LA FEMME ROMAINE

 

SECONDE PARTIE. — LA FEMME PENDANT LES DERNIERS TEMPS DE LA RÉPUBLIQUE ET SOUS L'EMPIRE

CHAPITRE PREMIER. — LA VESTALE.

 

 

Ce qu'est devenu le feu sacré. — Les Vestales sauvant les Pénates de Rome. — Difficulté avec laquelle se recrute l'ordre des Vestales. — Nouveaux honneurs rendus à ces prêtresses. Inscriptions qui leur sont dédiées. La Vestale Claudia et le triomphateur. — Crédit des Vestales. Leurs missions politiques. — Les prêtresses de Vesta toujours associées au culte. Désordres des Vestales. Supplice d'une grande Vestale. — Décadence du collège de Vesta.

 

Pendant la période de décadence morale qui s'ouvre devant nous, le feu sacré n'existe le plus souvent que sous sa forme matérielle. Aussi bien dans l'atrium de la maison que dans l'atrium de Vesta, la flamme généreuse et pure que symbolisait le feu sacré est étouffée par les passions mauvaises. Le feu ne prend pas dans la boue, a dit un grand évêque[1].

Cependant les rites anciens ont subsisté au temple de Vesta. Si, dans les demeures particulières, la femme n'est plus que rarement la gardienne du foyer domestique, la Vestale est du moins restée la gardienne du foyer public. Elle sait même exposer sa vie pour sauver les Pénates de Rome. Lorsque, sous le règne d'Auguste, l'incendie atteignit de nouveau le temple de Vesta, les prêtresses, plus courageuses que dans une précédente occasion emportèrent elles-mêmes, à travers la ville, les objets sacrés qu'elles allèrent déposer dans la maison Palatine. Une scène analogue se reproduisit, non pas quand le temple de Vesta fut brillé sous Néron, mais quand le nouvel édifice que Vespasien avait fait reconstruire fut incendié pendant le règne de Commode[2]. Tacite nous assurant que les Pénates du peuple romain avaient été consumés sous Néron, nous ne savons quels furent les talismans que les Vestales préservèrent au temps de l'empereur Commode. Les Romains eux-mêmes, du reste, n'avaient qu'une idée très-confuse des objets mystérieux déposés à l'origine dans le sanctuaire de Vesta.

Le recrutement des Vestales devint de plus en plus difficile. Le père de famille ne subissait qu'avec effroi le despotisme de ce grand prêtre qui pouvait ravir sa fille à son autorité, à son amour. Après la chute de la république, quand l'empereur fut en même temps le Pontife suprême, des chefs de famille refusèrent de donner leurs filles au sacerdoce de Vesta. Auguste tenta de fléchir leur résistance en disant que si ses petites-filles avaient lège requis, il les ferait admettre dans le collège des Vestales. Il dut même autoriser les filles d'affranchis à entrer dans cet ordre naguère si aristocratique[3].

Plus que jamais cependant, et comme pour faciliter le recrutement des Vestales, ces prêtresses sont comblées de distinctions. Les seconds triumvirs ordonnent qu'un licteur précède la Vestale quand elle sort[4]. Souveraine par le prestige et par l'autorité, la gardienne du foyer public verra l'impératrice s'asseoir, au théâtre, sur le banc qui lui est réservé[5].

Aujourd'hui encore la pierre même nous parle des honneurs que reçurent les vierges consacrées à Vesta, et du respect qu'inspirait leur chaste ministère. Quelques-uns des textes épigraphiques qui ont été consacrés aux grandes Vestales nous ont particulièrement frappés. Deux de ces inscriptions se rattachent à la même prêtresse, la grande Vestale Cœlia Claudiana. L'une, qui lui a été dédiée par sa famille, constate qu'elle fut choisie par les dieux à cause de son mérite, pour exercer ce sacerdoce, et qu'elle voulut conserver la majesté de Vesta[6]. La seconde de ces inscriptions a une origine officielle et donne à Cœlia Claudiana un caractère de grandeur religieuse conforme au souverain sacerdoce de la vierge trois fois grande. Nous traduisons entièrement ici ce témoignage lapidaire :

A Cœlia Claudiana, grande vierge Vestale, très-sainte et très-pieuse, qui, par ses titres d'honneur, par la dignité qu'elle y ajouta, attesta sa remarquable sainteté, et son infatigable pratique des sacrifices divins, et aussi l'éternelle majesté de Vesta, les prêtres de la ville sacrée ont dédié (ce monument) le 5 des Kalendes de mars, M. Junius Maximus II et Vettius Aquilinus étant consuls ; Fl. Marcianus, homme distingué, sculpteur des vierges Vestales, ayant exécuté (cette œuvre)[7].

