des comédiens du Théâtre-Français à Moscou. Et, pendant toute la fin de l'année 1798 jusqu'au mois de mars 1799, il pacifie et administre sa conquête comme s'il devait y rester toujours.

Pourtant un autre dan menace. Les Turcs, poussés par l'Angleterre et la Russie, symptôme de la grande coalition qui se noue en Europe, s'avancent par la Syrie pour reprendre l'Egypte. Bonaparte décide aussitôt d'aller à leur rencontre. C'est la fuite en avant. Et c'est aussi le projet grandiose qu'il avait expliqué à Junot lorsqu'ils arpentaient tous deux les boulevards de Pris. Une fois maître de la Syrie, il soulèverait les chrétiens du Liban, il rallierait les Druses et, grossie de tous ces auxiliaires, son armée s'ouvrirait un chemin jusqu'à Constantinople, marcherait de là sur Vienne, à moins que, renouvelant les exploits d'Alexandre, il ne se dirigeât sur l'Inde pour donner la main à Tippo-Saïb et chasser les Anglais.

D'une audace logique, la même qui conduira Napoléon à Moscou pour tenter de rompre le cercle anglais, la campagne de Syrie devait échouer. Sans doute les Turcs, battus au Mont-Thabor, renoncèrent à envahir l'Egypte. Mais, devant Saint-Jean-d'Acre, Bonaparte fut arrêté. Là il retrouva Phélipeaux, son ancien rival d'école, émigré, passé au service de l'Angleterre et qui, avec Sidney Smith, organisa une défense selon les règles où les assauts des Français vinrent se briser. La grosse artillerie manquait, transportée par mer et enlevée par les patrouilles anglaises. Après deux mois d'efforts inutiles, Bonaparte décida de lever le siège.

Ce ne fut pas sans crève-cœur. La preuve que l'affaire d'Egypte n'était pas dans son esprit, une diversion, une affaire à côté on attendant mieux, mais une entreprise importante par elle-même et capable de vastes développements, c'est le souvenir irrité que Saint-Jean-d'Acre lui laissa. Mes projets comme mes songes, tout, oui, l'Angleterre a tout détruit, disait-il plus tard. Il y pensait encore à Sainte-Hélène. On eût, dit qu'il avait manqué là sa vie. Et pourtant cette campagne de Syrie, admirablement mise en scène, tournait encore à l'avantage de sa légende. En Terre-Sainte, il a quitté son déguisement islamique. Il est apparu chrétien, presque un croisé, il a montré de l'émotion à Nazareth, comme ses soldats républicains, à qui des cantiques remontaient du cœur en passant par les lieux sacrés de la Palestine. Et les épisodes atroces, les scènes d'horreur, qui ont abondé, reçoivent (ainsi la visite aux pestiférés de Jaffa) un coup de pouce de l'artiste qui les transfigure pour l'imagerie populaire. L'échec d'Acre lui-même prend une allure épique, par la retraite dans le désert, où le général en chef laisse son cheval aux blessés, marchant à pied, comme il aura un bâton à la main au retour de Moscou. Cependant, de même qu'il abandonnera silencieusement la Grande Armée, il ne tardera plus à quitter l'Egypte, affaire sans autre issue, désormais, qu'une capitulation.

II revient d'abord pour jeter à la mer les Turcs débarqués au rivage même d'Aboukir, brouillant par une victoire terrestre le nom d'une écrasante défaite navale. Juillet 1799 vient de finir. Depuis qu'il a quitté Toulon, c'est-à-dire depuis quatorze mois, Bonaparte n'a eu que de rares nouvelles de France. Une fois ou doux, des négociants, échappés aux croisières anglaises, lui en ont apporté, mais vagues et anciennes. Après la reddition du fort d'Aboukir, on reçoit par Sidney Smith, envoyé on parlementaire, tout un paquet de journaux d'Europe. L'attention ne présageait rien d'heureux. Réveillé au milieu de la nuit, Bonaparte lit aussitôt les gazettes. Il apprend que la guerre générale a recommencé, que les armées de la République reculent partout, que Scherer a été battu sur l'Adige et que l'Italie est perdue, que Jourdan, également battu dans la Forêt Noire, a repassé le Rhin. Au matin, il fait appeler le contre-amiral Ganteaume et s'enferme aveu lui pendant deux heures. Sa décision est prise. Il rentrera.