Cette inscription appartient à l'an 286 après Jésus-Christ. Une autre qui est de l'an 301 de la même ère, se rapporte à Térentia Rufilla, admirable de sainteté surtout dans les cérémonies du pontificat des dieux[8], et lui est consacrée par un certain Eutychès qui s'acquitte ainsi d'un vœu dont il a dit l'accomplissement à celle qui a été pour lui une excellente patronne[9].

Mentionnons enfin le texte épigraphique dont nous reparlerons plus loin, et qu'un protégé reconnaissant dédia à Campia Sévérina, grande vierge Vestale très-sainte, dont le Sénat combla d'une éternelle louange publique la pudicité sincère et reconnue[10].

L'éloge que la plus auguste des assemblées politiques décerna à cette grande Vestale nous rappelle les privilèges qu'une ancienne loi de la république romaine avait accordés à la Vestale Tarratia.

Le tribun du peuple, le tribun, cet orgueilleux pouvoir qui brave les consuls et le Sénat, le tribun est vaincu par la Vestale. Voyez ce char de triomphe qui ramène à Rome un général vainqueur, un Claudius. Ennemi de celui-ci, un tribun veut le faire descendre de son char. Mais la Vestale Claudia, fille du triomphateur, entoure son père de ses bras, et la majesté religieuse de la prêtresse l'emporte sur le pouvoir politique du tribun[11].

Le crédit des Vestales est considérable auprès des premiers personnages de l'État. L'une des inscriptions que nous citions plus haut est dédiée à la grande Vestale Campia Sévérina par Véturius Callistratus que le suffrage de cette prêtresse a fait nommer administrateur des comptes privés des bibliothèques d'Auguste, et intendant de l'empereur[12]. Dans une sphère plus élevée, l'autorité des Vestales n'est pas moindre. Elles contribuent à obtenir de Sylla la grâce de César[13]. Tibère lui-même s'autorise de la prière d'une Vestale pour faire un acte de clémence[14]. Après que les partisans de Vitellius ont brûlé le Capitole et assassiné le frère de Vespasien, ce sont les Vestales qui vont présenter au lieutenant du nouvel empereur les lettres par lesquelles le misérable Vitellius demande qu'il soit sursis d'un jour à la vengeance qui se prépare. Malgré le peu de succès de leur mission, les ambassadrices sont congédiées avec honneur[15].

Nous venons de voir les Vestales chargées d'une mission politique. Sous le second triumvirat, c'est à elles que les vétérans remettent les tablettes scellées qui contiennent leur décision au sujet des négociations survenues entre Octave et Antoine ; c'est à elles qu'est confié le traité de Misène, conclu entre les trois triumvirs ; c'est à elles aussi qu'Octave vient le redemander après la rupture des conventions[16].

Les testaments des empereurs, aussi bien que ceux des particuliers, peuvent être mis sous leur garde. Après la mort d'Auguste, ce sont elles qui apportent le testament du prince[17].

Les Romains continuent d'associer les Vestales à leurs cérémonies religieuses. Lorsque Vespasien fait réédifier le Capitole, la première pierre de ce monument est posée avec une grande solennité. Déjà., tenant des rameaux d'un arbre heureux, les soldats qui portent des noms propices ont pénétré dans l'enceinte sacrée qu'entourent des bandelettes et des couronnes. Les Vestales s'avancent alors. Des enfants des deux sexes, ayant encore leurs parents en vie, accompagnent les prêtresses qui arrosent, d'une eau puisée aux sources vives et aux rivières, l'enceinte où va être déposé le premier bloc du nouveau Capitole[18]. Mais en vain les Romains appellent-ils à leur aide, pour la lustration de ce lieu consacré la pureté de la vierge et l'innocence de l'enfant. Pour laver le sol fangeux de la Rome impériale, il faudra le sang que les martyrs ont déjà laissé couler de leurs veines généreuses, non devant les faux dieux du paganisme, mais devant le vrai Dieu qui va régner à jamais sur la ville éternelle !