Est-ce dans la pensée de prendre le pouvoir ? Mais ce n'est qu'une fois débarqué en France qu'il connaîtra le véritable état du pays, qu'il sera informé des chances qui s'offrent maintenant pour un coup d'Etat. Qu'au Luxembourg un des Directeurs au moins pense à un soldat pour sauver la Révolution et la République, il ne le saura qu'en approchant de Paris. S'il ignore, la dépêche ne lui étant pas parvenue, que le Directoire l'a déjà rappelé du moins pressent-il qu'on a besoin de lui pour rétablir la situation militaire et que, là, le grand premier rôle l'attend. Le reste, il l'aura peut-être. C'est le secret de l'avenir et des circonstances. Ce qui, pour lui, est évident, c'est que l'Egypte est un chapitre clos. Dans ce proconsulat d'Orient, il a seulement pris en lui-même plus de confiance encore que dans le proconsulat d'Italie. Il a déjà gouverné deux pays. Gouverner la France, à trente ans, est une idée qui ne l'effraie plus. La grande ambition qui lui est venue depuis Lodi s'est épanouie après les Pyramides.

Mais il faut rentrer. Il faut d'abord laisser l'armée d'Égypte à sa conquête sans espoir, organiser cette défection dans le secret pour ne pas révolter la troupe ni démoraliser les chefs auxquels sera délégué le commandement. Devant les Français eux-mêmes, il faut que ce départ devienne honorable, sinon glorieux. C'est à quoi pourvoiront quelques proclamations éloquentes qui n'empêcheront ni le blâme amer et hautain de Kléber, ni la raillerie du soldat qui voit filer le général Bonattrape. Enfin il faut que la fortune soit encore assez complaisante pour que la frégate la Muiron et les trois bâtiments qui l'accompagnent passent à travers la surveillance des Anglais. Le retour était aussi hasardeux que l'aller. Le sort voulut qu'il se terminât aussi bien. Mais Bonaparte jouait son va-tout. S'il restait enfermé en Egypte, sa carrière était finie. Il se fia à son étoile. Elle l'amena en France, fidèlement. Et ce que le succès de cette hardiesse a d'inespéré, d'incroyable, efface les sentiments froissés par l'abandon des compagnons d'armes que leur chef livre à une capitulation prochaine. Cette navigation audacieuse au long de la Méditerranée sillonnée de voiles anglaises, d'ennemis avides d'une si brillante capture, c'est le bonheur insolent, qui étonne, qui en impose et qui fait crier au décret du destin. Bonaparte risquait de ne pas rentrer du tout. Il risquait aussi de rentrer trop tard. A ce moment, Sieyès, au Luxembourg, méditant un coup d'État, cherchant une épée, ne pensait pas au chef de l'expédition d'Egypte, aventuré au loin. Il pensait à Joubert.

Il advint que Joubert choyé, marié même par les hommes qui sentaient le besoin d'un soldat pour sauver et consolider la République, envoyé par eux en Italie, sur le théâtre où l'autre avait conquis la gloire, fut tué à Novi. Sa mort, le 12 août, avait jeté ses protecteurs dans le désarroi quand, sept semaines plus tard, Bonaparte parut. Lui, tout l'épargnait, les balles, la peste, la mer. Joubert après Hoche, qui pouvait-on lui préférer, lui opposer, parmi les militaires républicains ? S'il avait d'autres supériorités sur ses rivaux, il possédait la principale, celle d'être en vie.