La corruption, qui avait envahi toutes les classes de la société, fit cependant de moins rapides progrès chez les prêtresses de Vesta. Toutefois, dès l'année 114 avant J.-C., de graves désordres se manifestèrent déjà dans ce collège. Trois Vestales infidèles, Émilia, Licinia et Marcia, furent mises en jugement. Deux d'entre elles furent sauvées par deux avocats dont l'un était Crassus[19] ; la troisième seule fut suppliciée. Mais l'irritation des dieux se manifesta : les deux Vestales acquittées furent de nouveau jugées... et elles rejoignirent leur compagne dans les souterrains du Campus sceleratus[20].

Trente années avant cette lugubre tragédie[21], la Vestale Tuccia, accusée dans son honneur, avait, dit la légende, témoigné de sa chasteté en portant du Tibre au Forum un crible plein d'eau[22].

Sous les premiers successeurs d'Auguste, le collège des Vestales subit le sort des anciennes institutions de Rome, et la corruption l'envahit impunément. Domitien remit partiellement en vigueur les terribles châtiments qui avaient sommeillé sous les règnes de Vespasien et de Titus. Bien que la Vestale qui ne s'était laissé entraîner qu'à une seule faute ne fia désormais déposée dans le tombeau qu'après avoir été mise à mort, celle qui était convaincue d'avoir failli plus d'une fois était enterrée vivante. Tel fut le destin de la grande Vestale Cornélia, victime innocente peut-être du cruel Domitien. Jusqu'à ce que la tombe vint étouffer sa voix, elle protesta de sa pureté ; puis, quand elle descendit dans le sépulcre, elle ramena chastement les plis de sa stola qu'un obstacle avait retenus derrière elle, et la grande Vestale refusa, avec une pudeur indignée, la main que le bourreau lui offrait pour l'aider à franchir les degrés du souterrain[23].

Caracalla infligea la même torture à quatre Vestales... Et l'une d'elles, Clodia Læta, avait été outragée par lui-même ! Attestant à grands cris sa vertu, elle en prenait à témoin l'infâme auteur de son supplice, mais le silence de la tombe répondit seul à ses protestations désespérées[24].

Caracalla qui, pour satisfaire l'une de ses fantaisies archéologiques, avait fait descendre vivantes dans le tombeau Clodia Læta et ses compagnes, Caracalla aurait dû ne pas oublier, en cette circonstance, un important détail de l'ancienne pénalité : il aurait dû ordonner que lui-même subit la punition réservée à l'homme qui avait déshonoré une Vestale.

Ce n'était plus, du reste, que le caprice des Césars qui pouvait faire revivre ou déchoir la rigueur des antiques châtiments. Héliogabale, le digne fils de Caracalla, les brava avec une impudence sacrilège, en épousant successivement plusieurs Vestales ; mais l'histoire ne nous dit pas qu'il les ait fait enterrer vivantes : il se borna à les répudier l'une après l'autre, et reprit ensuite la première. Celle-ci était la grande Vestale Aquilia Sévéra ; et lorsque Héliogabale s'était uni à elle, il l'avait fait, disait-il, pour que, de lui, grand Pontife, et d'elle, grande Vestale, naquissent des enfants divins[25] !

Malgré les outrages qui furent infligés par Caracalla et Héliogabale aux prêtresses de Vesta, cet ordre ne disparut que sous le règne de Gratien[26]. Mais, depuis longtemps, les Vestales ne gardaient plus qu'un simulacre : le feu sacré de la vieille Rome s'était éteint.

 

 

 



[1] Paroles de Monseigneur l'évêque d'Orléans prononcées dans sa cathédrale à son retour de Rome, 1864.

[2] Dion Cassius, LIV, 24 ; Hérodien, cité dans les notes de Lampride (Collection des auteurs latins, publiée sous la direction de Nisard).

[3] Suétone, Octave Auguste, Dion Cassius, LV, 22. — Cependant Tibère eut à remercier deux de ses sujets qui avaient rivalisé d'ardeur pour offrir leurs filles au culte de Vesta. L'une de ces deux jeunes personnes fut écartée, parce que son père avait divorcé ; mais elle reçut de l'empereur une dot d'un million de sesterces. Tacite, Ann., II, 86.

[4] Cette décision fut prise parce qu'une Vestale, en quittant, le soir, un banquet sacerdotal, avait été outragée par quelqu'un qui ignorait sa qualité. Dion Cassius, XLVII, 19.

[5] Tacite, Ann., IV, 16.

[6] Orelli, Inscriptionum latinarum selectarum amplissima collectio, 2233.

[7] Orelli, Inscriptionum latinarum selectarum amplissima collectio, 2234 et notes.

[8] Orelli, Inscriptionum latinarum selectarum amplissima collectio, 2235.

[9] Orelli, Inscriptionum latinarum selectarum amplissima collectio, 2235.

[10] Orelli, Inscriptionum latinarum selectarum amplissima collectio, 2236. Aux éloges décernés aux grandes Vestales, on peut joindre ce que Tacite nous apprend d'Occia, qui dirigea pendant cinquante-sept ans, avec une extrême pureté, l'ordre auquel elle appartenait. Tacite, Ann., II, 86.

[11] Cicéron, Pour M. Célius, XIV ; Valère Maxime, V, IV, 6. Suétone dit que le triomphateur était le frère de Claudia. Tibère, II.

[12] Orelli, Inscriptionum latinarum selectarum amplissima collectio, 2236 et la note.

[13] Suétone, Jules César, I.

[14] Tacite, Ann., III, 69. Plus loin, XI, 32, 34, Tacite parle de la démarche que fit auprès de Claude la grande Vestale Vibidie, en faveur de la criminelle Messaline. Voir plus loin, chapitre V.

[15] Tacite, Hist., III, 81. Cf. Suétone, Vitellius, XVI ; Dion Cassius, LXV, 18.

[16] Dion Cassius, XLVIII, 12, 37, 46.

[17] Tacite, Ann., I, 8 ; Suétone, Jules César, LXXVIII ; Octave Auguste, CCI ; Plutarque, Antoine.

[18] Tacite, Hist., IV, 53 ; Gréard, De la morale de Plutarque, Paris, 1866.

[19] L'accusée que défendit ce célèbre Romain était peut-être une Vestale dont nous parle Plutarque, et avec laquelle Crassus était entré en relations directes pour acheter une villa qu'elle possédait. Les entretiens qui eurent lieu à ce sujet entre Crassus et la Vestale lurent l'objet d'interprétations malveillantes. Plutarque, De l'utilité qu'un peut retirer de ses ennemis.

[20] Cicéron, De la nature des dieux, III, 30 ; et le commentateur Asconius, cité dans une note de la collection des classiques latins publiée par M. Nisard ; Preller, ouvrage cité. A cet événement se rattache la fondation du temple de Vénus Verticordia. Voir plus loin, chap. III. Au siècle suivant, la Vestale Fabia, belle-sœur de Cicéron, fut accusée par Clodius d'avoir sacrifié ses devoirs à la passion de Catilina. Clodius dénonça en même temps d'autres Vestales. Défendues par un remarquable plaidoyer de M. Pison, les accusées furent acquittées. Cicéron, Brutus, LXVII ; Contre Catilina, III, 4 ; et Asconius, cité dans une note de la collection  ci-dessus ; Q. Cicéron, De la demande du consulat, III, et note de la même collection.

[21] 609 de la fondation de Rome (144 ans avant J.-C.). Cette date est donnée dans le Valère-Maxime de la collection Pankoucke, VIII, I, 5.

[22] Tuccia est ainsi représentée sur une pierre gravée reproduite dans le Smith's Dictionary. Pour sa légende, voir Valère Maxime, l. c. ; et Denys d'Halicarnasse, Ant. rom., II, XVII, 10.

[23] Pline le Jeune, Lettres, IV, 11 ; Suétone, Domitien, VIII ; Dion Cassius, LXVII, 3 ; Beulé, Titus. Deux sœurs, les Vestales Ocellata et Varronnilla, eurent la liberté de choisir leur genre de mort. L'exil fut la seule punition de leurs complices. Suétone, l. c.

[24] Dion Cassius, LXXVII, 16. Cet auteur nous dit qu'une des quatre Vestales condamnées échappa au supplice par le suicide.

[25] Dion Cassius, LXXIX, 9.

[26] Preller, ouvrage cité.